Revue de la Littérature anglaise de 1840 à 1843/02

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REVUE
DE
LA LITTÉRATURE ANGLAISE.

Un aide-de-camp de Tibère (adjutor), qui avait bien autant d’esprit que son maître, disait que les talens et les génies traversent les âges par bataillons, portant le même uniforme, soit de médiocrité, soit de grandeur. C’est une observation un peu militaire, mais fort juste ; on serait tenté de croire que l’Allemand Hegel, créateur du système des époques, l’a empruntée à Velleius-Paterculus, tel était le nom de l’officier romain. En effet, on voit dans tous les temps les intelligences s’avancer par masses et par détachemens, qui portent les mêmes couleurs et se soumettent au même étendard. L’essor magnifique et solennel de toutes ces intelligences, pour ainsi dire ailées, qui, d’Eschyle à Euripide, ont traversé le ciel orageux et splendide de la Grèce, les présente à l’imagination comme une seule cohorte, variée seulement par les nuances, analogue par le caractère général. À Rome, la période du génie cicéronien et virgilien compose une ère bien marquée. En France, vous avez le XVIe siècle d’une part, avec Montaigne et Rabelais ; d’une autre, la phase de Louis XIV, glorieuse de voir Bossuet, Molière et Pascal, marcher ensemble en procession majestueuse. Sous la reine Élizabeth, en Angleterre, une analogie d’indépendance, de création et d’observation rattache Bacon à Shakspeare, Shakspeare à Spencer, Spencer à Raleigh. Vous diriez des frères qui s’avancent au combat comme les vieux Celtes, unis entre eux par des anneaux de bronze et tous semblables.

Ce Velleius, l’un des esprits de l’antiquité qui se rapproche le plus des procédés de généralisation philosophique que les modernes regardent comme leur propriété exclusive, a donc raison de prétendre que les générations de talens marchent ensemble, par groupes distincts, à travers les âges : eminentissima cujus que professionis ingenia, cujusque clari operis capacia, in similitudinem et temporum et profectuum semetipsa ab aliis separaverunt. Phrase tout-à-fait analogue, pour le sens et la forme, à certains passages de Haller et de Schelling ; elle renferme la vraie théorie de l’histoire littéraire, étroitement liée à l’histoire des peuples et au progrès des civilisations. Cette marche mesurée dont parle l’officier romain n’est en effet que la reproduction des phases diverses que subit la vie sociale des races. L’Angleterre, et c’est d’elle seulement que nous nous occupons ici, a compté deux manifestations souveraines de son énergie sociale et de sa pensée : l’une, de Shakspeare à Milton, sous Élizabeth et Jacques Ier ; l’autre, qui commence avec Crabbe en 1799 et expire avec Walter Scott. Les deux périodes intermédiaires sont médiocres pour le génie, bien qu’elles s’honorent des noms brillans de Dryden et de Pope. L’une, sous Charles II et Jacques II, entre 1650 et 1700, se renferme dans une frivole copie de Benserade et de Voiture. La seconde, qui comprend tout le XVIIIe siècle, s’élève jusqu’à l’imitation plus savante et plus artiste de Boileau et d’Horace. En 1830, après avoir traversé ces diverses phases, la pensée britannique semble entrer dans une période pâlissante qui s’efface et se ternit par degrés, non qu’elle soit définitivement privée de toute force et de toute valeur. L’Angleterre, nous le croyons, n’est pas encore à bout de voie ; la lie du génie anglo-saxon, le résidu de sa civilisation intellectuelle n’apparaît pas encore. Toute la partie septentrionale de l’Europe conserve, grace à la sève teutonique, une puissance de vitalité, enlevée depuis long-temps aux régions méridionales de la même zone. Mais la lumière intellectuelle a pâli ; le foyer a perdu l’intensité de sa chaleur ; les ressources factices ont remplacé la flamme réelle et puissante ; l’habitude et l’imitation ont envahi les sillons du champ littéraire. Il faut se résigner : tel est le sort des plus grands peuples. Les plus fertiles entre toutes les races se reposent, sommeillent ou meurent.

Si le Dogberry de Shakspeare, l’une des bonnes créations de ce poète, devenait critique et qu’il eût à parler de la littérature anglaise actuelle, il dirait, employant sa phrase ordinaire, qu’elle est most excellent and not to be endured. Parmi les nombreux personnages comiques dont ce Molière-Eschyle a peuplé son monde, vous trouvez avec admiration ce magistrat subalterne, bon petit juge de paix, excellent homme, qui se nomme Dogberry. Il a deviné les antagonismes de Kant. Les choses les meilleures sont à ses yeux un peu mauvaises. Il établit dans sa pensée confuse un équilibre perpétuel du bien et du mal qui constitue la critique la plus ingénieuse et le plus stupide symbole du scepticisme incertain. Il affirme qu’une physionomie est très belle et cependant assez laide, qu’une action est criminelle et assez vertueuse néanmoins. Le pour et le contre, qui se combattent si bizarrement dans son esprit obscur, y introduisent l’éternel crépuscule de toutes les lumières et de toutes les ombres. Les sentences rendues par cet éclectique exagéré caractériseraient fort bien la littérature anglaise de nos jours, qui est en effet d’une opulence très pauvre, d’une très riche indigence, d’une très admirable nullité, d’une abondance très misérable, d’une fécondité fort médiocre et néanmoins excellente.

Expliquons-nous. Les supériorités d’intelligence et de style manquent aujourd’hui à l’Angleterre. Carlyle, Macaulay et Bulwer se détachent seuls de la masse uniforme et terne des écrivains actuels. Cependant une civilisation active et extrême, l’habitude des recherches érudites, la situation centrale de l’Angleterre, ses rapports de commerce avec le monde, l’heureuse et forte organisation de sa vieille société, soutiennent, par la vigueur même de l’impulsion antérieure, une littérature qui déchoit. La sève ne s’élance plus, avec sa jeune et ardente véhémence, des racines même de l’arbre dans ses rameaux les plus hardis ; mais elle continue doucement, paisiblement, sa circulation insensible ; la fraîcheur du feuillage commence à disparaître ; cependant rien ne meurt encore, et, si la décrépitude se révèle à la pensée, l’œil est impuissant à l’apercevoir. Dans l’absence presque totale des génies éclatans et originaux, vous avez encore des polygraphes habiles, des critiques de bon sens, des érudits qui se condamnent aux carrières des antiquités et de l’histoire, des femmes poètes que l’on écoute, des éditeurs patiens et exacts, des traducteurs qui savent faire passer dans la langue anglaise les monumens des idiomes orientaux. Si l’on est rarement frappé de cette vive et électrique étincelle dont Byron, Scott et Wordsworth ont possédé le secret, on peut recueillir dans les œuvres les plus modernes de la littérature anglaise beaucoup de documens utiles et de résultats curieux.

Ainsi la volée actuelle, ou, si on l’aime mieux, l’essor commun des intelligences anglaises, ne nous paraît ni très haut ni très vigoureux, mais honnêtement sage, supérieur à la médiocrité, étranger à l’extravagance, assez exempt des graves et misérables défauts de charlatanisme et d’emphase, mais très secondaire, comparativement à Childe-Harold et à Old-Mortality. Carlyle commence à faire école par ses défauts. C’est un mauvais modèle de style, que les élèves tourneront bientôt en caricature. Point de drame important ; aucun nouveau nom poétique. Les révoltes populaires du chartisme et du socialisme n’ont pas trouvé un défenseur éloquent. Les femmes poètes seules se sont récemment distinguées par la surabondance de leurs vers. La tristesse d’une position fausse, sans doute calomniée, faisant vibrer les cordes lyriques du talent le plus viril parmi ces muses, vient d’arracher à mistriss Norton des cris de détresse et d’angoisse, que l’on a justement admirés.

Le poème nouveau de Mme Norton est intitulé le Rêve, et le sujet en est fort simple. Une mère, assise près du chevet de sa jeune fille, la regarde dormir. Tout à coup l’enfant s’éveille ; elle a fait un rêve qu’elle conte à sa mère ; c’est toute la vie d’une femme ; le premier amour, le cœur qui s’épanouit, l’ame qui cherche le bonheur, les noces, la famille, la vieillesse. Sa mère l’interrompt et l’avertit tristement que cette perspective lumineuse s’obscurcira plus tard, que le monde lui réserve des souffrances, car elle est faible, et des déceptions, car elle est aimante. On eût difficilement imaginé un cadre plus naïvement heureux ; c’est le chef-d’œuvre de Mme Norton, qui l’a dédié à son amie, la belle et célèbre duchesse de Sutherland

« Une fois encore, ô ma harpe, une fois encore, éveille-toi ! Ma main n’espérait plus interroger tes cordes palpitantes. Mais il le faut, mon cœur s’élance, ce triste cœur long-temps endormi dans le repos de son angoisse. L’oiseau assoupi sur le rameau de cyprès entrevoit le ciel de poésie ; il part, il s’éloigne de la terre ; il y laisse les chagrins accablans ; il vole bien loin du monde obscur.

« À toi donc, belle et pure ; à toi, condamnée à vivre dans ce monde où toute générosité s’éteint, où toute imagination s’allanguit, où la bassesse seule est protégée ; à toi dont l’amitié n’a pas faibli dans les heures les plus désolées de ma jeunesse amère ;

« À toi je dédie ces vers. Non jamais, lorsque l’indigence était sœur de la poésie, barde isolé, battu de l’orage, n’offrit à son hôte l’hommage d’un cœur plus profondément attendri !

« Car il est aisé, ô riches, de jeter votre aumône au génie. Mais toi, tu m’as donné, en dépit de la froideur et de l’incrédulité, ce que les femmes donnent rarement aux femmes, estime et foi. Calomniée et seule, en butte à ceux qui torturaient mon cœur sans pouvoir l’écraser ;

« C’est toi, quand des lâches flétrissaient mon nom, et riaient de me voir, faible, lutter contre le torrent ; quand ceux sur lesquels je devais compter m’abandonnaient ; lorsque peu de regards compatissans et inespérés s’abaissaient vers moi ; quand ceux qui auraient pu me défendre attendaient que le monde se fût prononcé ;

« C’est toi qui m’as donné ce que le pauvre donne au pauvre, des paroles de bonté, des vœux sacrés, des larmes vraies ! — Ont-ils fait davantage, les êtres depuis long-temps aimés, les parens, ceux qui n’ont pas changé lorsque le sort changeait, ceux-là qui m’ont serrée d’une étreinte plus vive au moment du péril, émoussant par le dédain la pointe de l’outrage ? Non, ceux-là n’ont pas fait mieux que toi !

« On croit au mal quand on sent le mal dans son cœur ; ce n’est pas la raison, c’est la conscience qui persuade aux criminels le crime d’autrui. Ils ajoutent foi à la perfidie, ceux qui se sont montrés perfides.

« Mais toi, blanc cygne, porté sur des ondes impures ; toi dont l’aile emperlée rejette les gouttes noires qui tacheraient ton plumage ; toi, reine de grace et de beauté, qui glisses innocente et fière sur les vagues sombres ;

« Tu as cru à mes paroles lorsque j’ai répondu tristement : Cela n’est pas ! Ta candeur n’a pas rougi, ta confiance ne s’est pas ébranlée, tu n’as pas reculé ; les aboiemens de la meute qui poursuit toujours le malheur ne t’ont pas effrayée. Tu m’as jugée d’après ton cœur ; ta noble pitié, tu l’as puisée dans le souvenir de ta vie.

« Mes vers, tribut modeste, n’ajouteront rien à ta lumineuse auréole ; mais tout poète espère dans l’avenir. Je serais heureuse de faire vivre au moins une des nobles pensées de ton ame.

« Quelque soir, un inconnu feuillettera ces pages écrites dans une heure douloureuse, et peut-être une lointaine image de toi planera sur le front attendri de celui qui me lira. T’admirer, voir ta douce et belle figure, ne lui sera pas donné ; mais du moins entreverra-t-il l’ombre éloignée de ta grace et de tes vertus. »

C’est un bonheur assurément pour le poète et la poésie, quand le cri de l’ame, jaillissant de l’intime source des passions, peut se faire jour, sans peine et sans travail, dans un rhythme facile, dans une langue souple, au moyen d’une diction prête à tout dire et d’un idiome qui ne se refuse à aucun accent lyrique. Tel est le poème de Mme Norton. L’émotion vraie, le poignant souvenir d’une douleur récente, toute la fierté et toute la tristesse de la femme en révolte contre un monde injuste, avaient à peine besoin de la forme pour devenir poésie. Ces strophes de Mme Norton, dont nous transcrirons quelques vers afin que les amis de la poésie anglaise rendent justice à la fidélité de notre traduction, rivalisent avec les plus belles de lord Byron, pour la pureté de la versification et la puissance de l’élan poétique[1].

Si l’on ne connaît, parmi les idiomes européens, que la seule langue française et son système rhythmique, on ne peut se faire une idée de la facilité que les autres langues, tudesques et néo-latines, offrent à la poésie passionnée. Non-seulement l’italien avec ses voyelles multiples et ses rimes éternelles, l’espagnol avec ses assonances, le portugais avec la plénitude et la magnificence de ses accens, mais l’allemand qui retentit comme une orgue aux tuyaux de cuivre, dont les notes solennelles se prolongent et se perdent dans l’espace, l’allemand qui possède tous les rhythmes et se plie à toutes les versifications ; mais l’anglais lui-même, accentué, vibrant, iambique de sa nature, non pas harmonieux sans doute, mais souverainement et vigoureusement cadencé, sont des instrumens merveilleux pour le poète de la passion. Il faut bien le dire : la langue française est devenue poétique par un prodige du talent français ; elle ne possède en elle-même et dans son propre fonds qu’un très petit souffle d’inspiration et d’harmonie, un rhythme difficile à percevoir, une légère, délicate et insuffisante prosodie ; ce sont des nuances plutôt que des couleurs, des souplesses plutôt que des audaces, un murmure plutôt qu’une musique. Le principal caractère de la poésie française, considéré sous le rapport de l’harmonie primitive, se trouve renfermé dans l’emploi de l’e muet, qui n’est pas une voyelle, mais un quart de voyelle, un souffle. L’obstacle insurmontable et la note la plus fausse de son clavier, c’est l’abominable prononciation des syllabes nasales, an, en, in, on, un, qui n’ont pas d’autre repaire en Europe que notre idiome, et qui, privées de sonorité, de grace, de légèreté, d’élégance, se représentent cependant à toutes les phrases. Les grands artistes ont vaincu ces difficultés. Ils ont sculpté le métal rebelle, et gravé leurs noms dans ce bois aussi dur que le bois d’Amérique dont parle Cooper, et qui, dès le premier coup de la hache, émousse le tranchant de l’acier. Gloire à eux. La perfection de forme que Ronsard le premier, puis Malherbe, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, André Chénier, ont su introduire dans la versification française, tient en grande partie à cette révolte de la matière employée. Mais de là aussi, et des systèmes artificiels que notre société doit à la discipline romaine, il est résulté un mode poétique très élaboré, très didactique, une habitude pour ainsi dire scolaire. L’émotion naïve et primitive, la passion intense et de premier jet, se sont rarement fait jour dans cette versification laborieuse. Le mérite de la difficulté vaincue a dominé tous les mérites dans la poésie française : on a vu Bossuet et J.-J. Rousseau, poètes-nés, écrire en prose leurs ardentes pensées, et Malherbe, Boileau, Jean-Baptiste, nés prosateurs, sans imagination et presque sans ame, se placer à juste titre au premier rang des grands ouvriers poétiques, des suprêmes artistes de la versification et du langage.

Il y a beaucoup à dire aussi contre la périlleuse facilité des versifications étrangères. Si lord Byron, dans sa mauvaise et injuste humeur, appelait notre poésie le crin-crin sourd et criard d’un maître de danse endormi ; s’il est vrai que les émotions ingénues et les passions franches se reflètent avec quelque peine et une grace pour ainsi dire oblique et gênée dans les œuvres de beaucoup de poètes français, on doit convenir aussi que l’insignifiant lieu commun des paroles inutilement cadencées a rempli d’œuvres sans valeur les recueils poétiques de nos voisins. Je ne parle pas de l’Italie, dont la rose et le zéphyr, l’amour et la volupté, le baiser et le papillon constituent depuis Marino le fonds poétique ; ce verbiage ne compte pas. Mais, au Nord ; la facilité d’exprimer la rêverie vague dans une mesure heureuse et par des images convenues, a produit le même fléau. Si l’on recueillait les impressions mélancoliques qui ont pris la forme de vers anglais ou allemands, on n’en serait pas quitte à moins de vingt mille volumes. C’est la fadeur et l’inutilité des larmes sans douleur. Les femmes anglaises se livrent volontiers à ce travail peu fatigant, qui consiste à jeter dans un moule connu des rimes faciles et des soupirs qui ne coûtent rien. Les admirateurs ne leur manquent pas. Mme Norton, victime éclatante de la société anglaise, et qui, à l’instar de lord Byron, joint beaucoup de fierté et d’énergie morale à la plus heureuse organisation poétique, s’est détachée avec bonheur de ce bataillon de muses nuageuses. C’est la seule femme de l’Angleterre actuelle qui réunisse les qualités de l’imagination poétique, de l’émotion passionnée et d’une grande habileté dans la forme.

Si vous vous adressez aux revues anglaises, et que vous les croyiez sur parole, elles citeront miss Sarah Coleridge, mistriss Caroline Southey, miss Elizabeth Barrett, lady Emmeline Stuart Wortley, mistriss Brook, miss Emmie Fisher, comme rivales de Mme Norton. N’allez pas ajouter foi à leurs assertions. Miss Emmie a dix ans, âge un peu tendre pour une Sapho nouvelle. D’autres reviewers vous nommeront miss Elizabeth Charlsworth, miss Louisa Costello, miss Lowe, miss Mitford et mistriss Howitt. L’année prochaine cette liste grossira ; si les choses continuent sur ce pied, il deviendra aussi impossible d’énumérer les poétesses de la Grande-Bretagne que de compter les étoiles de la voie lactée.

Ne parlons donc ni de miss Barrett, traductrice d’Eschyle, ni de mistriss Southey, fille du poète Bowles, qui se distingue par l’élégance et la simplicité. Zophiel, par Marie Brooke, ou Maria dell’ Occidente, habitante de Cuba, mérite d’arrêter l’attention. C’est un poème composé à la Jamaïque, imprimé à Londres, écrit d’un style obscur et ardent, rempli de descriptions passionnées, et fondé sur l’ancienne tradition qui représente un ange déchu épris d’une mortelle, l’environnant de séductions, et repoussé par la magie de la pureté féminine. Le même sujet a été traité avec moins d’éclat et un mélange de satire piquante, par la marquise de Northampton, née aux îles Hébrides, et aujourd’hui décédée. Ce dernier poème, intitulé Irène, tiré à un petit nombre d’exemplaires, n’a pas été livré à la circulation, mais donné à quelques curieux et à quelques amis. Il ne se distingue point, comme l’œuvre de mistriss Brooke, par la témérité des inventions et la fureur poétique de la diction, mais par la sévérité, la correction, l’habileté de la versification. Il serait facile d’extraire des œuvres de toutes les dames ou demoiselles poètes que nous avons nommées un petit volume assez agréable, un album poétique, qui ne serait ni sans distinction, ni sans charme. Mais Mme Norton et Mme Brooke possèdent seules la haute inspiration poétique ; exubérante, diffuse, et peu réglée dans Zophiel, elle se montre mélancolique jusqu’au désespoir, mais soumise à une exécution très correcte, dans le nouveau volume publié par Mme Norton. L’une procède de Southey, l’autre est fille légitime de lord Byron.

Ainsi, dans presque toutes les routes littéraires, même dans la poésie, rien d’original : imitation, obéissance, souvent servilité. La classe des ouvrages utiles a produit des recueils de documens qui offrent de l’intérêt : les Dépêches de lord Wellington, la Correspondance de Wilberforce, le journal et les Lettres de sir Samuel Romilly, l’un des plus honnêtes et des plus réellement philanthropes entre les hommes politiques de ces derniers temps. Mais les vingt volumes dont se composent les trois ouvrages que je cite se réduiraient, sous une main prudente, à trois volumes précieux. L’art de concentrer les faits et la pensée, de composer un livre, d’extraire le suc et la quintessence d’une correspondance ou d’un journal, n’a pas avancé beaucoup en Angleterre ; c’est à Londres et dans les États-Unis que l’on abuse le plus étrangement du droit de tout imprimer ; c’est là que le papier, maculé d’interminables minuties, prend la forme d’in-octavos qui se vendent fort cher. Un éditeur a fait paraître, il y a peu de temps, le Journal de l’antiquaire Thoresby, contemporain de Jacques II et de Guillaume III. Ce sont quatre volumes de quatre cents pages chacun, et qui, pour tout intérêt historique, nous apprennent la succession des déjeuners de Thoresby et le verset des sermons qu’il a entendus ; car il était gastronome, économe, antiquaire et pieux. Le Journal de Wilbeforce contient une foule de pages chargées de détails semblables aux détails suivans : « 1er  novembre, à quatre heures, j’ai vu Pitt et Elliot ; j’ai dîné, je me suis couché ; — 2 novembre, Pitt est resté chez moi toute la journée ; 3 novembre, Elliot et Pitt ont dîné chez moi… » et ainsi de suite pendant vingt pages. L’Histoire des Stuarts, par Jesse, et l’Histoire d’Écosse, par Tytler, s’isolent, par des mérites particuliers, de ces compilations qu’un scrupule outré a remplies de poussière stérile. Le premier de ces ouvrages est un recueil d’anecdotes habilement fait ; l’auteur du second n’a écrit son livre que d’après des documens inédits ou peu connus qui lui ont permis de rectifier souvent Robertson, Hume, Lingard et Walter Scott. Malheureusement, c’est l’œuvre d’un antiquaire, et les antiquaires écrivent rarement avec élégance et clarté.

Parmi les éditions nouvelles qui paraissent à Londres, nous signalerons surtout la collection populaire des œuvres de Daniel de Foë, publiée par Hazlitt, fils du célèbre William Hazlitt, le Geoffroy de la presse anglaise, ainsi que les belles collections des œuvres complètes de Thomas Moore, de Litton Bulwer et de Southey. Tous ces noms ont reçu le baptême européen, sans lequel il n’y a pas aujourd’hui de véritable illustration. Daniel de Foë, oublié depuis tant d’années et comme enseveli sous la gloire de son Robinson Crusoë, a reparu enfin, et repris la place qui lui était due ; exemple singulier de tardive justice ! Rival tout au moins de Fielding et de Richardson ; publiciste, dialecticien, historien, narrateur, écrivain satirique et polémique de premier ordre, cet homme de bon sens et de génie, chez lequel la véracité et la simplicité du bon sens amortissaient l’éclat et la manifestation extérieure des facultés plus vives de l’intelligence, a été traité par ses contemporains comme un escroc, par le versificateur Pope comme un imbécile, par la magistrature anglaise comme un criminel. Le pilori auquel les préjugés politiques de son temps le clouèrent, s’est changé en trône de gloire ; lui-même l’avait pressenti, quand il s’écriait dans son ode :

« Salut, pilori, hiéroglyphe de honte, symbole d’infamie, qui plus tard doubleras ma renommée[2] ! »

L’auteur de l’Histoire parlementaire de la Grande-Bretagne et de l’Histoire de l’Europe au moyen-âge, Henri Hallam, parvenu à un âge avancé, vient de publier, sous le titre d’Introduction à l’Histoire littéraire des XVe, XVIe et XVIIe siècles, un livre qui se recommande par une sorte d’utilité positive, dénuée de toute philosophie générale. C’est plutôt un catalogue qu’une histoire, et ce catalogue est incomplet. Épouvanté des témérités et des hypothèses qui ont emporté dans les nuages Schlegel et ses compatriotes, le jurisconsulte anglais a classé méthodiquement le dossier littéraire des trois siècles qu’il embrasse. Il a donné des dates, des titres, et quelquefois des critiques détachées, dont le style est net et la pensée précise, mais ces grains de sable accumulés manquent de cohésion et d’intérêt. Le génie des époques s’efface sous la plume partiellement exacte de l’auteur. Trop essentiellement avocat, trop analyste et critique, pour saisir les grands traits de la civilisation européenne, il ne voit pas ou ne veut pas voir ces influences mutuelles et électriques que tous les peuples ont subies. Le nombre des œuvres qu’il doit enregistrer l’accable, et il en supprime arbitrairement une partie considérable sous des prétextes inadmissibles. Ainsi les voyageurs, les écrivains qui se sont occupés de la peinture et de la sculpture, les théologiens controversistes et la majeure partie des historiens, se trouvent exclus du travail de M. Hallam. Il prétend que les controverses aujourd’hui oubliées ne méritent pas un souvenir, et que l’histoire et les voyages, consacrés à fixer la mémoire des faits, n’entrent pas dans le domaine de la littérature. La littérature est pour lui une élaboration de la forme plutôt qu’une influence civilisatrice et un résultat des progrès ou des variations de l’humanité. Cette vue étroite le fait tomber, malgré la justesse de son esprit, dans une des plus graves erreurs qui se puissent concevoir. Les lettres du voyageur Busbecq et les controverses du jansénisme ont exercé plus d’action sur les esprits que telles œuvres poétiques fort célèbres dans leur temps, et que M. Hallam a jugées dignes de commémoration.

Il valait certes mieux imiter simplement les Bénédictins de France et le bon abbé Goujet, auteur de la bibliothèque interminable des poètes français, prendre et analyser un à un, pièce à pièce, en cent volumes, chaque nom littéraire, et offrir à la science future un répertoire utile, que de poser des limites et de former des groupes arbitraires, sans indiquer leurs rapports mutuels, leur direction, leur marche et leur génie. On pourra consulter avec quelque fruit les quatre volumes de Hallam ; la partie consacrée aux publicistes et aux écrivains politiques, se rapprochant davantage des études spéciales de l’auteur, mérite beaucoup d’éloges. Mais l’œuvre, dans son ensemble, nous paraît insuffisante et manquée ; certaines critiques de détail excitent le sourire. M. Hallam, tout en admirant Molière, l’accuse de manquer d’esprit (wit). Molière n’a jamais cherché l’esprit des mots ; les saillies les plus étincelantes de sa verve naissent toujours du choc du bon sens se heurtant contre le ridicule. Molière ne fait pas d’épigrammes.

Le livre qui produit le plus de sensation aujourd’hui en Angleterre, c’est l’ouvrage de M. Tocqueville sur la démocratie américaine ; il partage l’attention et la curiosité avec les écrits de Carlyle, qui bientôt, nous l’avons dit, deviendra chef de secte littéraire. On l’imite sans le comprendre et on l’attaque de même. Par une ridicule merveille de l’esprit de parti, la Revue d’Édimbourg accuse Carlyle de torisme, pendant que le Quarterly lui impute le panthéisme ; quelques-uns lui font un crime de son indifférence. Il est trop impartial, dit-on, il domine de trop haut les deux peuples du nord, dont l’un est son père, et l’autre son nourricier. Certes, il ne sera jamais, je le crains du moins, L. L. D., ni F. R. S., ni M. P., ni F. S. A., ni D. P.[3] ; il ne sera pas davantage hofrath en Allemagne, ni conseiller aulique, ni surintendant littéraire, ni gymnasiarque. Il n’a pas formulé sa science et son esprit comme les abeilles leur cire, pour s’en faire une case étroite et douce, suave et odorante, où passer tranquillement ses jours. Il n’est en effet ni Anglais ni Allemand. Dans l’état de l’Europe actuelle, qui tourne sur elle-même, ivre et rêveuse comme un derviche, n’avançant et ne reculant pas, ne faisant ni la paix ni la guerre, ne sachant et n’osant marcher ni vers la république, ni vers la monarchie, ni vers le protestantisme, ni vers le catholicisme ; dans cette fusion ou cette confusion des élémens sociaux, qui ne laissent pas une nationalité debout, il est impossible d’être un grand penseur et un philosophe valable sans se faire Européen, sans cesser d’être Anglais, Allemand ou Italien. La figure du vieux Caton, resté Romain sous le règne de Julien l’Apostat, n’eût pas été sublime, mais ridicule, tant le cours des âges a de force et détruit infailliblement ses rives. Remontant à une vérité suprême, en dehors des discussions actuelles de son pays, Carlyle a fait un acte de courage intellectuel d’autant plus rare, que la lâcheté intellectuelle est toujours sûre de récompense, quand elle flatte les partis. Ce remarquable philosophe, s’élevant au-dessus de la théorie sensuelle, revenant franchement et hautement à la théorie de l’abnégation chrétienne, celui qui a dit : « L’abnégation et le renoncement constitueront pour les individus et les peuples le premier pas de retour vers la vie morale ; » — ce penseur, évidemment chrétien, est accusé de panthéisme par les soutiens de l’église anglicane.

Au milieu de beaucoup d’écrivains plus savans et surtout plus corrects, Carlyle[4] l’emporte et domine, mais sans rien gouverner. Ses défauts bizarres éveillent et stimulent le marasme et l’affaissement général. On lui emprunte des phrases, on copie ses mots composés ; on emploie assez ridiculement ses inventions extravagantes. Les jeunes écrivains, auxquels depuis long-temps il manquait un étendard et un mot d’ordre, essaient à leur tour la création de ces néologismes qui sont la difformité de son talent. C’est le malheur des penseurs originaux, de traîner à leur suite une foule de copistes de leurs excès ou de leurs misères ; tous ceux qui, à tort ou à droit, donnent une impulsion vive et nouvelle à la littérature d’un pays, sont suivis, dans la voie publique de leur renommée, par une tourbe criarde qui les imite ; valets suspendus au carrosse du maître. On lui laisse son génie, on l’imite quant à l’extérieur, au geste et au costume. Rien de plus faible en général que les imitateurs de Carlyle ; rien de moins concluant que les critiques et les analyses dont il a été l’objet dans les revues anglaises. Comme sa supériorité résulte d’une pensée forte dont l’énergie a long-temps élaboré en silence avec une puissante ardeur le lingot d’or qu’elle a bizarrement ciselé, il faut une sympathie très énergique avec Carlyle, pour l’atteindre et le comprendre. Les uns l’attaquent comme radical, les autres comme panthéiste, d’autres enfin comme conservateur. Il n’est rien de tout cela ; c’est un philosophe plus élevé que le panthéisme, et d’autant plus remarquable, que son analyse n’abandonne point la synthèse.

En face de Carlyle et de sa philosophie, si curieusement armée de la loupe et du télescope, s’est placé récemment un historien écossais, qui a des prétentions moins élevées. Archibald Alison vient de publier neuf volumes des annales de l’Europe, depuis le commencement de la révolution française jusqu’en 1815. Cet ouvrage, dont les principes sont torys et les vues aristocratiques, est précieux sous un rapport : il renferme le détail complet des débats parlementaires de la Grande-Bretagne pendant cette période importante. Alison, esprit net et droit, sans affectation d’éloquence, sans fanatisme d’opinion, mais fort attaché à son parti, mérite l’estime plutôt que l’admiration ; son style a toute la pureté et la lucidité de sa pensée ; c’est l’école de Robertson appliquée à la narration des faits contemporains.

Nous connaissons à peine en France les orageux débats de cette histoire parlementaire, exactement racontée par Alison. Contemporaine de la révolution française, elle nous apparaît d’une manière vague et fantastique, plutôt comme une gigantesque ennemie que comme une sévère réalité. L’ouvrage que je cite, scène bruyante où se jouent Pitt, Burke, Canning, Huskisson, Castlereagh, Romilly, Wilberforce, permet au lecteur d’étudier à son aise et dans tous leurs détails les mouvemens égoïstes de la Grande-Bretagne pendant le combat de son aristocratie mourante contre la démocratie française naissante. En écrivant ce mot égoïsme, nous sentons notre plume trembler. Cet égoïsme n’était-il pas nécessaire ? La plus vulgaire logique s’étonne de voir la même idée transformée en crime pour les uns, en vertu pour les autres. Qui ne reconnaîtrait ici la nécessité d’une règle générale et religieuse pour tous les peuples, l’indispensable besoin d’une pensée divine qui règle le bien et le mal ? Le moyen-âge possédait cette règle, et la papauté en était dépositaire. Mais aujourd’hui, quelle règle ? quelle loi ? quel ordre ? quelle discipline ? Tout vague et s’ébranle au hasard. L’Angleterre, attaquée dans ses bases sociales par la révolution de 1789, s’est défendue avec égoïsme ; elle s’est conservée autant qu’elle a pu, et elle a très bien fait. Elle succombera ou se transformera quelque jour ; nous la verrons à l’œuvre, ou plutôt nos enfans la verront. En attendant cette ère future, le récit détaillé de ses efforts pendant la première moitié du XIXe siècle rend fort intéressant l’ouvrage d’Archibald Alison, auquel on ne peut reprocher que sa méconnaissance profonde du caractère et du génie gallo-romain devenu le génie français. Comme la plupart de ses compatriotes, il en a vu les vices et non les grandes parties ; l’élan généreux, le mouvement rapide, la sympathie prompte de notre race ont échappé à son observation partiale.

Mais il a compris l’enchaînement général et la connexité des affaires européennes. Cet écrivain, chez lequel brillent la sagesse, la largeur et la justesse du coup d’œil, plutôt que l’éclat du style et la hardiesse des aperçus, a entrevu une vérité majeure, étrangère à notre siècle d’analyse excessive et d’extrême détail ; c’est qu’il faut étudier l’Europe à titre de région homogène, comme un corps complet et formant ensemble. Telle fut la Grèce des Amphyctions, telle la Rome de César. Fractionner l’histoire de l’Europe, c’est renoncer à toute compréhension de ses diverses histoires. Voltaire, dont l’esprit traversait la vérité comme un rayon de soleil traverse le prisme, s’est douté de ce résultat sans l’approfondir et surtout sans le féconder. Il a écrit sous cette impression confuse son Essai sur les Mœurs des Nations. Allemagne, Angleterre, Italie, ne sont que des fragmens. Plus un peuple est central et sympathique, plus son histoire, mêlée nécessairement et intimement à toutes les autres histoires de l’Europe, se refuse à l’observation qui veut la détacher de l’ensemble. Aussi nos annales isolées ne seront-elles jamais écrites d’une manière satisfaisante. C’est un problème qui userait en vain toutes les forces du génie. La France, pour me servir d’une expression médicale, est le centre de sensibilité universelle, le « grand sympathique » du monde européen.

Il est impossible de constater un mouvement vital, et, comme on le dit, progressif dans le cours actuel de la littérature anglaise. Les seules vagues rayonnantes qui viennent battre la rive avec quelque lumière et quelque bruit sont celles que l’Anglo-teutonique Carlyle a puisées aux sources de la contemplation allemande. Du reste, tout s’écoule avec une douce lenteur, qui n’est pas même de la majesté, avec une certaine facilité sinueuse qui arrose des bords depuis long-temps féconds. Cette vieille fertilité, due à l’admirable existence de la société anglaise depuis le XVIe siècle, n’est point encore tarie ; mais elle n’est pas en progrès. L’habitude, le lieu commun, le reflet et l’écho pénètrent de tous côtés dans cette belle littérature britannique, chère surtout aux esprits primesautiers, aux intelligences originales, à ceux qui ne vivent pas de dictons scolastiques, et qui aiment Dieu pour Dieu même, l’ame pour elle-même, et la poésie pour la poésie. C’est un malheur que l’affaissement sensible d’une telle littérature. Mais l’Europe a-t-elle le droit de crier haro sur la Grande-Bretagne ? Où sont les grands esprits et les grands écrivains de la Germanie ? Le vieux Tieck et le jeune Heine semblent renfermer toute sa gloire. Nous ne parlons pas de la France.

En vain un sentiment de confiance et d’espoir cherche-t-il à repousser la vérité fatale. La décadence des littératures, née de celle des esprits, ne peut être niée. Tout le monde voit que nous descendons, d’un commun accord, nous, peuples européens, vers je ne sais quelle nullité demi-chinoise, vers je ne sais quelle faiblesse universelle et inévitable, que l’auteur de ces observations prédit depuis quinze ans, et contre laquelle il ne voit pas de remède. Cette descente dans la caverne, cette marche obscure qui nous conduira quelque jour au nivellement des intelligences, au fractionnement des forces, à la destruction du génie, s’opère diversement selon le degré d’affaissement des races. Les méridionaux marchent les premiers ; les premiers, ils ont reçu lumière et vie ; les premiers, ils sont tombés dans la nuit. Les septentrionaux suivront de près ; la vigueur et la sève du monde se sont réfugiées en eux. Les Italiens, noble race cependant, sont là, tout au fond, bien tranquilles, bien calmes, heureux de leur climat, de leur Polichinelle, de leur Bellini, heureux de tout, hélas ! et dévorés par ce bonheur de l’atonie, qui est le dernier malheur des nations. Les Espagnols, seconds fils de la civilisation moderne, se déchirent les entrailles et se rongent les poings, comme Ugolin, avant d’aboutir au grand calme de l’Italie et à la plénitude de la mort. Sur la même pente, mais plus vivement agités, vous apercevez d’autres peuples qui espèrent, qui s’agitent, qui chantent, qui jouissent, qui frémissent, et qui croient, avec des chemins de fer et des écoles, ressusciter la flamme sociale vacillante et palpitante. L’Angleterre elle-même, dépouillée de son énergie saxonne et de son ardeur puritaine, déjà veuve de sa force littéraire, de ses Byron et de ses Walter Scott, que deviendra-t-elle dans cent années ? Dieu le sait !

Et quand même les symptômes annoncés par les philosophes seraient exacts, quand même, dans ce vaste courant galvanique de destruction et de reconstruction qu’on appelle l’histoire, l’Europe tout entière, l’Europe de douze cents ans, avec ses lois, ses mœurs, ses origines, ses idées, son double passé teutonique et romain, son orgueil, sa vie morale, sa puissance physique, ses littératures, devrait s’alanguir et s’assoupir, comment pourrait-on s’en étonner ! Quand elle serait destinée à subir le sort qui brisa jadis le monde grec, puis le monde romain, tous deux moins grands en circonférence et en durée que notre Europe chrétienne ; quand même les fragmens du vieux vase devraient être un jour mis en pièces et broyés pour servir à pétrir un vase nouveau, de quoi aurions-nous à nous plaindre ? Cette civilisation que nous appelons européenne, n’a-t-elle pas assez duré dans le temps et dans l’espace ? Et le globe manque-t-il de régions plus naïves et plus neuves qui accepteront, qui acceptent notre héritage, comme jadis nos pères ont accepté celui de Rome lorsqu’elle eut accompli son destin ? L’Amérique et la Russie ne sont elles pas là ? Deux contrées avides d’entrer en scène, deux jeunes acteurs qui veulent être applaudis ; toutes deux ardemment patriotiques et envahissantes ; l’une héritière unique du génie anglo-saxon, l’autre qui avec son esprit slave, éminemment ductile, s’est mise patiemment à l’école des nations néo-romaines, et veut en continuer la dernière tradition ? Est-ce que, derrière la Russie et l’Amérique, vous ne voyez pas d’autres pays encore, qui pendant des millions d’années continueront, s’il le faut, ce travail éternel de la civilisation ?

Il n’y a point à désespérer de la race humaine et de l’avenir, quand même nous devrions dormir, nous, peuples d’Occident, du sommeil des vieux peuples, enfoncés dans cette léthargie éveillée, dans cette mort vivante, dans cette activité stérile, dans cette fécondité d’avortemens éternels que les Byzantins ont si long temps subies. J’ai peur que nous n’arrivions là. En Europe, et surtout au Midi, les peuples sont ivres et les rois ferment boutique. Il y a des littératures qui radotent, et d’autres qui ont le délire. L’homme de la matière et du travail corporel, maçon ou ingénieur, architecte ou chimiste, peut nier ce que j’avance, s’il n’est pas philosophe ; mais nos preuves sont flagrantes. On découvrirait douze mille acides nouveaux ; on dirigerait les aérostats par la machine électrique ; on imaginerait le moyen de tuer soixante mille hommes en une seconde, que le monde moral européen n’en serait pas moins ce qu’il est, mort ou mourant. Du haut de son observatoire solitaire, planant sur l’espace obscur et sur les vagues houleuses du futur et du passé, le philosophe, chargé de sonner les heures dans les journées de l’histoire, et d’annoncer les changemens qui se font dans la vie des peuples, n’en serait pas moins forcé de répéter son cri lugubre : L’Europe s’en va !


Philarète Chasles.
  1. Thou then, when cowards lied away my name
    And scoff’d te see me feebly stem the tide,
    When some were kind on whom I had no claim
    And some forsook, on whom my love relied,
    And some who might have battled for my sake,
    Stood off in doubt to see what turn the world would take ;

    Thou gav’st me that the poor give to the poor,
    Kind words and holy wishes, and true tears ;
    The lov’d, the near of kin, could do no more,
    Who chang’d not with the gloom of varying years,
    But clung the closer when I stood forlorn,
    And blunted slander’s dart with their indignant scorn.

    The Dream. — Dedication to Lady Sutherland.

  2. Hail, thou hieroglyphic of shame !

    Hymn to the Pillory.

  3. Fellow of the Royal society, member of parliament, doctor of divinity, etc.
  4. Voir sur cet écrivain remarquable notre article publié dans la livraison du 1er  octobre.