Revue de métaphysique et de morale/1913/Supplément 2

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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE




SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(No DE MARS 1913)



LIVRES NOUVEAUX

Les formes élémentaires de la vie religieuse (le système totémique en Australie), par E. Durkheim, 1 vol. in-8, de 647 p., Paris. Alcan, 1912. — De cet ouvrage, très riche de faits et d’idées, il ne saurait être question de faire en quelques lignes un exposé complet ou une critique. Nous nous bornerons donc à en indiquer les traits principaux. Dans ses écrits antérieurs et dans ses leçons, M. E. Durkheim avait déjà fait connaître les idées fondamentales de sa théorie de la religion. Il les présente cette fois en un ensemble systématique, prenant pour base d’observation et de discussion le totémisme australien. Ces rites obscurs et déconcertants ne semblent avoir, au premier abord, que des relations lointaines avec la religion, telles que la tradition, l’histoire et l’ethnographie européennes nous en ont inculqué la notion. Même pour des savants modernes, versés dans la science des religions comparées, tels que Frazer, les pratiques totémiques ne paraissent pas impliquer les caractères constitutifs du phénomène religieux. M. Durkheim s’applique à dissiper cette apparence négative. Il montre que le totémisme est une religion, à vrai dire très élémentaire, la plus élémentaire de toutes celles que nous connaissons, mais qui renferme déjà tous les éléments essentiels et caractéristiques de la vie religieuse : distinction des choses en sacrées et en profanes, notions d’âme, d’esprit et de personnalité mythique, de divinité nationale et internationale, culte négatif, avec les pratiques ascétiques, rites d’oblation et de communion, rites imitatifs, rites commémoratifs, rites funéraires et rites d’expiation. Mais si le totémisme doit être ainsi considéré comme un prototype de toute religion, ne différant des autres religions, même des religions supérieures, que par défaut de développement de certaines des tendances qu’il contient en germe ; si ce sont seulement des inégalités d’évolution qui en masquent la parenté profonde avec des formes plus complexes et plus achevées, il faut renoncer aux théories explicatives dans lesquelles il n’a pas sa place marquée. Les conceptions de la religion élémentaire, telles que l’animisme et le naturisme, qui sont incapables de rendre compte des particularités du système totémique, sont donc inadéquates au problème ; elles n’ont point l’universalité nécessaire, parce qu’elles négligent les données originelles et constitutives du phénomène à expliquer. On sait que, d’après M. Durkheim, ce n’est pas l’idée de la divinité, mais l’idée du sacré, qui est dans la religion l’idée essentielle. Le sacré, représenté et senti collectivement telle est l’essence de la religion, que l’on peut, dès lors, définir : « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent » (p. 65). On peut voir qu’une telle définition s’applique au totémisme. On peut aussi montrer qu’elle se concilie avec les conceptions animistes. L’âme n’est point une notion d’origine individuelle, comme on l’a cru : elle a sa source dans le fait social de la religion. Elle apparaît déjà dans le totémisme, et n’est autre que « le principe totémique incarné dans chaque individu » (p. 356). D’une manière générale, elle dérive de la notion du sacré ; elle est une application particulière des croyances relatives aux êtres sacrés. De la notion d’âme précèdent à leur tour les notions d’esprits et de dieux. Ainsi les dieux, loin d’être à l’origine des religions, n’en seraient qu’un produit après tout subsidiaire. Par contre, ce qui conditionne primitivement la religion, c’est la vie sociale, ce sont les sentiments collectifs et les représentations collectives ; non pas toutefois des sentiments et des représentations simplement multipliés parce que les consciences individuelles qui en sont le siège sont rassemblées et agrégées, mais parce que de la vie en commun, au cours des cérémonies rituelles notamment, se dégagent des forces nouvelles, transcendantes par rapport aux individus. La pensée religieuse est un produit synthétique de la vie collective, irréductible aux consciences individuelles. Elle n’est pas un simple épiphénomène, elle est avant tout une force agissante et créatrice. Ainsi s’expliquerait la haute et nécessaire fonction de la religion, que rien, dans la vie profane, ne saurait remplacer, et qui, aujourd’hui même, malgré les apparences contraires, a devant elle, autant d’avenir qu’elle a de passé derrière elle.

Mais la religion n’est pas seulement un système de pratiques. « C’est aussi un système d’idées dont l’objet est d’exprimer le monde » (p. 611). À ce titre, elle est la mère de la science. La pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. L’histoire des croyances primitives le prouve : ne sont elles pas de premières ébauches d’explication de l’Univers ? Cependant on n’aperçoit pas au premier abord comment la religion a pu engendrer les idées fondamentales de la science ; autrement dit, comment la vie sociale a pu engendrer la pensée logique. La difficulté provient, selon M. Durkheim, de ce qu’on ne voit ordinairement dans le concept qu’une idée générale. Le concept est en outre une représentation impersonnelle, et c’est dire ses origines. « S’il est commun à tous, c’est qu’il est l’œuvre de la communauté. » Les idées générales correspondent à la manière dont la société pense les choses de son expérience propre. C’est donc sur le sentiment collectif que repose en définition l’autorité des concepts. Aujourd’hui même, il ne suffit pas qu’une idée scientifique soit vraie pour emporter adhésion. « La foi scientifique ne diffère pas essentiellement de la foi religieuse » (p. 625).

Si la connaissance scientifique a une origine sociale, il en est de même de ses principes, les catégories de l’entendement, en particulier les catégories de classification et de causalité. Les interminables disputes entre empiristes et aprioristes prendraient fin, semble-t-il, si l’on avait enfin égard au rôle joué par la société dans la genèse de ces idées, et si l’on reconnaissait que « les impératifs de la pensée ne sont qu’une autre face des impératifs de la volonté » (p. 527).

Dans cette ingénieuse théorie, il y a vraisemblablement une large part de vérité. Elle explique mieux que les doctrines antérieures le côté pratique, le rôle efficace et dynamogène de la religion, la synthèse qu’elle opère des actes et des croyances. Mais, comme on peut en juger par le bref aperçu qui précède, ce n’est pas à une thèse purement sociologique, de sociologie positive, que s’est borné l’auteur. Son ambition est plus haute, ou plus métaphysique, et c’est en même temps la théorie de la connaissance qu’il espère renouveler en la rattachant à une théorie de la religion. On nous permettra de juger un peu sommaire son argumentation en faveur de la genèse sociale des catégories intellectuelles, et même sur l’origine sociale des idées générales. Si une telle hypothèse concilie l’apriorisme et l’empirisme, ce n’est peut-être que parce qu’elle supprime artificiellement les difficultés du problème. L’autorité des principes rationnels n’a rien de commun avec l’autorité des croyances religieuses, et n’est-ce pas jouer sur les mots que d’assimiler le sentiment de la nécessité logique au sentiment de l’obligation morale. L’impersonnalité est, dit-on, le trait distinctif de la pensée logique. Soit, mais pourquoi imputer à la vie collective le rôle déterminant dans la création de cette atmosphère impersonnelle où baignent les idées ? Le lien entre les cérémonies, les périodes d’exaltation ou de dépression collectives et la pensée logique, que M. Durkheim croit apercevoir nettement, nous paraît surtout imaginaire. Si la science est sortie de la religion toute seule, c’est-à-dire s’il n’y a à la source de la connaissance et de la curiosité positives d’autres principes que ceux qui ont engendré la croyance et la spéculation religieuses, la bifurcation qui s’est produite beaucoup plus tard dans l’évolution des deux ordres d’activités demeure inexplicable. On ne conçoit pas que la science et la foi puissent s’opposer l’une à l’autre aussi radicalement, si elles procèdent d’une même impulsion. En fait, la pensée rationnelle ne doit pas seulement à la vie sociale son existence ; elle résulte probablement du concours de la vie collective avec un ordre d’activité mentale encore plus primitif chez l’homme, et véritablement présocial. Et c’est ce qui expliquerait peut-être le caractère métasocial de la pensée rationnelle, qui ne doit pas plus à la société qu’elle ne doit à l’individu seul l’idéalité de ses objets.

Une double impression, en résumé, se dégage de ce beau livre. Autant l’explication sociologique des phénomènes religieux vient à propos combler les lacunes des hypothèses animistes ou naturistes, autant l’extension de cette explication à la théorie psychologique de la connaissance semble difficile à admettre. Sur le premier point, les conclusions de M. Durkheim seront sans doute généralement bien accueillies. Sur le second, elles appelleront d’expresses réserves.

La Philosophie de M. Henri Bergson, par René Gillouin, 1 vol. in-12 de 187 p. Paris, Grasset, 1912. — L’exposé de M. Gillouin est, si nous ne nous trompons, la première en date des publications qui ont eu pour objet, au cours de ces derniers mois, de donner au public les connaissances nécessaires pour aborder avec fruit la connaissance du bergsonisme. L’auteur ne cache pas son enthousiasme pour l’œuvre de M. Bergson : « il a ouvert a la métaphysique des voies nouvelles, en lui assignant pour objet la Vie et non plus l’Esprit et la matière, et pour fin, non plus de construire son objet, mais de s’insérer en lui. Bien plus, il a crée quasi de toutes pièces l’ensemble des méthodes et des concepts appropriés a l’accomplissement de cette tâche. » Donner à des lecteurs non initiés (la majeure partie du livre est la reproduction d’articles parus dans la Revue de Paris) une idée de ces méthodes et de ces concepts n’était pas chose très facile : M. Gillouin a surtout insisté sur l’antithèse entre les descriptions concrètes et vivantes de M. Bergson, et les abstractions qu’il attribue a l’intellectualisme et dont il exagère quelque peu l’inintelligence. À noter certaines remarques sur l’attitude esthétique et naturaliste de M. Bergson, que M. Gillouin estime correspondre plus exactement à l’expérience de l’artiste et du penseur qu’à celle du mystique ; il semble disposé à insister pour sa part sur le tragique du péché, sur la volonté de pureté qui doit accompagner et dominer la volonté des puissances plus que du moins jusqu’ici M. Bergson ne parait l’avoir fait.

Le Bergsonisme ou une Philosophie de la Mobilité, par Julien Benda, 1 vol. in-12, de 134 p., Mercure de France, 1912. — Le livre de M. Benda est divisé en trois parties : dans la première il étudie le but de la philosophie bergsonienne, dans la seconde sa méthode, dans la troisième ses résultats. Son but, c’est de connaître la mobilité qui est la seule réalité, et que la science ne saurait atteindre ; sa méthode, c’est l’intuition ; ses résultats, c’est la perception du moi dans sa mobilité, dans sa durée et sa liberté, et aussi la découverte de la signification de l’évolution. Envisageons successivement ces différents points. M. Bergson nie que l’intelligence puisse connaître la mobilité ; mais ou bien il veut dire par là que l’intelligence ne possède pas la catégorie de mobilité, ce qui est faux ; ou bien il sera amené à soutenir qu’elle ne comprend pas plus l’immobilité que la mobilité, ce qui enlève toute portée à la thèse. D’ailleurs, dans l’idée de mobilité, M. Bergson confond deux idées ; celles de continuité et celle de force, celle de changement infiniment petit et celle de poussée et d’effort.

Il s’agit de connaître, non pas simplement de sentir, mais de connaitre cette mobilité ; nous la connaîtrons par l’intuition. Mais on trouve, d’après M. Benda, plusieurs choses différentes désignées par ce même mot dans les livres de M. Bergson. Et nous ne pourrions dire quelle est la vraie intuition si M. Bergson ne nous donnait pas de critérium pour la reconnaître : l’intuition annoncée est d’une tout autre nature que l’intelligence, et sa nature est telle qu’elle connaît spécialement le mouvant. Nous pourrons nous assurer ainsi que la vraie intuition n’est pas cette sympathie intellectuelle par laquelle, nous plaçant à l’intérieur d’un objet, nous atteignons l’absolu, ni l’invention intellectuelle, ni la faculté de trouver un sens aux choses, mais qu’elle est l’instinct, en tant qu’il n’est pas connaissance, en tant qu’il est vie. Mais comment l’intuition peut-elle être à la fois la vie et la connaissance de la vie ? Au fond de cette conception de l’intuition, M. Benda trouve les deux croyances suivantes : 1° la croyance que la connaissance est chose capable de solidité, de fluidité, de mobilité, ces mots étant pris dans leur sens propre ; 2° la croyance que la connaissance peut être commensurable avec son objet, que l’intuition est commensurable avec la vie, que l’intelligence est commensurable avec les mouvements physiques.

Les résultats de la méthode, c’est avant tout la perception du moi et de sa mobilité. Dans la théorie du moi, on retrouve d’abord la confusion déjà signalée entre la continuité et la force ; puis l’affirmation que la perception du moi-force est rare, ce qui semble discutable à M. Benda ; et en troisième lieu, l’affirmation de la continuité du moi ; affirmation certainement fausse, pense M. Benda, car le changement infinitésimal impliqué dans cette idée de continuité est un être de raison et un artifice de l’intelligence. Si nous étudions maintenant la théorie de la liberté, nous voyons que la liberté, telle que la conçoit M. Bergson, ne peut nous satisfaire ; car qui nous dit que le moi fondamental est libre ? En dernier lieu, M Bergson devait nous dire ce que signifiait l’évolution ; or nous ne voyons rien de tel ; il se borne la plupart du temps à constater que l’acte vital est un acte et non une chose ; et quand il veut aller plus loin, il est forcé de faire comme Spencer et de caractériser des différences entre les états.

Nous n’avons retenu des critiques de M. Benda que les plus importantes ; cela suffit à montrer combien d’idées sont agitées dans ce petit volume. On aurait voulu que les convictions rationalistes de M. Benda fussent appuyées sur une analyse patiente. Malheureusement la verve de l’auteur, son enthousiasme, l’emporte jusqu’à donner parfois l’allure d’un pamphlet, d’une diatribe à des arguments qui sont dans leur fond d’ordre purement abstrait et intellectuel. Autant que nous pouvons en juger, M. Benda admet un point de départ semblable à celui de Renouvier : l’existence des catégories, définies ne varietur et séparées les unes des autres. C’est le cadre de ces catégories qu’il prétend imposer aux thèses de M. Bergson, et l’on ne s’étonne pas de la torture qu’il leur inflige ainsi ; mais on ne s’étonne pas non plus qu’il arrive à ses critiques de s’égarer sur des concepts substitués aux intuitions bergsoniennes, au lieu de porter sur la forme originale et authentique sous laquelle ces intuitions sont présentées. Ni la continuité ni la force, prises dans leur sens traditionnel, ne suffisent à procurer l’idée de ce qu’est le moi pour M. Bergson ; de même accorder que l’intelligence est incapable de connaitre directement le continu, c’est donner d’avance gain de cause à ce mouvement irrationaliste dont M. Bergson est — on ne s’en doute pas assez en lisant M. Benda — le représentant le plus subtil, le plus inhérent, le plus profond. Si la philosophie bergsonienne doit être discutée, il convient que ce soit non seulement sur un autre ton, mais avec une tout autre base, comme M. Delbos l’avait excellemment montré dans cette Revue même, au lendemain de la publication de Matière et Mémoire.

Premiers Principes d’une Théorie Générale des Émotions, par Marius Latour, 1 vol. in-12 de 300 p., Paris, Alcan, 1912. — L’auteur expose une théorie des émotions qui est d’ordre « purement psychologique ». Les émotions qu’il envisage sont : la crainte, l’assurance, le dépit, l’admiration, le dégoût, le rire, la pitié, l’amour et la tendresse. Il se propose de faire rentrer la cause de ces émotions dans une formule simple et de montrer la dépendance qui existe entre elles.

Le succès ou l’échec expliquent de proche en proche chez l’être vivant toutes les émotions qu’il peut éprouver. Les spectacles qui nous sont offerts par le monde extérieur affectent notre sensibilité dans la mesure où ils suggèrent le succès ou l’échec de toute volonté avec laquelle nous sommes en solidarité ou en opposition. Ils nous affectent ensuite dans la mesure où ils témoignent de la présence ou de l’absence des attributs de la volonté, qui sont une promesse de succès.

L’auteur, persuadé que l’analyse, dans l’introspection, peut conduire à une science voisine de la géométrie ou de la grammaire, s’est efforcé de « pénétrer de l’esprit géométrique » l’étude qu’il a entreprise. À vrai dire, il est très difficile, pour le lecteur moderne, de comprendre cette méthode purement scolastique, où les concepts psychologiques sont définis d’une manière purement abstraite, en dehors de tout appel à la réalité, à l’expérience, où les théories générales ne sont nulle part confrontées avec les faits, où l’on ne sort jamais des idées vagues et imprécises. C’est une entreprise courageuse et hardie que d’essayer de donner une théorie « purement psychologique » de la peur ou de l’amour, mais on peut se demander si une pareille entreprise n’est pas forcément vouée à l’insuccès par sa hardiesse même. Il ne semble pas en tout cas que M. Latour ait, comme il le dit, « résolu » toutes les difficultés inhérentes à cette tache.

La Simulation du Merveilleux, par P. Saintyves. Préface du Dr Pierre Janet, 1 vol. in-12 de xii-387 p., Paris, Flammarion, 1912. — Dans un volume richement documenté, nourri de faits, M. Saintyves étudie différentes espèces de simulation, la simulation des maladies surnaturelles, et la simulation des guérisons miraculeuses. Nous voyons défiler tour à tour, dans cette galerie de fourbes, les faux mendiants, les médiums trop adroits, les faux démoniaques, les faux mystiques et les faux prophètes, enfin les miraculés imposteurs. C’est un véritable musée de la fraude en matière de miracles, et le curieux y trouvera plus d’un renseignement intéressant. À vrai dire, on souhaiterait qu’une méthode plus sévère eût présidé à ces recherches. M. Saintyves ne distingue guère entre l’erreur, le mensonge, la supercherie : il met dans le même chapitre le cas où le miracle a été inventé par l’historien, et celui où il a été machiné et préparé d’avance par le sujet. Ce sont là pourtant choses différentes. M. Janet, dans la Préface, fait quelques réserves sur la conception trop simple que se fait l’auteur de la simulation : il est certain que la fraude de l’hystérique, par exemple, est, au point de vue psychologique, un phénomène qui n’a de commun avec le mensonge que l’apparence. D’une manière générale, on peut se demander s’il est d’une bonne méthode d’entreprendre une recherche du genre de celle-ci, uniquement à l’aide de la documentation historique, et sans avoir jamais soi-même interrogé ou examiné personnellement de sujets réels et vivants. Que penserait-on du géographe qui n’aurait jamais vu une montagne, ou du chimiste qui ne serait jamais entré dans un laboratoire ? Cette objection n’enlève d’ailleurs rien à la valeur du travail de M. Saintyves, à qui on ne peut demander autre chose que ce qu’il a voulu nous donner.

L’Orientation Religieuse de la France Actuelle, par Paul Sabatier, 1 vol. in-18 de 320 p., Paris, Armand Colin, 1911. — L’auteur définit lui-même sa tentative un effort pour « voir si on ne pourrait pas, en dehors de toute thèse métaphysique et dans un esprit d’observation scientifique, indépendante et désintéressée, ouvrir une sorte d’enquête sur le sentiment religieux, sa présence ou son absence, sa disparition ou sa résurrection, enfin sur le sens de son évolution actuelle » (p. 2). Cet effort n’a pas été infructueux. Le livre est intéressant, vivant, riche d’idées ; il y règne une sympathie intelligente pour toutes les formes sincères et loyales du sentiment religieux. Par contre il est assez mal composé, et les divers chapitres ne sont parfois rattachés entre eux que par un lien bien fragile, de sorte qu’il nous faut renoncer à en donner un résumé systématique. Les questions les plus diverses sont abordées, et il faut avouer que, dans son désir de ne laisser échapper aucun aspect, aucune transformation du sentiment religieux, M. Sabatier en vient quelquefois à le découvrir dans des manifestations où vraiment il faut beaucoup de bonne volonté pour l’apercevoir. « Y a-t-il rien de plus religieux que l’œuvre de Bœcklin ? » (p. 132). Certes, s’il existe au monde des tableaux irréligieux, ou areligieux, comme on voudrace sont assurément des œuvres telles que « lm Spiel der Wellen » ou le « Gefilde der Seligen ». D’autres assertions sont également contestables : dans une page — fort belle d’ailleurs – sur la solennité de Pâques, l’auteur estime que l’instinct populaire voit moins dans cette fête l’affirmation d’un miracle qu’une image du triomphe de la vérité sur les puissances de ce monde (p. 85-86). Nous croyons, au contraire, que pour le peuple croyant il s’agit avant tout, dans l’exemple cité, de la réanimation du cadavre du Christ ; l’instinct populaire tendra toujours à concevoir les dogmes de la façon la plus matérielle, la plus concrète, la plus anthropomorphique ; l’interprétation prêtée par M. Sabatier à la masse est une interprétation de philosophe.

Ces réserves faites, il convient de redire tout l’intérêt de l’ouvrage, et de signaler quelques-uns des passages les plus remarquables ; par exemple celui où l’auteur dégage la véritable signification de l’affaire Dreyfus, et montre qu’elle fut avant tout une crise religieuse (p. 31-32) ; plus loin, quelques pages singulièrement pénétrantes sur l’insuffisance du rôle joué en France par l’Église après la guerre de 1870-1871 (p. 47-52), etc.

Ueber Sinn und Wert des Phänomenalismus (Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Klasse, 1912, n° 9). par W. Windelband, 1 broch. in-4 de 26 p., Heidelberg, Winter, 1912. — Ce discours contient d’intéressantes remarques sur le « phénoménalisme ». La philosophie contemporaine, se détournant des voies étroites du néokantisme, recommence à s’occuper des grands problèmes philosophiques ; elle ne se réduit plus à une théorie de la connaissance scientifique, à une méthodologie schématique ou à une histoire psychologique des représentations, dont la fin naturelle serait le « relativisme qui se nomme aujourd’hui pragmatisme » (p.5). La philosophie ne se résout pas en théorie de la connaissance, mais part de la théorie de la connaissance pour aboutir aux valeurs rationnelles universellement valables qui sont immanentes aux divers domaines explorés par les sciences, et qui les justifient. Il ne s’agit donc pas, exagérant l’étroitesse kantienne, de réduire la doctrine de la science au calcul infinitésimal (allusion à l’école de Marbourg), mais, suivant les traces de Hegel, de s’avancer librement dans le domaine de la culture et de compléter les sciences mathématiques et naturelles par les disciplines historiques. On a tiré le phénoménalisme de la doctrine de Kant par une interprétation unilatérale de la théorie de la chose en soi inconnaissable et de la raison théorique limitée aux phénomènes : pour Kuno Fischer, Otto Liebmann, Albert Lange, le « phénoménalisme » est l’essentiel du criticisme. Le « phénomenalisme » est la doctrine d’après laquelle la connaissance humaine n’atteint pas l’essence véritable de la réalité, mais seulement son apparence, c’est-à-dire la manière dont elle se représente dans la conscience humaine. Mais cette réponse n’est pas, comme on l’a cru, la seule réponse qui puisse être faite au grand problème de la théorie de la connaissance, le problème du rapport de l’objectif au réel, du savoir à la réalité, de la conscience à l’être. La science moderne de la nature suppose la théorie de la subjectivité ou « phénoménalité » des qualités sensibles. Mais de deux côtés différents on s’efforce de restaurer les droits de l’Erlebnis, de l’intuition immédiate : Gœthe, Hegel, Schopenhauer, Fechner, les trois premiers par l’opposition qu’ils font à la théorie newtonienne des couleurs, le dernier d’un point de vue plus général, cherchent à élever le monde perçu au rang de realité absolue ; d’autre part le kantisme, dépassant le cartésianisme, voit, dans les formes spatiales du monde extérieur, des phénomènes aussi bien que dans les qualités sensibles des corps. Le kantisme va plus loin encore : car il étend le phénoménalisme au temps comme à l’espace, au monde psychologique comme au monde extérieur. Enfin vient un phénoménalisme absolu, celui que les Anglais depuis Hamilton enseignent sous le nom d’agnosticisme : il enseigne que l’inconditionné est impensable, et se confond, comme le montre l’exemple de Spencer, avec le positivisme. Mais on ne saurait confondre ce phénoménalisme radical avec le phénomenalisme partiel de Kant que si l’on isole arbitrairement de l’ensemble du système kantien la philosophie théorique, que si l’on oublie de compléter la « science » par les fonctions de la raison pratique et esthétique. La conclusion de M. Windelband est qu’un phénoménalisme absolu est impossible et d’ailleurs ne se trouve pas chez Kant ; que le rapport entre chose en soi et phénomène, loin d’être le dernier mot de la philosophie théorique, n’est pas la catégorie qui détermine en dernière analyse le concept de la vérité comme rapport de l’être et de la conscience. Pour Kant le savoir théorique repose sur des modes de représentation spécifiquement humains, la conscience pratique au contraire sur des nécessités rationnelles valables de la même manière pour tous les êtres raisonnables ; on pouvait, partant de ce point, soit voir dans nos évaluations pratiqués quelque chose qui est fondé dans les conditions de la nature humaine et qui est limité par elles, et ainsi aboutir a un anthropologisme relativiste ou pragmatiste ; soit découvrir également dans notre vie théorique des éléments doués d’une vérité qui dépasse les conditions de la nature humaine, et fonder ainsi une métaphysique de l’esprit. Or le kantisme incline plutôt à cette dernière solution ; en effet Kant proclame la valeur universelle de l’impératif catégorique comme loi du monde intelligible ; et, s’il réduit l’espace et le temps à n’être que des formes phénoménales, rien n’empêche de considérer les catégories comme valables pour tous les êtres raisonnables. On est d’autre part sur la voie du système de l’identité dès qu’on examine de près la doctrine kantienne de l’espace et du temps : plus nous admettons la réalité du devenir, l’efficacité de la volonté, plus nous sommes portés à voir dans le monde un processus, plus les déterminations du temps nous deviennent nécessaires et plus la solidarité du temps avec le devenir rend difficile de croire à la phénoménalité du temps. — Enfin le rapport de ressemblance ou de dissemblance ne s’applique pas à la relation entre la conscience et l’être, mais l’identité constitue leur relation fondamentale. — Telles sont les articulations essentielles de cet opuscule, dont l’importance est hors de proportion avec ses dimensions modestes.

Möglichkeit und Widerspruchslosigkeit, par Hans Pichler, 1 broch. in 8 de 72 p., Leipzig, J. A. Barth, 1912. — M. Pichler, l’auteur d’une excellente étude sur l’ « Ontologie de Wolff », consacre ce petit livre a l’examen des notions de possibilité et de non-contradiction. On définit depuis Leibniz la possibilité par l’absence de contradiction ; on sait que Kant a critiqué cette définition ; mais la notion kantienne de la possibilité d’un objet, définie par l’accord avec les conditions formelles de la connaissance, laisse également le champ libre à des fictions sans consistance, à des concepts vides ; la possibilité « réelle » de Kant n’est rien de plus qu’une possibilité logique ; car la notion kantienne de possibilité réelle repose sur la notion d’expérience, et il faudrait montrer d’abord que cette notion n’est pas vide, mais a un objet. On pourrait donc dire que le concept kantien de possibilité réelle ne garantit pas plus contre les concepts vides que la notion de possibilité logique ; mais on peut aussi dire tout au contraire — et c’est la thèse de M. Pichler, — que le concept de possibilité logique, considéré comme postulat, exclut, aussi bien que le concept kantien de possibilité réelle, les concepts vides. Le travail de M. Pichler est donc un essai de justification de la possibilité logique ; M. Pichler a voulu y que « la notion de possibilité logique n’est pas seulement le programme du rationalisme théorique, mais possède encore une raison d’être, que cette notion est en elle-même quelque chose de rationnel. » M. Pichler réfute l’objection kantienne par cette simple remarque qu’ « il n’y a pas de concept vide » (p. 3). Après les succès de sciences qui ne prouvent pas la réalité de leurs objets, comme la métagéométrie, on ne saurait douter de la valeur de la simple possibilité logique ; et Meinong a, par sa Gegenstandstheorie, réhabilité en quelque sorte, au point de vue de la théorie de la connaissance et de la méthodologie, les objets qui n’ont qu’une justification purement logique : il y a des sciences dont les connaissances ne sont pas des connaissances catégoriques d’objets. Les concepts « vides » avec lesquels opèrent les sciences dont les théorèmes ne sont vrais qu’à titre de propositions hypothétiques, ne sont pas vides absolument ; même dans le concept de triangle carré on pense quelque chose ; et il ne faut pas confondre avec l’objet du concept le contenu du concept, de même que des jugements peuvent avoir un sens sans être vrais, des concepts peuvent avoir un contenu sans avoir d’objet qui leur réponde. La pensée d’une contradiction peut n’être pas elle-même contradictoire ; et penser une contradiction ne serait impossible que s’il était également impossible de ne pas penser cette contradiction, « ceux-là seulement peuvent trouver absolument impossible de penser quelque chose d’impossible, qui formulent le principe de contradiction de la manière suivante : il n’y a pas de contradictions » (p. 11). Après avoir soigneusement distingué les diverses significations qui peuvent être données aux mots de possibilité et de non-contradiction (p. 11-13), et successivement examiné l’absence de contradiction par rapport à toutes les propositions vraies et l’absence de contradiction par rapport à toutes les propositions a priori (p. 16-34), M. Pichler conclut : « L’unique raison pour laquelle la possibilité est déterminée, non pas par l’absence de contradiction par rapport à toutes les propositions vraies, mais seulement par l’absence de contradiction par rapport aux propositions a priori, cette raison unique est que l’existence et la non-existence ne permettent nullement de juger de la possibilité. Le même rapport que les jugements a posteriori ont avec l’existence, les jugements a priori l’entretiennent avec la possibilité et l’impossibilité. » Au vrai la définition de la possibilité par l’absence de contradiction n’a de sens, pour M. Pichler, que si l’on veut parler de non-contradiction interne ; seule la non-contradiction interne constitue une possibilité purement logique. Seulement une telle définition de la possibilité ne suffit pas pour vous garantir contre les concepts a priori vides de contenu ; car, s’il y a, comme le veut Kant, des jugements synthétiques a priori, un concept dépourvu de contradiction interne peut fort bien être vide a priori. L’absence de contradiction interne ne garantit la possibilité objective que dans le cas où, à l’absence interne de contradiction dans une proposition, correspond une contradiction interne dans la proposition contradictoire : on a alors affaire, non plus à une simple possibilité logique, mais à une nécessité logique : dans ce cas la possibilité objective correspondra toujours à l’absence interne de contradiction. Une telle coïncidence de l’absence interne de contradiction et de la possibilité objective se retrouve dans toutes les sciences rigoureusement déductives, dans tous les « systèmes » dont les concepts fondamentaux possèdent la possibilité objective, l’objectivité : l’arithmétique, la géométrie, la mécanique, la géométrie des couleurs, la logique même en un certain sens, sont de tels systèmes. Si les définitions y sont objectives, l’absence interne de contradiction entraîne toujours possibilité objective. Mais le concept logique de possibilité n’a pas et ne peut pas avoir d’application universelle : son domaine est limité par l’inévitable existence de jugements a posteriori portant sur des objets existants. Les objets de l’expérience ne sont déterminables par aucune règle : ils ne sont donc pas définissables et il en résulte qu’il doit y avoir des jugements a posteriori, que les sciences ne peuvent être parfaitement apriorisées, que toutes les « vérités de fait » ne sont pas « vérités éternelles », que toutes les propositions synthétiques ne sont pas analytiques, et que la possibilité objective ne peut pas toujours être logiquement connue. La notion de possibilité logique n’a qu’un domaine limité. Mais il ne suit pas de là qu’elle soit fausse. Nous n’avons pu donner qu’une faible idée du remarquable travail de M. Pichler, où un grand nombre de vues profondes et d’argumentations pressantes se trouvent exposées avec une singulière économie de paroles ; mais il nous faut au moins signaler, en dehors de la valeur intrinsèque de sa démonstration, les suggestions intéressantes que l’on peut tirer de son livre pour l’intelligence de la logique leibnizienne et kantienne.

Leben und Erkenntnis. Betrachtungen zwischen den Zeilen, par Ernest Vowinckel, 1 vol. in-16 de 179 p., Berlin, Leonhard Simon, 1912. — Il y aurait peut-être quelque pédantisme et sans doute beaucoup d’injustice à appliquer à un recueil d’essais, à des « remarques entre les lignes » les mêmes procédés de critique qu’à un ouvrage de philosophie proprement dite : et l’on laisserait sûrement échapper ce qui constitue le mérite de ce petit livre, la franchise, la simplicité, et la finesse. Dans le premier essai, intitulé les Livres, l’auteur prend texte de la fameuse conférence de John Ruskin Of King’s Treasuries pour nous montrer qu’il y a dans les livres autant et plus de vie que dans la vie, puisque les livres renferment ce qui dans la vie a de la valeur, de la durée, et mérite de ne pas s’évanouir dans le temps ; pour nous faire comprendre que la lecture est une conquête et qu’elle n’enrichit que les riches, il distingue plusieurs types de lectures et de lecteurs et esquisse une psychologie de la lecture. — Le deuxième essai porte pour titre Nature et Loi, et constitue une tentative intéressante de psychologie esthétique : la loi, c’est ce que l’artiste trouve dès l’abord devant lui, ce qui plus ou moins s’impose à lui habitudes d’esprit invincibles, croyances morales enracinées, procédés techniques reçus ; la nature, c’est ce que l’artiste crée de toutes pièces, ce qu’il apporte de nouveau dans le monde, ce qu’il découvre et ce qu’il révèle d’humanité jusqu’à lui inconnue. La valeur d’un acte est d’autant plus grande que l’humanité s’y révèle ou peut s’y révéler, plus largement : le premier des arts est donc la poésie épique, qui dispose de toute la vie des hommes, de toute la nature extérieure, qui n’est pas liée à des sentiments momentanés comme la poésie lyrique, ni soumise au jeu des heures, comme le drame, ni attachée à l’image morte et figée, comme les arts plastiques, ni esclave du nombre comme la musique. — Dans le troisième essai, Solitude, l’auteur montre que c’est dans l’âme de penseurs isolés que l’humanité se révèle. Le penseur n’obéit pas aux choses, il se crée et se façonne son existence, il est le poète de sa vie ; chaque instant qu’apporte le hasard lui apparaît plein de signification ; il ne connaît point cet ascétisme bas déterminé chez le vulgaire par la crainte des choses ; c’est seulement en tant qu’il devient ainsi législateur que le philosophe peut subir à la fois et surmonter l’histoire et conduire en soi l’humanité vers l’infini. Et c’est seulement leur isolement qui permet aux véritables penseurs de serrer de près l’être véritable des choses. L’auteur examine alors, à propos du cas privilégié de Frédéric Nietzsche, ce qu’il appelle « la psychologie, le style et la métaphysique du solitaire » ; il note avec finesse les étapes, les degrés et les effets de la solitude intellectuelle. Après la période de l’enfance, où l’être se livre tout entier aux impressions et s’abandonne passivement aux actions du dehors, peu à peu l’âme solitaire se dégage de son être social, sans pourtant rompre tout lien avec la tradition, car le plus souvent elle trouve dans l’histoire une personnalité qui lui sert de modèle et qui aide sa propre personnalité à se former : c’est Descartes pour Spinosa, Kant pour Schopenhauer, Gœthe et Fichte pour Carlyle, Schopenhauer et Wagner pour Nietzsche. Mais la vie propre du penseur ne commence que le jour où par un acte d’affranchissement ce dernier lien avec la tradition, l’histoire et le monde extérieur est rompu : dans le cas de Nietzsche le drame de la solitude commence avec l’anathème lancé contre Wagner. L’être ainsi lancé, au prix de souffrances morales immenses, hors des voies communes, cherche et arrive parfois à réaliser en lui-même un équilibre capable de le satisfaire : la croyance en lui-même et l’orgueil prennent le dessus, accompagnés le plus souvent de la conviction qu’un monde indigne d’eux ne peut que méconnaître les grands hommes. En même temps que la pensée devient plus profonde, elle devient plus étroite, plus unilatérale : le sens de la communauté de travail avec les autres penseurs et avec la société se perd ; le penseur attaché à l’originalité de sa pensée lui fait éviter le commerce avec les hommes et la lecture des livres, il ne feuillette plus que ses souvenirs. Et c’est là au fond la raison du rapport souvent constaté entre le génie et la folie ; l’isolement, l’idiotie au sens propre du mot, en constituent l’élément commun ; le grand homme est une monade sans fenêtres. — Enfin dans le quatrième essai, Mystique terrestre et divine, l’auteur, inspiré par la belle ode de George Meredith to The Spirit of the Earth in Autumn, essaie de faire sentir bien plutôt que de définir l’essence de la mystique et sa fonction spirituelle.

Die Realisierung. Ein Beitrag zur Grundlegung der Realwissenschaften, par Oswald Külpe, vol. I, 1 vol. in-8 de vii-257 p., Leipzig, S. Hirzel, 1912. — Le livre que vient de publier M. O. Külpe est le premier d’une série de quatre volumes consacrés à l’étude du processus de position et de détermination de réalités qui se retrouve dans toutes les sciences de la réalité. Ce volume contient, avec une introduction générale, une étude sur la légitimité de la réalisation en général, c’est-à-dire de la position pure ex simple d’objets réels. Pour montrer la légitimité de ce procédé l’auteur réfute les objections de l’idéalisme objectif et du « conscientialisme » qui opposent, aux besoins de la connaissance empirique, des contenus de conscience et des objets idéaux. Dans le second volume l’auteur montrera comment la réalisation est possible dans les sciences de la réalité, c’est-à-dire quelles raisons et quels critères y conduisent. Dans le troisième volume M. Külpe discutera le phénoménalisme qui n’admet pas la détermination des réalités, la « réalisation spéciale », et montrera que la pensée est la fonction sans laquelle il n’y aurait pas de réalisation. Enfin dans le dernier volume seront exposés les divers critères et les diverses formes de la détermination de réalités.

Il semble bien, et il faut grandement en féliciter M. Külpe, qu’il ait eu surtout en vue les procédés effectivement suivis par les sciences du réel, et que toute cette grande enquête sur la réalisation doive être bien moins la discussion critique de systèmes philosophiques, que la théorie de ces sciences. Il en résulte que ce que M. Külpe rejette et combat dans le « conscientialisme » et l’idéalisme objectif, c’est l’extension injustifiée que ces doctrines donnent à leurs thèses, et la méconnaissance de la spécifité des fins et des méthodes scientifiques que ces doctrines supposent. L’intention de M. Külpe paraît donc être bien moins de réfuter et de détruire ces doctrines que de déterminer les limites au delà desquelles ces doctrines ne valent plus. Pour des objets différents des méthodes différentes sont reçues ; et M. Külpe est un réaliste trop éclairé pour se désintéresser des faits donnés dans la conscience ou des opérations des sciences idéales ; il acceptera le conscientialisme comme la théorie de la connaissance phénoménologique, et l’idéalisme objectif comme la théorie de la connaissance des objets idéaux ; seulement le réalisme a le même droit à être considéré comme l’unique théorie qui rende intelligible la connaissance que procurent les sciences du réel. Il en résulte encore que pour l’auteur la théorie de la connaissance prise dans son ensemble ne pourra et ne devra être ni « conscientialiste », ni idéaliste, ni réaliste.

Dans le système de M. Külpe la distinction entre concept et objet joue un rôle essentiel ; les objets sont pour lui quelque note d’essentiellement différent des concepts, et occupent dans la science une place à part. Le fondement de cette distinction capitale est la « loi de la valeur spécifique des prédications pour leurs domaines » (p. 18), loi d’après laquelle les objets « ne peuvent être spécifiquement déterminés que par les propriétés et les rapports qui appartiennent à leur propre sphère ; on ne peut déterminer le contenu d’un concept logique (par exemple espèce) au moyen de propriétés d’objets ; l’usage équivoque du langage ne doit pas faire oublier cette loi fondamentale : c’est par abus qu’en physique mathématique on parle des atomes et des molécules comme de concepts, de l’énergie comme d’un nombre. Les prétendus concepts des sciences de la réalité se rapportent à une classe particulière d’objets, les objets réels, et ne sont intelligibles que comme tels. Des concepts d’objets réels ne sont pensables qu’autant que l’on suppose et reconnaît des objets réels (p. 25). — Et M. Külpe remarque avec raison que l’idéalisme et l’apriorisme de la théorie de la connaissance dans les temps modernes reposent très souvent sur une sorte de préférence ou de préjugé sentimental en faveur de l’activité, de la spontanéité, de la souveraineté de l’esprit sur les choses (p. 39). S’il est beau de se figurer l’esprit maniant avec une suprême liberté des objets qu’il a produits lui-même, il n’est pas moins beau de le voir se fixer obstinément sur un objet différent de lui-même, se renoncer dans la recherche et dans l’étude de faits donnés, chercher à en pénétrer les secrets. Et c’est une assez haute ambition que celle qui remplissait les philosophes et les savants du xviie siècle, désireux de déchiffrer le livre de la nature et d’en découvrir le sens. — Il n’est pas douteux non plus que la tendance anti-réaliste ait, comme le note avec finesse M. Külpe, des rapports étroits avec les tendances anti-intellectualistes, pragmatistes et personnalistes où domine l’idée de la liberté de l’homme par rapport aux choses et de la vie personnelle : en faisant de l’homme la source à la fois et l’arbitre souverain des lois naturelles, il semble qu’on le mette au-dessus d’elles et qu’on lui laisse éventuellement le pouvoir de les abolir ; le monde construit par l’homme ne peut plus entreprendre sur sa liberté. M. Külpe rejette énergiquement cette sorte d’anarchisme cosmologique : l’individu, pense-t-il, est devenu un rouage d’une immense machine dont il ne connaît ni le mécanisme ni le but ; il s’agit pour lui bien moins de cultiver son moi que sa capacité d’agir et de servir ; « notre valeur n’est pas mesurée par ce que nous ressentons et ce que nous espérons, mais par ce que nous devons et par ce que nous faisons ». Et nous ne surmontons pas la nature et l’histoire en reconnaissant la nature a priori de notre pouvoir de connaître, mais en opposant une résistance continuelle aux dangers qui nous menacent.

Cette introduction de M. Külpe, — où sont indiquées les conditions et les tendances profonde, invisibles et informulées qui déterminent beaucoup plus que des arguments et des raisonnements la constitution et l’adoption des systèmes philosophiques, — ne prépare pas seulement de la manière la plus heureuse un outrage où seront démontrées la possibilité de la réalisation et la légitimité profonde en même temps que l’autonomie foncière des sciences du réel ; elle constitue aussi une contribution profonde et originale à la psychologie et à la logique de la pensée philosophique en général.

Psychoanalyse und Ethik, par le Dr Karl Furtmüller, 1 broch. in-8 de 34 p., Munich, Ernst Reinhardt, 1912. — Cette brochure est le premier numéro d’une série de publications du Verein für freie psychoanalytische Forschung qui s’est détaché en 1911, à la suite de démêlés divers, de l’Internationale psychoanalytische Vereinigung dirigée par le Professeur Sigmund Freud. La nouvelle société se propose d’utiliser, pour la solution de questions psychologiques, philosophiques et pédagogiques, les résultats empiriques de la neuropsychologie » (p. v). M. Furtmuller a voulu, en portant spécialement son attention sur la psychologie du vouloir, passer en revue « quelques chapitres de la morale sur lesquels la « psychoanalyse « projette une lumière nouvelle » (p. 2). — Au centre de la morale moderne est l’idée de bonne volonté ; la conscience est le témoin de la bonne volonté ; or la psychoanalyse nous révèle les erreurs de l’introspection, « l’amour se cachant derrière la haine, l’obéissance qui dissimule une résistance inconsciente, une modestie qui n’est qu’ambition démesurée, une chasteté qui se croit inspirée de motifs moraux et qui n’est que crainte du rapprochement sexuel » (p. 4) ; il ne faut donc pas s’en tenir aux déclarations, même sincères, de la conscience, il faut en appeler, non pas du conscient à l’inconscient, mais de la conscience rétrécie à la conscience élargie » (p. 7), et de la conscience naïve à la conscience critique. À ce principe l’auteur rattache une série de considérations sur la morale et les systèmes moraux, inspirées principalement d’Alfred Adler, mais dont le lien et la nouveauté n’apparaissent pas très nettement.

Zur Begriffsbestimmung der Philosophie. Eine kritische Erörterung, par le Dr Nicolaus Petrescu, 1 broch. in-12 de 92 p., Berlin, Leonhard Simion, 1912. — Ce travail est un nouvel essai de détermination de la notion de philosophie. Cette science n’est encore en possession ni de son objet ni de sa méthode. Il s’agit donc de savoir enfin ce qu’est la philosophie et ce qu’elle représente pour la connaissance, quelle est sa valeur de connaissance. La philosophie nous est donnée comme toute autre science, il s’agit de découvrir sa nature propre et son contenu authentique (p. 10-11). Historiquement la philosophie se présente sous quatre aspects : 1° comme science : la philosophie est la science universelle pour l’empirisme et le rationalisme du xviie siècle, pour Bacon et pour Hobbes, pour Descartes, pour Leibniz ; 2° comme métaphysique, comme connaissance absolue de l’essence des choses et des causes premières ; 3° comme théorie de la connaissance, quand on admet l’impossibilité de la métaphysique ; 4° comme art, comme activité purement subjective de l’esprit. Chacune de ces définitions divergentes tend d’ailleurs à mettre la philosophie au premier rang des sciences, à en faire le degré suprême de la connaissance humaine, la connaissance absolue. Ceci pose, M. Petrescu affirme l’impossibilité de la métaphysique, et d’autre part l’insuffisance et l’impossibilité de la théorie de la connaissance. Il s’attache ensuite à distinguer les notions de science et de philosophie : la science a affaire à des faits d’expérience particuliers, la philosophie à des concepts généraux ; la science observe, assemble et ordonne des faits d’expérience afin d’en extraire des propositions valables pour un domaine déterminé de la science, la philosophie étudie le savoir humain en général. La science étant une analyse des phénomènes, le procédé inductif y domine ; la philosophie, étant la connaissance de l’universel, procède surtout par déduction. La division du travail, qui s’impose dans les sciences, ne peut guère avoir de place en phie philosophie. D’autre part la philosophie ne peut être la synthèse des sciences, parce qu’une connaissance approfondie des théories essentielles de toutes les sciences est aujourd’hui impossible, et parce qu’il n’en résulterait pas une véritable synthèse adéquate, mais tout au plus une juxtaposition mécanique des résultats de la recherche scientifique ; enfin le travail scientifique est collectif, tandis que la réflexion philosophique est individuelle. Une philosophie définitive et universellement valable est en conséquence impossible : la philosophie ne peut jamais devenir une science positive ; on ne trouve dans son histoire aucune continuité scientifique ; tout y est sans cesse repris, reconstruit, sans nul égard aux recherches passées ; elle n’est point un ensemble de connaissances positives ; et sa valeur de connaissance n’est point positive, mais négative ; la philosophie est une science négative, car l’absolu peut bien être poursuivi, mais non pas atteint ; mais il ne suit pas de là que la philosophie n’ait pas droit à une existence indépendante ; la philosophie est un fait, elle a son fondement dans l’esprit de l’homme et ne peut en être artificiellement bannie.

J. G. Fichtes Werken. Herausgegehen und eingeleitet von Fritz Medicus, 6 vol. in-8 de clxxx-603, 759, 739, 648, 692, 680 p., Leipzig, Félix Meiner, 1908-1912. — Cette édition nouvelle des principales œuvres de Fichte est certainement appelée à rendre au public philosophique d’inestimables services. Depuis longtemps déjà l’ancienne édition complète (par I. H. Fichte, 1843-1845) ne se trouve plus que très difficilement. On aurait souhaité que M. Medicus ne s’arrêtât pas en si beau chemin. Certes le choix qu’il a fait est très abondant, et même qui l’examinera attentivement le jugera sans doute à peu près irréprochable. Il reste pourtant qu’un assez grand nombre d’ouvrages importants ont dû être négligés. Citons la Rechtslehre de 1812, mais surtout les Tatsachen des Bewusstseins de 1810 et celles de 1813, ainsi que les Einleitungsvorlesungen in die Wissenschaftslehre de 1813, tous écrits de première valeur pour celui qui cherche à approfondir la dernière philosophie de Fichte. Le lecteur français ne pourra non plus s’empêcher de déplorer l’omission des premières œuvres politiques de Fichte, que M. Medicus semble beaucoup trop porté à considérer comme de simples pamphlets, en particulier l’omission d’un livre comme les « Contributions pour rectifier le jugement public sur la Révolution française », et aussi celle de la « Revendication de la liberté de penser ». De même on cherchera vainement l’écrit sur Machiavel et surtout ces plans successifs d’universités et ces aphorismes sur l’éducation qui constituent pourtant une des applications essentielles des principes de Fichte à l’organisation de l’État.

Mais une fois ces regrets exprimés, il faut louer hautement les nombreux mérites de cette très belle publication. Extérieurement la présentation ne laisse à peu près rien à désirer : l’ouvrage est maniable, très clairement imprimé, orné de plusieurs portraits du philosophe. Le texte semble avoir été établi avec beaucoup de soin, d’après les éditions parues du vivant de Fichte, les versions successives se trouvant d’ailleurs toujours indiquées au bas des pages. Les œuvres se suivent dans l’ordre chronologique, et une table analytique est annexée. Dans le premier tome figurent de très utiles renvois à l’édition complète, renvois qui, on ne sait pourquoi, manquent dans les tomes suivants. Dans une longue et substantielle introduction, M. Medicus, sans prétendre exposer ni interpréter la doctrine de Fichte, retrace d’une façon très attachante sa vie de penseur et d’homme d’action : certains chapitres de cette étude très documentée, ceux qui traitent des rapports de Fichte avec le mouvement romantique, offrent un intérêt tout particulier. Au passage, M. Medicus analyse généralement, mais d’une façon peut-être un peu sommaire, les œuvres qui n’ont pu figurer dans l’édition.

Die Mittlere Lehre (Mâdhyamika Çâstra) des Nâgârjuna, nach der tibetischen Version übertragen, von Max Walleser. 1 vol. in-8 de viii-188 p., Heidelberg, Carl Winter, 1911. — En cet ouvrage, M. Walleser, qui avait déjà étudié les principes philosophiques du bouddhisme primitif ( « Die philosophischen Grundlagen des Aelteren Buddhismus », ibid.), dans un premier volume de cette collection par lui entreprise, présente une traduction du texte fondamental de la doctrine Mâdhyamika et de son plus ancien commentaire, écrit par l’illustre docteur Nâgârjuna. Le texte s’est conservé en sanscrit ; le commentaire, seulement en tibétain et en chinois ; c’est la version tibétaine qui est ici traduite. Texte et commentaire datent du iie et du iiie siècles de notre ère. Ils font connaitre l’une des écoles les plus importantes du bouddhisme du Nord, celle qui versa dans le nihilisme le plus absolu. Ce fut moins un scepticisme qu’un dogmatisme négatif, fondé sur une critique de la notion d’existence, réalisé grâce à une dialectique originale et très sûre d’elle-même. Aucun des concepts de la spéculation indienne ne résiste à cette dissolution systématique inspirée par le sentiment le plus vif de la relativité universelle. Le but de cette critique est, comme chez Pyrrhon, une fin morale et religieuse : l’existence étant illusoire et le « vide » seul réel, la transmigration (samsâra) ne fait qu’un avec le nirvâna, la dialectique est une délivrance, car elle produit l’indifférence. D’où le nom de doctrine « moyenne », c’est-à-dire de l’indifférence à l’égard de toutes les oppositions, conceptuelles ou morales. Par sa méthode, cette philosophie joue un rôle essentiel dans la formation de la logique bouddhique ; aussi faut-il savoir gré à M. Walleser d’avoir rendu accessible un texte d’une aridité singulière, mais qui garde, non seulement pour l’historien, mais pour le philosophe, une réelle valeur.

Die Religion und Philosophie Chinas aus den Originalurkunden übersetzt und herausgegeben von Richard Wilhelm. (Tsingtau). — Sous ce titre a été entreprise par M. R. Wilhelm, la publication de dix volumes destinés à donner au public européen accès aux textes essentiels de la philosophie chinoise. Il convient d’accueillir avec sympathie ce sérieux et méritoire effort. Les traductions que présentent les quatre volumes déjà parus ont été très soigneusement exécutées, avec le souci de tirer parti des commentaires les plus anciens, datant, par exemple, des Tang ou même des Han, et non pas seulement des gloses de l’époque des Sung. L’éditeur Eugen Diederichs, de Iéna, réussit à présenter cette collection sous une forme élégante et pratique, avec l’ornement de quelques documents figurés, gravures ou photographies. — Cette publication, d’excellente vulgarisation, sera consultée aussi avec fruit par les sinologues, quoiqu’elle ne supplante pas les remarquables traductions de Legge. Les orientalistes s’étonneront de voir traduire une fois de plus, sans qu’un profit bien notable en résulte pour nos connaissances, Confucius, Mencius, Lao Tse ; cependant ils approuveront le dessein de traduire quelques textes moins connus. Ils regretteront que la difficulté d’imprimer en Europe des caractères chinois ait forcé l’éditeur à se contenter, pour les termes qui font l’objet des notes, de transcriptions phonétiques nécessairement arbitraires. Surtout, pour que ces ouvrages prissent un caractère scientifique, il faudrait que mention fût faite des sources où sont puisées les interprétations proposées ; souhaitons que M. R. Wilhelm satisfasse davantage, dans les volumes à venir, à ces exigences de la méthode critique : l’œuvre gagnerait singulièrement en valeur.

Ont déjà paru :

Kungfutse-Gespräche (Lun-Yü, 1 vol. gr. in-8 de xxxii-244 p., Iéna, Diederichs, 1910. — Ce livre, par analogie avec celui de Xénophon sur Socrate, pourrait s’appeler « Entretiens mémorables de Confucius » : c’est la source la plus importante dont nous disposions pour connaître la personnalité du maître et ses premiers disciples. Or, on sait que son originalité réside plutôt dans l’attitude morale dont il a donné l’exemple, que dans des enseignements dogmatiques ou dans la rédaction d’ouvrages. L’introduction de M. R. Wilhelm montre bien comment Confucius fut la condensation vivante de l’antiquité chinoise ; comment il fut un philosophe, non pas seulement un moraliste ou un politique ; comment enfin sa doctrine est foncièrement optimiste, car il dépend de l’homme, ou plus exactement du Fils du Ciel, de faire que l’humanité, et conséquemment la nature entière, soient heureuses et parfaites. — De même que Couvreur avait donné à la fois du Loun-Yu une version latine littérale et une traduction française, M. R. Wilhelm a pour ainsi dire traduit deux fois la plupart des chapitres, d’abord littéralement, puis en une paraphrase très libre qui utilise, dans une mesure non déterminée, les commentaires chinois ou japonais des diverses époques. Les notes sont abondantes.

Laotse. Tao Te King. Das Buch des Alten vom Sinn und Leben, 1 vol. gr. in-8 de xxxii-118 p., Iena, Diederichs, 1911. — Il est naturel que M. R. Wilhelm, aspirant a donner une notion d’ensemble de la spéculation chinoise, ait tenu à faire connaître le « Vieux philosophe » (Laotse), dont l’ouvrage est, sans conteste, le plus métaphysique de toute la littérature chinoise. Mais c’est ici surtout qu’il est permis au critique de se demander si cette entreprise, encore qu’elle soit courageuse, était vraiment utile. Presque chaque année un effort plus ou moins sérieux nous gratifie d’une traduction nouvelle du Tao Te King, et pourtant nous restons dans une complète ignorance de la signification authentique de l’ouvrage, faute de posséder une histoire, même rudimentaire, du taoïsme. Non seulement les origines de la doctrine, antérieure certainement à Laotse (viie-vie siècles avant notre ère), dont la figure, peut-être entièrement légendaire, est à peine historique, se perdent dans le mystère, mais l’évolution de la secte Taoïste, aux époques même les plus connues de l’histoire, est loin de nous apparaître clairement. Un essai, même rudimentaire, de bibliographie taoïste serait plus précieux que dix traductions nouvelles du Tao Te King. Nous ne contestons pas que celle de M. R. Wilhelm compte parmi les meilleures ; mais celles de Stanislas Julien, de Legge, de von Strauss, ont rendu relativement facile, non pas certes une compréhension des idées, mais une traduction convenable des mots, réserve faite de leur sens véritable. La transcription de Tao, « voie » par « Sinn », inspirée (Introduction, p. xv) d’un texte du « Faust », et celle de Te « vertu » par un terme plus vague, « Leben », constituent la singularité la plus frappante de cette nouvelle version.

Liä Dsi. Das wahre Buch vom quellenden Urgrund (Tschung Hu Dschen ying). Die Lehren der Philosophen Liä-yü-Kou und Yung Dschu, 1 vol. gr. in-8, de xxix-174 p., Iéna, Diederichs, 1911. — Ce volume sera l’un des plus utiles de la série, parce que Lie tse n’avait antérieurement fait l’objet que d’une traduction européenne (Faber, 1877), assez rare et nécessairement imparfaite. Son ouvrage passe pour avoir vu le jour en 398 avant J.-C. ; il joue historiquement le rôle d’intermédiaire entre les deux principales figures du Taoisme, Lao Tse et Chuang Tse. Il présente une doctrine cosmique de tendance panthéiste et évolutionniste, aussi bien qu’une théorie morale : c’est dire qu’il embrasse le champ entier de la philosophie. De plus, il nous fait connaitre les doctrines d’un des penseurs les plus originaux de la Chine, l’ « épicurien », le « pessimiste » Yang-chou. À ce double égard, le présent volume est le très bienvenu ; il constituera, avec le travail de M. Forke sur ces deux philosophes, un précieux document sur toute l’ancienne spéculation chinoise.

Dschuang Dsi. Das Wahre Buch vom Südlichen Blütenland (Nan Hua Dschen ying). 1 vol. gr. in-8 de xxiv-268 p., Iéna, Diederichs, 1912. — Déjà traduit par Giles (London, 1889) et Legge (Oxford, 1891), ce livre de Chuang Tse est, non le plus original, mais le plus brillant traité chinois de philosophie. Grâce à la souplesse élégante du style et à l’art de présenter les idées abstraites sous la parure de l’imagination et de l’ironie, le Nan Hua King a souvent mérité d’être comparé aux dialogues de Platon ; c’est un livre de poète autant que de philosophe. Il fourmille, en outre, de renseignements, par voie d’allusions plus ou moins explicites, sur cette époque héroïque de la pensée chinoise. Aussi le projet de traduire Chuang Tse est-il toujours aussi séduisant qu’épineux. M. R. Wilhelm y a réussi de très convenable façon, mais il n’a pas cru devoir donner une version entière de l’ouvrage ; beaucoup de chapitres sont écourtés ou résumés. Ce qu’il publie est mieux qu’un choix de textes empruntés à l’ouvrage, mais ce n’est pas véritablement une traduction intégrale : la valeur documentaire de cette publication s’en trouve restreinte. On peut aussi regretter que M. R. Wilhelm n’ait pas dit plus explicitement pourquoi il considère selon certains critiques chinois, comme apocryphes, les livres 28 à 31 (Introduction, p. xxiii). Aussi est-ce l’un des volumes où le caractère de vulgarisation est le plus prononcé. Par bonheur d’autres textes plus rares sont annoncés, que nous attendons avec confiance et impatience.

Heraklit und Parmenides, von H. Slonimsky, 1 vol. in-8 de 62 p., Giessen, A. Töpelmann, 1912. — Connaissant la méthode de MM. Cohen et Natorp, on peut prévoir à coup sûr les conclusions de tous les travaux historiques qui sortent de leur école. La brochure de M. Slonimsky ne fait pas exception, et l’inexpérience de l’auteur rend plus manifestes les défauts d’un procédé vraiment archaïque. Dans son préambule, M. Slonimsky a établi que seul le criticisme rend possible une histoire de la philosophie (p. 2), pour cette raison péremptoire que « la véritable subjectivité est la source unique de toute objectivité » (p. 6). D’où il suit qu’Héraclite, Parménide et même un peu Démocrite ont inventé par avance la déduction transcendentale. Mais l’œuvre d’Héraclite renferme une contradiction insoluble. Héraclite affirme le devenir absolu, il exclut toute détermination, rend impossible toute connaissance (p. 26), et il annonce ainsi Protagoras. Cependant le même Héraclite proclame en un triple sens l’existence de la loi, loi réalisée en chaque objet, loi immanente à l’entendement qui connaît, enfin, loi principe de tout ordre et de toute régularité cosmique (Il s’agit du Logos). Ces deux affirmations sont incompatibles et Héraclite n’a pas réussi à les concilier. Le premier, Parménide a tiré parti de l’idée du Logos. Et voici (selon M. Slonimsky) comme il raisonne. L’Être est un, et l’Être c’est le Cosmos (p. 34-35). Il n’y a donc rien en dehors de l’Être. Ce qu’Héraclite appelait le devenir est le non-être et ne peut exister. Or, ce résultat négatif, c’est la pensée qui nous le donne, nous fournissant ainsi le point fixe, qui servira d’appui à toute vérité. La connaissance est possible et elle s’achève en une science rationnelle, parce que l’Etre est identique à la Pensée (p. 40). Cela signifie que l’Être est un système de concepts ordonnés selon les lois internes de l’entendement (p. 43). Voilà dans sa pureté la doctrine de Parménide. C’en est la première et la plus belle version. Pourquoi faut-il que plus tard Parménide ait matérialisé cet être idéal, et substitué au moins en apparence un réalisme grossier au criticisme le plus net ?

À quoi bon répéter encore que de telles constructions sont superflues et n’ajoutent rien à notre connaissance ? Il est plus difficile de distinguer les doctrines avec précision que de retrouver ainsi en toutes les vestiges du kantisme, identifié par l’autorité de M. Cohen avec la philosophie éternelle. La moindre explication précise d’un texte rend plus de services que ces dissertations copieuses, d’où toute vérité objective est exclue.

Hegels Entwürfe zur Enzyklopädie und Propädeutik, publiés par le Dr J. Löwenberg (Hegel-Archiv, publié par Georg Lasson, vol. I, fasc. 1), 1 broch. in-8 de 58 p., Leipzig, Félix Meiner, 1912. — La renaissance de l’hégélianisme est un des phénomènes les plus apparents du mouvement philosophique contemporain, par ailleurs si dispersé et incohérent. Ce « retour à Hegel » a donné lieu comme naguère le retour à Kant, à un nombre considérable et tous les jours croissant de publications. Quelques-unes de ces dernières ont apporté des documents de première importance pour la biographie et l’histoire intellectuelle du philosophe. Mais il était à craindre que l’abondance, la diversité de ces études et leur dissémination dans une foule de revues ne rendissent difficile dans l’avenir la tâche de l’historien de la philosophie. Aussi M. Georg Lasson, un des hommes qui connaissent et comprennent le mieux Hegel, l’éditeur de l’Encyclopédie et de la Philosophie du Droit, a-t-il pris l’initiative de centraliser les études de ce genre dans un Hegel Archiv, qui réunira et publiera les travaux inédits, les projets, recensions, lettres, notes de Hegel, les lettres à lui envoyées, les rapports de ces contemporains sur sa personnalité et sa doctrine, une bibliographie de l’hégélianisme, etc., et qui fera enfin apparaître des essais sur la philosophie hégélienne et l’idéalisme allemand. Ce premier fascicule du Hegel-Archiv renferme les projets relatifs à l’Encyclopédie et à la Philosophische Propädeutik, notes trouvées dans les papiers de Hegel et qui, après de multiples tribulations, sont enfin en lieu sûr dans la bibliothèque de la Harvard University. Sans avoir l’importance des travaux théologiques de jeunesse publiés il y a quelques années par M. Nohl — et il faut, semble-t-il, renoncer à toute autre révélation de cet ordre en ce qui concerne Hegel — les notes éditées par M. Löwenberg sont des plus intéressantes a étudier dans le détail, et elles éclairent parfois certaines définitions ou certaines preuves de l’Encyclopédie : leur apport vaut surtout d’être signalé pour la logique formelle. Il suffit d’examiner le fac-similé d’une page de ces papiers, reproduite par l’éditeur à la fin de son petit volume, pour rendre hommage à sa patience et à son dévouement. — M. Löwenberg a fait précéder les notes de Hegel d’une courte introduction (p. vii-xxii) sur les travaux de jeunesse de Hegel : il y signale, à la suite de Dilthey et de Nohl, l’intérêt capital des écrits théologiques sur le christianisme, la vie de Jésus, etc. ; mais il conteste l’interprétation qui a le tort de tirer Hegel d’une manière excessive dans le sens du mysticisme ; et il en substitue une autre, qu’il expose d’ailleurs beaucoup trop brièvement, qui mériterait une critique approfondie, mais qui a le mérite incontestable d’introduire une grande continuité dans le développement intellectuel de Hegel.

Henri Bergsons Philosophie der Persönlichkeit, par Paul Schrecker (Schriften des Vereins für freie psychoanalytische Forschung, n° 3), 1 broch. in-8 de 61 p., Munich, Ernest Reinhardt, 1912. — Après avoir défini les aspects du problème de la personnalité, M. Schrecker indique qu’il se propose de faire la synthèse de doctrines récentes qui, si différentes qu’elles soient de tendances et d’origine, paraissent pouvoir fournir par leur rapprochement une solution du problème : « Henri Bergson a donné au problème de la personnalité une solution qui élimine la plupart des difficultés et des contradictions où s’est embarrassée jusqu’ici la théorie, et qui ramène d’une façon vraiment grandiose au point de départ de toute philosophie ; et l’École psycho-analytique viennoise a rendu possible par sa méthode l’intelligence des formes normales et pathologiques de la personnalité dans leur genèse et leur structure téléologique ». M. Schrecker réunit diligemment les textes bergsoniens qui touchent à la question de la personnalité, rappelle la critique de l’intellectualisme (p. 9), de l’associationisme (p. 10), la théorie de l’intelligence dans ses rapports avec l’inorganique, celle de la continuité de la vie intérieure (p. 17), du temps, de l’intuition, des rapports de l’âme et du corps, de la mémoire (il rapproche sur ce point de la théorie bergsonienne les théories psychophysiologiques de Breuer, de Freud et d’Alfred Adler). Dans toute la dernière partie (p. 38-61) il n’est plus question de M. Bergson, mais des méthodes et des principales théories de l’Ecole psycho-analytique à laquelle se rattache l’auteur.

Humanism. Philosophical Essays, by F. C. S. Schiller. Second edition, enlarged, 1 vol. in-8 de 381-xxx p., London, Macmillan, 1912. — Après avoir fait rééditer les Riddles of the Sphinx, et les Studies in Humanism, M. Schiller nous donne une deuxième édition de son Humanism paru en 1903. L’ouvrage est, d’une part, un essai de réfutation de l’idéalisme absolutiste, et de ses théories de la vérité et de l’erreur, de la réalité et de l’apparence, de la substance et du phénomène ; il est, d’autre part, un essai de définition de l’humanisme qui est un psychologisme et un volontarisme dans la théorie de la connaissance et qui aboutit en métaphysique à une conception évolutionniste et pluraliste du monde. M. Schiller a ajouté aux essais imprimés en 1903 quelques articles qu’il avait fait paraître après cette date ; dans l’un il montre que l’absolutisme et l’intolérance sont logiquement liés, dans un autre il fait voir les affinités entre l’idéalisme absolutiste et le solipsisme ; dans un troisième, il compare l’humanisme et l’ « humisme » que leurs tendances empiriques rapprochent, mais qui restent très différents, celui-ci étant un scepticisme intellectualiste, celui-là un volontarisme et un anthropomorphisme. Enfin, dans un article sur la responsabilité et la liberté, il fait voir dans le libre arbitre un signe de la plasticité de notre nature, cette plasticité même n’étant au fond rien d’autre que notre raison.

La Grammaire de la Science : la Physique, par Karl Pearson, professeur de mathématiques appliquées et de mécanique au Collège de l’Université de Londres, traduit par Lucien March, 1 vol. in-8 de xx-502 p., Paris, Alcan, 1912. — Cette traduction est faite sur la troisième édition d’un ouvrage qui parut pour la première fois en 1892, fut révisé et complété par son auteur d’abord en 1899, puis en 1911. Comme le remarque Pearson lui-même dans sa dernière préface, ce livre devait posséder pour ses premiers lecteurs une saveur originale qu’il a un peu perdue pour les esprits accoutumés aux professions de foi relativistes des savants contemporains. Mais sans nous attarder aux considérations historiques qu’exigerait une étude complète, dégageons simplement les grandes lignes de cet ouvrage.

Dans une introduction un peu verbeuse, l’auteur insiste sur les services multiples que nous rend la science : par ses conséquences d’ordre industriel, par la répercussion que certains de ses résultats pourraient avoir sur notre vie sociale (M. Pearson donne comme exemple les conclusions de Weissmann sur l’inhérédité des caractères acquis), par la satisfaction permanente qu’elle donne à nos besoins esthétiques, enfin et surtout par les habitudes qu’elle communique à nos esprits. Sa méthode importe plus encore que ses résultats particuliers. En effet, la méthode scientifique est la seule qui nous permette d’atteindre la vérité. Elle s’étend sans exception à toutes les parties et à tous les aspects de l’univers : là où il n’y a pas de science, il n’y a pas de connaissance du tout, la métaphysique n’étant qu’une poésie inavouée. L’ignorance que le savant confesse ingénûment sur certains points n’est jamais qu’une ignorance provisoire ou une ignorance apparente (c. 1).

En quoi consiste donc la méthode scientifique ? Essentiellement, à classer les faits et à en découvrir les lois. Il faut examiner le sens de ces deux termes. D’abord, que sont les faits étudiés par la science, les matériaux qu’elle met en œuvre ? Pearson nous l’explique dans un chapitre de psychologie intéressant bien qu’un peu confus, inspiré à la fois de Clifford et de Mach. La Science n’a pas d’autre objet que « le contenu de notre esprit ». Or, notre esprit contient d’abord des « impressions sensibles » présentes, puis des souvenirs, issus des empreintes que les impressions sensibles accumulées ont laissées dans le cerveau, enfin des concepts. À propos de ces derniers, M. Pearson insiste sur ces deux affirmations : 1° ils dérivent eux aussi des impressions sensibles, et correspondent à quelque processus cérébral ; 2° cependant l’esprit forme des concepts de plus en plus éloignés des impressions sensibles, et finalement incapables de nous conduire à de telles impressions (exemples : la conscience des autres, les faits historiques, l’atome). La science a donc pour objet à la fois nos impressions sensibles et nos concepts. Seulement un concept ne peut recevoir une valeur scientifique que s’il est cohérent et s’il peut être inféré des perceptions d’un homme normal. Pearson formule à ce propos les canons de l’inférence légitime. En somme, la science poursuit la même fin que l’ « association instructive » ; elle nous arme pour une action mieux adaptée, en utilisant les conceptions de nos impressions passées pour répondre mieux aux impressions présentes. Si elle ne recherche pas, au delà des données de notre conscience, une « chose en soi » ce n’est point là signe d’infériorité. Car une telle réalité ne serait pas connaissable ; bien plus, nous n’avons aucune raison solide d’en affirmer l’existence (c. 2).

Qu’est-ce, à présent, que la loi scientifique ? Une formule condensant un ensemble de faits, « une description brève en sténographie mentale d’un ensemble aussi vaste que possible de la suite de nos impressions sensibles » (p. 142). C’est un produit de l’intelligence humaine, qui n’a aucune signification en dehors de cette intelligence. Pour éclaircir cette idée, M. Pearson distingue longuement la loi scientifique non seulement de la loi civile, qui prescrit tandis que celle-là décrit, mais même de la loi naturelle, entendue en un certain sens. Par ce terme, en effet, on peut désigner simplement l’enchaînement habituel, la « routine » de nos impressions sensibles. La loi scientifique est plus que cela : la formule, l’expression mentale de cette routine. Elle peut d’ailleurs concerner les relations qui existent non seulement entre nos perceptions, mais aussi entre nos concepts, et ces relations peuvent même échapper à toute vérification sensible ; dans ce cas, il faut simplement que la loi nous fournisse un moyen commode de classer ou de décrire nos impressions sensibles. Le « suprasensible » du savant ne se confond donc point avec le supra-sensible du métaphysicien, car il reste toujours relatif aux facultés humaines. Jamais la loi scientifique n’a pour objet d’expliquer nos perceptions. Il s’agit seulement de les formuler, et le progrès scientifique consiste à découvrir des formules de plus en plus compréhensives et concises (exemple : passage du système de Ptolémée à la loi de Newton). Se demandera-t-on d’où vient que la routine de nos perceptions puisse être exprimée en formules mentales ? C’est peut-être que cette routine elle-même tient à la nature de notre faculté perceptive, qui s’est développée en rapport avec notre faculté rationnelle. En tous cas, on doit se garder d’invoquer la présence d’une raison inhérente au monde, et qui serait distincte de la raison humaine. Celle-ci suffit à nous rendre compte de la science (c. 3).

De ce point de vue M. Pearson procède à l’analyse d’un certain nombre de concepts scientifiques, et d’abord du concept de causalité. La science ne cherche pas les causes si l’on introduit dans cette expression l’idée d’une création absolue ou même celle d’une nécessité. M. Pearson se rallie à la définition de Mill : la cause scientifique n’est rien de plus qu’un antécédent invariable — une certaine phase dans la suite de nos perceptions. En effet, nous ne subissons jamais de cause première dans notre expérience : la volonté même n’en est pas une si l’on y regarde de près. Et d’autre part, la nécessité n’existe que dans le monde de nos conceptions, non dans le monde de nos perceptions : ainsi la théorie planétaire offre une parfaite rigueur à titre de pure théorie, mais rien ne contraint les planètes réelles à lui obéir. Il n’est même pas nécessaire que nos perceptions se répètent dans le même ordre ; seulement, c’est une condition faute de laquelle nous ne pourrions exercer notre pensée. D’ailleurs, notre croyance, sur ce point est solidement fondée. Quand une certaine suite de perceptions s’est constamment produite dans le passé, pourquoi croyons-nous que cette même succession se reproduira dans l’avenir ? Ce n’est pas seulement en vertu de la répétition de cette série ; c’est aussi parce que d’une façon générale les suites de perception se sont toujours reproduites dans le même ordre, Ces deux facteurs créent une probabilité extrêmement haute, comme M. Pearson s’efforce de l’établir mathématiquement à la suite de Laplace (c. 4).

Dans la troisième édition, M. Pearson a soumis la notion de causalité à une critique plus serrée. Cette notion ne s’applique pas rigoureusement à notre expérience. Car plusieurs perceptions ne sont jamais absolument identiques ; partout l’on trouve individualité et changement ; il ne peut donc être question que d’une ressemblance toute relative, et la notion de causalité est une limite conceptuelle. D’ailleurs il y a intérêt à remplacer cette notion par la catégorie plus vaste d’association. Dans quelle mesure tel groupe de choses semblables se trouve-t-il lié à tel groupe d’autres choses semblables ? Telle est la question que se pose en réalité le savant. M. Pearson nous décrit longuement les procédés grâce auxquels il arrive à symboliser les différents degrés de liaison qui peuvent exister entre deux espèces de phénomènes, depuis la contingence ou indépendance radicale jusqu’à la dépendance absolue ou corrélation. Il montre comment s’introduit ainsi le concept de fonction : une limite conceptuelle encore, car l’expérience concrète ne nous donnerait jamais qu’un amas de faits formant une bande, que le savant remplace par une courbe sans épaisseur (c. 5).

M. Pearson analyse ensuite les notions d’espace et de temps. Il distingue l’ « espace réel », d’ailleurs simple mode de notre faculté perceptive, et l’espace conceptuel ou géométrique. L’espace réel est fini en grandeur et en divisibilité. L’espace conceptuel est infini et divisible à l’infini, il implique les notions d’uniformité et de continuité : deux caractères qui n’appartiennent nullement à nos perceptions. D’une façon générale d’ailleurs, M. Pearson, s’opposant à la thèse de Hume, insiste sur la différence qui sépare le concevable du perceptible. Nos concepts sont inspirés par l’expérience sans doute, mais ils poussent certains caractères de nos perceptions jusqu’à une limite qui parfois n’est plus réalisable. Ainsi en est-il particulièrement des concepts scientifiques. Ce sont « des méthodes sténographiques de distinguer, classer et résumer les phases des impressions sensibles » (p. 263). Même quand ils ne sauraient se traduire par quelque perception, ils peuvent garder une grande valeur à titre de symboles. Seulement, il ne faut pas imaginer en pareil cas qu’ils répondent à une réalité d’un autre ordre (c. 6).

Cette même conception inspire M. Pearson dans l’étude qu’il fait de la notion de mouvement et des notions connexes : car le mouvement lui-même est un concept symbolique, la suite de nos perceptions nous présentant plutôt des changements. Nous ne pouvons que signaler ici les analyses intéressantes qui concernent : les éléments caractéristiques du mouvement (c. 7), l’usage scientifique de la notion de matière (c. 8), les lois du mouvement considérées dans leur application aux différentes espèces de corpuscules (c. 9). De ces études se dégage cette conclusion : le mécanisme n’exprime pas une réalité d’ordre phénoménal, il nous fournit un symbole permettant de décrire le passé et de prédire l’avenir ; à ce titre, il possède une valeur inestimable. L’ouvrage se termine par un exposé assez précis de la crise présente de la physique, dû au professeur E. Cunningham : on y trouvera des renseignements sur la théorie électromagnétique de la matière (c. 10).

Avouons que ce livre suggestif et riche en indications précieuses demeure, dans son ensemble, loin de nous satisfaire entièrement. Il est construit d’une façon un peu lâche malgré l’abondance des divisions et des résumés ; et surtout il n’aboutit pas toujours à des thèses assez nettes ou assez solidement établies. Comment des concepts issus de l’expérience peuvent-ils définir des caractères qui échappent à toute vérification expérimentale ? et surtout comment ces concepts permettent-ils de décrire l’expérience avec d’autant plus de perfection qu’ils s’éloignent d’elle davantage ? Ces problèmes ne sont pas insolubles sans doute, mais M. Pearson n’en a pas apporté, pour sa part une solution bien définie. On a parfois le sentiment qu’il reste à demi embarrassé dans une psychologie sensualiste qui ne s’accorde pas très bien avec les conclusions obtenues par l’analyse directe de la science. Parfois aussi il semble esquiver des difficultés réelles au moyen d’un idéalisme assez imprécis. Bref, l’élaboration philosophique reste trop imparfaite. Mais les observations de détail et mêmes certaines vues d’ensemble gardent une grande valeur.

La traduction semble bien mauvaise. Nous lisons « consistant » au lieu de « cohérent » (p. 147). P. 175 : « L’ordre actuel de la suite est immatériel » ! P. 132 on nous parle d’une « sériation » de phénomènes. De tels exemples se multiplieraient sans fin. Cette traduction ne doit pas être toujours intelligible à un lecteur ignorant l’anglais.

Lectures on Moral Philosophy, by John Witherspoon, president of the College of New Jersey, edited under the auspices of the American Philosophical Association, by Varnum Lausing Collins, 1 vol. in-8 de 146 + xxix p. Princeton University Press, 1912. — Cette réimpression de l’ouvrage de Witherspoon, exposé de la morale d’après les principes des Écossais, fait partie d’une série de rééditions d’anciens philosophes américains publiée sous les auspices de l’American Philosophical Association, par le soin des institutions auxquelles ont appartenu les auteurs des volumes. L’introduction contient des détails sur la vie et sur l’activité politique de Witherspoon. On trouve ensuite une liste des ouvrages de Witherspoon qui ont été publiés. L’édition suit le texte de 1800 auquel on a comparé les textes de 1810 et de 1822.

The Sociological Value of Christianity, by George Chatterton Hill, 1 vol. in-8 de 285 + xxii p., Londres, Adam and Charles Black, 1912. — M. Chatterton Hill pense que la religion est essentiellement collective et sociale, qu’elle est « le résultat de croyances collectives imposées à l’individu du dehors », et que le critérium de la valeur des différentes religions réside dans leur effet sur la société, dans la discipline qu’elles imposent. Or l’idée chrétienne et catholique, dit M. Chatterton Hill, nous apparaîtra, si nous l’envisageons ainsi, comme le lien qui a réuni les consciences disséminées à la fin de l’empire romain et qui les tint unies jusqu’à nos jours. La seule barrière que l’on puisse poser devant les révoltes de l’égoïsme démocratique, le seul obstacle possible au déchaînement des instincts, aux grèves telles que celles des postiers en France, des dockers en Angleterre, sur lesquelles M. Chatterton Hill revient à maintes reprises, est dans la religion catholique, créatrice et sauvegarde de la civilisation occidentale.

En effet, le catholicisme réalise un équilibre nécessaire à l’existence de la société ; par la notion de devoir et de compensation, il persuade à l’individu de se sacrifier à la collectivité ; il concilie les droits individuels et les devoirs sociaux ; il fait apparaître la souffrance, nécessaire au progrès social, comme nécessaire au progrès individuel, et guérit par l’égoïsme l’égoïsme lui-même ; grâce à sa théorie de la fraternité, il unit les deux nécessités en lutte de l’inégalité et de la solidarité ; au moyen de l’idée de la dignité propre au travail, il fait perdre au travail tout caractère humiliant ; dans le sacrement du mariage, les deux idées d’inégalité relative et d’égalité absolue se rejoignent, et ici encore aux droits plus larges correspondent des devoirs plus lourds. Ainsi la religion est avant tout l’instrument au moyen duquel est obtenu le sacrifice des intérêts individuels aux besoins sociaux ; et nous ne pouvons comprendre la religion que si nous L’envisageons de cette façon : « L’institution du mariage, par exemple, qui est essentiellement une institution religieuse, est absolument incompréhensible au point de vue de l’individu ». C’est donc une erreur que de voir dans le christianisme une religion humanitaire ; toute religion est profondément anti-humanitaire : toujours la religion est indifférente à la souffrance individuelle ; toujours elle impose a l’individu des sacrifices et des labeurs.

On trouve dans ce livre, exposées en un style vigoureux, sévère et combatif, des idées souvent ingénieuses où l’on suit à la fois l’influence de la sociologie de M. Durkheim dont l’auteur se réclame, et des conceptions de M. Charles Maurras. Un grand nombre de points sont pourtant discutables : l’identité affirmée entre, l’individualisme et l’égoïsme d’une part, entre l’individualisme et l’égalitarisme d’autre part (pp. 31, 68), l’opinion que du point de vue de l’individu les croyances religieuses et morales n’ont aucune signification (p. 262), la conception de Jésus sociologue réaliste venu pour sauver la société (pp. 114, 161). Il y a malgré tout un aspect individuel dans la religion et particulièrement dans le christianisme : présenter l’idée du salut de l’âme comme un artifice et un leurre, l’idée de la perfection morale comme subordonnée dans le christianisme à l’idée du salut social, faire voir dans le christianisme un positivisme machiavélique ( « vraiment les enseignements du christianisme sont le signe d’une compréhension profonde des nécessités sociales et d’une connaissance consommée de la psychologie individuelle », p. 162), ce n’est pas, semble-t-il, faire saisir le christianisme dans son essence. Bien plus, n’y a-t-il pas des textes dans l’Évangile qui semblent peu favorables à cette idée de la dignité du travail, telle que la propose M. Chatterton Hill ? Faut-il admettre dès lors une différence entre le christianisme et le catholicisme ? M. Chatterton Hill nous répondrait que cela est impossible : c’est nécessairement la même doctrine qui a sauvé la société et qui a assuré pendant le moyen âge et les temps modernes sa cohésion ; on ne peut pas croire que la société ait été sauvée par une méthode individualiste au temps des premiers chrétiens et préservée ensuite par une méthode contraire (p. 67) ; c’est le même traitement qui a été continué, et qui doit être continué aujourd’hui (p. 167). Mais ici n’atteindrions-nous pas la présupposition fondamentale du livre : la conception d’une histoire calquée sur une biologie darwiniste, pour laquelle valeur et survivance sont synonymes (p. 57), biologie que l’auteur même déclare insuffisante (p. 153), conception qui au fond détruit toute idée de valeur, et ne permet d’autre attitude que la considération des faits ?

James Hutchison Stirling, his Life and Work, by Amelia Hutchison Stirling, M. A. with Preface by the Right Hon. Viscount Haldane of Cloan, 1 vol. in-8 de xi-379 p, Londres, Fisher Unwin, 1912. — James Hutchison Stirling naquit à Glasgow en 1820. Lorsqu’il eut dix-huit ans, il choisit la carrière médicale comme devant, pensait-il, lui laisser le plus de loisirs pour écrire : car ses ambitions étaient littéraires. Pendant huit ans, de 1843 a 1851, il exerça le métier de médecin dans la région minière du pays de Galles, écrivant un peu en vers ou en prose, travaillant beaucoup, correspondant avec Carlyle, en qui il reconnaissait son maître et son conseiller spirituel. Les lettres de Carlyle qui sont reproduites ici au cours du recueil sont fort belles, et de nature à faire comprendre avec quelle conscience le grand homme, vers le milieu du siècle, s’acquittait de ses fonctions de libre pasteur des âmes. En 1851, Stirling, se trouvant, par la mort de son père, en possession d’une honorable fortune, renonça à exercer, s’en alla apprendre le français en France (il passa cinq ans à Paris, puis à Saint-Servan, avec sa femme et ses enfants), puis apprendre l’allemand en Allemagne. Il s’établit à Heidelberg, fit la découverte de la philosophie de Hegel, et devint philosophe : il avait alors trente-sept ans.

En 1861, il s’établissait de nouveau en Écosse, près d’Édimbourg, et passait quatre ans à méditer les systèmes non seulement de Hegel, mais de ses devanciers immédiats, de Kant, de Fichte et de Schelling. Dorénavant son existence avait un but. Il voulait guérir la philosophie anglaise de son insularité, faire comprendre à ses compatriotes que leur pensée serait pauvre et gauche tant qu’elle ne prendrait pas contact avec l’histoire de l’idéalisme traditionnel, tant qu’elle ne se serait pas assimilé ce qu’il appelait d’une expression bizarre l’ « aliment historique », the historic pabulum. Son Secret of Hegel, ouvrage d’une structure étrange, où l’influence du style et de la manière de Carlyle est marquée, parut en 1865. L’ouvrage exerça tout de suite de l’influence. La réaction que Coleridge, Carlyle, Emerson, avaient déterminée, en poètes, contre l’Aufklärung de Bentham et de Ricardo, Stirling la renouvelait, en métaphysicien, en technicien, contre l’Aufklärung de Buckle, de H. Spencer, de Darwin (Darwin paraît avoir été l’objet particulier de sa haine). C’est par lui que Carlyle et Emerson eux-mêmes apprirent à connaître Hegel. C’est sous son impulsion qu’il y eut une école hégélienne anglaise, maîtresse, avant la fin du siècle, de toutes les Universités. L’action aura-t-elle été durable, et ne peut-on reconnaître, à bien des signes, que la philosophie britannique est en voie de revenir, par des chemins divers, à son insularité primitive ? Il ne semble pas, en tout cas, que Stirling vieillissant ait eu la douleur de s’en préoccuper. Stirling jouissait d’être devenu une sorte de patriarche intellectuel, celui qui avait connu Carlyle, celui qu’Emerson était plus tard venu voir à Édimbourg, celui chez qui les jeunes métaphysiciens venaient en pèlerinage, celui à qui l’Université d’Édimbourg, pour le consoler d’anciens échecs académiques d’autrefois, avait demandé d’être, en 1888, son premier Gifford Lecturer. La pieuse et attachante biographie que nous avons sous les yeux constitue un document fort important sur l’histoire de la pensée anglaise, dans la deuxième moitié du dernier siècle.

Conosci Te Stesso, par Bernardino Varisco, 1 vol. in-8 de xxviii-353 p., Libre ria editrice milanese, 1912. — Après son grand ouvrage « I massimi Problemi » publié en 1910, M. Varisco avait songé d’abord à faire un exposé historique pour montrer comment sa doctrine est l’aboutissement nécessaire des grands systèmes antérieurs. Mais il a senti le besoin de revoir encore sa pensée, et il nous présente une nouvelle exposition de sa doctrine, plus serrée et plus complète. Il la fait précéder d’un résumé sommaire dans l’Introduction, et il y ajoute quelques éclaircissements et d’intéressantes réponses aux critiques.

Comme l’indique le titre de son livre, M. Varisco voit dans la Connaissance de Soi-Même le point de départ et le but de sa recherche. Il ramène la philosophie à la théorie de la connaissance, et il applique à l’homme cette proposition de saint Thomas relative à Dieu : Intelligendo se, intelligit omnia alia.

Une fois établi que la réalité donnée consiste en une multiplicité de sujets conscients reliés en un système, on rencontre le problème vraiment suprême, que l’auteur aborde ici de plus près, à savoir : Le système des consciences particulières se suffit-il à soi-même, ou bien implique-t-il une réalité transcendante ? Dans le chapitre sur L’Absolu, M. Varisco démontre que les valeurs sont dépendantes et inséparables de la conscience personnelle, et que les sujets particuliers ne sont pas réductibles à un sujet unique, ne s’identifient pas en un Esprit universel, tel que le conçoit Hegel. Il reste donc à choisir entre deux hypothèses : le panthéisme et le théisme. Admettre que l’Être est purement immanent, c’est dire que toute réalité est de l’ordre des phénomènes, c’est exclure, non pas sans doute la réalité temporelle des valeurs, mais bien leur universalité et leur permanence en même temps que la finalité essentielle du devenir. Si l’on croît que les valeurs spirituelles sont indestructibles, il faut, pour justifier cette croyance, admettre une réalité transcendante, un Sujet universel au-dessus des sujets particuliers ; il faut, en d’autres termes, admettre proprement l’existence de Dieu. Sans considérer encore le théisme comme absolument démontré, M. Varisco y tend par toute la logique de sa conscience et y adhère provisoirement.

Le Connais-toi toi-même témoigne chez M. Varisco des mêmes qualités de pensée que son œuvre antérieure ; il explore habilement les questions, il éveille et provoque la réflexion par sa méthode qui a quelque chose de socratique, et qui nous fait connaître sans doute autant l’esprit sagace du chercheur que la nature et les limites de l’esprit humain en général. Mais on peut se demander si « intelligendo se, intelliget omnia alia » ?

La Filosofia, Contemporanea. Germania-Francia-Inghilterra-America-Italia, par Guido de Ruggiero, 1 vol. in-12 de 485 p., Bari, Laterza, 1912. — L’auteur de ce livre s’est proposé de tracer un tableau de l’activité philosophique contemporaine : il a fait plus et il a fait moins. Son tableau est loin d’être complet et surtout les ombres et les lumières n’y sont pas toujours distribuées d’une manière qui s’impose. Mais c’est aussi autre chose : c’est un bilan de la philosophie contemporaine, établi avec beaucoup de précision, de bon sens et de verve, par un esprit très informé, très alerte et à qui les grands noms n’en imposent pas plus qu’il ne convient. Quoi que l’on pense de tel ou tel de ses jugements, il faut louer la brièveté heureuse de ses formules, et la lecture très étendue et sérieuse sur laquelle ses verdicts sont fondés.

Dans le livre consacré à la philosophie allemande, M. de Ruggiero passe en revue successivement l’école de Tubingue, le matérialisme historique, la Völkerpsychologie, le naturalisme (Laas, Dühring, Czolbe), la philosophie de Lotze, l’empirisme, la philosophie du donné (Schuppe, Rehmke), la Gegenstandstheorie (Meinong), l’empiriocriticisme (Avenarius, Mach), l’illusionnisme de Spir, le néo-kantisme (Lange, Liebmann, Riehl, Cohen), la philosophie des valeurs de Windelband et Rickert, la doctrine de Dilthey, le vitalisme de Driesch, la refonte du matérialisme historique par Stammler, la justification téléologique du christianisme par Ritschl, le psychologisme de Brentano et de Lipps, la métaphysique de l’empirisme (Wundt, Paulsen), le monisme de Hæckel, Nietzsche, la métaphysique du transcendant (Eucken, Volkelt, Münsterberg). Dans le livre II, M. de Ruggiero étudie la philosophie française : les derniers éclectiques, le positivisme, le nouveau spiritualisme de Ravaisson, Vacherot, Secrétan ; la philosophie de M. Lachelier, le phénoménisme de Renouvier, celui de Gourd et de M. Boirac, l’école kantienne (Liard, Brunschvicg), le positivisme absolu de M. Louis Weber, la philosophie des sciences (Milhaud, Hannequin, Poincaré, Duhem), la philosophie de l’intuition, la sociologie de M. Durkheim, le « positivisme platonisant » de M. Berthelot, le positivisme aristotélicien de M. Dunan qu’il loue grandement d’être conscient de sa propre position en un temps où les auteurs « ont souvent tendance à équivoquer sur les antécédents historiques de leurs doctrines », la « morale platonicienne » de Fouillée ; tout un chapitre est consacré à la philosophie de la croyance (Ollé-Laprune), à la philosophie de l’action (Blondel, Laberthonnière), au modernisme (Loisy, Fonsegrive). Le livre suivant, consacré à la philosophie anglo-américaine, constitue une revue encore plus rapide : après Hamilton, Mansel et Mill (la logique et l’éthique de l’empirisme), on y voit défiler H. Spencer (la métaphysique de l’empirisme), la philosophie des sciences (Maxwell, Clifford), le pragmatisme, la logistique, l’empirisme critique d’Hodgson, l’idéalisme néo-hegélien (Sterling, Green, Bradley), la philosophie religieuse (Newman, Caird, Wallace), Royce et l’idéalisme américain. Enfin, la philosophie italienne est examinée dans un quatrième livre : les destins de la philosophie en Italie depuis Machiavel jusqu’à Gioberti sont d’abord rapidement retracés ; l’influence considérable de Bertrando Spaventa est justement mise en lumière ; elle est comparée à celle de Stirling en Angleterre et de M. Lachelier en France (p. 371) ; puis l’auteur passe en revue le scepticisme, le positivisme (Cattaneo, Villari, Ardigò), le passage du dualisme au monisme (Bonatelli, Cantoni), le néokantisme (Fiorentino, Masci), l’idéalisme absolu (Vera, Spaventa), le marxisme (Antonio Labriola), la philosophie de l’esprit de B. Croce, l’idéalisme absolu de G. Gentile.

Au milieu de la diversité considérable des tendances et des courants, M. de Ruggiero a cherché, et ce n’est pas là un mince mérite, à retrouver une identité spirituelle sous l’apparent atomisme des doctrines (p. 462). Il ne s’est pas contenté d’assister en spectateur amusé ou attristé à ces luttes ; il a voulu dégager la continuité de la recherche, le progrès d’une position à l’autre ; il peut dire avec vérité que l’histoire n’est pas pour lui source de pessimisme, ni de facile optimisme, mais de force et de travail. Dans la philosophie contemporaine s’achève, pense-t-il, la critique du mouvement kantien qui a abouti à Hegel ; cette critique n’est d’ailleurs pas dissolvante, car c’est elle qui comble l’abîme entre Kant et Hegel. Le discrédit et la décadence de l’idéalisme, qui commencent à la mort de Hegel, donnent naissance au naturalisme et au positivisme où semblent s’évanouir ses plus géniales intuitions ; et pourtant dans leur langage enfantin et confus ils expriment l’exigence nouvelle posée par l’hégélianisme, à savoir la négation du transcendant, l’immanentisme absolu ; mais ils ne valent que par les nouveaux problèmes qu’ils apportent, non par leurs solutions : car le naturalisme, en essayant de découvrir la genèse biologique de la pensée, retourne à la période précartésienne de l’histoire, à la doctrine de l’influx physique ; et le positivisme, en se réclamant du fait comme d’une réalité absolue, retombe dans la transcendance, et finit par l’agnosticisme, qui est l’impuissance et la stérilité même. Seule est vivante la tendance immanentiste qui inspire tous les penseurs de la seconde moitié du xixe siècle, ce qu’on peut appeler leur « esprit positif » ; c’est d’ailleurs la plus pauvre forme d’immanentisme, celle des sens, de la conscience immédiate ; cette philosophie intuitionniste et empiriste est incapable de comprendre la valeur de l’histoire : « la conscience de l’historicité du réel est en contradiction ouverte avec une conception immédiate de la vie » (p. 450). — Au sein de la philosophie empiriste naît la critique des sciences qui tend à dissoudre ou à assouplir les concepts que le naturalisme avait solidifiés au point d’en faire une matière opaque pour la pensée : la critique des sciences a restauré dans ce champ l’action immanente de l’esprit, et elle a ébranlé cette conception rigidement mécaniste du monde qui n’était pas seulement celle du positivisme, mais aussi celle du kantisme, cette conception intellectualiste d’une réalité constituée ab æterno dans les lois immobiles de la nature ; le vrai centre de la réalité naturelle, pense M. de Ruggiero, n’est pas la loi, mais la pensée humaine qui dans son développement pose et nie la loi. — Et la culture kantienne en même temps se renouvelle, le kantisme se révèle nouveau : des penseurs comme Lachelier, Weber, Royce, Baillie cherchent dans l’actualité absolue de la recherche scientifique l’unité du sujet et de l’objet ; on essaie d’échapper à une double abstraction, « celle du pur empirisme pour qui la science est un problème sans solution et celle du naturalisme pour lequel la science est une solution sans problème » ; « l’activité mentale est conçue comme un éternel problème qui est une éternelle solution et une éternelle solution qui est un éternel problème ». Au reste ce mouvement a moins sa source dans Kant que dans Hegel ; « c’est Hegel, le proscrit, qui est au poste d’honneur dans la jeune philosophie ; en France, en Angleterre, en Italie, la culture néo-hegélienne représente l’exposant le plus élevé de la culture nationale » (p. 452). L’actualité du problème hégélien, c’est l’immanence, la négation de tout dualisme, la vision concrète du réel ; la culture contemporaine exige un immanentisme absolu, qui crée la chose en soi, qui se garde de faire anticiper la pensée sur le monde et le monde sur la pensée, qui évite et l’idéologie et le naturalisme, qui, au lieu de nier dans les solutions la nécessité des problèmes, voit dans les solutions le germe de nouveaux problèmes, et dans la marche des unes aux autres un progrès spirituel. Ce Hegel est bien loin du Hegel des vieux hégéliens, qui avait dit le dernier mot de la philosophie ; c’est l’idéaliste qui a remis en honneur l’histoire, qui a découvert la continuité humaine, qui a montré qu’en possédant notre passé nous tendons à nous posséder nous-mêmes. Seule une forte culture historique peut donner une orientation décisive à notre vie et à notre pensée ; la liberté avec laquelle nous voulons notre progrès spirituel est la même qui fait vivre en nous le passé et détermine la continuité spirituelle de la vie historique. Ainsi, du sein même de la culture hégélienne, qui avait pu paraître un temps la plus éloignée de la vie, jaillit la tendance de la philosophie à retourner à la vie et à s’identifier avec elle : la notion de l’actualité absolue de la pensée, notion en laquelle se résume cette métaphysique nouvelle, est au fond l’expression purifiée de toute transcendance et de toute abstraction, l’expression même du caractère intime et concret de la vie.

Les vues propres de M. de Ruggiero ne pouvaient être qu’indiquées dans ce livre ; et ses jugements historiques, parfois contestables, le plus souvent très heureux dans le fond et dans la forme, ne pouvaient naturellement être défendus et motivés d’une manière parfaite dans un ouvrage où tant de doctrines et d’idées sont exposées et critiquées. Nous pensons que l’auteur n’a pas encore donné, dans ce livre, toute sa mesure : mais après l’avoir lu on ne saurait douter qu’il soit un historien, et qu’il soit un philosophe.

L’Esiglio di Sant’Agostino. Note sulle contraddizioni di un sistema di filosofia per decreto, par L. M. Billia, 2e éd. revue et augmentée, 1 vol. in-8 de xv-295 p., Turin, Fiandesio, 1912. — Cette seconde édition d’un ouvrage qui a été analysé ici-même lors de son apparition n’apporte aucune modification à l’attitude première adoptée par son auteur. Les additions ou corrections sont destinées à préciser l’esprit général du livre, à réfuter les principales objections qui lui ont été adressées, à rectifier l’interprétation donnée par ses adversaires de telle des propositions qu’il contient. À ces modifications l’ouvrage n’a rien perdu de la vivacité d’allure et de l’ardeur spirituelle qui le caractérisent ; il a gagné peut-être en équilibre et en unité. Une introduction expose les raisons qui ont engagé l’auteur à représenter au public ces divers essais, et dont la principale se trouve dans la philosophie et l’Église. Bien loin qu’on puisse légitimement exclure a priori une philosophie parce qu’elle prend à cœur l’accord de la vérité philosophique avec les traditions, la vérité religieuse, et l’enseignement religieux, on doit au contraire ne pas isoler la philosophie, par une abstraction purement logique, des conditions réelles où elle se développe et vit. Or si l’on veut tenir compte de ces conditions, on ne songera pas à isoler la philosophie de l’Église. Quelque direction que prenne la pensée d’un philosophe, elle sera toujours, et non accidentellement, ou en accord ou en contradiction avec les enseignements de l’Église. De plus, dans la mesure où l’Église n’est pas une société quelconque, mais en quelque manière la pensée même, il s’ensuit que tous ceux qui aiment la vérité sont l’Église, qu’aucun penseur ne peut se considérer comme étranger à l’Église ou l’Église comme étrangère à soi, que la doctrine et la vie de l’Église sont ce qu’il y a de plus intéressant, et même sont la seule chose qui soit intéressante pour l’esprit. L’auteur estime donc avoir le droit de s’adresser aux philosophes en tant que tels, et de faire porter au contraire tout l’effort de sa dialectique contre ceux qui asservissent la philosophie à d’autre disciplines et qui conduisent en fin de compte le catholicisme à un positivisme matérialiste tel que celui de l’école de Louvain. À cette apologétique paradoxale qui prétend fonder la vérité chrétienne sur les bases du sensualisme de Taine ou de Condillac, il convient de substituer l’idéalisme authentique de Platon, de Malebranche et de Rosmini qui réalise l’accord parfait de l’ordre spirituel et de l’ordre sensible dans la synthèse de la connaissance humaine.

Robert Bellarmin. Les marques de la véritable Église, par L. Cristiani, 1 vol. in-18 de 64 p. Paris, Bloud, 1912. — Une brève notice rappelle les événements principaux qui ont marqué la vie de Bellarmin, et situé ses Controverses dans l’ensemble de ses œuvres. L’auteur traduit ensuite le livre VI de la quatrième Controverse, dans lequel Bellarmin établit les marques de la véritable Église contre les protestants. Les passages essentiels sont seuls traduits, les autres sont résumés en petit texte. Les notes, relativement nombreuses, renseignent brièvement le lecteur sur les personnes nommées ou les ouvrages cités par Bellarmin. Quelques-unes ont une portée plus dogmatique ; elles témoignent toujours d’une sincère volonté de bonne foi et de loyauté dans la discussion.


REVUES ET PÉRIODIQUES

Mind (octobre 1911-juillet 1912). — Il faut signaler dans le Mind l’étude de M. Schiller, intitulée « Relevance », ce que l’on peut traduire à peu près en français, nous dit-il, par « l’idée de l’à-propos ». Ce mot de « relevance » indique bien, d’après Schiller, que la pensée choisit parmi les faits, et choisit par rapport à nous. Dans la science comme dans notre vie de tous les jours, nous n’affirmons pas tout ce qui est vrai, mais seulement cette partie de la vérité qui nous intéresse. Introduire cette considération dans la logique, ce sera détruire l’idéal d’une science totale ; et il faudra dès lors reconstruire une nouvelle logique et une nouvelle philosophie (avril 1912). — M. Strange critique la théorie de la connaissance de Bradley et la part faite dans cette théorie au sentiment (octobre 1911). M. Macintosh veut concilier dans sa doctrine, qu’il appelle un pragmatisme représentationnel, le pragmatisme et l’intellectualisme (avril 1912). M. Fawcett oppose aux théories bergsoniennes ses conceptions panpsychistes (avril 1912). M. S. Alexander développe une théorie réaliste de la connaissance (janvier, juillet 1912). M. Mackenzie, dans son article sur l’Âme et le Corps, apprécie le néo-réalisme en disant qu’il est, plutôt que réfutation de l’idéalisme, réfutation du matérialisme, affirmation que le monde ne se réduit pas à un ensemble de faits physiques ; le réalisme nous délivre, dit-il, du scepticisme, de l’agnosticisme, du pragmatisme, et autres formes du pur subjectivisme ; mais l’idéalisme reste un système valable et plus valable que le réalisme (octobre 1911).

Journal of Philosophy, Psychology, and Scientific Methods, vol. VIII, n° 20 ; IX, n° 20. — Les théories réalistes continuent à être le principal sujet de discussion dans le Journal of Philosophy. M. Marvin (IX, 12) définit le réalisme un retour au dogmatisme. S’opposant au criticisme, le néo-réalisme soutient que la théorie de la connaissance n’est pas logiquement fondamentale, qu’elle ne peut pas nous indiquer les limites de la connaissance, ni nous dire quelle connaissance est possible, enfin qu’elle implique, mais ne fournit pas une théorie de la réalité. Pour l’idéaliste, l’univers n’existe pas en dehors de l’intelligence, ou, s’il existe, il est impensable. Pour le réaliste, le monde extérieur est plus connu que celui de la conscience ; le réaliste prend les résultats de la science comme données et médite sur eux ; et si la science ne donne pas encore de réponse à toutes les questions qu’il pose, il essaie, au moyen d’une analyse logique analogue à celle du savant, de découvrir ce que la science actuelle présuppose. — M. Sellars (IX, 9) veut montrer que, dans la connaissance, il n’y a pas à proprement parler relation d’un objet et d’un sujet, qu’il n’existe pas de relation cognitive ; car la nature même de la connaissance est de reconnaître l’indépendance de l’objet ; il est donc faux de dire qu’il n’y a pas d’objet sans sujet. — M. Morris Cohen (VIII, 20) établit qu’aucune des trois explications, empiriste, criticiste, pragmatiste, ne donne raison du double caractère, déductif et productif, des mathématiques, et qu’il faut concevoir les implications logiques comme des faits objectifs à leur façon, et faire du raisonnement démonstratif une série d’intuitions intellectuelles. M. Henry Rutgers Marshall (IX, 18) développe une théorie analogue à celle de James, d’après laquelle il existerait plusieurs mondes qui se correspondraient plus ou moins : monde de l’esprit, monde du corps, monde des rêves, monde de l’expérience, etc. Entre le monde du corps et le monde de l’esprit, par exemple, il ne faut pas admettre d’interaction ; en effet d’une part le concept d’action ne peut s’appliquer au monde des corps et d’autre part le concept de causalité ne peut s’appliquer au monde de l’esprit. M. Perry (VIII, 25, 26) critique du point de vue du néo-réaliste les théories bergsoniennes, dans un article auquel répond John E. Russell (IX, 5).

Tous ces auteurs sont partisans, dans des sens un peu différents, des théories réalistes ; mais il semble que les critiques adressées au néo-réalisme deviennent plus fréquentes que les exposés de la doctrine. Pour M. Dewey (VIII, 20), la question pendante entre le réalisme et l’idéalisme ne peut se décider que par une méthode d’observation ; et cette méthode amène à concevoir la connaissance comme un type de relation analogue à d’autres ; M. Dewey s’oppose donc aux « réalistes épistémologiques » comme il appelle Perry et Spaulding, et se prononce pour un réalisme pragmatiste ; la connaissance, dit-il, est une transformation qu’éprouvent les choses dans le cours naturel de leur existence, et non pas l’introduction d’un type de relation sans analogue et transcendant. M. Spaulding (VIII, 21) répond que, là où l’expérience ne peut rien donner, il faut partir de certaines propositions tenues pour vraies, voir ce qu’elles impliquent, et par là définir la réalité ; d’ailleurs pour le réaliste, il y a des expériences mentales que M. Dewey semble ne pas reconnaître. M. Spaulding donne à la suite de sa réponse le résumé d’une discussion qu’il eut avec Dewey sur la question du réalisme, en indiquant les points où ils se sont trouvés d’accord. M. Bode (IX, 19) insiste sur le fait que, tout en reconnaissant que la conscience forme un centre, un point de vue unique, le réaliste tâche d’ignorer l’action de la conscience ; il suffit de se dire qu’une chose, par là même qu’elle est connue, acquiert un nouveau caractère, pour voir l’insuffisance du réalisme actuel. — M. Durant-Drake (IX, 6) oppose aux néo-réalistes l’existence de l’intervalle entre l’excitation et la sensation, l’existence des faits cérébraux dont le réaliste n’explique pas le rôle, l’impossibilité d’identifier complètement l’objet et son image psychique. M. Lovejoy (VIII, 22) soutient que tout réaliste est nécessairement dualiste, sous peine de ne pouvoir expliquer les erreurs et les illusions ; et il voit là une réfutation du nouveau réalisme qui veut, dit-il, être un monisme, et qui insiste sur l’identité de l’objet et de l’idée. — M. Royce (IX, 4) attaque la définition que les réalistes ont donnée de la perception : un objet perçu, disent-ils, est un objet donné dans un acte de perception particulier et actuel, il montre que tout acte de perception implique la vérité de certaines propositions qui ne peuvent être données à aucun moment dans l’expérience d’un être humain.

Parmi les articles sur le pragmatisme, il faut signaler celui où M. H. M. Kallen (dont les études sur les livres de M. Boutroux et de M. Ménard sur James, sur les Essais de Royce, sur le Rire de Bergson, sont pleines d’idées intéressantes) critique avec vivacité le livre de Bawden et expose ensuite ce qui lui apparaît comme l’idée centrale et les diverses tendances du pragmatisme. Le fond de la pensée de James, qui est le fond du pragmatisme, c’est que la réalité est durée ; l’empirisme radical consiste à replacer les relations dans un courant continu, à les voir aller et venir, à admettre qu’il y en a de différentes sortes, les unes extérieures par rapport à leurs termes, d’autres intérieures ; la vérité est une relation qui conduit à des endroits déterminés du flux du devenir ; l’auteur met en lumière le caractère chaotique, anarchiste, de la vision des choses. Humanisme, instrumentalisme, néo-réalisme, ces différentes tendances du pragmatisme viennent de ce qu’on insiste sur tel ou tel aspect de la pensée de James ; l’humanisme de Schiller que Kallen appelle un pragmatisme de droite, insiste sur l’âme et la personnalité, sur le centre actif des choses ; le pragmatisme instrumental de l’école de Dewey pour lequel le centre est partout, est une sorte d’absolutisme amorphe ; l’auteur étudie ensuite le pragmatisme épiphénoméniste et platonisant de Santayana, enfin le néo-réalisme qui veut unir le pluralisme logique de Russell au pluralisme de James (VIII, 23). — S’il y a peu d’articles sur la méthode pragmatiste elle-même, on en trouve un certain nombre qui sont des applications à des problèmes divers de cette méthode qui est avant tout, disent ses adeptes, étude des faits pris dans leur particularité, dans le temps même où ils apparaissent et où ils durent, et dans la fonction qu’ils accomplissent : nominalisme, temporalisme, instrumentalisme. Mentionnons les articles de MM. Boodin sur l’existence des choses (IX, 1), Bode sur l’immédiat (IX, 6). H. M. Kallen sur l’expérience esthétique (IX, 10), Lovejoy sur le réalisme (VIII, 22). C’est encore une application de cette méthode que l’on trouve dans le curieux rapport de l’American Philosophical Association sur la question de la perception (VIII, 26), critiqué par Mrs Ladd Franklin (VIII, 26) et par Royce (IX, 4).

Plusieurs articles de psychologie parmi lesquels celui de M. Mitchell sur la conscience (VIII, 21), un article de M. Hollingwork sur les rêves (VIII, 25) et un autre de M. Downey sur la synesthésie chez les écrivains anglais (IX, 18).

Rivista di Filosofia. — G. Marchesini, ancien directeur d’une revue positiviste qui a donné naissance à celle-ci, dans un article intitulé Le principe de la réintégration dans le monde idéal (février, pp. 40-54), développe quelques-unes des idées directrices qu’il doit développer dans un livre en préparation : La doctrine positive des idéalités. Ce principe de réintégration est une loi psychologique, qui correspond pour l’auteur à ce que d’autres ont appelé « substitution des motifs », ou encore, suivant les termes de W. Wundt, « hétérogenèse des fins, synthèse aperceptive et mécanisation progressive ». Il faut voir dans cet exposé une nouvelle manifestation du besoin, vivement ressenti de nos jours par le positivisme, de compléter sa théorie de la science par une théorie propre de l’idéal.

G. Rensi, dans le même fascicule (pp. 75-106), examine la nature et les conditions de l’Universel moral. Partant de la théorie sociologique d’une réalité morale positive, exposée notamment par M. Lévy Brühl, l’auteur en accepte la partie critique, mais il en juge insuffisante la partie reconstructive. En effet, si l’on admet que l’universel moral soit tel seulement en tant qu’universel immanent, en tant que vivant comme loi dans les individus, alors il faut accepter les conclusions, de M. Lévy-Brühl, c’est-à-dire renoncer à l’idéalisme, mais aussi du même coup renoncer à toute véritable universalité, parce que celle-ci se dissout alors en autant de groupes divers d’expansion qu’il y a d’unités collectives diverses. Le concept authentique de l’universel moral ne peut se maintenir, suivant Rensi, que si l’on admet au contraire que son universalité est fondée sur un ensemble de véritables manifestations d’un Dieu libre et transcendant.

A. Calcagno, étudiant Henri Bergson et la culture contemporaine (octobre, p. 407-431), se demande en quel sens cette nouvelle théorie de la vie peut être aussi une doctrine de vie, et quelle inspiration nouvelle et féconde elle peut apporter à la vie et à la science, c’est-à-dire à la culture contemporaine. Le bergsonisme conduit à une vue romantique de la vie ; et, comme une culture véritable doit être fondée sur un principe formel, il serait absurde, pour l’auteur, de vouloir édifier une culture sur la seule base du bergsonisme. Toutefois l’énergie, créatrice personnelle, et autonome recevra du bergsonisme une impulsion décisive, pourvu qu’elle rompe ensuite radicalement avec la méthode bergsonienne, qu’elle retienne les seules idées fécondes et prolonge les éléments formels impliqués dans la doctrine. Calcagno indique à grands traits en quel sens peut se faire ce prolongement, et son point de vue peut être caractérisé par cette formule : « La philosophie doit être l’intégration spirituelle du sens héroïque de la vie dans toutes les formes de l’activité humaine, comme d’une valeur qui, en dehors de la finalité et de la causalité mécanique, doit continuellement se créer pour se maintenir » (p. 431).

Nous devons nous borner, parmi beaucoup de bonnes études critiques, à ne citer que quelques-unes : de P. Carabelese, La puissance et l’intuition comme puissance dans l’idéologie rosminienne (février) ; de Franz Weiss, La pensée de J.-B. Vico (avril) ; de M. Losacco, La Philosophie de l’Organisme [de Hans Driesch] (avril).

La Cultura Filosofica. — Cette Revue a eu l’heureuse initiative de publier en décembre 1911, à l’occasion de la mort de Felipe Tocco, une utile série d’études sympathiques sur son œuvre, à savoir : F. Masci, Les « Études kantiennes » ; G. Zuccante, Le professeur Tocco et la Question platonicienne : R. Mondolfo, La Philosophie de G. Bruno et l’interprétation de F. Tocco ; G. Melli, Le professeur ; F. De Sarlo, La signification du néo-criticisme.

À F. De Sarlo, le directeur de la Revue, sont dues aussi de nombreuses études doctrinales, de tenue bien classique quant à la forme et quant au fond, et dont voici les titres : Pour une philosophie de la conscience et de la sensation (février) ; Le fondement du savoir empirique (avril) ; Connaissance et Réalité (juin) ; Les droits de la métaphysique (octobre).

Enfin parmi les études critiques intéressantes nous signalerons : Eustachio Lamanna, Mythe et religion dans les doctrines socio-psychologiques contemporaines (février) ; Giovanni Calò, L’Einfühlung (avril, octobre) ; A. Aliotta, Les nouvelles théories cosmogoniques (juin).

Rivista di Filosofia Neo-Scolastica. — Le directeur de la Revue, Agostino Gemelli, continue ses claires et abondantes expositions de psychologie : L’étude expérimentale de la pensée et de la volonté (février) ; La valeur de l’introspection provoquée (avril) ; Psychopathologie et moralité (juin) ; La psychologie moderne de la pensée d’après O. Külpe (octobre).

Bruno Nardi, dans une série d’articles intitulés : Siger de Brabant dans la Divine Comédie, et les sources de la philosophie de Dante, analyse les conceptions philosophiques de l’Alighieri, et conclut qu’il a certainement subi l’influence de Siger de Brabant et de l’averroïsme, bien qu’il ait tenté une synthèse personnelle.

Emilio Chiochetti commence un exposé objectif de la Philosophie de B. Croce (avril, octobre), pour faciliter l’appréciation et la critique de ce vigoureux et influent système.

Enfin dans une étude intitulée : Le succès d’Henri Bergson (décembre 1911), l’auteur, qui garde l’anonymat et qui est, nous dit-on, un philosophe français, montre que l’originalité de Bergson vient de ce qu’il se trouve être à la fois un mathématicien, un écossais et un mystique ; et, dans un rapide examen des thèses les plus caractéristiques, il s’attache surtout à marquer les limites et les insuffisances du système considéré.

La Critica. — Continuant l’histoire de La Philosophie en Italie depuis 1850, Giovanni Gentile traite rapidement des Néo-thomistes (novembre 1911), parmi lesquels il mentionne avec estime le Napolitain Salvatore Talamo, directeur de la Rivista internazionale di scienze sociali e discipline ausiliarie. Il conclut (p. 440) que « même cet écrivain respectable est dépourvu du véritable esprit philosophique, sans lequel les idées les plus rares ne sauraient former un organisme vivant qui prenne place dans la vie et l’histoire de la pensée. Et l’exemple de ce penseur, fruit le plus remarquable du néo-thomisme italien, sert à confirmer notre jugement sur le caractère philologique de cette école ».

Gentile arrive enfin aux Hégéliens, l’école à ses yeux la plus importante, dont il est, à côté de B. Croce, l’un des principaux représentants actuels. Il montre d’abord, dans une Introduction (janvier 1912), quelle forme particulière a dû prendre l’assimilation de la pensée de Hegel en Italie. « En étudiant dans notre dernière série d’essais le mouvement de pensée provoqué chez nous sous l’influence de Hegel, nous verrons comment l’on est retourné à Gioberti, pour reprendre le problème philosophique tel qu’il le posa, en le dépouillant de ses incohérences et en le prenant pour point de départ de la nouvelle philosophie italienne » (p. 35). Puis, considérant « Les débuts de l’hégelianisme en Italie », il étudie plus ou moins rapidement Mazzoni, Passerini. Galluppi, (mars) ; Colecchi, Cusani (mai) i Ajello, Gatti (juillet), et surtout Augusto Vera (septembre, novembre).

Bolletino Filosofico. – Le Bulletin de la Bibliothèque Philosophique de Florence, résume dans le n° de décembre 1911 l’œuvre déjà accomplie, en regrettant que son action morale n’ait pas été aussi grande qu’on aurait pu l’espérer, et il annonce d’autre part qu’il publiera dorénavant une Bibliographie. Il parait depuis 1912 sous le titre ci-dessus indiqué : Bolletino Filosofico, organe de la Bibliothèque philosophique de Florence, directeur Guido Ferrando. — Il publie les résumés des Conférences et des Cours, ainsi que le bulletin bibliographique annoncé, qui ne nous semble pas d’ailleurs constituer un progrès bien marqué vers le but moral et spirituel à atteindre.

Psiche. — Cette Revue d’études psychologiques, qui a pour chef de rédaction le jeune et actif Dr R. Assagioli, de Florence, se propose de répandre, sous une forme vive et rapide, auprès des gens cultivés, les notions psychologiques les plus importantes et les plus fécondes en applications pratiques, et de consacrer chaque fascicule de préférence à un seul thème. Le premier numéro (février 1912) contient une bonne étude de F. De Sarlo sur l’Œuvre d’Alfred Binet, et un article de Guido Villa, sur l’Observation intérieure, justifiant la méthode introspective, et qui semble caractériser, en manière de préface, les tendances de la Revue.

La Cultura contemporanea. — Cette Revue est consacrée depuis 1909 à des études de philosophie, d’histoire et science des religions, avec la même tendance largement idéaliste que le Cœnobium, mais, semble-t-il, suivant une méthode plus critique et dans un esprit plus national. — B. Varisco, dans Liberté et Tolérance (février 1912), établit, en opposition au livre bien connu de L. Luzzatti, que la tolérance n’est qu’une mesure politique légitimée par des circonstances toutes relatives, mais qu’en principe on ne doit pas tolérer l’erreur reconnue comme telle ; et le même auteur, a la suite d’une riposte assez vive de L. Luzzatti dans son cours public à Rome, se défend énergiquement à son tour et justifie sa thèse dans Norme et raison (septembre 1912). — G. A. Borgese, qui avait écrit une pénétrante étude critique (La Philosophie de Vico, par B. Croce), et qui s’était vu pour cette hardiesse sévèrement gourmandé par son ancien maître, réfute consciencieusement les reproches de l’auteur offensé, et, tout en exprimant son admiration pour les qualités du grand penseur, lui souhaite de ne pas tourner au pédagogue (Croce et Vico, Croce et les jeunes, mars-avril). — Enfin Angelo Crespi, étudiant L’esprit dans la philosophie de Bergson (juillet-août, octobre et novembre), essaie de bien dégager les analyses et la métaphysique du philosophe français, pour conclure que le bergsonianisme, malgré tous ses mérites, n’a pas bien compris en somme le problème dont il veut être la solution.

Cœnobium. – Cette Revue bien vivante, qui publie un Almanach, des enquêtes, des questionnaires, et qui paraît maintenant chaque mois, continue d’étendre avec succès son action spirituelle et spiritualiste. Dans le domaine proprement philosophique nous pouvons relever : une note de Marcel Hébert sur Henri Bergson et son affirmation de l’existence de Dieu (juin 1912), note qui se termine par des points d’interrogation ; quelques exposés ou discussions d’Angelo Crespi, vraiment trop rapides ; enfin de solides études de Giuseppe Rensi : L’alterità della morale in Kant (décembre 1911), où il est démontré que l’hétéronomie, le dualisme, est un fait constant et nécessaire en morale ; Conoscenza e volontà (octobre 1912), d’où il appert que connaissance et volonté sont une seule et même chose ; L’intellettualismo etico (novembre 1912), établissant que l’identité de la connaissance et de la volonté a été reconnue par les plus grands penseurs : Platon, Bruno, Vico, Rosmini.

La Scuola Cattolica. — La Revue de la Faculte Théologique Pontificale de Milan a publié, dans un esprit assez libéral, une importante série d’études sur Lamennais : La Scuola Lamennesiana, par Giuseppe Piovano (août, septembre, novembre 1911, janvier, février, avril et juin 1912), où la vie et l’œuvre de Lamennais sont présentées avec sympathie et intelligence. À signaler également (novembre 1912) un article de C. Orsenigo : Pour le premier centenaire de la naissance de Frédéric Ozanam.






Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD.