Revue de métaphysique et de morale/1914/Supplément 4

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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(N° DE JUILLET 1914)



LIVRES NOUVEAUX

Henri Poincaré. L’œuvre scientifique, l’œuvre philosophique, par Vito Volterra, professeur à l’Université de Rome, correspondant de l’Institut, Jacques Hadamard, membre de l’Institut, professeur au Collège de France et à l’École Polytechnique, Paul Langevin, professeur au Collège de France, Pierre Boutroux, professeur à l’Université de Poitiers. 1 vol. in-16 de 265 p., Paris, Alcan, 1914. — Dans son numéro spécial de septembre 1913, la Revue de Métaphysique et de Morale a publié les belles études de M. Langevin et de M. Hadamard (la forme de celle-ci a reçu quelques modifications dans la publication du volume). — Nous signalerons seulement dans l’article de M. Volterra, en dehors des vues magistrales sur quelques-uns des plus importants parmi les travaux mathématiques de Poincaré, des réflexions fort intéressantes sur la physionomie et le mode de travail du savant moderne en général, et sur les deux espèces de physique mathématiques : l’une, purement théorique, qui se préoccupe d’établir les conditions analytiques permettant la solution exacte des problèmes que le physicien a déjà résolus de son point de vue, l’autre, au contraire, instrument aux mains du physicien lui-même pour la découverte de relations nouvelles entre les phénomènes. – M. Pierre Boutroux, à l’aide de formules très nettes et très fines, caractérise les principes philosophiques que Poincaré avait appliqués successivement, dans la période 1885-1895, à la géométrie, à la physique, à l’analyse ; il suit l’évolution de la pensée de Poincaré vers une conception plus riche et plus complexe de l’intuition où la puissance inventive de l’esprit se tient en contact étroit avec les faits. « Henri Poincaré… a toujours, écrit-il, présent à l’esprit le schéma de la connaissance exacte avec lequel sa pensée s’est pour ainsi dire identifiée. Une matière qui n’offre aucune espèce de prise au raisonnement du type mathématique ne peut pas être, selon lui, objet de savoir. » Mais cette matière, il s’agit pour lui de ne rien retrancher ni de son étendue ni de sa plasticité ; au lieu de la mutiler pour la faire rentrer dans des cadres a priori fussent-ils ceux de l’empirisme, il faut, en quelque sorte, en considérer tous les tenants et tous les aboutissants, du côté de la psychologie comme du côté de l’observation extérieure, programme immense, tâche indéfinie, dont seul un Poincaré pouvait s’acquitter.

La Conscience Morbide. Essai de Psycho-pathologie générale, par le Dr  Charles Blondel, 1 vol. in-8 de 335 p., Paris, Alcan, 1914. — Nous sommes dès l’abord mis en présence des faits. Voici que défilent devant nous Adrienne, Berthe, Charles, Emma, Fernande, qui viennent nous conter leurs misères. Ces malades, que l’auteur présente simplement comme des exemples choisis pour illustrer sa théorie (basée sur un nombre d’observations bien plus considérable), n’appartiennent pas à tous les types morbides : il relèvent tous de la mélancolie anxieuse, de la psychose d’angoisse, des délires systématisés.

Nous nous apercevons bien que nous avons quelque difficulté à les comprendre ; mais l’auteur, dans un long, ingénieux et parfois subtil commentaire, va chercher à nous convaincre que nous les comprenons encore bien moins que nous ne nous l’imaginions. Toute la seconde partie du volume est destinée à démontrer l’inintelligibilité absolue, pour notre esprit d’homme normal, des pensées, des sentiments et des réactions de nos malades. Voici le paradoxe moteur : discordance entre le délire et les réactions qui s’ensuivent ; le paradoxe affectif : coexistence de phénomènes douloureux intenses et d’une insensibilité complète. Pour les réactions intellectuelles, leur étude montre que « le dynamisme psychique dont elle procède est intact et les troubles morbides tiennent non pas à la dégradation de l’énergie mentale, mais seulement à la manière dont elle est mise en œuvre. Les systématisations délirantes des malades échappent à notre logique. » Même si nous faisons appel à notre expérience affective pour expliquer le délire, nous rencontrons « la même difficulté à y trouver complètement satisfaction ». La conscience morbide vit dans une sorte de scandale logique, que suffit souvent à dissimuler le revêtement verbal qu’elle emprunte.

Ainsi « la conscience morbide présente des caractères sui generis ; elle est une réalité psychologique originale, irréductible à celle dont nous avons l’expérience, et nous ne pouvons par conséquent songer à la reconstituer en partant de la conscience normale, de ses états et de ses démarches ». Le problème, comme le fait remarquer M. Blondel, est très semblable à celui qui s’est posé pour l’interprétation de la mentalité des sociétés primitives. C’est de la solution apportée par M. Lévy Brühl à cette dernière question que s’inspirera l’auteur pour expliquer l’énigme de la conscience morbide. La conscience du normal est en effet loin d’être une donnée primitive, elle est toute pénétrée de social, elle est collective avant d’être individuelle. « Le système verbal dans lequel nous sommes habitués à nous parler notre pensée et que nous inclinons à lui identifier, ne reproduit pas, en réalité, l’ordre et la composition de la pensée pure dont il n’est pas l’unique mode d’expression, et tout système verbal, en s’appliquant à un état de conscience individuel, du fait qu’il est destiné à le rendre communicable, en élimine l’indéterminable part qui en constitue précisément l’individualité. « De même, la mimique, et l’émotion elle-même, le sentiment, sont beaucoup moins individuels qu’il ne pourrait le sembler de prime abord. De là ce paradoxe : « Notre vie consciente se passe à méconnaître la véritable nature de notre psychisme individuel et à nous chercher où nous ne sommes pas. »

Or, pour M. Blondel, le caractère objectif de la conscience morbide est précisément de ne pouvoir se plier à cette discipline collective. Il faut la considérer comme « une conscience individuelle se conservant toujours tout entière, dans tous ses détails, présente à elle-même et incapable, par conséquent, de se réduire à la forme socialisée ». C’est chez le malade qu’il faudra donc chercher le psychologique pur. Ce psychologique pur, c’est pour l’auteur, la cénesthésie, inconsciente chez le normal, ou tout au moins refoulée à l’arrière-plan et en partie conceptualisée : « une conscience est morbide dans la mesure où, la décantation cénesthésique ayant cessé de s’y produire, il adhère aux formations de la conscience claire des composantes inaccoutumées, anormalement irréductibles ».

Reprenant de ce point de vue nouveau les problèmes posés, M. Blondel tente de montrer comment les paradoxes et les contradictions qu’il avait soulignés dans la première partie de son exposé s’évanouissent, et il esquisse, à partir de cette théorie, une explication sommaire des principaux phénomènes pathologiques étudiés : le sentiment de mystère, les idées d’éternité et de négation, les pseudo-hallucinations.

Ce résumé, malgré sa sécheresse obligée, peut indiquer au lecteur la richesse et la profondeur de cette analyse absolument nouvelle de la conscience pathologique. La place nous manque pour aborder ici la critique d’une œuvre aussi considérable. Disons seulement que des deux parties de l’ouvrage c’est la première, celle qui, aux yeux de l’auteur, sert seulement d’introduction, qui nous parait de beaucoup la plus solide et la plus importante, malgré son caractère négatif. Il était extrêmement utile de montrer la difficulté, l’impossibilité presque, d’appliquer aux phénomènes pathologiques nos concepts logiques. La théorie du psychologique pur, et surtout le rôle qu’on fait jouer ici à la cénesthésie, appelleraient plus de réserves. D’autre part, les types étudiés par l’auteur ne constituent qu’un petit groupe parmi les malades mentaux : il ne s’agit donc pas ici de la conscience morbide en général, mais de certaines formes de cette conscience.

Sur Quelques Guérisons de Lourdes (Des Pseudo-tuberculoses hystériques), par le Dr  Jeanne Bon. Préface du Dr  Henri Bon. 1 vol. in-8o, de 146 p., Paris, librairie des Saints-Pères, s. d. — Parmi les cas de guérisons enregistrées à Lourdes depuis l’origine du pèlerinage, et qui étaient en 1908 au nombre de 3803, on relève 977 tuberculoses dont 329 phtisies. C’est à l’étude de ces derniers cas que s’attache l’auteur. Pour elle, l’explication qu’on donnait autrefois de ces guérisons, alléguant qu’il s’agissait là non de maladies organiques, mais de névroses, de pseudo-tuberculoses hystériques, ne saurait plus être invoquée. D’après les conceptions modernes de l’hystérie, on n’admet plus en effet que cette maladie puisse se manifester par des symptômes analogues à ceux qu’on observe dans les formes pulmonaires ou viscérales de la tuberculose. D’autre part les guérisons observées se produisent « dans des conditions de rapidité qui les différencient nettement de celles qui sont d’observation courante ». Par suite, il faut conclure que « de nouvelles recherches sont nécessaires sur ce point et qu’il est à souhaiter qu’on y apporte une étude plus attentive ».

Quand on examine de près le travail de Mlle  Bon, on constate que toutes les observations sur lesquelles elle s’appuie sont de seconde main : aucune n’est personnelle, et c’est évidemment pour un travail qui se prétend expérimental une base peu solide. Il ne semble pas que l’auteur ait même jamais été à Lourdes. C’est donc plutôt un travail historique qu’une étude médicale proprement dite, mais l’on aurait souhaité alors que l’auteur y appliquât plus souvent la science de la critique des témoignages. L’idée centrale de la thèse, qui n’est jamais exprimée explicitement, c’est que les miracles de Lourdes sont réels ; mais il est naturel qu’on soit beaucoup plus exigeant, lorsqu’il s’agit de faire la preuve d’un miracle, que lorsqu’il s’agit de démontrer tel ou tel point secondaire de pathologie ou de thérapeutique. Et l’on s’étonne qu’on ne cherche pas à nous apporter des preuves plus convaincantes. Par exemple, un médecin affirme qu’il « a constaté la formation, entre un espace de quarante-huit heures, de la soudure de deux fragments d’os, qui jusque-là, n’étaient réunis par rien ». Pourquoi dans ce cas ne pas apporter le document qui fermerait la bouche à tous les sceptiques, deux radiographies dont la date serait certifiée ? D’autre part, s’il y a des guérisons surprenantes à Lourdes, il y en a aussi en dehors de Lourdes : il aurait fallu démontrer qu’il y a à Lourdes une proportion beaucoup plus considérable qu’ailleurs de faits inexplicables dans l’état actuel de la science. C’est ce que n’a pas fait Mlle  Bon.

Les Inconnus de la Biologie Déterministe, par A. de Gramont-Lesparre. 1 vol. in-8, de 293 p., Paris, Alcan, 1914. — Le titre de ce livre est assez malheureusement choisi ; le lecteur prévoit des réflexions sur la biologie et sur les limites que cette science impose peut-être au déterminisme. En réalité, il n’y est question du déterminisme que par surcroît, et la biologie elle-même n’y est étudiée que sous les vêtements quelque peu vieillis qui la travestissaient, à la fin du siècle dernier, en psychophysiologie d’abord, puis, sans transition, en cosmologie et en explication totale de l’univers. Cette limitation du sujet reste d’ailleurs apparente, car l’auteur ne se borne jamais à réfuter Spencer, Häckel, Betcherew ou Le Dantec ; il dit aussi son mot sur la valeur propre des théories biologiques introduites par ces auteurs dans leur psychologie ; il remue ainsi beaucoup de problèmes, les uns surannés (formes primitives de l’épiphénoménisme, de la théorie des localisations ; « monisme » de Häckel, etc.), les autres vivants (tropismes ; remaniements récents des idées de Darwin, etc.), mais qu’il traite avec la même brièveté que les conceptions aujourd’hui dépassées. Le charme du livre vient d’ailleurs de cette vivacité combative, de ce souci de ne rien négliger, de dire leur fait à tous les dogmatiques de l’« évolution », et aussi du plaisir qu’on éprouve soi-même à repenser ou croire repenser promptement tant de discussions et de systèmes ; mais la pensée de l’auteur se dérobe sous tant de critiques et ne se révèle, parfois, que pour manquer de précision. Il est bon de nous rappeler que nous ne sommes guère mieux informés de la physiologie nerveuse et cérébrale que ne l’étaient Claude Bernard et Spencer, et que les thèses de l’évolutionnisme ne sont plus pour nous que des postulats. Il reste pourtant, de la période héroïque de l’évolutionnisme, un certain nombre de faits et une certaine idée du devenir qui semble féconde ; l’auteur lui-même croit à ce qu’il appelle la « biologie-science », qu’il entend libérer de la « biologie déterministe » : langage qui prêterait à l’équivoque si nous ne savions que « déterministe » signifie assez bizarrement « épiphénoméniste ». Enfin nous ne voyons pas qu’une méthode nouvelle s’oppose à celle de la biologie darwinienne ; ou bien M. de Gramont-Lesparre attend-il de la philosophie de Sir O. Lodge et de vues confuses sur « l’unité de l’énergie » (cf. en particulier p. 177 et Conclusion), qui nous rappellent plus qu’à lui le « monisme » de Häckel, un instrument nouveau de pénétration dans l’étude des rapports de l’esprit et de la vie ?

Essai sur l’Individualisme, par Paul Archambault. 1 vol. in-16 de 216 p., Paris, Bloud, 1913. — On trouve ici réunies trois études d’importance très inégale sur la morale de Renouvier, la conception juridique de M. Duguit et le livre du P. Laberthonnière, « Positivisme et catholicisme ». À l’individualisme étriqué du néo-criticisme et au solidarisme naturaliste, l’auteur oppose avec enthousiasme le spiritualisme généreux des catholiques démocrates. Le danger actuel le plus pressant est le manque d’idéalisme. Sans chercher si l’on y pare suffisamment par un retour, si enflammé soit-il, aux vieilles idéologies, que nos habitudes positives aimeraient à voir doublées d’un programme concret, louons sans réserves M. P. Archambault d’avoir avec une grande netteté et une grande force dégagé et maintenu, en face d’une mode hostile, les raisons d’être permanentes de l’individualisme véritable, de celui qui, en désaccord peut-être avec le mot dont on veut le stigmatiser, mais en parfaite conformité avec la meilleure tradition philosophique, ne place si haut la personne humaine que parce qu’il voit en elle, l’âme, la raison, la puissance infinie de progrès et de renouvellement. Un tel individualisme n’est pas embarrassé pour soutenir les fonctions de « culture » de l’État. Bien au contraire, tout en saluant l’avenir qu’apporte le syndicalisme, ce que M. P. Archambault loue en M. Duguit, c’est d’avoir compris que les fonctions de l’État ne sauraient jamais être entièrement absorbées par lui. Ce qu’il reproche, en revanche, à ce juriste, c’est, dans sa critique si forte et si décisive de la souveraineté, d’avoir dépassé la mesure, de n’avoir pas vu que, par elle précisément, et par le pis aller du droit des majorités, l’État reste, « contre les excès possibles des tyrannies particulières », le défenseur des droits individuels en même temps que des grands intérêts collectifs. La solidarité, au contraire, outre qu’elle est un pur fait, à développer dans le sens le meilleur, ce qui suppose l’apport d’un idéal, d’une fin morale, est, suivant qu’on s’attache de préférence à la solidarité par similitude ou à la solidarité par division du travail, « une arme à deux tranchants qui risque d’être employée, tantôt au nom de la liberté, contre toute tentative collective pour égaliser les chances de développement des vies humaines, tantôt au nom de l’égalité, contre tout effort individuel pour poursuivre ce développement suivant une loi autonome ou une formule inédite ». Et ainsi l’idole de la société, « pour s’appeler la solidarité au lieu de s’appeler la souveraine ou l’État, n’en serait ni plus aimable ni moins malfaisante ». L’option nécessaire reste toujours : « se servir des âmes ou les servir », et les affirmations qui manquent à la synthèse de M. Duguit sont précisément celles que notre vieille philosophie française du droit avait su mettre en valeur : celle d’un idéal supérieur aux faits et capable d’y orienter notre liberté ; celle d’une œuvre de justice imposée avant toute autre à l’État, véritable « association pour la justice » (mais nous verrons tout à l’heure quel sens M. P. Archambault donne à ce mot) ; celle d’un souverain respect dû à la personne humaine et, par elle et pour elle, à tout ce qui est instrument de son ascension. Signalons enfin, aux pp. 164 à 166, d’abord une intéressante distinction, relative à la théorie positiviste de la propriété-fonction ( « en tant qu’elle s’applique, non plus aux « instruments de production », mais aux « objets de consommation », la propriété est un droit avant d’être une fonction » ) ; ensuite l’indication plus générale que l’étude de la législation et de la jurisprudence la plus récente ne nous montre, dans l’effort pour sauvegarder les droits subjectifs de l’individu, nullement une fiction idéologique, mais bien un effort réel et efficace, une préoccupation constante du droit vivant. Pourtant l’étude la plus complète et la plus pénétrante nous semble celle qui est consacrée à Renouvier. Elle tient d’ailleurs plus de la moitié de l’ouvrage, et ne se laisse pas si brièvement résumer.

Après avoir très justement défendu Renouvier contre les critiques de Fouillée qui ne voyait dans la partie théorique de la Science de la Morale qu’un assemblage hétérogène de principes juxtaposés, et montré que même l’opposition, qui paraît demeurer, du devoir et du bonheur, se résoud au fond, comme chez Kant, par un primat incontestable de la raison. M. P. Archambault part de cette vue que la morale néo-criticiste, plus encore que la morale kantienne, est essentiellement la morale de la personne humaine. Tandis que chez Kant on n’arrive à la personne que par l’universalité de la loi, chez Renouvier au contraire, « la généralisation de l’obligation n’est qu’un corollaire du principe pratique suprême de l’humanité fin en soi ». Le « primat de la personne humaine », voilà bien selon M. P. Archambault, le postulat fondamental de toute morale spiritualiste et la tendance la plus profonde et la plus constante de la civilisation moderne. Ainsi ce catholique rejette « ce lieu commun de philosophie réactionnaire » selon lequel la morale de l’autonomie fausserait toute vie morale en sacrifiant le devoir aux droits : c’est trop évidemment oublier que la morale de l’autonomie est avant tout la morale de l’obligation. Mais ce qu’il faut se demander, selon lui, c’est si la conception de la personne que nous apporte Renouvier est suffisante. Or pour Renouvier la personne se définit par deux caractères essentiels : raison et liberté. Mais la raison, puissance d’organisation, de comparaison, et non de qualification, suppose autre chose qu’elle-même : un élan, une option première qu’elle peut bien contrôler, mais qu’elle ne suffit pas à fonder ; et si Renouvier ne s’en est pas tenu à la simple faculté logique conçue par Kant, s’il revient en ce sens à Aristote et à Leibniz, sa conception reste intellectualiste, c’est-à-dire aristocratique et statique, et n’exprime pas la vie morale tout entière, qui suppose une volonté d’expansion indéfinie et la « folie » de la Croix. Quant à sa conception de la liberté, elle reste anomiste, impatiente (inconsciemment peut-être) de la règle, qui pourtant parfois libère, quand c’est la liberté qui tyrannise : et l’auteur en trouve des preuves multiples : dans la haine sectaire de Renouvier à l’égard du catholicisme, dans ses hésitations marquées à l’égard du socialisme et de l’interventionnisme où il tendait pourtant, enfin dans sa pensée solitaire, dans sa méconnaissance des forces de la tradition. Le groupe, chez lui, « qu’il s’appelle profession, famille ou patrie », n’a « qu’une réalité inconsistante et maigre ». « Tous les droits, dit Renouvier, sont au fond des libertés ». Là est l’erreur. L’homme a droit « à l’épanouissement total de son être » : et ceci doit être obtenu, le cas échéant, par le sacrifice de la liberté individuelle, Renouvier reste un libéral pour qui le social n’est pas une valeur plus élevée, une réalité nouvelle qui, par une série d’organisations collectives et des forces instinctives, inconscientes, appelle les personnes humaines à une vie plus haute. La société est pour lui « une collection d’agents raisonnables, et sa loi est la loi de chacun ». De cette double insuffisance inhérente à sa conception de la raison et de la liberté, résulte enfin une conception trop étroite de la justice. Notre dû ne se mesure pas par le contrat ; ce que l’homme doit à l’homme, c’est tout ce qu’exige la réalisation de sa destinée d’homme ; et ainsi la justice n’est pas d’autre nature que la charité : si sa sphère est plus étroite, c’est simplement qu’elle exige « l’accord de toutes les consciences qui comptent ». Reste enfin la théorie de l’état de guerre, et le programme de réformes politiques et sociales de Renouvier, dont l’auteur fait voir l’intérêt, tout en y apportant les mêmes critiques. Insuffisance de l’esprit d’amour et de sacrifice. Jacobinisme dont les excès sont universellement condamnés (mais qui avait au moins le mérite, utile à opposer aujourd’hui au syndicalisme intégral, de garder le sens de l’État et de l’unité nécessaire). Socialisme, timide pourtant, précisément parce qu’il oppose sans cesse l’individu à l’État et n’a pas su prévoir le syndicalisme, le développement des groupes intermédiaires. L’« humanité fin en soi », le point de départ était bon ; mais il eût fallu une âme religieuse et chrétienne, selon M. P. Archambault, pour en saisir toute la fécondité.

Le Progrès. 1 vol. in-8, de 527 p., des Annales de l’Institut international de Sociologie, publiées sous la direction de René Worms, et contenant les travaux du 8e Congrès, tenu à Rouen en octobre 1912, Paris, Giard et Brière, 1913. — Plus d’impressions et de systèmes dans ces communications disparates que de méthodes de recherches ; on ne constate guère non plus d’unité de tendances. — Le progrès anthropologique de l’intelligence est lié pour M. Manouvrier au perfectionnement du cerveau dont il cherche à la ville et à la campagne les conditions les plus favorables ; il attache une importance considérable aux dimensions trop faibles du bassin et du détroit inférieur des femmes, limite fatale à l’accroissement du volume cérébral ; M. Papillault déclare que l’expérience statistique seule pourra décider dans quelle mesure les conditions biologiques du progrès social sont déterminées, conformément à l’hygiène lamarckienne, mécaniste et cartésienne, par le milieu social, ou, conformément à l’eugénique darwinienne, anglaise et antiégalitaire, par la sélection des individus ; M. Duprat étudie les rapports du progrès et de la sélection sociale. — Le Progrès économique est étudié, au point de vue de la production, par MM. René Maunier et Yves Guyot. Le premier passe en revue les diverses théories relatives à l’évolution de la production, considérée quantitativement et qualitativement ; et des notes bibliographiques signalent utilement la littérature essentielle sur ce point ; M. Yves Guyot résume les conclusions de son livre sur la « Science économique ». M. Eugène Fournière cherche, entre le pessimisme socialiste et l’optimisme économiste, à définir le progrès comme consistant dans la tendance à diminuer les inégalités de la répartition par une action parallèle puis combinée de l’Etat, de la Commune et de l’Association, tendance qui aboutit enfin à mesurer la rémunération au service réellement rendu. M. Charles Gide voit le critérium du progrès de la consommation dans la moindre consommation possible de richesses pour une satisfaction désirée, dans l’art d’utiliser ce qui semblait inutile, enfin dans l’art de reconnaître ce qui répond le mieux à nos besoins. — Le progrès politique est étudié dans son rapport avec l’évolution économique par M. Maxime Kovalewsky, et défini comme un progrès de la solidarité humaine, démocratique et internationale. M. Ferdinand Buisson le définit à son tour sous forme de principes dont il faudrait rechercher selon lui si l’expérience les a confirmes. Ces principes affirment : comme conditions du progrès politique relatives à l’individu, la souveraineté nationale, le suffrage universel, l’instruction intégrale ; — relatives à la collectivité : la république démocratique, la séparation des pouvoirs, la séparation des pouvoirs, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les perfectionnements du régime représentatif et des institutions parlementaires ; — relatives à l’harmonie de l’individu et de la collectivité : l’institution d’une Cour souveraine de Justice, du referendum, d’assemblées corporatives, la réorganisation des partis, l’arbitrage international. M. Albert Gobat introduit une note concernant l’établissement, d’un Parlement international à pouvoirs limités. — Enfin sur le progrès intellectuel, moral et esthétique, signalons des réflexions de M. Grimanelli tendant à développer la loi des trois états et à affirmer le progrès esthétique. M. Mackenzie détermine l’éducation morale nécessaire en vue du progrès social en cherchant ce qu’on peut retenir de la conception platonicienne de l’éducation. M. Léon Philippe démontre le progrès musical ou double point de vue du progrès harmonique de la composition et du progrès de la réceptivité du public. — Des études sur la Théorie générale du progrès servent de conclusion. M. René Worms examine les définitions qui ont été données du progrès et les répartit en deux groupes ; les définitions morphologiques (l’ordre de Comte, la courbe de Quetelet, l’évolution spencérienne, le développement de la société et la réduction de la communauté de Tœnnies) : les définitions qui réduisent le progrès général à un progrès spécial (la loi des trois états, les définitions économiques de Herbert Spencer et de Y. Guyot, la loi de S. Maine) ; il conclut, dans l’impossibilité d’une théorie définitive, en posant des problèmes à distinguer : le but de l’évolution (adaptation) ; le chemin (hélicoïdal) qui y conduit, l’ordre de marche des divers groupes sociaux (divergence, parallélisme ou convergence imitative), le mécanisme du progrès. M. Kochanowski explique en termes assez obscurs le progrès par la lutte ; M. Wilhelm Ostwald y applique la loi de transformation de l’énergie ; M. Lester Ward la définit par une augmentation de la somme du bonheur et une diminution de la somme des souffrances ; puis il distingue le progrès spontané, structural et moral, et le progrès volontaire. M. de Roberty cherche la source du progrès dans le développement et la diffusion du savoir (physico-chimique, biologique et social) ; M. Novicow dans l’adaptation et l’équilibre ; M. A. Chiappelli dans la substitution des valeurs. Presque seul, M. Robert Michels apporte une note sceptique en montrant le caractère partiel et contradictoire du progrès, un progrès dans une voie étant presque toujours accompagné d’effets nuisibles dans une autre voie, le progrès pouvant aussi naître d’un mal ou d’un regrès, qu’il s’agisse du domaine physique, politique, économique ou social. Mais pour M. de la Grasserie toutes ces objections disparaissent si l’horizon s’étend, et, pour M. Ludwig Stein, le progrès est indéniable si on le limita au monde des fins et des valeurs qui est l’objet propre de la sociologie.

La Morale Psycho-sociologique, par G.-L. Duprat. 1 vol. in-18 jésus, de 402 p., de l’Encyclopédie scientifique dirigée par le Dr  Toulouse, Paris, O. Doin, 1912. — Le titre de cet ouvrage est tout un programme et annonce une méthode. Fidèle à l’esprit positif, désireux de la plus grande objectivité possible, se défiant du dogmatisme métaphysique comme du rationalisme kantien, non satisfait par le calcul utilitaire, l’auteur cherche à définir la méthode de la morale en complétant les tendances de l’école sociologique de M. Durkheim par l’étude des conditions psychologiques et psychopathologiques de la vie morale individuelle. Pour lui la sociologie est inséparable de la psychologie ; la réalité sociale n’est pas une chose indépendante des individus qui la constituent. Sa méthode comprend donc, nous dit-il, les moments suivants : 1° Etude sociologique des mœurs ; 2° Conception rationnelle des obligations morales et sociales ; 3° Conception de l’Idéal moral et social ; 4° Etude des conditions psychologiques et sociologiques de la réalisation de l’Idéal moral. Conformément à ce programme, indiqué dans la première partie de son-ouvrage, il est intéressant de voir l’auteur, après une deuxième partie consacrée à l’étude des « Mœurs, Obligations et Idéal Social », s’efforcer, dans une troisième partie, d’étudier les « conditions psychologiques de la moralité ». Il y manifeste des tendances très synthétiques relativement aux mobiles de l’action morale, s’efforçant de montrer comment les divers systèmes de morale ont mutilé la nature humaine, et comment les divers mobiles qu’ils ont préconisés (tendances naturelles, calcul utilitaire, développement de la raison, lutte contre le passions, altruisme et générosité) ont besoin d’être harmonieusement réunis en faisceaux de façon à fortifier la joie morale véritable, distincte à la fois, par sa capacité de progrès indéfini et par son caractère de santé morale, du plaisir utilitaire et de l’ascétisme mystique, deux « conceptions pathologiques de la nature humaine » (p. 247) selon M. Duprat. S’appuyant enfin sur une conception franchement déterministe du crime et de la faute, l’auteur voit dans la peine, non une sanction de l’intention mauvaise, du démérite personnel, mais une nécessité de la lutte sociale contre le crime justifiée uniquement par son efficacité pratique et subordonnée à la nécessité supérieure de l’éducation, dont la « suggestion morale » est l’instrument essentiel. Toute cette troisième partie, en dépit de la multiplicité des questions soulevées et de la rapidité fatale des solutions, forme un ensemble qui nous paraît, par son unité et sa netteté, le meilleur du livre. Nous ne pouvons en dire autant de la deuxième partie, pourtant capitale, étant donné le but de l’ouvrage. Une morale psychosociologique ne peut se contenter de juxtaposer à une étude sociologique des mœurs celle des conditions psychologiques de la moralité individuelle. On attend d’elle une détermination psychosociologique de l’idéal moral. Or il nous semble que sur ce point l’ouvrage de M. Duprat manque tout à fait de netteté. Nous ne voyons nulle part une méthode psychologique venant compléter, éclairer ou contrôler la recherche sociologique, comme on la trouve, par exemple, très différente d’ailleurs, chez un Wilbois ou chez un Rauh. — Sur chaque question mœurs et religion, obligations familiales, économie sociale et rôle de l’État, etc.), nous voyons l’auteur décrire une évolution, rappeler les faits, montrer ce qui s’établit, indiquer ses préférences. La conclusion suppose un jugement éclairé par les faits, mais nous n’arrivons pas à voir se dégager véritablement une méthode, ni à comprendre en quoi la psychologie peut guider la conscience dans son choix.

La Population et les Mœurs, par Henri-F. Secrétan. 1 vol. in-12, de 438 p., Paris, Payot, 1913. — Dans cet ouvrage l’auteur cherche à montrer les transformations des conditions de la vie et des mœurs qu’entraîne la raréfaction de la population. Il s’appuie essentiellement sur la décadence de l’Empire romain d’Occident et sur le moyen âge. Dans les deux premiers chapitres, il s’attache à réfuter la thèse de Fustel de Coulanges selon laquelle la dépopulation de l’Empire d’Occident serait une conjecture improbable. Il se réfère principalement à l’étude des textes (Végèce, Florus, Strabon, Ammien Marcellin, Salvien) qui établissent la dépopulation de l’empire, la décadence de la vie urbaine et peu à peu la misère universelle, les tentatives incessantes de la législation depuis Auguste pour réagir contre cette dépopulation. Une note de M. Camille Jullian, reproduite à la fin du premier chapitre, tire de l’archéologie et particulièrement du périmètre des villes reconstruites vers l’an 300 une preuve saisissante à l’appui de la thèse de l’auteur. Le troisième chapitre étudie l’action de la dépopulation, de l’isolement, de la misère et du banditisme qui en résultent, sur la formation de la société féodale pendant le haut moyen âge, et l’établissement de ce que les Allemands appellent le Faustrecht. La conclusion naturelle, où l’auteur aboutit, (après un chapitre où est étudié, principalement au point de vue de la Suisse, le mouvement actuel de dépopulation issu de la civilisation même) est la nécessité de la force collective, du nombre pour constituer le droit et le rendre effectif. Ce dernier chapitre contient des vues intéressantes sur le rôle de la Suisse et des états neutres, considérés comme centres de formation de l’esprit européen. L’ouvrage, en dépit de trop nombreuses répétitions et de sa composition quelque peu fragmentaire, est écrit souvent dans un style ferme et fort qui, joint à la multitude des faits empruntés à l’antiquité et au moyen âge et des textes cités, en fait, en même temps qu’un recueil utile de documents, un livre de lecture agréable.

Pédagogie Sociologique. Les influences des milieux en éducation, par Georges Rouma, 1 vol. in-8, de 290 p., Neuchatel, Delachaux et Niestlé, et Paris, Fischbacher, 1914. — Qu’il y ait un rapport de haute importance entre la pédagogie et l’étude des phénomènes relatifs à la vie sociale, c’est ce dont témoignent nombre de travaux contemporains de pédagogie. C’est là aussi ce que M. Rouma parait vouloir indiquer dans le titre de son livre, Pédagogie sociologique, titre dont la signification précise serait peut-être malaisée à déterminer.

En réalité l’ouvrage est une compilation : il est constitué par l’analyse rapide ou la présentation des résultats d’une foule de travaux contemporains d’observation ou d’expérimentation psychologique, ayant en commun ce double caractère de porter sur des écoliers et de tendre à mettre en évidence des modalités psychiques liées à des conditions de vie sociale.

Ces comptes rendus d’études sont groupés sous les titres suivants : influences du milieu physique, affinité sociale, affinité au groupement, affinité sympathique, amour de l’approbation, altruisme, acquisitions dues au milieu social, formation d’anormaux et de subnormaux par influences sociales, éléments psychologiques favorisant le développement de l’affinité sociale, éléments psychologiques entravant l’adaptation sociale. — Enfin sous le titre d’applications, l’auteur rapporte quelques expériences de self-government scolaire, de coéducation, et décrit l’École sociale de Dewey.

Les études mentionnées, dont la plupart utilisent la méthode d’enquête, sont des études d’observation analytique, c’est-à-dire qu’elles isolent un phénomène ou un groupe de phénomènes (affinité au groupement, amour de l’approbation, etc…) et cherchent par des moyens appropriés à en acquérir une connaissance expérimentale. C’est là le type le plus commun de la recherche scientifique, et il n’est nullement question de le mettre en suspicion. Mais quand il s’agit d’appliquer ce mode de recherche aux aspects les plus complexes de la vie psychique, et surtout quand il s’agit d’en rapporter les résultats dans la pratique de l’éducation, il convient d’être circonspect et de ne point se laisser duper par des apparences de rigueur scientifique. Il serait bon, quand on parle, sinon de pédagogie sociologique, du moins d’applications d’études psychosociales à l’éducation, de mettre en évidence la valeur première d’une observation synthétique, monographique, qui sans doute ne peut pas revendiquer la précision de l’analyse scientifique, mais qui a le grand avantage de ne pas exposer à l’illusion scientifique et de se tenir tout près de l’expérience essentielle, fournie par la pratique normale de l’éducation. Il appartient à cette observation synthétique de déterminer les points susceptibles d’analyse méthodique et de coordonner les résultats d’analyse. Cette fonction de choix et de coordination n’apparaît guère dans l’ouvrage de M. Rouma.

Nul doute qu’une partie des travaux qu’il rapporte n’aient en eux-mêmes un réel intérêt. Et il est agréable de rencontrer réunies des indications qu’il faudrait chercher à travers une foule de publications dispersées. Mais la compilation dans des cadres arbitraires de résultats d’analyses diverses ne saurait révéler une « pédagogie », ni même offrir dans son ensemble un véritable intérêt pédagogique. Il ne s’en dégage aucun résultat appréciable soit méthodologique, soit théorique, soit pratique. Les conclusions pratiques semées dans l’ouvrage constituent parfois, isolément considérées, des préceptes judicieux, mais au total n’offrent qu’un assez mince intérêt, parce qu’elles ne se tiennent pas entre elles et qu’elles n’ont souvent qu’un lien apparent avec l’appareil scientifique déployé.

L’auteur termine en réclamant l’organisation d’un Institut de Sociologie appliquée à l’éducation de l’enfant. Soit. Mais n’oublions pas que l’essentiel est de faire de bons travaux dans le laboratoire de sociologie scolaire qui dès aujourd’hui nous est ouvert : c’est l’École. J’entends l’école où l’on fait à la fois de vraie éducation et de sérieuses et directes observations en tout respect de l’esprit de la science.

Histoire de l’Instruction et de l’Éducation, par François Guex. Deuxième édition, revue et corrigée, 1 vol. in-8, de 724 p., Lausanne, Payot et Cie, et Paris, Alcan, 1913 — Le succès dont témoigne la réédition de ce livre prouve qu’il répond à un intérêt considérable du moment, à une poussée d’intérêt pédagogique au moins égale à celle qui marqua le début du siècle dernier.

La matière embrassée est immense. Le sujet par sa nature même est singulièrement complexe. Histoire des institutions d’enseignement et d’éducation, des éducateurs, des écrivains ayant spécialement traité de pédagogie, de ceux dont les œuvres philosophiques ou religieuses ont influé fortement sur le mouvement pédagogique : sujet aux frontières indéfiniment extensibles. Et ce sujet est envisagé, en principe au moins, dans toute l’étendue du temps et de l’espace. Ceci demande, il est vrai, une immédiate restriction. Des deux parties de l’ouvrage la première, traitant de la pédagogie avant Jésus-Christ, n’est qu’une manière de court prologue ; la seconde partie est divisée elle-même en deux périodes dont l’une, s’étendant jusqu’à la Réformation, ne comporte qu’une relation de quelques pages, tandis qu’à l’autre, de la Réformation jusqu’à nos jours, est consacrée la presque totalité du livre.

L’immensité de l’objet détermine la façon dont il est traité. Nous sommes en face d’un manuel de vulgarisation destiné aux candidats à l’enseignement, contenant des renseignements touffus, mais toujours de caractère encyclopédique et élémentaire. Et il faut être reconnaissant à l’auteur de la masse énorme d’indications rassemblées, qui permettent d’acquérir quelque première information sur n’importe quelle époque de la pédagogie, sur n’importe quel écrivain pédagogue de n’importe quel pays. Cette grande commodité dispose à donner moins d’attention aux défauts très visibles de l’ouvrage. Nous en signalerons quelques-uns seulement, qu’on a le droit de lui reprocher sans cesser de tenir compte de son caractère de manuel scolaire.

Poussé à un certain degré d’abréviation, un exposé historique n’est plus seulement inutile, mais nuisible. C’est le cas pour la synopsie de l’éducation sur la planète des origines au xvie siècle. Il y a là juste de quoi donner aux esprits peu avertis la fâcheuse illusion de ne pas ignorer tout de certaines choses. Dans la période moderne, la seule dont il soit réellement traité, les sujets ne sont pas toujours présentés avec la proportion que réclame leur importance : c’est ainsi que la part faite à Rabelais et à Montaigne parait bien restreinte en face de celle qu’on accorde à Coménius. Notons encore que cette encyclopédie historique ne se borne pas à un exposé objectif de faits et de doctrines, mais en cherche constamment l’utilisation pédagogique actuelle et constamment distribue à leur occasion l’éloge et le blâme. Il s’ensuit que le mode de présentation de la matière historique est relatif aux appréciations et aux conceptions propres de l’auteur. De là le désordre qui règne dans l’exposé de la période qui s’étend de la fin du xviiie siècle jusqu’à nous. L’auteur a tenu à mettre avant tout en lumière une grande lignée de pédagogues, allant de Rousseau à Herbart, dont l’école représente pour lui le sel de la pédagogie à l’heure présente. Puis il faut revenir en arrière pour passer en revue des théologiens, des poètes, Frœbel, la pédagogie des anormaux ; puis encore une fois pour suivre à vol d’oiseau l’histoire de la pédagogie en France, et encore en Angleterre et en Amérique.

Dirons-nous pour justifier ces libertés de méthode, ce mélange d’histoire en abrégé et de doctrine, qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation, destiné principalement à fournir à de futurs instituteurs, dont le temps est court, un grand nombre d’informations élémentaires et quelques vues pratiques de pédagogie ? – De tels ouvrages, il faut en convenir, sont demandés, sont trouvés utiles. Mais est-il bon qu’ils le soient ? Ne répondent-ils pas avec trop de complaisance à la préoccupation de renseignements rapides et superficiels, qui est le mal profond de l’enseignement à notre époque, et surtout de cet enseignement primaire, dont le développement ne se sépare pas de celui de la démocratie ? Est-ce l’état des démocraties d’aujourd’hui qui doit régler l’enseignement populaire à sa mesure ? Est-ce un enseignement populaire profondément respectueux des vraies méthodes de l’esprit qui doit préparer la démocratie de demain ?

Théorie des Nombres, par E. Cahen, chargé de cours à la faculté des sciences de Paris. Tome premier. Le premier degré, 1 vol. de xviii-408 p., chez A. Hermann et fils, Paris, 1914, — M. E. Cahen, dont les importants travaux relatifs à l’arithmétique supérieure sont bien connus, est venu combler une lacune qui existait dans la littérature mathématique française. En effet nous ne possédions pas en France de traité moderne exposant d’une manière approfondie la théorie des nombres. Le travail de M. Cahen s’adresse aux mathématiciens ; mais l’auteur n’a pas craint de remonter aux premières notions qui constituent la base de la science : le nombre entier, l’infini. Par là cet ouvrage peut intéresser également les philosophes-mathématiciens. En ce qui concerne le nombre entier l’auteur s’est placé au point de vue ordinal de Helmholtz-Kronecker ; il définit les entiers de la manière suivante : « Considérons la suite des signes (1) :

1, 2, 3, 4, 5.

Le premier s’appelle un, le suivant s’appelle deux, le suivant s’appelle trois, le suivant s’appelle quatre, le suivant s’appelle cinq. Chacun des éléments de cette suite est dit un nombre entier. Un entier est dit plus grand qu’un autre lorsqu’il est après lui dans la suite... » Relativement à l’infini l’auteur a adopté une attitude strictement négative. Étant donnée une suite telle que (1), formée de cinq éléments, on peut en concevoir une formée d’un plus grand nombre d’éléments, de dix, de vingt éléments, ce nombre d’éléments étant toujours fini. « D’une façon générale, dans tout ce qui va suivre, l’objection consistant en ce que la suite des nombres ne va pas assez loin se lèvera de la même façon : en prolongeant cette suite. » L’intention de l’auteur n’ayant certainement pas été de soulever des discussions relatives à l’infini mathématique, mais plutôt de les écarter, nous n’ouvrirons pas non plus le débat en nous demandant si son attitude radicalement négative guérit ou envenime la plaie (la controverse sur l’infini). — Nous nous en voudrions de ne pas indiquer en terminant quelques-unes des théories mathématiques exposées dans ce savant ouvrage : Équations diophantiennes du premier degré ; systèmes de telles équations ; théorie des substitutions linéaires homogènes ; théorie arithmétique des formes linéaires à coefficients entiers ; théorie des formes bilinéaires ; éléments de la théorie des congruences ; calcul des tableaux ; tableaux entiers, etc.

Histoire de la Science Politique dans ses Rapports avec la Morale, par Paul Janet, 4e édition. 2 vol. in-8 de ci-608 et 779 p., Paris, Alcan, 1913. — Nous ne faisons que signaler cette réédition qui s’imposait d’un ouvrage classique. La présente édition, revue d’après les notes laissées par l’auteur, est précédée d’une notice sur la vie et les travaux, de Paul Janet, par G. Picot. Elle ne présente, d’ailleurs, par rapport à la troisième, aucune modification appréciable.

Les Pères du Système Taoïste : Lao-tse, Le-tse, Tchoang-tse (Le Taoïsme, t. II), par le Dr  Léon Wieger. 1 vol. gr. in-8 de 511 p., Hokien-fou ; Paris, Guilmoto, 1913. — Nous nous sommes plu à accueillir dans cette bibliographie, depuis un an, plusieurs traductions anglaises ou allemandes d’ouvrages taoïstes. Nous nous félicitons bien davantage encore de signaler aujourd’hui aux historiens de la philosophie le présent ouvrage, non seulement parce qu’il est français, mais parce qu’il est excellent, parce qu’il donne les œuvres dans leur intégrité, en texte et en traduction, enfin parce qu’il présente en un seul volume et à un prix relativement très bas des livres qui avaient toujours fait l’objet de publications distinctes et chères. Composé en Chine par un sinologue d’une prodigieuse activité, qui a fait plus que personne pour faciliter l’étude littérale et la compréhension intellectuelle de la littérature chinoise, cet ouvrage sera une révélation pour les philosophes et un instrument de travail précieux pour les orientalistes eux-mêmes.

Selon la division consacrée, le Taoïsme représente l’une des trois grandes religions chinoises. Mais elles ne doivent pas être simplement coordonnées. Le Bouddhisme est d’importation étrangère ; le Confucéisme offre surtout une morale et une politique ; la métaphysique proprement chinoise, les doctrines chinoises proprement métaphysiques, c’est principalement dans le Taoïsme qu’il faut les chercher, surtout si la période qu’on étudie est celle qui précéda notre ère. Les œuvres que voici sont intermédiaires entre le VIe et le IIIe siècles avant J.-C. Si la personnalité historique de leurs auteurs nous échappe presque entièrement, du moins leurs ouvrages sont là. Leur explication est ardue ; mais le P. Wieger, dans le tome I de cette série, dont nous espérons pouvoir rendre compte prochainement, a eu le grand mérite d’entreprendre un bilan du canon taoïste : tentative unique dans la critique européenne et condition première de toute étude objective d’un mouvement de pensée considérable.

Les productions attribuées à Lao, à Lie, à Tchoang, dont nous avons sommairement indiqué l’intérêt spéculatif à propos des traductions naguère mentionnées, forment une filiation très nette et un corps de doctrine cohérent, quoique les fictions poétiques de Tchoang présentent un style tout autre que les aphorismes concis de Lao. L’aspect ontologique du système est toujours l’affirmation.d’un principe ineffable, le « tao », dont le « teh » est le mode d’action ; car, comme le dit justement le traducteur, rendre ces mots par « voie » et « vertu », c’est donner leur sens dérivé, non leur acception primitive et métaphysique. L’aspect moral est un quiétisme qui exalte la perfection de ce qui s’opère spontanément par.delà les distinctions arbitraires du bien et du mal, du vrai et du faux.

Voilà, donc une œuvre extrêmement méritoire et utile. On pourrait souhaiter un esprit plus historique : on regrette, par exemple, que dans les « résumés des commentaires », pas un mot n’indique la nature, l’époque, le nom des gloses utilisées. Mais, la critique philologique de ces textes n’a jamais été commencée selon les méthodes européennes ; on aurait mauvaise grâce à reprocher à ce travail son insuffisance à cet égard. Le style pourrait être moins familier, plus littéraire, sans que l’exactitude fût compromise. Tel qu’il est, ce livre est l’un des plus indispensables a une bibliothèque de philosophie comparée.

Jacopone de Todi, par J. Pacheu. 1 vol. in-12, de ii-398 p., Paris, A. Tralin, 1914. — Le P.  J. Pacheu, dont on connaît les nombreuses études consacrées à la mystique ancienne et contemporaine, nous apporte aujourd’hui une étude critique sur Jacopone de Todi, frère mineur de saint François, auteur présumé du Stabat mater (1228-1306), suivie d’un choix abondant et d’une traduction de ses principaux poèmes. L’auteur s’est défendu d’avoir voulu faire une édition savante ainsi que d’avoir voulu apporter des renseignements nouveaux sur la vie du frère mineur ; il se contente de mettre à notre disposition les plus caractéristiques d’entre ses œuvres et de préciser les renseignements que nous possédons actuellement sur lui. Un bref récit de sa jeunesse et de sa conversion nous introduit à l’étude du prédicateur populaire et de la langue dont il s’est servi. L’événement capital qui marque la vie de Jacopone est l’opposition très vive à laquelle il se livra, avec les Joachimites et les religieux de stricte observance, contre le pape Boniface VII. Cette opposition le conduisit en prison d’où il ne sortit que cinq ans après, à la mort de Boniface. Nous devons à cette opposition un certain nombre de poèmes satiriques fort intéressants ; mais les plus caractéristiques de la mentalité de Jacopone sont les poèmes mystiques qu’il nous a laissés et qui font de lui un véritable jongleur, un trouvère de Dieu : il giullare di Dio. La question de savoir s’il est l’auteur véritable du Stabat mater est très controversée ; l’époque, le caractère de Jacopone et de son œuvre, rendent l’hypothèse très plausible, d’autant plus que des documents anciens le lui attribuent. C’est donc là, sinon une certitude absolue, du moins une haute probabilité. Toute cette étude est conduite par l’historien avec beaucoup d’aisance, de vivacité et de précision. Nous ne dirons pas qu’elle est conduite avec une parfaite objectivité : l’opposition de Jacopone à Boniface VII n’est évidemment pas très sympathique à celui qui nous la rapporte ; et le souci de nous présenter un mystique parfaitement orthodoxe induit le P. Pacheu à des gloses théologiques au moins inutiles. C’est ainsi que, Jacopone ayant déclaré que dans le recueillement mystique l’intelligence, voyant à découvert l’immensité de Dieu, fait coucher dehors la foi et l’espérance : la fede e la speranza fa albergar di fuori, l’historien commente ainsi son texte : « On voit ce qu’entend là Jacopone, on voit, on possède, on n’a pour ainsi dire plus besoin de recourir la foi et à l’espérance. Plus exactement on pourrait dire : la foi et l’espérance sont tellement vives, tellement illuminées par les dons de l’Esprit Saint, l’intelligence et la sapience, qu’on n’en sent plus l’effort, et qu’elles semblent en possession de leur objet ». Voilà donc l’espérance et la foi sauvées, et Jacopone avec elles. Mais le texte est bien malade, car il ne souffle mot de tout cela. Jacopone, en bon et simple mystique, dit qu’il y a des cas où l’âme fidèle possède si bien son objet qu’elle n’a plus besoin de la foi ni de l’espérance. Et tout le reste est théologie. Les poèmes publiés et traduits sont bien choisis et donnent un texte qui semble, dans l’état actuel des choses, aussi satisfaisant que possible. La traduction est généralement exacte, mais elle affaiblit extrêmement le texte en l’édulcorant et en prenant des précautions dont le rude prédicateur populaire ne s’embarrassait pas. D’une façon générale il semble qu’on n’aurait pu que gagner à suivre avec scrupule les tournures de phrase et le mouvement du texte italien.

Le Pessimisme de La Rochefoucauld, par R. Grandsaignes d’Hauterive. 1 vol. in-12, de 222 p., Paris, A. Colin, 1914. — Excellent petit livre. M. Grandsaignes d’Hauterive, après avoir brièvement défini le pessimisme de La Rochefoucauld, en cherche les origines, analyse le caractère de l’auteur, raconte l’histoire de ses déconvenues avant et pendant la Fronde. Il est, au moment où commence le gouvernement personnel de Louis XIV, un grand seigneur désabusé. Il vit dans une société de gens pareillement désabusés, las de la liberté, du désordre, de l’intrigue. Le Jansénisme fait des prosélytes, et a pour un de ses centres mondains ce salon de Mme de Sablé, où La Rochefoucauld fréquente en intime et où la rédaction de « Maximes » est le grand plaisir ordinaire. Or le Jansénisme est un pessimisme théologique ; et Jansénius, Pascal s’exprimaient souvent presque dans les mêmes termes que La Rochefoucauld, lorsqu’ils décrivaient la nature corrompue, et purement humaine, de l’homme. Les « esprits forts » sont de même à la mode : et on serait disposé, après voir lu M. d’Hauterive, à considérer que La Rochefoucauld a été le grand homme de ce groupe obscur, le continuateur de Miton et de Méré. Enfin les cartésiens expliquent les passions de l’âme en physiologistes : et La Rochefoucauld parle souvent leur langage. Que, d’ailleurs, après la première édition des Maximes, La Rochefoucauld en ait atténué le pessimisme primitif sous l’influence de Mme de la Fayette, M. d’Hauterive se refuse à l’admettre. Des documents précis nous prouvent que l’influence de Mme de la Fayette ne s’est pas exercée en ce sens ; et les corrections de La Rochefoucault sont dues à un scrupule de précision plutôt qu’à un désir d’atténuer. Des études pareilles à celles de M. d’Hauterive aident à mieux sentir quelle fut la variété et la diversité des courants de pensée, au cours de ce grand siècle dont, trop longtemps, nous nous sommes bornés à admirer, littérairement, l’orgueilleuse façade.

Fénelon. La Confrérie Secrète du Pur Amour, par Ludovic Navatel, 1 vol. in-18, de xvii-335 p., Paris, Émile-Paul, 1914. — Nous avions déjà au moins deux Fénelon. L’un qui vient de Saint-Sulpice : c’est le Fénelon révéré du clergé français. L’autre, qui vient des philosophes du xviiie siècle : c’est le Fénelon familier aux gens du monde. Le premier est un archevêque dévot, souriant, aimable, un saint François de Sales, persécuté par des prélats jansénistes et qui, condamné à regret par un pape qui l’aime, s’est soumis avec l’humilité d’un enfant. Le second est un philosophe humanitaire, victime du despotisme pour avoir aimé le peuple, détesté les abus, et prêché de bonne heure la tolérance. L’auteur nous en propose un troisième qui serait le plus vrai si nous voulons bien nous fier uniquement aux écrits et à la correspondance de l’archevêque de Cambrai : c’est un Fénelon intérieur et occulte, c’est le chef d’une petite confrérie mystique qui cultive avec ferveur dans ses disciples chéris l’oraison de quiétude et de l’amour pur. L’étude de son système de direction est particulièrement instructive en ce qui concerne le duc de Chevreuse, le marquis de Seignelay, la duchesse de Mortemart, Mme de Montberon, et surtout peut-être le duc de Bourgogne. Tous ces personnages constituent en fait, sinon en droit, une confrérie secrète dont Fénelon est le directeur et Mme Guyon la prophétesse. Comme Fénelon avait l’incroyable faiblesse de croire à la mission divine de cette femme, nous voyons tous ses dirigés s’incliner devant elle. Lui-même est travaillé par l’ambition de réformer et d’innover ; il imagine donc qu’avec l’aide de sa prophétesse il va faire fleurir une ère de renaissance religieuse dont il sera le messie. C’est pour la préparer que Fénelon se livre à un ardent prosélytisme en faveur du quiétisme et du parfait amour. À partir de ce moment il essaye de tout renouveler ; il fourre partout son système, dans ses livres, dans ses sermons, dans ses opuscules, dans ses écrits apologétiques. L’oraison de quiétude devient le pivot de sa direction spirituelle. Elle sert de méthode et d’idéal pour toutes les situations sociales : prince, homme politique, homme de guerre, femme du monde. Elle donne la solution de tous les problèmes et les remèdes à tous les défauts ; elle sert d’inspiration universelle à la religion, à la guerre, à la politique, à la vie de salon, aux affaires domestiques et aux sentiments de l’amitié. Cette propagande en faveur d’une telle panacée se fait secrètement mais avec un dur prosélytisme et une obstination aveugle ; et les âmes qui suivirent son austère direction se consumèrent en efforts dont on doit bien avouer qu’ils furent à peu près stériles.

Tel est le portrait qui nous est tracé de ce nouveau Fénelon. On voit immédiatement qu’au plaidoyer Pro Fenelone qui fut récemment composé ce petit livre oppose un réquisitoire contre Fénelon. Nous aurions préféré un livre sur Fénelon. On regrettera d’autant plus de ne pas le trouver ici que l’auteur était capable de nous le donner. Il a fort bien aperçu certains aspects caractéristiques de la direction fénelonienne. C’est un fait que la grâce semble, dans la pensée de Fénelon, directement communicable d’un sujet à un autre, et que la monition fraternelle acquiert ainsi dans le quiétisme la valeur d’une communication sacramentelle (p. 100). Il semble également exact que Fénelon ait cru que l’on peut se donner l’oraison de recueillement au moyen d’une méthode technique (p. 107). Mais ces observations justes sont noyées dans un flot de petites chicanes, de récriminations sans fondement et inlassablement ressassées. Nous retrouvons ici toute la terminologie familière aux théologiens pour invectiver les mauvaises doctrines, depuis l’esprit d’innovation jusqu’aux conceptions qui portent au front la flétrissure de l’erreur. Le style volontiers familier de M. Ludovic Navatel poursuit de son ironie ce Fénelon sectaire et étroit qu’il couvre abondamment de ses brocards. D’ailleurs toutes les fois que les dirigés de Fénelon sont en progrès nous apprenons que Fénelon n’y est pas pour grand’chose ; et lorsqu’ils piétinent sur place ou reculent, la faute en est généralement à leur confesseur. En réalité M. Navatel a été imprudent en parlant de questions qu’il ne comprend peut-être pas très bien. Les théologiens avertissent volontiers qu’il est dangereux de parler de théologie sans initiation suffisante ni grâces d’état ; il en est de même en ce qui concerne la mystique. Si l’auteur avait abordé son sujet avec la sympathie et le sérieux qu’il lui devait, peut-être aurait-il vu disparaître cette antinomie apparente qui le chagrine tant, entre l’amour pur que prêche Fénelon d’une part, et le sens pratique si méticuleux dont il fait preuve d’autre part dans la conduite de la vie. Et peut-être aurait-il enfin compris cette méthode de direction dont il a tant parlé. L’abandon à l’amour pur par l’oraison de quiétude doit être, dans la pensée de Fénelon, générateur d’action : toute sa mystique, comme toutes les grandes mystiques d’ailleurs, n’est qu’une propédeutique à l’action sociale. Lorsque la discipline mystique travaille sur des terrains ingrats, elle ne donne que peu de fruits ; lorsqu’elle travaille sur l’âme d’un saint Bernard, elle produit au contraire cette espèce d’hommes prodigieux qui ne se retranchent dans la contemplation que pour se jeter plus furieusement dans l’action et qui, selon les propres expressions de Fénelon, sont « de plus en plus petits sous la main de Dieu, mais grands aux yeux des hommes ». Nous craignons que le désir de critiquer n’ait conduit l’historien de Fénelon à méconnaître l’homme dont il parlait. Quelques compliments adressés en passant ne contre-balancent pas un livre hostile et injuste ; mais nous ne disons pas un livre inutile, puisqu’il peut préparer le terrain pour une étude objective de ce personnage si complexe, dont il est à souhaiter que l’on parle enfin sans admiration béate comme sans parti pris de dénigrement.

Kant et Aristote. Deuxième édition française de l’Objet de la Métaphysique selon Kant et selon Aristote, par Charles Sentroul. 1 vol. gr. in-8 de viii-343 p., Louvain, Institut supérieur de Philosophie et Paris, Alcan, 1913. Deuxième édition française du mémoire couronné au concours de la Kantgesellschaft en 1906 sous le titre Kants Begriff der Erkenntnis verglichen mit dem des Aristoteles. Malgré les changements de titre successifs que l’ouvrage a subis et les modifications apportées par l’auteur à son contenu, c’est le titre de la dissertation allemande qui résume encore le plus exactement ce que le lecteur y trouvera. Dans l’intention de l’auteur cette étude comparative sur Kant et Aristote ne constitue nullement une réfutation expresse et formelle du système kantien. Il s’agit d’un exposé, non d’une plaidoirie. Mais, et nous laissons à M. Charles Sentroul le soin d’accorder ces mots entre eux, et il s’agit en même temps d’un « exposé tendancieux » qui doit faire éclater en fin de compte la supériorité d’Aristote sur Kant. Les conclusions dernières vers lesquelles il tend sont que le système épistémologique de Kant se dissipe et tombe en ruines par le dualisme qui oppose, pour les heurter, respectivement le phénomène et le noumène, les mondes sensible et intelligible, les connaissances spéculatives et les assertions d’ordre pratique, — bref, la science et la métaphysique. Enlevant à la pénétration de la science pour ajouter à la certitude de la métaphysique. Kant a ruiné l’une et désaxé l’autre et enfin les a fait choir ensemble par l’effet d’une commune inconsistance. On peut soupçonner que seuls des exposés d’un genre un peu spécial peuvent conduire à de telles conclusions. L’auteur les a disposés de telle sorte que tous les postulats kantiens qu’il estime injustifiés, toutes les lacunes ou inconséquences qu’il découvre dans le système du philosophe apparaissent de la façon la plus nette. Cette méthode n’est pas sans inconvénients parce qu’elle se désintéresse trop évidemment des conciliations qui seraient parfois possibles ; et l’historien avait ici beau jeu puisqu’il pouvait s’appuyer sur les recherches de Vaihinger dont on connaît l’ardeur à découvrir dans le texte de Kant des difficultés qui ne s’y trouvent pas. Mais il faut ajouter que les exposés tendancieux de M. Charles Sentroul supposent une connaissance approfondie du kantisme, qu’ils n’en trahissent d’ailleurs pas l’esprit et qu’ils réussissent souvent à mettre en un relief vigoureux certains de ses caractères les plus authentiques. En face de la critique kantienne l’auteur dresse le réalisme dogmatiste d’Aristote ; ce nom désigne d’ailleurs en réalité la théorie de la connaissance que l’on peut actuellement extraire des œuvres d’Aristote interprétées par saint Thomas d’Aquin, et même par un Thomas d’Aquin qu’aurait revu le cardinal Mercier. C’est dire que nous sommes aux antipodes de l’histoire proprement dite : la comparaison entre Aristote et Kant devient une opposition entre le kantisme et le néothomisme le plus libre. L’auteur s’attache à faire saillir les difficultés que soulève l’adaequatio rei et intellectus, définition de la vérité qui ne se rencontre ni chez Aristote ni chez saint Thomas, et substitue à cette formule la définition suivante la vérité logique est la conformité du jugement avec la vérité ontologique. Il nous affirme d’ailleurs que c’est bien à la suite d’Aristote que la vérité doit être entendue ainsi. Cela est fort possible, mais tellement invérifiable que de telles discussions ne présentent aucun intérêt historique. Elles intéressent par contre le lecteur qui voudra se familiariser avec la critériologie néo-thomiste contemporaine sous sa forme la plus vigoureuse et la plus élaborée. Pour le cardinal Mercier et M. Sentroul le problème de la certitude n’est pas celui d’un pont qui relierait le connu et le réel. Dire que ce pont est nécessaire, c’est dire qu’il est inutile. Dire qu’il en faut un, c’est dire qu’il y a un abîme : c’est ipso facto creuser irrémédiablement cet abîme en le réaffirmant. On ne saurait donc réunir les deux berges de la connaissance par communication mais par contact ou par compénétration. À savoir : par la compénétration du sujet avec du réel et du prédicat avec le sujet. Le problème critériologique « du pont » ne peut être résolu que par suppression. Il s’agit donc de trouver comme sujet une donnée qui soit indivisiblement du réel et de la connaissance, et un prédicat qui soit le sujet par identité. Or il n’y a qu’une seule donnée qui soit indivisiblement et par compénétration du réel actuel et de la connaissance : c’est la réalité de ma connaissance et, du même coup, du moi. Le moi, voilà la base ferme de tous les jugements d’ordre existentiel. En analysant la sensation, en l’interprétant par le principe de causalité, on arrive à établir la réalité de l’objet des sensations. On aperçoit, dans ses lignes générales, la position de la question. Si nous abandonnons l’attitude de l’historien pour adopter celle du philosophe, nous aurions peut-être à faire observer que ce néo-thomisme est simplement un cartésianisme inconséquent. La discussion d’un tel problème excéderait les limites que nous devons nous imposer ; mais nous en avons assez dit peut-être, pour faire apparaitre l’intérêt que présente ce livre vigoureux et, malgré l’aridité inévitable de la forme sous laquelle il se présente, très vivant.

E. Kant. Trois Opuscules Scientifiques : 1. Cosmogonie, 1763 ; II. À propos des volcans lunaires, 1785 ; III. Post-Scriptum, 1791 ; traduits pour la première fois en français et annotés par Félix Bertrand, professeur de philosophie au Collège de Menton, et Étienne Laclavère, professeur d’allemand au collège de Cannes, vol. in-16 de 83 p., Cavaillon, Bouches-du-Rhône, Mistral, 1914. — Kant Ausgewählte kleine Schriften, éditées par le Dr  H. Hegenwald. 1 vol. in-12 de 125 p., Leipzig, Meiner, 1914. — Les deux publications que nous signalons ici peuvent rendre de réels services à l’étude de Kant. Elles se présentent d’ailleurs de la façon la plus simple comme œuvres de vulgarisation. Le texte traduit sous le titre de Cosmogonie est tiré de la seconde partie de l’opuscule de 1763 : l’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. Dans le commentaire qui est très clair, à noter, p. 80, une note inédite de M. Puiseux, astronome à l’Observatoire de Paris. La publication allemande est précédée d’une introduction destinée à donner une première idée de la philosophie de Kant : elle comprend les opuscules sur la philosophie de l’histoire, et les articles intitulés : qu’est-ce que l’Aufklärung ? Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Sur la fin du monde. Sur le problème de la paix perpétuelle en philosophie.

La Psycho-Physiologie de Gall, Ses idées directrices, par le Dr  Charles Blondel. 1 vol. in-16, de 165 p., Paris, Alcan, 1914. — « La sincérité, la foi scientifiques de Gall étaient complètes. Il fut victime d’une idée juste et d’un louable scrupule. » Parti de la crâniologie et de l’organologie, il leur associe étroitement la physiologie du cerveau : c’est pour lui l’étude de la vie psychique envisagée, systématiquement, sous le point de vue de ses conditions organiques, réelles ou hypothétiques. À cette conception il a été amené par ses idées générales sur la continuité de la nature et la spécificité des organes. « L’échelle graduelle des êtres sensibles » s’explique par des « productions cérébrales superposées », elle tient à des additions successives de nouveaux organes. Il s’ensuit que « l’esprit ou l’âme a besoin d’instruments matériels, et que ceux-ci sont multipliés et diversifies, suivant que les facultés de l’âme sont plus variées et plus nombreuses… Les propriétés marchent donc toujours d’un pas égal avec les appareils matériels. » Les penchants et les facultés sont issues et dépendent de l’organisation De quelle partie de l’organisme ? Du cerveau seul, et Gall en donne des raisons très nombreuses. Le cerveau lui-même n’est pas un organe, mais une somme d’organes. Il n’y a pas dans le cerveau de centre commun, de point de concentration de toutes les fibres nerveuses. D’ailleurs, « la pluralité des organes qui sont nécessaires pour un but commun n’exclut pas l’unité de leur action. Ainsi une vie a lieu avec plusieurs organes, et une seule volonté, avec plusieurs instruments du mouvement volontaire. » Donc « les différentes parties cérébrales ont des fonctions différentes à remplir ; la totalité du cerveau n’est pas un organe unique, chacune de ses parties intégrantes est un organe particulier, et il existe autant d’organes particuliers qu’il y a de fonctions de l’âme essentiellement distinctes. » On est ainsi amené à une représentation anatomo-physiologique des phénomènes psychiques. Ainsi la connexité des fonctions correspond à des connexités anatomiques. La supériorité de l’homme sur l’animal s’explique par le développement qu’acquiert chez lui le lobe frontal. Il suit de cette conception qu’on n’est pas autorisé à grouper les phénomènes psychiques en facultés : la mémoire, l’attention, le jugement sont des attributs communs aux facultés fondamentales et ne peuvent avoir leur organe propre. Il faut distinguer par exemple, plusieurs mémoires. Peut-être même pourrait-on être amené à considérer chaque « fibrille nerveuse, soit dans les nerfs, soit dans le cerveau, comme un petit organe particulier ». La doctrine de Gall, qui a eu, comme le montre M. Blondel, une influence considérable sur le développement de la physiologie et même de la psychologie au xixe siècle, méritait d’être étudiée avec soin, et il faut savoir gré à l’auteur d’avoir extrait de cette œuvre volumineuse un exposé clair, précis et substantiel.

Logik der reinen Erkenntnis, par Hermann Cohen (System der Philosophie, 1. Teil), éd. revue, corrigée et augmentée. 1 vol. gr. in-8, de xxv-512 p., Berlin, Bruno Cassirer, 1912. — Cette deuxième édition de la magistrale Logique de la Connaissance pure de M. Hermann Cohen est ornée d’un beau portrait de l’éminent penseur de Marbourg. En cette Logique qui est, à notre sens, l’œuvre capitale de M. Cohen et l’une des cinq ou six manifestations éminentes du génie philosophique allemand, s’unissent au bel élan de l’idéalisme post-kantien une rigueur méthodique et une passion de l’exactitude dans les notions dont l’esprit allemand semblait avoir depuis Kant quelque peu oublié la nécessité. Nous ne saurions songer à résumer ici ce beau livre qui ne révèle sa richesse qu’à une étude consciencieuse et attentive ; il a d’ailleurs été l’objet, dans la Revue de Métaphysique et de Morale (septembre, 1910 ; vol. XVIII, pp. 671-679), d’un article de M. Kinkel. Disons seulement que cette seconde édition est tout autre chose qu’une simple réimpression. Elle a été l’objet d’une révision attentive, et elle est considérablement augmentée (de près de 100 pages ; la pagination ancienne est conservée en marge, de manière à rendre utilisable le précieux index qu’a établi, pour l’ensemble du System der Philosophie, M. Albert Görland). M. Cohen n’a pas manqué de tirer profit de certaines idées toutes récentes émises en mathématiques et en physique générale, ou de discuter certaines théories nouvelles : c’est ainsi que l’on trouvera des développements intéressants sur le problème de l’irréversibilité (p. 293), sur les idées de Hertz, de Boltzmann et d’Einstein (p. 293 et suiv.), sur le néovitalisme (p. 345), etc.

Wissenschaftslehre, par Bernard Bolzano, nouvelle édition par Alois Höfler, vol. 1. 1 vol. in-16, de 571 p., Leipzig, Félix Meiner, 1914. — Cette très utile réédition des œuvres de Bolzano reproduit, comme les autres volumes de la même collection (Hauptwerke der Philosophie in originalgetreuen Neudrucken) l’aspect extérieur, le format, le papier et les caractères de l’édition princeps. En dehors de cet intérêt en quelque sorte archéologique, cette réimpression en présente un autre, plus considérable, un intérêt philosophique : les ouvrages de Bolzano étaient devenus à peu près introuvables, et il faut être reconnaissant à la Kant Gesellschaft, à la Société pour l’encouragement de la science, de l’art et de la littérature germaniques en Bohême, et à la Société de philosophie de Vienne d’avoir entrepris cette édition nouvelle dont la direction est confiée à M. Alois Höfler. On est surpris en étudiant les œuvres de Bolzano, œuvres philosophiques ou œuvres mathématiques, et tout particulièrement cette logique, publiée en 1837, de trouver en Bolzano un contemporain, tout proche de nous, et tellement en avance sur la science et la philosophie de son temps qu’il semble qu’il ait anticipé quelques-unes des directions les plus récentes qu’ont prise dans ces dernières années les sciences exactes et l’épistémologie. C’est sans doute ce qui explique que, méconnu de son vivant, il ait été pour ainsi dire découvert par les mathématiciens et les philosophes contemporains qui lui ont consacré de nombreuses et importantes études, par Höfler, Twardowski, Husserl, Meinong, Kreibig, Marty, Bergmann, Stumpf et bien d’autres. L’époque où le psychologisme a régné en maître dans la logique et la théorie de la connaissance ne pouvait être favorable à un philosophe qui reprenait et développait la doctrine leibnizienne des vérités en soi ; mais aujourd’hui où le règne du psychologisme semble bien terminé, où l’on s’attache de tous côtés à découvrir les éléments a priori de la connaissance et de nos jugements de valeur, la signification extra-psychologique ou supra-psychologique des objets de la pensée et des vérités, il n’est pas étonnant que l’on revienne au Leibniz autrichien et que la curiosité s’attache à ses doctrines logiques et, par voie de conséquence, à ses théories psychologiques, éthiques et esthétiques. C’est avec le plus grand profit qu’on étudiera aujourd’hui même cette Wissenschaftslehre (notamment l’introduction, les §§ 19 à 33 sur l’existence des vérités en soi, les §§ 34 à 43 sur la connaissance de la vérité, les §§ 18 à 90 sur les « représentations en soi ») : la lecture en pourra suggérer aussi bien des études intéressantes sur des points spéciaux d’histoire de la logique. On attendra donc avec beaucoup de sympathie la publication, annoncée comme prochaine des autres volumes de la Wissenschaftslehre et des Paradoxes de l’Infini de Bernard Bolzano.

Die realistische Weltansicht und die Lehre vom Raume, par E. Study. 1 vol. in-8, de 145 p., Braunschweig, Vieweg, 1914. — Ce livre est consacré à la défense de la conception « réaliste » de l’espace. L’auteur estime que lb question de la nature de l’espace est ein naturwissenschafliches Problem, qu’elle ne saurait donc être résolue comme le voulait Kant, par la raison pure. L’auteur considérant en même temps le problème de l’espace comme une question de théorie de la connaissance, il résulte évidemment de la juxtaposition de ces deux thèses que les problèmes de théorie de la connaissance sont également pour lui des questions de « sciences naturelles ». Le réalisme a été, pense M. Study, la conception implicite ou explicite de tous les grands savants, et il s’agit donc de le défendre contre les attaques des idéalistes, des positivistes et des pragmatistes, non sans critiquer en elles-mêmes et avec la vivacité qui convient les folles conceptions des adversaires du réalisme. Cette partie « anticritique » est suivie d’une théorie positive de l’espace pour laquelle les seuls instruments de recherche, comme dans la science de la nature en général, sont l’expérience et les hypothèses. De toutes les hypothèses, seule la plus ancienne, celle d’Euclide a une importance pratique ; mais l’auteur estime néanmoins que l’on doit accorder la même valeur de connaissance à certaines des hypothèses plus récentes, à celles de la géométrie non-euclidienne.

Ce livre, écrit par un mathématicien, parfois avec une certaine inexpérience philosophique, n’en est que plus intéressant ; car il nous permet de juger de la manière dont sont comprises ou non comprises les grandes théories philosophiques par ceux qui ont consacré leur temps à d’autres disciplines. On y trouvera aussi des remarques ou des suggestions notables sur la valeur-pratique du réalisme (p. 17 et suiv.), sur le pragmatisme (p. 43 et suiv.), sur la géométrie naturelle (ch. iii), l’analyse (p. 91), la formation progressive des hypothèses en géométrie p. 93 et suiv.), les axiomes géométriques (ch. x). Mais on regrettera d’y rencontrer des jugements d’une sévérité ou d’une ironie assez déplaisantes sur des philosophes comme Natorp (p. 16), Hermann Cohen (p. 29 et suiv.), Kant et les Kantiens (p. 31, 34), etc. Non pas que ces. critiques acerbes et souvent injustes nous offusquent comme des crimes de lèse-majesté philosophique ; mais faut pourtant que les savants comprennent, lorsqu’ils abordent les problèmes de la philosophie, qu’ils se trouvent en présence d’un vocabulaire, de méthodes et en un mot d’une tradition qu’il leur faut accepter sous peine de n’être ni intelligents ni intelligibles : vocabulaire, méthodes et tradition propres à la philosophie, mais exactement comparables à ce qui constitue n’importe quelle discipline scientifique comme telle, et dont il n’est pas plus possible de s’affranchir ou légitime de se moquer que du vocabulaire, des méthodes et de la tradition de la science mathématique, ou botanique, ou paléontologique.

Die Stellung des Alfred von Sareshel (Alfredus Anglicus) und seiner Schrift « De motu cordis » in der Wissenschaft des beginnenden XII. Jahrhunderts, par Clemens Baeumker. 1 vol, in-8, de 64 p. (Sitzungsb. d. Kônigl. Bayerischen Akad. d. Wiss. Philos. philol. u. Inst. Klasse. Jahrg. 1913, 9. Abth.), München – Alfred de Sareshel était déjà connu par la publication partielle que C.-S. Barach avait donnée de son De motu cordis et par l’étude historique dont il avait accompagné cette publication. Malheureusement, le texte tronqué de Barach est en outre rempli d’incertitudes, et les réflexions que ce mauvais texte lui a suggérées n’en sont naturellement pas moins remplies. Avec une inlassable patience Cl. Baeumker corrige les plus graves de ces erreurs et, grâce à une habile utilisation des résultats les plus récents acquis par l’histoire des philosophies médiévales, il restitue au traité de Sareshel sa place exacte et sa véritable signification. Une argumentation historique, que l’on peut considérer sans exagération comme un modèle du genre, établit qu’Alfred de Sareshel prend place parmi les philosophes du. moyen âge dont la pensée n’a pas eu une orientation spécifiquement théologique ; sous l’influence de la science gréco-arabe et de la médecine il poursuit un but purement philosophique. Plus précisément encore, Sareshel s’insère dans le mouvement nouveau qui prépare la haute scolastique en associant les principes directeurs de la métaphysique néoplatonicienne, aux théories scientifiques d’Aristote. Il appartient à la première période de ce nouveau mouvement, c’est-à-dire à celle où dominent l’influence du Liber de causis et des œuvres d’Avicenne, mais nullement à la deuxième période que domine l’influence d’Averroès. Pour cette raison, que confirme d’ailleurs l’examen détaillé des citations aristotéliciennes que le De motu cordis renferme, on doit en placer la composition vers l’année 1215. La doctrine exposée par ce traité n’a donc rien de commun avec le panthéisme spinoziste, ni avec le matérialisme, comme l’avait imaginé Barach. Une fois de plus nous voyons que les philosophes du moyen âge ne se sont pas contentés de se répéter servilement les uns les autres, mais que d’autre part ils rentrent toujours dans des courants de pensée généraux que l’historien peut et doit déterminer. Cette dissertation où l’érudition la plus précise s’allie sans efforts aux généralisations méthodologiques les plus instructives est une manière de petit chef-d’œuvre. Les pages où l’auteur établit que l’histoire des philosophies médiévales progresse actuellement en situant les penseurs qu’elle étudie dans leur position originale, c’est-à-dire sur des plans différents, mais sans aller jusqu’à en faire des Kant ou des Spinoza, sont particulièrement instructives. Cl. Baeumker, avec une bonhomie charmante, prend en exemple les démêlés qui l’opposèrent à Mandonnet sur la question de Siger de Brabant ; et nous constatons avec plaisir que cette querelle se termine dans le calme ; mais en en tirant, comme il le fait ici, une conclusion objective et une leçon historique, Cl. Baeumker a su lui donner la seule conclusion qui fût digne d’un esprit aussi probe que le sien et d’un savant tel que lui.

Die Kritische Rechtsphilosophie bei Fries und bei Stammler, par Georg Fraenkel, 1 broch. in-8, de 92 p., Gôttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1912. – Ce travail fait partie de la collection des études publiées ad majorem Friesii gloriam sous la direction de M. Léonard Nelson. La philosophie criticiste du droit de Rudolf Stammler y est confrontée, selon la méthode ordinaire des ouvrages de cette collection, avec la philosophie du droit de Fries. Après avoir signalé la renaissance actuelle de la philosophie du droit, l’auteur oppose la philosophie critique à la fois à la doctrine du droit naturel qui cherche à édifier un code idéal de normes juridiques éternellement valables, et à l’école historique du droit qui se refuse énergiquement à chercher au delà du droit en vigueur ; la philosophie criticiste du droit, fondée par Kant, est à la recherche d’une idée supérieure régulatrice du droit. Stammler se rattache à Kant, mais avant Stammler Fries a cherché dans la même voie, et bien plus heureusement selon M. Fraenkel, de sorte qu’il faut se garder de mettre au compte de la philosophie criticiste du droit en général les fautes de Stammler, puisque Fries y a échappé.

Stammler veut constituer une theoretische Rechtslehre qui mesurera la valeur du droit positif. Le critérium est pour lui l’idée fondamentale de la communauté juridique entre les hommes. Et Stammler appelle richtiges Recht celui qui dans un cas particulier concorde avec l’idée du droit en général. Tout droit « exact » est un droit positif, mais tout droit positif n’est pas nécessairement un droit « exact » n’est droit exact que celui qui est en accord avec l’ « idéal social » de la communauté des hommes au libre vouloir.

Un bref exposé des théories de Stammler (p. 9, 26) est suivi d’une critique de ces théories. Stammler voulait découvrir la loi fondamentale de la vie sociale ; il voulait trouver une méthode permettant de qualifier une règle de droit d’exacte, de juste. Il n’y réussit point, car il n’aboutit selon M. Fraenkel qu’à une formule tautologique, où l’exactitude d’une règle de droit se trouve définie par cette exactitude même (p. 29). L’ « idéal social » de Stammler n’est qu’un concept vide d’où l’on ne peut rien faire sortir, sinon d’une manière purement arbitraire (p. 35). Si Stammler est ainsi arrivé à un principe vide et stérile, c’est, pense l’auteur, à cause de sa mauvaise méthode : Stammler cherche le critérium de l’ « exactitude » d’une norme juridique dans l’absence de contradiction, dans la coïncidence avec l’idéal social ; il croit par l’analyse du concept de droit en dégager les éléments universellement valables mais l’analyse d’un concept ne peut me donner autre chose et plus que ce que j’ai d’abord mis dans ce concept : cette analyse ne peut me donner que des jugements analytiques qui n’étendent pas mes connaissances. D’autre part, en prenant pour critérium de vérité l’absence de contradiction logique, Stammler devait fatalement aboutir au logicisme et au dogmatisme (p. 39) l’absence de contradiction interne est un critérium nécessaire, mais non pas suffisant, de vérité. L’origine du logicisme est d’ailleurs une conception erronée de l’impératif catégorique. L’erreur de Stammler, et la plus grave de toutes, est encore, d’après M. Frænkel, d’avoir exagéré, la valeur de la communauté (p. 42) et de n’avoir point vu que l’idée de communauté demande à être remplie avec d’autres valeurs qui seules permettent une comparaison des fins (p. 43). Enfin Stammler méconnaît absolument les valeurs esthétiques et sensibles (p. 44).

Est-ce à dire, continue notre auteur, que la théorie de Stammler soit absolument sans valeur ? Nullement. Il en faut retenir l’idée fondamentale d’une méthode qui, dégagée de tout empirisme, doit nous permettre d’apprécier la valeur des normes juridiques ; il en faut retenir la méthode consistant à découvrir, l’idéal social par l’analyse de nos jugements sur l’exactitude d’une règle de droit, ce qui est l’idée même de l’abstraction de Fries.

L’objet d’une philosophie, criticiste du droit doit être, au moyen de l’abstraction des jugements sur l’exactitude d’une règle de droit, de découvrir le jugement fondamental qui est à la base de tous les autres ; ce jugement fondamental doit alors être fondé au moyen de la déduction, c’est-à-dire ramené à la connaissance immédiate ; enfin il s’agit en partant de ce jugement démontré valable, de construire le système de la philosophie du droit (p. 48).

C’est le but qu’il y a cent ans J.-F. Fries s’était proposé : la dernière partie du travail de M. Frænkel (p. 50, 92) ; est consacrée à l’exposé de la philosophie du. droit de Fries. La conclusion de l’auteur est un cri de guerre contre « une philosophie du droit néohégélienne confuse » et « la philosophie esthétisante » du « relativisme sceptique qui renonce à une philosophie scientifique du droit pour recourir au fait du sentiment juridique » : la philosophie du droit fera, bien de revenir à Fries, dont la méthode est fondamentale pour tout travail ultérieur… La conclusion était prévue ; mais les remarques qui la préparent n’en gardent pas moins leur valeur et leur intérêt.

Essays on Truth and Reality, par F.-H. Bradley, 1 vol. in-8, de 48Q p. Oxford, Clarendon Press, 1914. — M. Bradley a réuni dans ces Essais des articles qu’il a fait paraître ces dernières, années dans le Mind : il y a ajouté un, article de la Philosophical Review, et quelques études inédites.

Ce qu’on trouve d’abord ici, c’est une définition de l’absolutisme, affirmation de la valeur à la fois absolue et relative de chacun des aspects de la vie, de la vérité et de l’erreur de chacune de nos idées. La méthode suivie est « une expérience directe idéale faite sur la réalité » par laquelle on reconstitue l’unité du fait et de la qualité. Le philosophe part de l’expérience immédiate pour aboutir à l’expérience absolue. L’expérience immédiate n’est pas le fait de conscience, la relation d’un sujet et d’un objet ; c’est une expérience, sans distinction où l’être et le connaître sont un et qui est pourtant infiniment diverse. Il y a derrière les termes et derrière les relations, derrière le moi et le monde, qui sont des abstractions, une masse indéfinie de chose sentie, qui n’est pas un objet et qui fait l’unité et la continuité de notre vie. Bien plus, entre l’objet et le sujet, il n’y a pas de relation ; il y a seulement une présence indescriptible et inexplicable de l’un devant l’autre. Il n’y a rien de réel que ce que je sens pourtant cette expérience immédiate est toujours transcendée ; mais elle contient ces relations qui d’un autre côté la transcendent, et elle les juge.

C’est ainsi que nous voyons la fausseté de tout jugement ; l’expérience immédiate nous montrera toujours derrière l’objet, terme du jugement, et derrière le sujet qui affirme des « au-delà » qui n’entrent pas dans le jugement ; de plus, le jugement brise l’unité de l’expérience immédiate. L’on ne pourra jamais transférer la certitude de l’expérience immédiate dans la sphère des jugements, et M. Bradley reprend ici en la transformant la critique hégélienne de la désignation.

Tout ce qui apparaît doit donc être affirmé de la réalité et, d’autre part, ne peut pas être affirmé d’elle. La réalité est donc infra-relationnelle d’abord, supra-relationnelle ensuite. Les relations sont la traduction nécessaire, mais contradictoire, de l’unité non-relationnelle.

Nous ne pouvons guère insister ici sur la conception de l’immanence inexplicable des centres finis dans l’absolu à laquelle. M. Bradley arrive. Ces centres sont différents de l’âme et du moi ; car ils n’ont pas d’avant et d’après ; et ils ne s’opposent pas à un objet les centres finis sont une expérience d’eux-mêmes et en même temps de leur contenu qui est l’univers, y compris Dieu. Tout existe en eux, — et ils n’existent qu’en tant qu’ils sont au delà d’eux-mêmes. L’apparence est précisément le fait que dans le fini est présent quelque chose qui entraîne le fini au delà de lui-même. La réalité absolue est donnée ; dès le premier moment, mon centre fini est transcendé. Le moi et le monde sont des abstractions. Il y a réalité quand l’un de ces deux aspects reconstitue l’autre.

On aboutirait aux mêmes idées en étudiant le fait du jugement. La forme d’union qui donnerait au jugement le caractère qualitatif que nous désirons doit se trouver de l’autre côté de jugement et de l’intelligence. En effet, l’objet et le sujet du jugement sont chacun moins que l’univers et tout l’univers ; aucun jugement ne se suffit à lui-même et tout jugement se suffit à lui-même. Il faut donc pour comprendre le jugement écarter l’idée d’un moi réel. Dans le centre fini, la réalité tout entière est présente. — Qu’est dans cette théorie l’élément subjectif ? Il est ce qui ne compte pas ; mais cette notion est identique aux idées incompréhensibles de centre fini, d’extériorité et de temps ; elle est donc incompréhensible.

L’apparence, la vérité et l’erreur, n’existent que dans le monde des relations ; mais finalement nous ne pouvons rien dire sur les rapports de la vérité et de la réalité ; car ces deux termes s’impliquent l’un l’autre.

Telle est la doctrine centrale de la métaphysique de Bradley. Cet exposé ne constitue pas tout le livre. Nous n’avons pas mis en lumière toutes les idées contenues dans cette œuvre si riche : théorie de l’imaginaire et des mondes imaginaires, des rapports du pratique et du non-pratique, du critérium de la vérité, de la foi, de la valeur, de l’idée générale. Mais on peut voir, par ce que nous avons dit, comment pragmatisme, bergsonisme, hégélianisme, théorie de la satisfaction, de l’espérance immédiate, de l’idée, s’unissent dans cette philosophie, transformés et peut-être dépassés.

L’absolutisme, dit M. Bradley, est une « hard doctrine ». Et ce qu’il y a de plus beau peut-être dans l’absolutisme tel qu’il l’expose, c’est en effet qu’il est une philosophie héroïque. Mais reste-t-il toujours cette philosophie de l’effort intellectuel qu’il veut être ? On peut se demander si M. Bradley a prouvé cette théorie réaliste suivant laquelle toute idée s’applique à une réalité, s’il n’y a pas là seulement une façon de se représenter l’imaginaire et de traduire l’idée de valeur, représentation qui arrive à nier l’imaginaire, traduction qui laisse s’évanouir l’idée de valeur. M. Bradley nie l’existence d’idées flottantes (et il entend par là tantôt que toute idée qualifie une réalité, tantôt que toute idée est sentie par un centre réel) : la valeur ne pourrait-elle pourtant pas être une idée flottante, précisément, qui vient se poser sur telle ou telle chose, qui vient dans tel ou tel esprit — mais dont l’essence, indéfinissable, est précisément de flotter au-dessus de la chose et de l’esprit ? De ce réalisme de M. Bradley dépend, semble-t-il, la façon dont il nie la primauté du vouloir : le vouloir n’étant pour lui qu’un passage de l’idée à l’existence.

La vérité devient, pour M. Bradley, essentiellement relative ; il semble que les vérités doivent être contenues, absorbées, dans la réalité totale et harmonieuse. Mais toute affirmation de valeur, tout jugement, n’est-il pas la négation de la réalité totale ? Et ne peut-on penser qu’il y a plus dans les centres finis et les jugements absolus que dans cette réalité où ils sont transfigurés ? Est-il sur qu’ils peuvent être transformés sans perdre ce qui faisait leur nature ?

Ce qu’il y a d’intérieur en chacun de nous disparaît finalement pour M. Bradley. « Rien n’est, au fond, purement et simplement privé. — L’idée d’une profondeur intérieure d’où la Réalité Unique est exclue, n’est-ce pas là la création de fausses conceptions tout intellectuelles ? » — De même qu’il n’y a plus d’intérieur, il n’y a plus de contradiction ni de négation, tout jugement est pour M. Bradley, comme pour les éclectiques, vrai dans ce qu’il affirme, faux dans ce qu’il nie ; de la réalité, on ne peut rien nier ; et en effet, ce qu’on nie doit être compris dans la réalité, dans une réalité supérieure. Mais cette réalité n’est-elle pas une réalité plus pâle que la réalité vraie ? Qui dit que ce soit la réalité la plus vaste qui soit la plus vraie, et non la plus vive ou la plus profonde ? Toute contradiction, dit encore M. Bradley, implique l’union réelle des contraires. Mais cette observation fait-elle évanouir la contradiction ? Elle l’affirme plutôt ; et il faut que la contradiction soit dans l’absolu préservée dans sa pureté. Il n’y a plus dans l’Univers, dit M. Bradley, de détail autonome et d’élément qui se suffise à lui-même ; c’est là que nous saisissons l’essence de la transformation qui est au fond négation de ce qu’elle transforme. Cette liberté relative des choses subordonnées au tout ne leur suffit peut-être pas pour qu’elles continuent à vivre réellement. Leur vie, leur lutte semble d’ailleurs inutile, si comme le dit M. Bradley, l’absolu est là, et s’il assure la victoire du bien.

A ces objections qui portent sur le réalisme et sur le monisme de M. Bradley, on peut en ajouter une troisième catégorie qui porte sur son intellectualisme et son idéalisme, d’une façon plus précise sur la critique de la désignation, qu’il développe en partant de la critique hégélienne. Les mots : ici, maintenant, moi, ne peuvent, dit M. Bradley, apporter avec eux dans le domaine de la pensée la certitude du sentiment. Mais cette critique suppose qu’en devenant des faits individuels, ils prennent place dans une série, et qu’en prenant place dans une série ils perdent leur certitude. Mais un fait individuel est-il nécessairement un terme dans une série ? D’autre part, n’y a-t-il pas des séries senties, ou des bases de séries senties dans l’expérience immédiate ? En allant plus loin, on peut se demander s’il est nécessaire, comme le dit M. Bradley, de chercher la vérité uniquement dans l’ordre des idées. Ne nous apprend-il pas que toute idée s’applique à la réalité ? La désignation n’apporte pas de certitude mais d’autre part toute idée est désignation. N’est-il pas légitime dès lors de se servir des idées, non pas pour s’éloigner de plus en plus de l’expérience immédiate, afin de la retrouver au terme transformée (et au fond niée), mais pour se rapprocher d’elle de plus en plus ? Suivant que l’on répondra d’une façon ou d’une autre à cette question, on répondra par là même a la question que posait James quand il disait Bradley ou Bergson ?

L’École et l’Enfant, par John Dewey, traduction par L.-S. Pidoux, avec une introduction par Ed. Claparéde. 1 vol. in-12, de xxxii-133 p. Neuchatel, Delachaux : et Niestlé, Paris, Fischbacher, 1913. — Les quatre études réunies sous ce titre sont fort propres à donner une idée juste et. précise des conceptions pédagogiques de_J. Dewey. C’est un vrai service que nous a rendu le traducteur en fournissant à tous les éducateurs français le moyen de profiter commodément de l’enseignement d’un des maîtres les plus justement réputés de la pédagogie contemporaine. L’excellente introduction d’Ed. Claparéde complète heureusement la publication en offrant une vue d’ensemble de l’œuvre du professeur de Columbia. et de ses expériences scolaires.

La théorie de l’intérêt, objet de la première étude, est le centre de la pédagogie de Dewey ; on peut ajouter qu’elle marque le centre vrai des études pédagogiques de ce temps, de celles du moins qui, se donnant pour tâche la pénétration psycho-sociologique du développement éducatif, présentent une valeur utile. — Le développement éducatif a son point de départ indispensable dans le mouvement spontané du développement de l’âme enfantine, et le point de jonction de ce mouvement spontané et de l’intervention éducative est précisément l’intérêt. La notion générale de l’intérêt appartient à la tradition pédagogique, et Dewey, comme W. James, la reçoit immédiatement d’Herbart Mais le sens très vif de la réalité psychique et sociale, qui caractérise la psychologie américaine, et que Dewey possède à un degré éminent, lui permet d’approfondir cette notion en la débarrassant de l’idéologie psychique d’Herbart, et de la rendre effectivement utile pour la pratique de l’éducation. Herbart cherchait à définir l’intérêt par les actions et réactions des idées considérées comme possédant chacune une intensité propre et un pouvoir de répulsion ou de fusion à l’égard de telles ou telles autres. Dewey reconnaît que les intérêts doivent être découverts par l’observation de la nature de l’enfant, où ils sont constitués comme des modes réels d’activité, des systèmes dynamiques, « seules puissances auxquelles l’éducateur puisse s’adresser ». L’éducateur n’a pas seulement à utiliser ces puissances de l’esprit enfantin pour des buts qu’il se propose en dehors d’elle : il doit voir dans les intérêts de l’enfant « des fonctions qui renferment des possibilités et qui mènent à un but idéal ».

C’est l’intérêt ainsi compris qui est là seule base légitime pour la détermination et l’emploi des programmes d’études. La seconde partie du petit livre met en lumière cette façon psychologique de considérer les programmes. Il faut regarder les objets d’étude comme étant en relation naturelle, bien que non actuellement réalisée, avec les intérêts de l’enfant. Les objets d’étude sont le fruit d’une évolution vitale de l’espèce, dont le rapport est étroit avec l’évolution mentale de l’enfant, qui dépend d’elle et la prolonge. Ainsi le tableau de la science systématique des adultes nous renseigne sur les capacités et les instincts de l’enfant, nous aide à les interpréter. Et c’est en raison de ces capacités et de ces instincts, interprétés à la lumière des sciences constituées, qu’il faut déterminer la manière dont ces sciences doivent être progressivement offertes à l’esprit de l’enfant, ou en d’autres termes qu’il faut mettre les programmes d’études en rapport avec l’expérience. « L’éducateur n’a donc pas affaire aux matières d’enseignement en elles-mêmes, mais à ces matières dans leurs relations avec un processus de croissance intégrale. » Ce ne sont point des buts arbitrairement posés, ni des préoccupations de logique des sciences qui doivent déterminer la marche des programmes d’enseignement, mais la compréhension psychologique de l’adaptation naturelle de l’esprit de l’enfant aux matières d’enseignement.

La troisième étude précise ce point de vue par l’application qu’elle en fait à l’enseignement primaire de l’histoire. Dans l’ordre des études historiques, les « manières de vivre des hommes », c’est-à-dire la vie sociale concrète, voilà le point d’attache de l’intérêt enfantin. De là l’utilité de partir d’une étude concrète de la vie sociale avec laquelle l’enfant est en contact, pour n’aboutir à l’étude chronologique que nous nommons proprement histoire qu’au dernier stade de l’enseignement primaire.

La quatrième étude aborde du même point de vue la question de la morale et de l’éducation. — Ici ce qui correspond à la matière d’enseignement, c’est l’ensemble des façons d’agir et des devoirs, qu’il appartient à la sociologie de dégager par l’étude des fonctions de l’organisme social ; l’intérêt, c’est l’ensemble des dispositions psychiques qui déterminent le comment de la conduite. L’Ecole a pour lin de servir la vie sociale ; l’idéal moral, les règles de la vie scolaire doivent être tirés de la considération des rapports sociaux que les élèves auront à soutenir dans leur vie. Pour appeler sur un tel objet l’intérêt de l’enfant, une première condition nécessaire est de faire de l’école même un milieu social réel, un raccourci de la vie sociale que les méthodes d’enseignement fassent donc appel aux pouvoirs actifs de l’enfant, que le travail manuel, réalisant des œuvres utiles, serve au développement de son sens social, que toutes les connaissances qu’on lui fournit lui donnent une représentation des travaux nécessaires à la vie sociale, que la discipline demande son efficacité aux moyens qu’elle offre à l’enfant de mettre ses connaissances au service de la société. Une seconde condition, c’est de découvrir par l’observation de l’enfant les instincts et impulsions qui sont le germe de la socialité des adultes, de tenir compte de l’évolution naturelle de ces germes, de la formation interne du caractère moral de l’enfant, qui résulte de la transformation par l’éducation des impulsions et des instincts en habitudes d’action sociale. L’école travaillera à cette formation, si elle développe la force du caractère en concentrant vers un but possible les pouvoirs actifs de l’enfant, si elle lui forme un jugement droit par l’exercice du choix réel de ses actions, si elle cultive en lui les émotions sociales au contact de la vie sociale scolaire et par l’exercice des facultés esthétiques. Disons pour résumer les deux séries de conditions, que les principes moraux ne doivent apparaître dans l’éducation que comme inhérents et à la vie sociale et au mécanisme psychique individuel.

On peut trouver matière à critique dans ces applications du principe de l’intérêt, et notamment juger un peu vague et insuffisante la notion fournie de la formation du caractère. Mais il est difficile de méconnaître la justesse et l’importance pratique de la thèse même de l’intérêt, le sens aigu de la réalité psychique et sociale qui se manifeste partout au cours de ces études et les fait riches de suggestions pour le philosophe en même temps que pour l’éducateur.

Social Justice without Socialism, par John Bates Clark, professor of political economy at Columbia University. 1 vol. in-16, de 49 p., Boston et New York, Houghton Mifflin Company, 1914. — « Nous sommes tous socialistes aujourd’hui » suivant une phrase à la mode dans les pays anglo-saxons, s’il suffit pour être socialiste, de vouloir améliorer la condition des classes pauvres, et de vouloir que l’État intervienne pour rectifier les désordres du monde industriel. Mais le socialisme de M. J.-B. Clark, s’il veut que l’État intervienne, c’est seulement pour protéger la concurrence, condition de toute richesse et de tout progrès. Il dénonce l’extrême péril que fait courir au monde moderne, en particulier à la société américaine, le développement des grands monopoles privés. Mais il n’accepte pas la solution socialiste, qui consiste à la transformer en monopoles d’État car tout monopole est un mal. Réduction de la journée de travail ; protection des travailleurs contre les risques industriels ; libre-échangisme, réforme monétaire et banquière ; assistance par le travail en temps de crise : protection des enfants et des femmes ; simplification de la procédure judiciaire. Le « socialisme » de M. J.-B. Clark ne va pas plus loin. Il tient pour la justice immanente de la société économique au milieu de laquelle nous vivons. Le tout est d’éviter que cette justice ne soit point dérangée et faussée.

La Revue de Métaphysique et de Morale a déjà eu occasion d’étudier, en ces matières, les théories de M. J.-B. Clark (septembre 1907 ; vol. XV, pp. 596-619). Mais convenons que, sur les solutions pratiques auxquelles M. J.-B. Clark aboutit, plane un certain mystère, « Jusqu’à ces derniers temps les ouvriers américains ont vécu côte à côte avec leurs employeurs sans les haïr ; et, si l’on peut faire en sorte que les salaires soient fixés maintenant par quelque appel au principe de la justice, ils peuvent recommencer à vivre ainsi en bonne harmonie avec eux. Cela implique une meilleure méthode pour arbitrer les différends que n’est le brutal appel à la force. Nous n’avons pas. ici le temps de discuter par quel procédé la chose peut être faite. Je prétends que la chose peut être faite, et je m’offre à le prouver quand j’aurai plus de temps disponible (p. 37) ». M. J.-B. Clark nous laisse sur cette espérance.

A History of Japanese Mathematics, par David Eugène Smith et Yoshio Mikawi. 1 vol. de vii-288 p. Chicago, The Open Court Publishing Company, 1914. — Nous n’avons pas à entrer dans le le détail de cette histoire, dont le titre seul indique l’intérêt, mais qui est consacré aux progrès successifs de procédés purement techniques en algèbre et en géométrie surtout. Les auteurs de cette attrayante et instructive étude ont eu à aborder une série de problèmes qu’il est utile de rappeler ici. Impossibilité, pour le Japon comme pour toute autre civilisation, de remonter aux origines, même à partir du XVIIe siècle siècle où apparaît une tradition régulière dans l’enseignement. Difficulté de spécifier la part de chaque savant à cause de l’usage du secret inconsciemment renouvelé de Pythagore (voir à cet égard la discussion sur Seki Kowa et les méthodes pour la mesure du cercle). Difficulté aussi de délimiter l’étendue des influences étrangères, des infiltrations chinoises, de l’enseignement des missionnaires (par lequel, avant le XIXe siècle siècle, les Japonais avaient en quelque sorte côtoyé la civilisation européenne) ; de quelques relations qui ont pu être plus directes : Von Schooten ne signale-t-il pas parmi l’un de ses plus habiles élèves en mathématiques, un Japonais, « Pierre Hartsing » ?

Leçons sur les Fonctions de Lignes, professées a la Sorbonne en 1912, par V. Volterra. 1 vol. de xiv-230 p., Paris, Gauthier-Villars, 1913. — Dans ce volume le mathématicien de génie à qui l’on doit la notion de fonction de lignes a résumé quelques-uns de ses plus importants travaux. Le premier et le dernier chapitre de ce livre ont un caractère profondément philosophique. Dans le premier chapitre intitulé : l’évolution des idées fondamentales du calcul infinitésimal, l’auteur a cherché à rattacher ses travaux sur les fonctions, de lignes au développement de l’analyse mathématique. IL rappelle que les méthodes infinitésimales étaient employées par les géomètres grecs : Eudoxe de Cnide (400 av. J.-C.), semble déjà s’en être servi. Mais, dans l’antiquité, c’est surtout Archimède qui fit de ces procédés un emploi systématique. Les vrais continuateurs d’Archimède furent, comme on le sait, Galilée et Kepler. Puis vinrent les découvertes mémorables de Newton et de Leibniz. Un procédé général domine tous ces travaux, ce procédé consiste essentiellement à passer du fini à l’infini. Or, si l’on applique cette conception à la notion de fonction de plusieurs variables, on obtient des fonctions qui dépendent d’une infinité de variables, c’est-à-dire de la forme d’une ligne. Si l’on regarde par exemple « une aire plane comme dépendant de la courbe qui la renferme, on a une quantité qui dépend de la forme d’une courbe, ou ce qu’on appelle aujourd’hui une fonction d’une ligne. Puisqu’une ligne peut être représentée par une fonction ordinaire, l’aire peut être regardée comme une quantité qui dépend de toutes les valeurs d’une fonction. Elle est évidemment une fonction d’une_infinité de variables. En effet, on peut l’envisager comme un cas limite d’une fonction de plusieurs variables en supposant que leur nombre croisse indéfiniment de la même manière qu’une courbe peut être regardée comme le cas limite d’un polygone dont le nombre des côtés augmente à l’infini… De tous côtés, on peut trouver d’autres exemples de fonctions de lignes. C’est ainsi que l’action exercée par un courant électrique filiforme flexible sur_une aiguille aimantée dépend de la forme qu’on peut donner au circuit, et, par suite, est une fonction d’une ligne… Ce que nous venons de dire montre donc qu’on est amené à faire tout naturellement dans la théorie des fonctions le passage du fini à l’infini que nous avons déjà vu s’accomplir peu à peu, mais d’une manière constante, pendant une longue période de siècles jusqu’à la constitution du calcul infinitésimal. »

Les chapitres suivants du livre que nous analysons sont consacrés à l’étude des propriétés des fonctions de lignes, à la théorie des équations intégro-différentielles (où la fonction inconnue et ses dérivées figurent sous le signe intégral) et à diverses applications d’une extrême importance ; leur caractère strictement mathématique ne nous permet pas de nous y arrêter plus longuement. Mais le dernier.chapitre, intitulé application du calcul aux phénomènes d’hérédité, soulève des problèmes philosophiques d’un fond intérêt. Nous allons essayer de résumer brièvement les idées principales qu’il contient. On sait que, selon que l’avenir d’un système dépend exclusivement de l’état actuel et de l’état infiniment voisin, ou dépend des états antérieurs, le système est dit non héréditaire ou héréditaire. L’astronomie classique fournit des exemples connus de problèmes non héréditaires ; on trouve dans la physique moléculaire des exemples du second cas. Par exemple la déformation d’une barre élastique dont l’une des extrémités est fixée, l’autre chargée de poids, ne dépend pas uniquement de la charge actuelle que supporte la barre, elle dépend des charges antérieures. Un exemple pratique est celui d’un pont métallique qui ne se déforme pas sous l’action d’une charge de la même manière lorsqu’il est neuf ou lorsqu’il est en usage depuis quelque temps. Les phénomènes d’hystérésis magnétique sont également des phénomènes héréditaires. Or, M. Volterra, grâce à sa conception des fonctions de lignes, a pu élaborer une méthode permettant de traiter mathématiquement les problèmes héréditaires. Le nouvel algorithme permettra d’exprimer précisément que la fonction inconnue dépend de tous les états antérieurs. Les équations auxquelles on aura affaire ne seront plus, comme dans le cas non héréditaire, des équations différentielles ou aux dérivées partielles, mais selon les cas des équations intégrales ou intégro-différentielles. Nous rappelons que la conception même de la mécanique héréditaire a soulevé des objections, de M. Painlevé notamment. Nous n’avons pas à examiner ici la portée exacte de ces critiques dont le but n’est certainement pas de chercher à faire écarter des méthodes qui s’imposent par leurs succès éclatants dans de nombreux domaines.

Introduzione allo Studio della Filosofia Indiana, par Luigi Suali (Biblioteca di filosofia e pedagogia, dir. de G. Villa e G. Vidari. N. 7), 1 vol. , de xvi-478 p., Pavia, Mattei e C., 1913. — L. Suali, formé aux méthodes les plus rigoureuses de critique intelligente et d’érudition sûre sous la direction de Jacobi, s’est conquis une place éminente parmi les sanscritistes voués à l’étude de la philosophie indienne, grâce à maints travaux consciencieux et méritoires, entrepris en des domaines peu explorés, tels que le matérialisme des Cārvākas et surtout le Jainisme. Jusque dans le présent ouvrage, qui paraît être, et qui est à certains égards, un livre d’exposition générale, l’auteur a fait œuvre neuve et personnelle. En effet, il ne s’agit point ici d’un aperçu d’ensemble sur la spéculation de l’Inde, mais uniquement d’un système particulier de philosophie, le Nyāya-Vaiçesika, dans lequel même on n’envisage que l’épistémologie de la logique : regrettons que rien dans le titre, pas même un sous-titre, n’indique le contenu véritable du livre. Pourtant, comme les théories en question s’imposèrent à la plupart des écoles, brahmaniques ou bouddhiques, et devinrent pour ainsi dire le patrimoine formel commun à toute la pensée d’une immense civilisation, on conçoit que leur étude puisse constituer une initiation préalable utile à acquérir avant tout essai de compréhension des diverses systèmes en ce sens nous avons bien affaire à une Introduzione. Les pandits ne rompent-ils pas leurs disciples aux exercices logiques avant de leur révéler des dogmes, de même que nos écoles gréco-romaines ou médiévales assouplissaient les esprits à la syllogistique, à la dialectique et à la rhétorique, avant de leur infuser des théories ou des croyances ? Montrons toutefois que le travail de Suali est plus et mieux qu’une Introduction. — Jamais encore le Nyāya et le Vaiçesika n’avaient fait l’objet d’une étude aussi exhaustive, traitée selon les méthodes européennes. La préface de Bodas au Tarkasaṃgraha, quoique très riche en renseignements de toute nature, restait artificiellement didactique. Un remarquable article de Jacobi (Indische Logik, Nachr. d. K. Gesell d. Wiss zu Gôtling phil.-hist. K., 1901) fournissait un résumé magistral, mais un simple résumé. Le récent Hindu Realism de J. C. Chatterji (Allahabad, 1912). corrigeait l’interprétation courante de certaines catégories, admise d’ordinaire sur la foi de Colebrooke, mais n’examinait que la métaphysique du Nyāya-Vaiçesika, non sa logique. Le seul ouvrage étendu et approfondi qui puisse être mis en parallèle avec celui de Suali est le travail de Stcherbatsky sur Dignāga, Dharmakīrti et Dharmottara (L’épistémologie et la logique chez les Bouddhistes ultérieurs, Saint-Pétersbourg, 1909, IIe Part.), dont une traduction française préparée par Mme I. de Manziarly et P. Masson-Oursel, doit paraître avant un an (Paris, Annales du Musée Guimet) ; mais tandis que dans ce dernier ouvrage l’épistémologie et la logique de l’Inde sont considérées comme gravitant autour de l’idéalisme du Bouddhisme postérieur, dans le premier elles sont envisagées principalement en fonction des systèmes Nyāya et Vaicesika. D’ailleurs l’originalité du volume italien est d’autant plus incontestable que l’auteur, de son propre aveu (p. 8, n. 2) n’a pas eu accès au livre russe. — Définir, selon le Vaiçesika, la spécificité (viçesa) des diverses catégories : substance, qualité, mouvement, généralité, particularité, inhérence, négation, qui sont, non pas comme chez Kant, des concepts a priori constitutifs de la pensée, mais, comme chez Aristote, des modalités de l’être ; puis déterminer, conformément au Nyāya ; l’exercice légitime des facultés de connaissance et les règles du raisonnement, tout à fait comparables, malgré certaines différences, à celles du syllogisme grec, — c’est là une tâche dont l’auteur s’acquitte avec autant de lucidité que de précision. En ces matières, il est vrai, le terrain est ferme et solide : toutes ces conceptions, tant de fois pensées et repensées par la scolastique indigène, ont pris une forme classique définitive. A cet égard, un tel ouvrage suppléé dans une certaine mesure à l’enseignement direct donné par les maîtres hindous, que quelques indianistes ont dû aller chercher dans le pays même, tout en fournissant une multitude d’aperçus critiques dont de semblables professeurs se sont montrés jusqu’ici peu capables. Mais l’originalité, de ce livre est ailleurs : elle réside dans une première partie que fort peu d’indianistes eussent pu écrire, où sont traitées, d’une façon aussi complète que le permet l’état de nos connaissances, les diverses questions historiques afférentes au sujet. Sans jamais chercher à réfuter, mais en s’attachant à discerner la valeur limitée de chaque hypothèse émise, l’auteur dégage de la polémique entre Stcherbatsky et Jacobi son opinion personnelle sur la date de rédaction des deux darçanas : il situe celle du Vaiçesika entre 250 et 300 de notre ère, celle du Nyāya entre 300 et 350. C’est dire que les sùtros de ces écoles doivent être postérieurs au nihilisme bouddhique, mais antérieurs à l’idéalisme mahāyāniste, en ce qui concerne les commentateurs le Naiyāyika Vātsyāyana (vers 400) est antérieur au grand logicien bouddhiste Dignāga ; le célèbre théoricien du Vaiçesika, Praçastapāda, parait avoir vécu dans le même siècle (le vie siècle) que ce dernier, probablement avant lui. Faute de pouvoir suivre l’auteur dans son esquisse d’une histoire de la logique indienne, bornons-nous à signaler ce principe directeur : qu’il faut prendre pour points de repère chronologiques les documents bouddhiques ou jainas. — Autant le syncrétisme du Nyāya-Vaiçesika, constitué par la fusion des deux systèmes, est aisément accessible, autant la préhistoire de chacune de ces disciplines, en tant que distinctes l’une de l’autre, est énigmatique ; c’est peut-être faute de connaître les contingences de l’histoire que l’on admet, comme le fait aussi Suali, que les deux systèmes étaient destinés à se compléter mutuellement (p. 25-28) ; nous verrions volontiers, quant à nous, dans cette adaptation tant bien que mal opérée entre deux systèmes d’inspiration différente, un problème à poser plutôt qu’une harmonie à constater. Peu importe cependant car ce sont là des impressions, des hypothèses, tandis que la méthode ici usitée consiste très justement à se documenter sur les faits avérés, non à les reconstruire en fonction d’une interprétation ou à expliquer le connu par l’inconnu ; et notre auteur est dans son droit en étudiant principalement la doctrine éclectique du Nyāya— Vaiçesika, telle qu’on la trouve chez Annambhaṭṭa, Keçava Miçra, Langāksi Bhāskara et Viçvanātha. — Ce livre, qui intéressera tous les esprits curieux de l’histoire des idées, sera précieux à l’indianiste. Les index qui le terminent en font un instrument de travail sûr et pratique. Bien que le volume n’appartienne pas à une collection d’ouvrages d’orientalisme, l’impression des mots sanscrits ne laisse rien à désirer. L’ouvrage est donc à tous égards dignes d’éloges.

Dans une édition future, il conviendra de signaler, à la page 24, note 1, la traduction anglaise des Vaiçesika sutras de Kanāda, parue récemment dans la série desSacred Books of the Hindus.


REVUES ET PERIODIQUES

Logos, Internationale Zeitschrift fur Philosophie der Kultur. Tome II, 1911-1912. Le Logos, tant par la qualité de ses collaborateurs que par l’ample unité qui règne dans sa rédaction, tend de plus en plus à se placer au premier rang des grandes revues philosophiques contemporaines. Dans les trois livraisons qui composent le tome II (1911-1912) plusieurs articles importants sont à signaler. Voici les principaux, brièvement résumés :

Simmel.Begriff und Tragodie der Kultur (p. 1, p. 25).

C’est une profession de foi singulièrement intelligente et riche d’aperçus. « La culture est le chemin qui mène de l’unité fermée à l’unité déployée en passant par la pluralité déployée. » En d’autres termes, la culture est bien l’explicitation des puissances immanentes du sujet, mais cette explicitation se fait à travers un donné objectif, et en ce sens la culture est la solution véritable des rapports entre le sujet et l’objet. Dans la culture se réalise donc « la synthèse d’un processus subjectif et d’une valeur spirituelle objective. » C’est là ce qui explique que des œuvres en elles-mêmes parfaites, consommées (abgerundete), n’apportent à la culture qu’une contribution presque nulle : c’est qu’elles ne s’adressent pas à la totalité de notre vie personnelle et n’intéressent que ce qui en nous est objectif.

La tragédie de la culture consiste en ce que ces contenus objectifs développent une nécessité qui peut se trouver en antagonisme avec les exigences de notre individualité. C’est ainsi qu’une pluralité de consciences, par le seul fait qu’elle est pluralité, peut donner naissance à un produit dont le sens spirituel n’était pour aucune d’elles prise séparément. Dans le stade d’objectivation qui est comme le stade médian de la culture, le produit obéit à une logique propre qui le transforme. Ceci est manifeste par exemple dans ce qu’on peut appeler l’émancipation des techniques particulières, qui finissent par se détacher des fins qu’elles devaient d’abord servir pour prendre une existence indépendante et en quelque sorte usurpée. Le tragique, ici comme ailleurs, se définit par le fait que « les puissances qui ont jailli des sources les plus profondes d’un être se révèlent destructives, négatrices de cet être même ».

Rickert. Das Eine, die Einheit und die Eins (pp. 26-78).

Cet important article est une contribution à l’étude des rapports de la logique et de la mathématique. L’auteur entreprend de montrer qu’il n’y a pas de passage de l’unité logique à l’unité mathématique, et que par suite le nombre n’est pas un être purement logique. La distinction et l’unité de l’Un et de l’Autre, sur lesquelles repose toute détermination logique, ne permettent pas de passer au dualisme et à l’unification de l’unité et de la pluralité qui rendent possible toute considération numérique. Il s’agit en somme pour Rickert d’échapper au dilemme d’un empirisme et d’un formalisme logique du nombre, et de fonder ce qu’il nomme un empirisme transcendental. La démonstration repose sur le fait que l’Un et l’Autre logiques ne peuvent être pensés que comme distincts mais non comme interchangeables (car la permutabilité implique l’idée de place, qui est vide de sens dans l’ordre logique). Il ne saurait donc y avoir d’égalité dans le monde logique, et ceci suffit à le distinguer du monde mathématique. De la distinction qui sépare l’égalité de l’identité, Rickert s’élève à celle qui sépare le et (logique) du plus (alogique). Il insiste enfin sur l’impossibilité de parler de séries logiques, la notion de série logique supposant précisément la confusion précédemment dénoncée. Suit une critique du « rationalisme psychologique » et de l’idée de position qui n’est que pseudo-logique (en réalité psychologique). Rickert donne ensuite quelques indications sur la nature des facteurs proprements alogiques qui interviennent dans le nombre : l’égalité suppose l’homogénéité du milieu dans lequel les termes se situent et l’existence du quantum, qui se différencie bien entendu du pur objet logique.

L’article se termine par des considérations sur le type d’unité que requiert le monisme, unité qui se distingue de l’unité numérique et est une identité des contraires. Rickert semble laisser entendre que cette élimination est pour lui un devoir infini (au sens de la dialectique transcendentale).

Sergius Hessen (pp. 92-112), dans un article intitulé Mystik und Metaphysik, s’efforce de rapprocher la métaphysique de la mystique. De même que la métaphysique outrepasse les limites qui séparent les sciences positives de la philosophie, science des valeurs ou des conditions formelles, de même qu’elle convertit en être transcendant une réalité immanente empruntée au domaine d’une science particulière, de même le mysticisme consiste à outrepasser les limites qui séparent le domaine de la philosophie et de la culture, de la sphère du « vécu » irrationnel et de la mystique, il oublie que l’objet de la philosophie coïncide avec le domaine de la culture objective, c’est-à-dire indépendante du sujet humain ; le mysticisme est le produit illégitime de la rationalisation de la mystique.

Weizzacher (Neovilalismus, pp. 113-124) présente du point de vue kantien une critique du néo-vitalisme de Driesch ; où il voit une transposition, de caractère au fond empiriste, de la notion idéaliste de la finalité.

Rickert. — Lebenswerte und Kulturweite (pp. 131-166).

Dans cet article important et vigoureux, Rickert s’attaque au postulat biologiste qui définit toute valeur en fonction de la vie, posée elle-même comme critère unique et transcendant. Il montre comment ce postulat est à la base de la plupart des philosophies contemporaines. Il dénie aux sciences de la nature le droit de poser des valeurs et d’instituer des normes. Il établit sans peine que le postulat sur lequel se fonde le biologisme, est exactement inverse de celui qui fonde la biologie. Ici l’on fait volontairement abstraction de tout concept de valeur. Là au contraire on fait bon marché de la distinction des concepts de nature et des concepts de valeur, distinction en dehors de laquelle une science objective est impossible. La vie en tant que telle ne peut être regardée comme une valeur. Si la vie n’est pas le concept biologique de vie, qu’est-elle, sinon un pur indéterminé ? Rickert passe successivement en revue l’ordre logique, l’ordre esthétique, l’ordre éthico-social et l’ordre religieux, et s’applique à montrer que nulle part ce n’est la vie qui est le critère de la valeur ; au contraire la vie reste par elle-même un bien conditionnel, et ne peut prendre une valeur qu’en tant qu’elle rend possible la réalisation d’autres biens qui, eux, valent inconditionnellement.

Wjatscheslaw Ivanow, dans un article sur Tolstoï et la Culture (pp. 179-191), cherche à montrer que Tolstoï représente dans le développement de la pensée contemporaine ce moment proprement socratique où, par delà tout relativisme scientifique, toute représentation esthétique ou romantique de la vie, s’affirme l’identité de l’être et du vrai au sein d’une unité absolument simple, qui refoule dans le non-être tout ce qui dans le monde de la culture ne vaut que d’une manière conditionnelle et subordonnée.

Sesemann. — Das Rationale und das Irrationale im System der Philosophie (pp. 208-241

L’auteur s’applique à montrer comment, du point de vue de ce qu’il appelle le problématisme kantien, l’irrationnel intervient comme moment nécessaire dans toute construction philosophique orientée vers la systématisation. L’irrationnel n’est pas en effet l’a-rationnel ; c’est le rationnel idéal, le rationnel d’ordre supérieur (p. 219). L’irrationnel est cette idée de l’unité rationnelle systématique qui est comme le ressort dialectique grâce auquel la connaissance peut progresser vers la totalité. En face du contenu fini des formes et des méthodes rationnelles de la connaissance positive, se dresse le donné (Gegebenheit), irrationnel et infini, de la réalité ; et, comme cette sphère du donné se révèle dans une certaine mesure indépendante de ces formes et de ces méthodes, l’empirisme est dans une certaine mesure fondé. Le dualisme du donné irrationnel et de la rationalité pure coïncide en somme avec celui de l’expérience et de la pensée pure.

Eug. Kuhnemann (pp. 265-302) consacre un important, article aux rapports de Herder avec Kant et Gœthe.

Broder Christiansen (pp. 302-316), dans une courte étude, cherche à définir le phénomène esthétique élémentaire, qu’il croit trouver dans un certain rythme de tension et de détente. Il ne s’agit pas d’ailleurs pour lui de rendre raison de la normativité esthétique, mais seulement de déterminer les conditions de fait sous lesquelles seules un jugement de valeur est possible dans l’ordre esthétique.

Leopold Ziegler présente un exposé détaillé (pp. 316-349) de la déduction des concepts de l’expérience chez Avenarius. Il relève justement ce qu’elle présente d’artificiel ; c’est ainsi qu’il fait observer avec raison que la variation des positions d’existence au cours de l’histoire, bien loin d’être fonction, comme le croit Avenarius, du rythme général de la vie, a déterminé au contraire des oscillations dans ce rythme même. Il démontre d’ailleurs sans peine qu’il n’y a entre les phases d’un processus cognitif et les phases du rythme vital qu’un parallélisme purement analogique, et rien de plus. Il critique le positivisme simpliste d’Avenarius, qui s’épuise dans l’idée que la connaissance est la réduction de l’inconnu au connu, et qui trouve son couronnement dans une théorie de la vérité contradictoire et confuse.

L’étude s’achève par un examen de la théorie avenarienne de l’introjection. Ziegler montre ingénieusement comment elle rejoint le bergsonisme et s’accorde avec lui pour placer le corps dans la conscience. Ici et là il s’agit, comme le dit bien Ziegler, dans le langage d’Àvenarius, de « renoncer à une localisation spatiale d’un monde subjectif de perception dans le système central des individus percevants ».

THÈSES DE DOCTORAT

Maine de Biran critique et disciple de Pascal, par M. , l’abbé de Lavalette-Monbrun.

M. de Lavalette-Monbrun — De tous les théâtres, l’âme humaine est le seul où l’intérêt du drame qui se joue ne faiblisse jamais. C’est que le fond du drame est la destinée humaine. A contempler l’âme d’un Maine de Biran ou d’un Pascal, on saisit la dépendance de l’actuel au perpétuel. Le Journal intime, les Pensées, deux hommes, deux âmes. L’expérience qu’un Pascal ou un Biran ont faite sur eux-mêmes — in anima nobili — a une portée général : elle dépasse les limites d’une monographie.

Parent et voisin de M. de Biran, j’ai rassemblé, cinq ou six ans durant, tout ce qui restait de lui. Je décidai de faire revivre l’homme. La publication intégrale du Journal intime eût été prématurée. Je m’en suis servi ainsi que du Mémoire, sur la décomposition de la Pensée, pour mettre en lumière la façon dont M. de Biran envisageait la croyance.

Il existe dans la bibliothèque du château de Grateloup (Dordogne) un exemplaire de l’édition de Pascal par Raynouard, où sont reproduites les Remarques de Voltaire sur Pascal. L’exemplaire porte des notes de M. de Biran.

J’ai montré l’opposition qui existe entre Pascal et Voltaire. J’ai reproduit le jugement sévère que porte M. de Biran sur l’ennemi de Pascal. Je me suis attaché à étudier l’influence de Pascal sur M. de Biran, en groupant les opinions des deux philosophes sous trois chefs : l’ordre humain, l’ordre social, l’ordre religieux.

Maine de Biran, dans ses recherches pour sortir du doute, a subi à n’en pas douter l’influence de Pascal. Le Journal intime nous l’atteste. Il en vient à donner raison à Pascal contre les stoïciens et lui aussi rend les armes au « vainqueur de tant d’esprit ».

Pascal et Biran nous apparaissent comme deux belles intelligences, deux grands cœurs, deux névropathes, deux hommes intérieurs, deux philosophes de la volonté, deux croyants, deux mystiques.

Mais l’un, Pascal, est un croyant orthodoxe ; l’autre, Biran, est avant tout un philosophe du moi. Pascal n’est ni un sectaire, ni un fanatique, mais un apôtre. Biran se rapprocherait plutôt du protestantisme, si l’on néglige le fait qu’il est mort dans l’Eglise.

A tout prendre, le Journal intime est une Apologie comme les Pensées.

Nous avons dû, chemin faisant, effleurer une foule de questions délicates, et nous n’avons pu éviter de prendre part dans le débat.

M. Lévy-Brühl, président du jury, après avoir remercié M. de Lavalette-Monbrun pour l’exactitude de son compte rendu, donne la parole à M. Delacroix.

M. Delacroix. — Je dois d’abord vous faire une déclaration qui ne m’est pas agréable. Quand vous m’avez présenté votre thèse, je n’attendais plus de vous que quelques remaniements sans importance. Or je trouve maintenant dans votre ouvrage bon nombre de choses qui ne figuraient pas dans le manuscrit primitif. Il manque à votre thèse l’allure sereine, habituelle à la plupart de nos travaux. Vous adoptez le ton de la polémique (p. 183, note p. 492, 217, 228, 253, 273 et suiv.). Je tiendrai tous ces passages pour inexistants.

Vous reprochez à ceux qui ont étudié M. de Biran l’insuffisance de leur bibliographie. Mais vous-même, vous ne nous donnez pas le dépouillement des archives de Monbrun.

M. de Lavalette-Monbrun. — Dans ma grosse thèse p. 533, j’ai dit sur quoi ces papiers portaient. Maintenant, on ne peut pas tout publier de M. de Biran.

M. Delacroix. Vous reprochez à M. Mayjonade (p. 65) de publier incommodément les remarques de Biran sur Pascal. Mais votre publication de textes n’est pas bien faite (p. 74, 79).

M. de Lavalette-Monbrun. — Certains textes sont illisibles, j’ai dû refaire les phrases.

M. Delacroix. — Mieux aurait garder l’allure originale du texte.

M. de Lavalette-Monbrun. — Au point de vue critique. Mais le commentaire porte le texte et le fait valoir.

M. Delacroix. — C’est un danger. Il me semble en somme que vous n’avez pas apporté à l’établissement philologique de votre texte le souci nécessaire. Il faut briser le chapitre pour en extraire les textes.

Vous distinguez différentes influences à différents moments de la vie de Biran, dans sa marche vers le théisme. Il en arrive à voir dans l’homme une double nature, avant de parvenir, comme vous le dites, à un mysticisme. De la page 100 à la page 106, avez-vous d’autres textes ?

M. de Lavalette-Monbrun. — Oui, du journal de 1794.

M. Delacroix. — Biran lit alors Pascal, sans s’inspirer de lui. Avez-vous des pas- sages précis pour appuyer les pages 100-104 de votre travail ?

M. de Lavalette-Monbrun — J’ai d’ailleurs noté l’influence de Rousseau et j’ai nuancé ma pensée, Là où Biran réagit contre Pascal. il subit encore son in- fluence.

M. Delacroix. — L’influence de Pascal sur la dernière philosophie de Maine de Biran est-elle si précise ? Maine de Biran n’est pas resté trente années à penser sur la coopération de l’animal, du spirituel et du divin.

M. de Lavalette-Monbrun. — M. de Biran a fort bien connu Pascal.

M. Delacroix. — Vous faites la plupart du temps un parallèle, sans établir suffisamment l’influence. Je verrais beaucoup mieux l’influence de Fénelon sur Biran.

M. de Lavalette-Monbrun’. — J’ai peut-être donné trop d’importance à Pascal.

M. Delacroix. — Il y aurait là une.étude fort intéressante à faire.

M. de Lavalette-Monbrun. — Il y a même quelques textes attribués a Biran qui qui sont de Fénelon.

M. Delacroix. — Sur le christianisme de Biran, vous êtes un peu moins prudent dans votre écrit que dans votre exposé. Avez-vous d’autres faits à invoquer que sa mort dans la catholicisme ? Ce fait-là n’est pas probant à nos yeux.

M. de Lavalette-Monbrun. — Comme je l’ai dit, dans ma thèse principale p. 523, M. de Biran fut nommé Chevalier de Saint-Louis. Mais il n’a jamais pris nettement position entre les deux religions. Pour moi, il est immanentiste.

M. Delacroix. — Votre chapitre sur le mysticisme de Biran est bien vague. Vous êtes parti de Segond au lieu de partir de M. de Biran, et vous avez étendu votre philosophe sur le lit de Procuste de catégories toutes prêtes.

M. de Lavalette-Monbrun. — C’était toujours dans le dessein de le.confronter avec Pascal.

M. Lévy-Brühl. — Je vous ai lu avec intérêt. Votre ton m’a surpris dans une thèse. Généralement dans une thèse on s’efforce de démontrer avec des preuves. Vous avez cherché à dire ce que vous pensiez sur un très grand nombre de sujets. Spontané, sincère, droit, vous n’êtes pas toujours précis. P. 188, vous citez des critiques qui ont parlé de Pascal et qui sont morts. Vous mettez parmi eux M. Droz, qui n’est pas plus mort que vous et moi. P. 219, vous donnez la célèbre formule du Phédon, sous la forme ευ κίνδυνος. P. 218, vous nous parlez de Descartes de manière à faire de la peine à un philosophe. Il n’est pas’ prouvé que Pascal et M. de Biran reproduisent complaisamment la pensée de Descartes. Les deux croyances n’ont à peu près pas de rapport.

Vous usez fréquemment d’épithètes, elles ne sont pas toujours très réfléchies. P. 83, note 2, vous donnez deux textes de Pascal, dont l’un est altéré et l’autre véritable, et vous appelez les différences des « variantes ». Vous avez qualifié Biran de Sainte-Beuve, philosophique.

Vous n’avez pas pris un soin suffisant pour dater les fragments dont vous vous servez (p. 138).

Enfin p. 61, vous mettez en contraste Pascal et Voltaire que vous nous représentez « riant sans cesse et riant de toutn prenant sa vie comme une partie de plaisir ». Vous oubliez que Voltaire a pris certaines affaires fort au sérieux. Il n’y a pas que des plaisanteries dans Voltaire.

M. de Lavalette-Monbrun. — Certes, on pourrait tirer de Voltaire tout un livre de prières.

M. Lévy-Brühl. — P. 275, vous lui réservez l’épithète de simiesque.

M. de Lavalette-Monbrun. – Je pensais à l’expression de Maine de Biran.

M. Lévy-Brühl. — P. 189, vous écrivez « Il faut être naïf ou superficiel comme Victor Cousin pour… » Superficiel est bien sévère, naïf vraiment impossible à admettre. En ce qui regarde l’ensemble de l’ouvrage, l’idée d’un parallèle entre M. de Biran et Pascal me semble malheureuse, vous écrasez votre auteur par un pareil voisinage.

M. de Lavalette-Monbrun. — J’ai dit que M. de Biran a mieux connu l’homme que Pascal.

M. Lévy-Brühl. — Maine de Biran pourrait dire : « Seigneur, gardez-moi de mes amis… » P. 145, vous citez un passage de votre auteur qui n’a rien que d’ordinaire et vous dites : voilà des accents dignes de Pascal.

M. Brunschvicg. — Vous avez, c’est le mérite, de votre thèse, jeté, beaucoup d’épithètes et de jugements. Mais vous avez, manqué de modestie ou de simplicité : il fallait avant tout nous donner les textes en dehors de tout commentaire, et le commentaire après cela. Vous avez des expressions qui surprennent, M. Bergson est pour vous un Pascalisant « distingué » P. 301, vous trouvez Pascal « hautain et dogmatisant ». Il étale, dites-vous « l’insolence d’avoir raison ».

M. de Lavalette-Monbrun. — Je parle du ton qu’il prend en général.

M. Brunschvicg. — C’est un « honnête homme » qui, même après sa conversion, ne cesse de voir Méré et Roberval.

M. de Lavalette-Monbrun. — II a pourtant écrit « Que je hais cette sottise… »

M. Brunschvicg. — C’est la sottise qui retient le pécheur dans le péché. Vous dites ailleurs que Pascal n’a pas voulu composer un livre. Croyez-vous ? – P. 240, après avoir signalé que Pascal n’examine pas les déductions métaphysiques, vous dites : Pascal n’est pas un jongleur d’idées. Voilà qui est peu aimable pour bien des métaphysiciens religieux.

M. de Lavalette-Monbrun. — J’ai bien signalé, l’excès où se laisse aller Pascal « quand, il cède à son humeur janséniste » p. 118. J’ajoute p. 257 qu’il y a en lui deux hommes : un théologien janséniste et un chrétien fervent. M. Brunschvicg. Je termine par quelques points de détail. J’aurais voulu savoir la date des lignes « grosses d’idées » que vous citez p. 74. Selon vous, aucun esprit sérieux ne peut croire à l’accident du pont de Neuilly ; pour ma part j’y crois. Je vous trouve bien hardi de déclarer défectueuse (parce qu’elle négligerait, suivant vous, de considérer notre fragilité physique) la définition que Pascal donne de l’homme « roseau pensant », p. 156. Dans le passage de Pascal que vous avez cité p. 91, vous n’avez pas le droit de préférer du tout' à de tout que donne le manuscrit, ni pour la même raison, dans le passage cité p. 68 métaphysique à physique.


Maine de Biran. Essai de biographie historique et psychologique, par M. l’abbé de Lavalette-Monbrun.

Le choix du sujet est difficile : j’ai songé à Richelieu controversiste ; mais il y avait une thèse latine sur ce sujet. Sur le conseil de M. Faguet j’abordais l’étude de Maine de Biran, mon compatriote. Je suis resté douze ans dans l’intimité de Maine de Biran ; des raisons de famille m’y engageaient ; la porte me fut ouverte par les descendants du philosophe. L’édition de Victor Cousin me rebuta ; le Journal Intime me révéla davantage le philosophe. En 1903, j’obtins la moitié du prix Bordin. M. Bergson voulut bien signaler la partie biographique et psychologique comme la plus intéressante. M. Boutroux donna à mon projet de développer cette partie une pleine approbation.

Il n’y a pas de biographie véritable de M. de Biran ; l’une, très courte, concerne seulement l’homme public ; l’autre de M. Naville, ne nous renseigne pas sur l’intérieur, les relations du député de Bergerac. La tâche des biographes consiste à fixer les traits incertains. J’ai trouvé beaucoup d’inédits ; 2 à 3000 p., 600 de vie intime, 600 de notes philosophiques, 800 de notes politiques, etc. J’ai dédié mon travail à M. Ernest Naville, à la mémoire duquel j’adresse mes pieux hommages. Taine jugeait que M. de Biran avait écrit dans une cave : mais il en tira un vin excellent, répondait M. Naville.

L’édition de 1841 est mal faite. Victor Cousin a nui à la renommée de Maine de Biran. L’œuvre de M. Naville est infiniment plus soignée et plus intéressante.

V. Cousin confisqua à son profit la gloire de Maine de Biran. C’est ce dernier qui est le maître de la philosophie spiritualiste au xixe siècle siècle. Par un juste retour des choses, la gloire de Maine de Biran remonte considérablement, et celle de Victor Cousin a baissé.

Nous avons retracé l’enfance paisible, l’adolescence studieuse, la jeunesse dissipée à Versailles en compagnie des gardes du corps, de Maine de Biran. Brisé par la Révolution, il se retire dans la solitude. Il se maria deux fois ; sa vie fut entourée d’affections. Son importance au point de vue chrétien est considérable ; il a considéré l’homme terrestre d’où tout part, et l’Homme Dieu où tout aboutit. Parti de l’athéisme il est arrivé à l’apogée de la vie chrétienne ; âme simple et droite, il a cherché le vrai pour le vrai, avec un désintéressement sans égal. L’habitude de s’analyser, son tempérament maladif, l’ont porté à la mélancolie. Nous croyons être en droit de déclarer que Maine de Biran, de chrétien à la manière de Stapfer, était devenu chrétien selon Bossuet, lorsqu’il reçut les sacrements à son lit de mort.

Il fut mêlé à la politique toute sa vie. Modéré avant tout, il suivit le juste milieu et affronta les feux croisés des exagérés des deux partis. Il fut un maître écrivain politique et un maître éducateur. Homme du monde accompli, il représentait l’ancienne aristocratie, mais aspirait à la solitude. C’est à être penseur original, alors que Condillac procède de Locke, Cousin des Écossais, que consista sa véritable grandeur.

Il a su tirer de l’effort musculaire un système philosophique très cohérent. Ce fut, selon une expression de lui, un Colomb de la conscience. Il ne fut pas complètement isolé. Nous avons laissé à un philosophe contemporain l’honneur d’écrire sur lui un livre définitif, analogue à celui qu’il fit sur la Raison pratique de Kant. Un seul chapitre sur la métaphysique nous a paru indispensable pour unifier ce qu’il y avait de propre dans son tempérament intellectuel. L’effort resta le principe de la vie de l’esprit selon lui. Il prévit ce que Renouvier et James ont dit plus tard sur le rôle de l’effort dans une théorie de la conscience. Son journal intime, est en effet, pourrait-on dire le tourment d’une conscience en mal de l’infini.

M. Lêvy-Brühl remercie M. de Lavalette-Monbrun de son exposé, et invite M. Delbos, qui a lu le travail en manuscrit, à bien vouloir prendre la parole.

M. Delbos ne peut que féliciter M. de Lavelette-Monbrun sur le choix de son sujet ; les biographies de philosophes sont toujours utiles, et l’auteur possédait des documents abondants. On ignorait presque toute cette vie politique, qui paraissait seulement singulière. Mais il s’agissait toutefois de la biographie d’un philosophe ; l’intérêt d’un tel ouvrage est de montrer le rapport de la vie elle-même avec la production des œuvres. Maine de Biran, comme l’auteur le dit, a fait sortir — sa philosophie de l’analyse même de sa vie.

M. Delbos fait ensuite quelques réserves sur l’utilisation des documents par l’auteur, très bref sur tout ce qui prépare la doctrine. Pourquoi a-t-il l’idée.de constituer sa doctrine en harmonie avec sa propre vie ? L’auteur reconstitue le métaphysicien du moi d’après un 3e, 4e ou 5e remaniement de la 1re forme originelle de sa pensée. Or, du premier mémoire sur la décomposition de la pensée, l’auteur ne parle même pas. Biran à institué une critique de la notion de cause en psychologie ; il faut se demander s’il n’y en avait pas d’antécédent. L’auteur a eu en main le premier journal intime de Maine de Biran ; cela doit être plus confus que le définitif ; mais il contient des renseignements sur les livres qu’a lus Maine de Biran ; l’auteur n’en parle pas. Il fallait faire un départ entre l’inutile l’indispensable.

M. de Lavalette-Monbrun répond qu’il y avait dans la vie publique du philosophe des choses inconnues encore et indispensables à dire.

M. Delbos n’est pas fâché de connaître tous ces détails ; mais il y a des éléments philosophiques dans le Journal intime qu’il faut mettre en lumière. L’auteur a procédé par reconstruction ; mais il y a la façon dont Maine de Biran a développé sa pensée : et l’auteur n’a pas fait appel à tous les renseignements utiles. Il y a de la diffusion et un certain manque d’esprit critique ; de l’ornement littéraire, de la naïveté (au bon sens du mot) et un certain ton de polémique. L’auteur avait le droit d’avoir ses convictions ; de les exposer à sa manière, mais il s’écarte trop souvent de la sérénité qu’il faudrait. Il y a des façons de dire qui ne sont pas admises par tout le monde.

M. de Lavalette-Monbrun fait observer que le philosophe haïssait la Révolution, et que cet état d’âme l’a entraîné à partager ses sentiments politiques, et de parler le même langage. Il a dit que Maine de Biran n’a pas assez de recul pour parler des événements.

M. Delbos remarque que Cousin a servi trop souvent de cible aux critiques. Il y a une lettre de Félix de Biran à Victor Cousin (1839). L’édition Naville était.déjà engagée. La famille a sa part dans la négligence qu’on apporta à ce travail. Mais l’édition Cousin comprend une réédition du mémoire sur l’habitude et des fragments sur la décomposition de la pensée. Il rééditait des œuvres déjà imprimées.

M. de Lavalelte-Monbrun répond que Cousin ne soignait pas le travail d’édition.

M. Delbos montre que les références ne sont-pas assez précises et que les conjectures ne sont pas toujours bien établies. Le moment où le philosophe a été introduit dans la société d’Auteuil est important, la conjecture faite par l’auteur à ce sujet est inadmissible ; il n’a été introduit qu’une fois son mémoire couronné (le mémoire sur l’Habitude), or, si on lit certains documents inédits, on voit qu’il n’a pas fréquenté les idéologues avant ce moment là. L’auteur cite Jouffroy parmi les admirateurs de Maine de Biran ; M. Delbos n’en connaît pas de preuve précise. — Il y a une appréciation laudative qui surprend un peu. L’auteur n’a pas de texte à citer. Il veut être laudatif à tout prix. Il veut que Maine de Biran réponde à toutes les exigences de son idéal, poète métaphysicien à la façon de Platon et de Malebranche. Il n’y a pas de rapport avec l’art si brillant et si spontané de ces deux derniers. — Il n’a pas lu, comme l’auteur le croit, la critique de la Raison pure ; mais-il ne connaît Kant que par un exposé.

On peut d’un point de vue général, critiquer l’emploi du mot « sensualisme ». On-peut dire qu’il a toujours combattu l’innéité : il serait resté en ce sens sensualiste toute sa vie. Le mot d’idéologie est un peu vague ; elle a marqué une réaction contre le pur condillacisme. Il y a dans les inédits le brouillon d’une introduction au 1er mémoire sur l’Habitude. Ici Biran précise son attitude et ses divergences avec les opinions des philosophes contemporains. Et il n’est pas arrivé là sans procéder, d’une certaine manière, de l’école sensualiste idéologique. Il doit surtout à lui-même, mais Cabanis lui a révélé l’importance des sensations internes. Il y a de lui un brouillon de mémoire sur les signes ; là nous trouvons une charge contre l’Ecole idéologique et contre Cabanis ; peu de temps avant le mémoire sur l’Habitude. Il ne faut pas croire que Maine de Biran passe sans réfléchir d’une idée à une autre. Il y a là un problème. En 1798, il écrit contre Cabanis, puis il est idéologue avec enthousiasme. Il explique à Tracy dans une lettre. comment il a adopté ses idées. Cette évolution aurait dû être marquée d’une manière plus précise. Il y a certainement toute une période dans laquelle il s’est complètement désintéressé du problème religieux. L’auteur a présenté un Biran athée ou sceptique avec Bayle. M. Delbos fait une réserve sur le mot de sceptique, et surtout sur celui d’athée. Il n’y eut pas de négation explicite de Dieu dans la vie de Maine de Biran. On peut critiquer les preuves sans nier la chose. C’est, plutôt qu’un athéisme, une incertitude sur la valeur des arguments. Dans sa première période, il a subi l’influence du déisme de Rousseau. Il n’y a pas de moment où la conversion se soit produite. Dans les derniers jours de sa vie, il est revenu à une pratique effective de la religion mais, s’il a fait intervenir la vérité des affirmations religieuses, il n’a pas fondé cela sur le fait que ces croyances sont admises. Du fait qu’il insiste sur le fondement psychologique de la croyance, on ne peut pas conclure à une demi-construction de cette croyance. Il a voulu se rendre « réceptif » à la lumière surnaturelle. Peut-on conclure des raisons qu’il a données à un demi-subjectivisme religieux, à un demi-individualisme de sa croyance ? Ceci peut être discuté. Il a horreur de de Bonald ; cette religion repousse le développement de la pensée philosophique. Sa pensée religieuse s’orientait dans un sens que l’on ne peut pas interpréter d’une façon tout à fait dogmatique. M. Delbos conclut en disant que le travail sera toujours très utile à consulter pour ceux qui voudront connaître Maine de Biran.

M. Picavet souscrit à l’admiration de l’auteur pour l’œuvre de M. Naville, et aussi aux reproches qu’il a faits à celle de Victor Cousin. Les contemporains se sont montrés très sévères, ont accusé Cousin d’avoir fait disparaître des textes. Mais Cousin ne comprenait pas comme nous le devoir de l’éditeur. Il ne veut faire connaître au lecteur que ce qui l’intéresse lui-même. Il a tronqué le texte d’Abélard, autant qu’on sache, sans préméditation.

Taine a eu une opinion avantageuse de Biran, Naville voit en lui trois aspects, l’auteur voit surtout le catholique mystique. Or a-t-il examiné qu’il convenait d’utiliser davantage le Journal Intime ? Biran avait acquis avant 1801 un certain nombre de ses idées plus tard exprimées. il a conservé aussi un bagage de notions hétérogènes, diversement groupées, qui ont servi d’aliment à toutes ses croyances. On a fait appel à son tempérament, montrant qu’il cherchait le bonheur : cette conception aurait pu être examinée ou citée. Mais la clef de la pensée de Biran, c’est dans le Journal qu’il faut la chercher, en notant les lectures qu’il a faites.

L’auteur veut expliquer l’homme extérieur par l’homme intérieur ; or Biran a vécu surtout par l’extérieur, dit l’auteur. Royaliste, la mort de sa sœur explique ses sentiments ; cela relève de l’extérieur plus que de l’intérieur.

M. Delbos fait observer que la mort de sa première femme, Louise Fournier, n’est connue que par des traditions inédites.

M. de Lavalette-Monbrun les considère comme absolument authentiques.

M. Picavet. — Biran chercha à être fonctionnaire, recteur. Il eut une vie bien extérieure. Ne se sépare-t-il pas de Destutt de Tracy et de Cabanis, qui n’ont plus aucune influence auprès de l’Empereur ? Devenu sous-préfet, il prend très à cœur sa besogne, s’occupe d’éducation c’est un homme pratique ; le voici franc-maçon. L’auteur insiste sur le fait qu’il eut besoin d’argent ; c’est encore un point de vue très pratique. Il apprend à ses dépens qu’on n’est pas idéologue impunément ; peut-être a-t-il dû à ces raisons une partie de ses résolutions. On s’est demandé si le changement de ses opinions venait de sa pensée personnelle ou du développement de la pensée ambiante. Il redevient catholique et royaliste après 1815, ayant obtenu une situation du roi. A-t-il pris les opinions des vainqueurs, a-t-il eu une évolution tout intérieure, ou y eut-il influence commune de l’intérieur et de l’extérieur ?

M. de Lavalette-Monbrun pense qu’il ne faut pas soupçonner Biran d’avoir eu un désir d’argent ; il est mort pauvre. Il s’est mêlé au monde par besoin de réaction physique. Mécontent, il porte en lui-même une sorte de mal du siècle.

M. Picavet croit qu’il aurait été bon de faire remarquer cette opposition.

M. de Lavalette-Monbrun marque le caractère complexe de tous les compatriotes de Maine de Biran.

M. Picavet insiste sur l’importance de Gallois, adversaire de Bonaparte au Tribunat. Dans cette réunion des Cinq, il a dû avoir une grande influence. Gallois aurait pu éclairer le rôle de Biran. Sur Boussion M. Picavet aurait souhaité des éclaircissements. Il importait de montrer qu’il y avait là des personnages considérables, capables d’influer sur Biran. L’auteur accorde une grande importance à Rivarol, qui n’a jamais posé pour l’impartialité. Il parle d’une rencontre entre Lakanal et Biran, vers 1815 ; cela semble contestable. L’auteur donne le nom du mémoire sur l’Habitude ; d’après lequel des trois textes fait-il l’exposition ? Selon que l’analyse est prise de l’un ou de l’autre, elle est différente. Sur Conclillac, il y aurait aussi des choses ; à vérifier.

M. F. Strowski dit que l’art de la biographie est un art charmant et difficile. Mais à partir de la page 198, la méthode change ; il vient des chapitres qui forment comme des îlots, rompant le courant. Il y a un défaut de composition, sous lequel la biographie se continue. Les contemporains de Biran ont d’abord procédé du xviiie siècle siècle ; presque-tous ont subi des influences extérieures : Chateaubriand a émigré, Stendhal a voyagé, Mme de Staël, Cousin aussi. Biran est resté en France, il s’est dégagé du xviiie siècle siècle par ses seules forces. Il y avait là une grande source d’intérêt. — Il y a eu en Maine de Biran une force intérieure que le livre ne marque pas ; il semble montrer un homme ne sachant pas ce qu’il veut ; ses contemporains donnent l’étude du moi comme base à leurs idées : mais Biran a eu l’idée du moi avec plus de force encore. Sans cesser d’aller au hasard, Montaigne a une maîtresse forme, qui résiste à la vie. L’histoire sentimentale de Maine de Biran présenta beaucoup d’intérêt ; M. Strowski rappelle l’histoire de son premier mariage, très touchante. À travers sa vie mondaine, il a cherché des diversions à sa douleur. Le regret de sa première femme est resté intact. Il y a un courant profond qui se cache. Sa vie religieuse a pu être commandée par une même sorte d’activité. Il aurait fallu parler davantage et mieux de Pascal, qui jette une sorte de coup de sonde, et qui va au fond des. choses. L’influence de Pascal était très importante.

Le livre est donc intéressant, vivant, mais peut-être un peu superficiel, pas assez personnel et profond.

M. de Lavalette-Mombrun fait observer qu’il y avait une grande nécessité à décrire la vie extérieure de Maine de Biran, très peu connue auparavant.

M.  Strowski observe qu’il fallait insister beaucoup sur la vie extérieure, mais justement comme illustration de la vie intérieure.

M. l’abbé de Lavalette-Monbrun est déclaré digne du grade de docteur ès lettres.