Revue de métaphysique et de morale/1921/Supplément 1

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SUPPLÉMENT DE LA REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE

Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(N° DE JANVIER 1921)



LIVRES NOUVEAUX

Système des Beaux-Arts rédigé pour les artistes en vue d’abréger leurs réflexions préliminaires, par l’Auteur des « Propos d’Alain », 1 vol. in-8 carré de 334 p., Paris, éditions de la Nouvelle Revue française, 1920. — L’art ressemble à la science en ce qu’il est, comme elle, lutte contre les erreurs de l’imagination, à la morale en ce qu’il est lutte contre le tumulte des passions. Il règle le désordre du corps sur l’ordre vrai de la nature des choses. Il est, suivant la parole d’Aug. Comte, « soumission à l’objet ». L’artiste n’est donc pas un fantaisiste, un rêveur, qui joue avec le réel selon son caprice. La matière dirige l’outil, l’artisan suit le conseil de l’outil : et l’artiste, c’est l’artisan par excellence, qui produit une œuvre non en vue de quelque fin extrinsèque, mais pour qu’elle soit tout simplement. Il nous faut donc corriger notre assertion première, et dire que l’art diffère de la science industrielle et de la morale pratique, en ce qu’il ne procède point par règles et par préceptes, par modèles préalables et par idées préconçues : pour parler comme Kant, il est non pas idée mais jugement. Le bloc de marbre, pour Michel-Ange, était à la fois matière, appui, premier modèle ; et tout artiste perdrait son temps à chercher parmi les possibles quel serait le plus beau. Car aucun possible n’est beau : le réel seul est beau. « Pense-t-on œuvre, oui, certes ; mais on ne pense que ce qui est : fais donc ton œuvre. » Et c’est ainsi que procède l’Auteur des « Propos » pour « abréger les réflexions préliminaires des artistes ».

L’Auteur des « Propos » nous offre donc un tableau des arts, classés selon leur ordre naturel, le même tableau dont il nous avait déjà offert l’ébauche, dans ses chapitres sur l’Esprit et les Passions. Les arts de société d’abord, et ensuite les arts solitaires, qui s’expliquent par le rapport de l’artisan à la chose sans le concours direct de l’ordre humain présent. Ou encore, selon une autre classification, différente de celle-là, qui pourtant s’accorde avec elle, les arts en mouvement, n’existant que dans le temps et par l’action du corps vivant : La Danse et la Parure, la Poésie et l’Éloquence, la Musique, le Théâtre ; et les arts en repos, laissant des traces durables ou monuments : l’Architecture, la Sculpture et la Peinture, le Dessin, plus abstrait et plus solitaire. Et l’écriture, qui est le dessin le plus abstrait, définit, avec le secours de la typographie, la Prose, le dernier venu et le plus solitaire de tous les arts. L’Auteur des « Propos » définit successivement chacun de ces arts par sa matière, et chaque fois avec la sûreté d’un technicien, redécouvrant, rajeunissant la vieille loi des genres.

On ne saurait, par cinquante lignes de résumé, donner l’idée que l’on voudrait d’un livre où chaque détail a son prix. Mais il serait plus absurde encore de vouloir, par une accumulation de citations de détail, résumer un livre où tous les détails sont liés à l’ensemble. C’est un puissant ouvrage qui, fondé sur un solide réalisme, rejoint Kant et rejoint Platon : à la fois dogmatique et intuitif, étroit et profond, obscur, nous entendons par là que c’est un ouvrage où chaque page, chaque phrase doit être méditée pour elle-même.

Force et cause, par F. Houssay, 1 vol. in-12 de 250 p., Bibliothèque de philosophie scientifique, Paris, Flammarion, 1920. — Le regretté doyen de la Faculté des sciences de Paris a résumé dans ces pages les leçons professées par lui à la Sorbonne, depuis 1904, au titre d’« introduction générale à l’étude des sciences naturelles ». Le livre est divisé en deux parties. La première est consacrée aux principes. Il s’agit de situer la connaissance scientifique parmi les diverses formes de la connaissance, les sciences naturelles dans les sciences, et d’interpréter les notions directrices, temps, espace, mouvement, causalité et finalité, spécialement dans leurs rapports avec le point de vue biologique. La seconde partie traite de l’évolution de la vie et des formes propres de l’énergie qui la caractérisent. L’auteur n’est pas un « systématique », à la manière de Le Dantec, et se garde de formuler une doctrine personnelle ; mais les remarques originales, judicieuses et profondes ne manquent pas sous sa plume. Ne pouvant tout citer, qu’il nous suffise d’en noter quelques-unes.

Dans l’abstraction, procédé général de l’investigation scientifique, le négligé, le non-retenu a au moins autant d’importance que ce qu’on retient. Une abstraction se caractérise « par ce qui lui échappe bien plus que par ce qu’elle saisit ». La science n’est pas qu’un langage ; elle est aussi pénétration du réel dans l’esprit. Sans doute, si l’on voulait s’en donner la peine, on pourrait, avec nos connaissances sur la nature, créer un langage tout à fait mathématique, pour lequel il suffirait de « soigner les définitions ». Mais cette langue parfaite ne s’établirait qu’au prix d’inexactitudes initiales. Souvent, en biologie, plus on est précis, moins on est exact. « La meilleure expression ne nous satisfait le plus qu’en nous trompant le mieux. » À l’opposé de l’idéal mathématique, il est permis d’envisager un idéal de synthèse concrète qui s’efforcerait de tenir compte de l’infinie complexité du donné.

La recherche des causes reste, pour le biologiste, le principe et la fin de la méthode. Mais on ferait fausse route en suivant ici la voie qui, d’analyse en analyse, conduit le physicien a l’atomisme. On aboutirait ainsi à une impasse. Le Weismannisme n’est qu’un verbiage informe. La recherche des causes, en biologie, ne signifie rien de plus que l’effort pour étendre le domaine connu du déterminisme physico-chimique. Elle ne porte que sur le réalisé, et elle écarte les divagations sur le possible. Cette méthode ne nous conduit nullement vers la contingence. Au contraire, le déterminisme se resserre à mesure que la connaissance exacte progresse. La vraie méthode consiste à remonter la voie de l’efficience, au lieu de toujours chercher à s’échapper vers la finalité, « qui est bien trop difficile et qui donne par surcroît de déplorables illusions de facilité ». Faut-il conclure que la finalité est un concept illusoire, à extirper définitivement des raisonnements scientifiques ? C’est la conclusion des meilleurs esprits ; elle est peut-être « un peu rude ». Il y a de la finalité, pourrait-on dire, dans l’évolution terrestre, parce qu’il apparaît de la pensée à la fin. Mais cette pensée, production dernière, qui apparaît comme un épiphénomène, n’est certainement pas la cause des phénomènes et de la force qui lui est bien antérieure. Le dynamisme de M. Houssay lui fait admettre « une pensée primordiale, qui échappe à l’espace et au temps, qui est la cause unique de la force et dont le dernier travail est un retour à elle-même » (p. 142).

Ce qui distingue l’organisme vivant, végétal ou animal, des machines artificielles, au point de vue de l’énergétique, c’est qu’il semble constituer un arrêt sur la pente fatale de la dégradation de l’énergie. La vie est une « réhabilitation d’énergie, transformant l’énergie chimique en énergie mécanique, sans chute de température interposée, et permettant même l’apparition d’énergies nouvelles, que le monde brut ignore, et qui sont manifestement des formes supérieures ». Du point de vue chimique, la vie est essentiellement construction de protoplasme. L’erreur commune est de considérer surtout l’animal adulte. Dans la période de développement, la seule qui compte, c’est bien l’assimilation fonctionnelle, suivant Le Dantec, qui définit la vie animale comme la vie végétale. Les considérations relatives aux formes et aux structures sont particulièrement intéressantes. Les beaux travaux de l’auteur sur les problèmes de morphologie dynamique donnent à ses idées, une valeur dépassant celle d’appréciations plus ou moins arbitraires. Le long travail de construction des organismes, dans lequel les dynamismes secondaires se déterminent et s’enchaînent, évoque l’idée de finalité interne avec une irrésistible puissance de suggestion. Pour le comprendre, il faut d’abord se défaire de l’image solide qu’on se fait ordinairement de l’animal.

L’être vivant est essentiellement liquide. Les tissus de soutien ne sont que des déchets, plus encombrants qu’utiles. C’est en fonction de la fluidité que s’explique le lent modelage des organismes, en partant du pseudopode de l’amibe.

En ce qui concerne l’apparition des énergies psychiques et l’évolution même de l’animal humain, M. Houssay ouvre de nouveaux et suggestifs aperçus. La légende de l’ancêtre prédateur et chasseur doit être abandonnée. Le dogme spencérien de la supériorité intellectuelle du carnivore prédateur a fait son temps. L’humanité descend d’arboricoles frugivores, et le régime frugivore est celui qui, toutes choses égales, tend le plus à développer les qualités de prévoyance et d’ingéniosité. Le régime alimentaire a été sans doute le premier facteur de développement de l’intelligence humaine. « Par la nature même de son aliment, l’homme eut de bonne heure la notion du germe. » Et ce furent ses vieux instincts de frugivore qui le poussèrent à conserver, sans le tuer de suite, le gibier pris vivant. On s’expliquerait par cette circonstance les premiers essais de domestication et la formation du troupeau.

Nous pensons en avoir assez dit pour faire suffisamment ressortir l’importance de ce résumé de philosophie biologique, où se trouvent condensés, dans un style agréable, dans une langue claire, expurgée des néologismes rebutants, la matière de gros volumes et le fruit d’un savoir personnel aussi dénué de dogmatisme que vivifié par le labeur du laboratoire et le contact permanent avec les réalités de la nature vivante.

L’Invérifiable des problèmes de la Métaphysique. Nos procédés d’informations et de preuves. Les trois formes de l’invérifiable. La valeur du positivisme, du pragmatisme, du probabilisme (Métaphysique et métaphysiciens), par André Cresson, professeur de philosophie au lycée Condorcet, docteur ès lettres, 1 vol. in-12 de 400 p., Paris, Chiron, 1920. – L’auteur du Malaise de la Pensée philosophique a entrepris dans cet élégant ouvrage la critique de toute métaphysique passée et, jusqu’à un certain point, de toute métaphysique future. Son point de vue, qu’il rapproche de celui de Fontenelle, est caractérisé par un doute fondamental à l’égard de tout ce qui s’écarte des résultats positifs de la science, relevé par une curiosité psychologique pour la croyance qui s’avoue telle, et qui se risque au jeu des probabilités. L’ouvrage est écrit de verve ; la tendance à y expédier un peu lestement dans l’autre monde telle ou telle doctrine vénérable flattera certains préjugés ; elle en irritera d’autres. Il est vrai que M. Cresson a rétréci un peu arbitrairement le champ de son enquête en supprimant, par simple prétention, les métaphysiques de l’immanence, en interprétant dans le sens de la transcendance scolastique les systèmes où se manifeste le plus clairement l’effort pour s’en affranchir. C’est ainsi qu’il écrivit : « Le mythe de la caverne symbolise aussi bien la doctrine de Descartes que celle de Leibniz, celle de Kant que celle d’H. Spencer. Il figure toute théorie d’après laquelle il existe des esprits, des réalités avec lesquelles ils prennent contact et des représentations déformées qui correspondent, en eux, à ces réalités. » D’autre part, M. Cresson a fait un effort vigoureux afin d’énumérer les moyens de connaissance qui sont à la disposition de l’homme pour prendre possession du réel, pour vérifier : perception sensible, sentiment intérieur, intuition rationnelle, induction a posteriori, raisonnement a priori, témoignage d’autrui. Pour que la métaphysique fût fondée, il serait nécessaire que, puisant à l’une de ces six sources, elle justifiât sa capacité de pousser le procédé jusqu’au contact avec la réalité absolue. Mais M. Cresson s’est contenté de présenter son énumération, sans prouver qu’elle soit complète. Et il est piquant d’observer que, s’il y a lacune, elle porte précisément sur la méthode qui l’a conduit lui-même à découvrir les six moyens de connaissance, c’est-à-dire sur la réflexion analytique de l’esprit. Une telle réflexion s’est peu à peu distinguée du sentiment intérieur et de l’intuition rationnelle, étant la découverte progressive et laborieuse des conditions qui donnent à la raison humaine sa capacité de vérification. N’est-ce pas d’ailleurs à l’usage de cette réflexion analytique que se trouve liée la définition classique dont M. Cresson ne s’est pas préoccupé, mais qui est peut-être la plus célèbre de toutes : metaphysica est ars recte intelligendi experientiam ? Bref, à côté du sens étymologique et purement aristotélicien de la métaphysique qui justifie amplement la position dialectique de notre auteur, il y aurait à prendre en considération ce mouvement de la pensée moderne qui conduit à interpréter la métaphysique comme instituant d’une façon strictement positive un art de vérifier.

Le Problème du Mal, par Émile Lasbax, viii-451 p., 1 vol. in-8, Paris, Alcan, 1920. — Dans cet ouvrage considérable qui renferme à peu de chose près l’exposé d’une métaphysique complète, M. Lasbax s’est efforcé de prolonger le bergsonisme dans le sens d’une philosophie des valeurs. Avec une intrépidité à laquelle nous ne sommes plus habitués, il s’évertue à dégager de l’étude des sciences de la nature interprétées à la lueur de l’animisme une théorie de la vie et de la mort, du bien et du mal. « Une lutte de deux volontés », tel est le sens de « l’ultime dualité du monde ». L’opposition porte sur « deux principes essentiellement actifs » et dont cependant un seul possède à proprement parler l’existence, puisqu’il est l’expression intégrale de la vie, l’autre consistant simplement en « une volonté de haine et de mort, infini négatif si l’on veut dans le sens où négatif implique un néant de vie et par suite d’existences » (p. 450). À tort ou à raison, M. Lasbax est manifestement convaincu qu’il ne joue pas avec des concepts et que ces deux « principes » non seulement sont effectivement à l’œuvre dans le monde réel, mais encore sont impliqués dans tout jugement scientifique portant sur la nature de la vie ou la structure de la matière ; et ce serait selon lui nier l’évidence que de se refuser à reconnaître que les savants de tous ordres tendent aujourd’hui plus ou moins consciemment à poser comme fait ce dualisme radical. Rien n’est plus caractéristique à cet égard que le chapitre consacré par M. Lasbax aux progrès de la médecine et de la bactériologie. Pasteur a le premier compris, dans une intuition de génie, qu’il fallait faire lutter des adversaires de même nature, des vivants avec des vivants, des volontés avec des volontés ; nous ajouterons maintenant des âmes avec des âmes plutôt que des âmes avec des corps car c’est à la notion d’âme que nous a amenés la critique du vitalisme. Demandera-t-on comment s’effectue pour M. Lasbax le passage redoutable du jugement de réalité au jugement de valeur ? M. Lasbax commence par poser en principe que l’existence vaut mieux que la non-existence ; il en résulte que la mort est un mal ou bien que la vie par elle-même est un bien. La vie, c’est-à-dire l’immortalité ; car la mort n’est pas liée essentiellement à la vie elle résulte de l’intervention des forces destructrices qui ont une réalité spécifique. Mais M. Lasbax ne se contente pas d’émettre ces affirmations qui, bien que contestables, trouvent moyen de ressembler à des truismes. Reprenant à son compte un platonisme bizarrement teinté d’agnosticisme, il n’hésitera pas à prétendre que ce qui est immortel, — donc ce qui est bon en soi, — c’est l’espèce, ou bien que tout progrès dans l’individualisation marque une victoire des forces d’anéantissement (Cf. ch. iii). Ce n’est que le point de départ des spéculations propres à l’auteur et dans le détail desquelles il ne saurait être question d’entrer. Il nous suffira de signaler quelques particularités : tout d’abord l’opposition bergsonienne de l’intelligence et de l’instinct se transforme en celle du cerveau et du cœur ; « la tendance profonde dont l’opposition du cerveau a marqué la victoire, c’est… la force de mort dont nous avons constaté le rôle il tous les stades de l’organisation » (p. 163). En face de l’intelligence qui représente l’égoïsme, les forces d’individualisation à outrance, le cœur, c’est-à-dire le système sympathique, apparaît, comme un principe d’altruisme et d’amour. Jusque dans le domaine de l’inorganique, M. Lasbax prétendra retrouver ces deux puissances solidaires, l’attraction s’opposant à l’expansion et figurant, comme tout à l’heure l’intelligence, les forces d’individualisation et de mort. Sans doute n’est-il pas nécessaire d’insister davantage : une extrême facilité verbale, une sorte d’imagination à la fois précise et débridée qui s’apparente peut-être à celle de l’auteur de l’Atlantide (c’est M. Pierre Benoît que je veux dire) confèrent au livre de M. Lasbax un indéniable attrait et, après tout, il est intéressant de constater que de telles spéculations sont encore possibles aujourd’hui.

La Raison et la Vue, par Frank Grandjean, in-8, 374 p., Paris, Alcan, 1920. — La préface annonce une « nouvelle critique de la Raison », étant bien entendu que la raison n’est pas l’intelligence, comme la logique n’est pas la science. La Raison a ses procédés : comparaison, reconnaissance, abstraction, classification, définition, enchaînement conceptuel, etc. ses instruments, principe, d’identité, principe de raison suffisante, dont le second, qu’il ne faut pas confondre avec le principe de causalité, est d’ailleurs réductible au premier ; ses concepts enfin, nés les uns de l’élaboration rationnelle des sensations, les autres de l’élaboration également rationnelle des intuitions ; la raison comprend les premiers, mais ne comprend pas les seconds ; les douze concepts nés des sensations (ressemblance, quantité, unité, immutabilité, immobilité, être, éternité, nécessité, déterminisme, actualité, espace, substance) méritent donc d’être distingués sous le nom de concepts rationnels et ont seuls à être étudiés dans une critique de la raison. La raison, ainsi analysée dans son fonctionnement, ses principes et ses concepts, apparaît comme incapable, par ses propres moyens, d’arriver à une connaissance vraie et féconde et de saisir la complexité mouvante du réel : mue à l’origine par le besoin utilitaire d’introduire de la clarté dans le savoir, d’assurer notre existence et de nous rassurer devant le mystère du monde et de la vie, elle tourne sans avancer dans un cercle vicieux, où elle ne peut retrouver que les élaborations conceptuelles qu’elle y a elle-même introduites : elle est pragmatique, car, dans sa reconstitution du réel, elle se préoccupe davantage, quoi qu’elle prétende, de faire meilleur que de faire plus vrai ; elle est romantique, car elle aboutit, comme tout romantisme, à substituer un monde subjectif, intérieur, imaginaire, au monde extérieur et réel ; elle est une sorte d’art. plastique utilisant la qualité comme matière brute ; c’est ainsi que le monde des concepts est le poème de la raison, la géométrie, son roman, et que les mathématiques sont sans signification subjective. Si la raison est telle, c’est surtout qu’elle s’est constituée sur le modèle de la vue, dont elle a sublimé à l’extrême les procédés et les tendances, préoccupée comme elle de fixer, d’immobiliser, de distinguer, de cataloguer et de dominer son objet. Comme l’intuition, qui est une intelligence rapide, comme l’intelligence pratique, la raison est née de l’instinct vital, de la nécessité où cet instinct contrarie s’est trouvé, pour se réadapter, de prendre conscience de ses besoins et des procédés appelés à les satisfaire. Confondue d’abord avec l’intelligence pratique, la raison s’en est trouvée dissociée par une sorte de division du travail qui a finalement donné l’intuition, pénétration de la vie, l’intelligence, sondage de la matière, et la raison, connaissance des principes, sorte d’activité canonique et artistique. Seul le concours de l’intuition, de l’intelligence et de la raison permettra de constituer la science intégrale.

Ce bref compte rendu suffit à indiquer les graves difficultés d’ordre général que soulève la thèse de M. Grandjean. Les difficultés de détail abondent également dans son œuvre. Contentons-nous d’en donner deux exemples. M. Grandjean cite souvent M. Bergson et croit s’inspirer de lui plus souvent encore : on s’étonne dans ses conditions de le voir sans plus d’explications rattacher (p. 328) l’intuition du nombre à l’intuition du temps. P. 226, il nous dit que le déterminisme est une hypothèse de travail « utile et même indispensable aux opérations courantes de la science » ; on aimerait connaître les opérations exceptionnelles pour lesquelles cette hypothèse n’est pas indispensable à la science.

Enfin, pour en venir à l’idée à laquelle l’ouvrage doit son titre, qu’entend précisément M. Grandjean par la vue ? Un passage pour le moins donne à croire qu’il attribue à ce sens une portée assez inattendue. P. 325, voulant démontrer que si les aveugles peuvent concevoir la géométrie, ce fait n’infirme nullement la théorie de l’origine visuelle de l’espace et de la géométrie, il conclut : « Même si l’on admet que des aveugles sans souvenirs visuels peuvent comprendre la géométrie, cela s’explique encore par le fait que le rôle de la vue concrète dans l’œuvre géométrique est essentiellement négatif et que la vue intérieure, imaginative, aidée des données du toucher et de la mémoire tactile, peut suffire, avec la raison, à l’intelligence des figures et des théorèmes. Mais cela n’infirme en rien notre thèse de l’origine visuelle de la géométrie, puisqu’il est entendu que, lorsque nous parlons de la vue, nous entendons la vue active, négative et reconstructive, qui agit même quand les yeux de chair sont fermés. » En vérité, cette vue qui, pour s’exercer, n’a besoin ni de représentations ni même de souvenirs visuels, mérite-t-elle son nom autrement que par métaphore ?

La Mort et son Mystère, Avant la Mort, Preuves de l’Existence de l’Âme, par Camille Flammarion, in-16, 401 p., Paris, Flammarion, 1920. – Démonstration de l’existence immatérielle d’âmes individuelles par les phénomènes dits métapsychiques : pressentiments, divinations, prémonitions, actions à distance, transmissions télépathiques, visions à distance dans l’espace et dans le temps. Deux autres volumes, Autour de la Mort, Après la Mort, dont la publication est, paraît-il, prochaine, démontreront à l’aide d’arguments semblables que les âmes sont en outre immortelles. Lecture à recommander à Mme  Pécheu, dont l’Anneau d’améthyste nous a rapporté la ferme volonté d’échapper à la mort, si elle a par hasard perdu la foi chrétienne sans renoncer à ses aspirations.

Campanella, par Léon Blanchet, professeur agrégé de philosophie au lycée de Marseille, 396 p., in-8, Paris, Alcan, 1920 (Préface de M. Léon Brunschvicg, membre de l’Institut). – À la fin de l’article publié dans notre Revue (n° d’avril-juin 1919), qui devait être son testament philosophique, Léon Blanchet a fortement marqué les raisons de l’importance historique qu’il attribuait à l’œuvre de Campanella : Descartes a lu ses traités ; sa religion panthéistique a inspiré Spinoza, tandis que Leibniz avouait les suggestions dont il lui était redevable pour son panpsychisme et sa Théodicée. Campanella représente ce que la Renaissance italienne pouvait fournir de ressources pour le renouvellement de la pensée qui fait, dater du xviie siècle l’ère de la philosophie moderne ; il permet d’en établir le bilan.

La tâche de l’historien de Campanella, ainsi comprise, apparaît formidable. Léon Blanchet s’en est acquitté avec une incomparable maîtrise. Au lieu de se borner, comme l’ont fait tant de ses prédécesseurs, à des résumés des systèmes, il a pris à part chacune des parties de la doctrine, pour la rattacher aux travaux antérieurs qu’elle a mis à profit, et qui en expliquent l’orientation. À mesure donc qu’il expose les théories diverses de Campanella, il nous fait connaître la physique et la psychologie de Telesio, les idées sur la science de Paracelse et d’Agrippa de Nettesheim, la magie de Giovanni Baptista della Porta, les théories politiques de Guillaume Postel, Jean Bodin et Pierre Charron, les vues religieuses de Pomponace, Nicolas de Cusa et Giordano Bruno.

La richesse et la sûreté de l’information, la précision de l’érudition, le nombre des références bibliographiques font ressortir encore davantage le talent de M. Léon Blanchet comme historien, comme écrivain, et aussi comme psychologue. Au centre de son ouvrage est la personnalité de Campanella, dont il s’efforce de pénétrer le secret, en accumulant les arguments qui nous empêchent de mettre en doute la sincérité du rêve de Campanella, pour la réforme de la République chrétienne, « conformément à la promesse faite par Dieu à sainte Catherine et à sainte Brigitte ». Campanella, finalement, serait comme un précurseur des modernistes, et les lignes suivantes nous paraissent bien éclairer le fond de la pensée de Léon Blanchet :

« Quelle preuve psychologique plus intéressante pourrait-on donner des ressemblances qu’à trois siècles d’intervalle introduit, entre sa tentative religieuse et celles des modernistes, une intuition commune de l’inestimable bénéfice spirituel retiré par les catholiques de la continuité de la vie morale, et de l’étroite communion des esprits et des cœurs que, grâce à sa forte organisation et à son caractère profondément social, l’église romaine a su et sait encore réaliser au sein du vaste groupement des fidèles soumis à sa loi ? »

Les Antécédents historiques du « Je pense, donc je suis », par Léon Blanchet, professeur agrégé de philosophie au lycée de Marseille (Préface de M. Émile Bréhier, maître des conférences à la Faculté des lettres de Paris), 325 p., in-8, Paris, Alcan, ̃1920. — Descartes passait, il y a une trentaine d’années, pour l’auteur sur lequel il paraissait le plus difficile de dire du nouveau. C’est pourtant une thèse en grande partie nouvelle que Léon Blanchet soutient dans cette étude sur les Antécédents du Cogito. Blanchet a eu le mérite de s’attacher à creuser la doctrine si complexe de saint Augustin, de remonter pour en approfondir la portée jusqu’à Platon, qui lui-même est moins une source qu’un confluent (et Blanchet avait l’intention de pousser la recherche des Antécédents du Cogito à travers la philosophie grecque). Chez Plotin et chez saint Augustin, le Cogito est orienté vers une métaphysique de l’illumination divine, et cette orientation rend bien compte du fait, signalé par les critiques du cartésianisme que le Cogito, loin d’être un point d’arrêt dans la subjectivité de la conscience, est une simple étape vers la possession d’un Dieu plus intérieur à l’âme que l’âme elle-même et à qui l’on demande le fondement de la certitude scientifique.

D’autre part, l’historien de Campanella trouve chez celui-ci un anneau de la chaîne qui relie saint Augustin à Descartes. — Certes, Campanella ne fut pas inconnu de Descartes ; mais Descartes s’est-il attaché à l’étudier suffisamment pour qu’on lui attribue une action sur le développement de la métaphysique cartésienne ? Descartes, si dédaigneux et si peu patient à l’égard d’autrui, si épris de la rigueur claire et distincte du raisonnement, ne devait-il pas être rebuté par le fatras qu’avait rejeté un Montaigne et auquel s’attarde un Bacon, des superstitions puériles et des pratiques occultes ? Questions difficiles et délicates que Blanchet a eu le mérite de traiter, sous leurs aspects divers, avec la double puissance d’une documentation exhaustive, d’une originalité loyale et persévérante.

Proudhon et notre Temps, Préface de C. Bouglé, professeur à la Sorbonne. L’ère Proudhon (Guy-Grand). Proudhon et le Mouvement ouvrier (Harmel). La philosophie du travail et l’école (Berthod). La Marianne des champs (Augé-Laribé). Proudhon banquier (Oualid). Proudhon et l’impôt (Roger Picard). Proudhonisme et Marxisme (Piron). Proudhon et la guerre (Puech). Proudhon fédéraliste (Bouglé) ; 1 vol. in-12 de xv-255 p., Paris, Chiron, 1920. — Nous avons eu le Proudhon des syndicalistes. Nous avons été surpris par l’apparition d’un autre Proudhon, plus bizarre : celui des royalistes et des néo-cléricaux. Voici le Proudhon des radicaux-socialistes. Karl Marx saluerait sans doute avec joie la publication de M. C. Bouglé et de ses collaborateurs : il n’avait donc pas tort de considérer Proudhon comme un « petit bourgeois ».

Mais peut-être Karl Marx avait-il tort. Nous reconnaissons la compétence, la conscience, le talent des auteurs qui ont contribué à la rédaction de cet ouvrage : qu’il nous soit permis de signaler en particulier la substantielle et profonde étude de M. A. Berthod sur la philosophie du travail chez Proudhon. Mais l’étude du proudhonisme a-t-elle été vraiment abordée ici sous l’angle qu’il fallait ? Est-ce rendre justice à Proudhon que de vouloir donner la forme précise d’un programme politique aux solutions sociales, fiscales, juridiques, qui nous sont proposées par lui ? Comme on comprend le sentiment de déception que sont obligés d’avouer, en conclusion, MM. Augé-Laribé et Roger Picard, pour avoir procédé de la sorte ? Parce que d’autre part Proudhon s’est plu à opposer sur tous sujets des thèses contradictoires, convient-il de nous le présenter comme un conciliateur-né, une sorte d’avant-courrier du socialisme opportuniste et modéré de Jaurès ? Il appartenait à M. Bouglé de mettre les choses au point en nous donnant l’article, qui manque ici, sur Proudhon philosophe, moraliste, — disons mieux : Proudhon solitaire, qui n’est ni ceci, ni cela, ni celui-ci ni celui-là, le vieux diable, l’austère et grognon blasphémateur, le Diogène du socialisme moderne, qui ne veut être que par lui-même, et qui crache sur les autres.

De Bonald, la vie, la carrière politique, la doctrine, par H. Moulinié, 1 vol. in-8o de v-464 p., Paris, Alcan, 1916. — Lettres inédites du Ve de Bonald à Mme  V. de Sèze, publiées par le même, 1 vol. in-8o de xviii-160 p., Paris, Alcan, 1916. — La première partie du livre consacré par M. Moulinié à de Bonald, ainsi que la publication des lettres contenues dans le second, ont pour objet de retracer sa vie, sa carrière politique et de nous en faire mieux connaître certains aspects intimes. Cette étude historique, très utile pour la compréhension des idées de Bonald, est très consciencieusement faite. La deuxième partie du livre étudie la doctrine même du philosophe : sa critique de l’individualisme du xviiie siècle et de la Réforme, dont il tient son origine ; sa méthode, sa théorie du langage et sa doctrine politique. L’ouvrage se termine par une étude des rapports entre Bonald et Comte ainsi qu’entre Bonald et les autres traditionalistes politiques de J. de Maistre à l’Action française. Le Bonald qui ressort de cette étude tend, en un sens, vers le naturalisme (il emploie indifféremment les mots de nature et de Dieu, de lois naturelles et de lois divines, etc.) : mais ses convictions politiques et religieuses lui interdisent toute solution qui ne se fonderait pas sur l’autorité, et sur l’autorité la plus haute de toutes, celle de Dieu. De là dans ses écrits toute une superstructure qui trop souvent masque l’édifice véritable et paraît en tenir la place. La réaction de Bonald contre l’artificialisme du xviiie siècle le conduit donc, au théologisme : peut-être était-ce là une étape nécessaire pour arriver au naturalisme, mais de Bonald lui-même n’a pas su la dépasser. Cette étude confirme, en somme, l’interprétation connue de Bonald, en la nuançant et la précisant.

Leçons morales de la guerre, par Paul Gaultier, préface de Louis Barthou, 1 vol. 258 p., Paris, Flammarion, 1919. — D’une plume alerte de psychologue et de moraliste, M. P. Gaultier étudie l’influence de la guerre sur la mentalité des divers peuples qui y ont participé en même temps que les raisons psychologiques qui ont déterminé chacun de ces peuples. Dans une première partie, il analyse les causes et la signification psychologiques de la guerre européenne en général, et dans une seconde la psychologie des belligérants (les raisons de l’agression allemande, la résistance belge, le courage français, l’honneur anglais, l’obstination serbe, le réveil italien, le mysticisme russe, la fidélité roumaine, l’idéalisme américain).

Ces titres mêmes de chapitre que nous venons de citer indiquent bien dans quel esprit M. Gaultier traite son sujet : la guerre, d’après lui, fait apparaître, soit qu’elle les précise, les renforce ou même les fasse naître, des mentalités collectives qui expliquent les grands événements et viennent aussi se refléter dans l’âme de chaque individu pour y déposer des sentiments nouveaux dont aucun individu pris en particulier ne pourrait revendiquer la paternité. Ce n’est donc pas vers les seules idées et individuelles, mais vers les sentiments et collectifs qu’il faut nous tourner pour comprendre. Dans la conclusion de son livre, l’auteur montre très clairement quelle est, en effet, l’essentielle leçon psychologique de la guerre : le grand cataclysme a créé dans tous les camps une âme collective ; et en dépit des apparences, ce sont en réalité des puissances spirituelles qui se sont affrontées. C’est cette vérité que dégage aussi avec force la préface écrite par M. Barthou.

Les Transformations sociales des sentiments, par Fr. Paulhan, in-16, 288 p., Bibliothèque de Philosophie scientifique, Paris, Flammarion, 1920. — Nos tendances se modifient sous l’influence de l’ensemble de la personnalité : c’est la spiritualisation. Elles se modifient également sous l’influence du milieu social : c’est la socialisation. Elles se déspiritualisent en aboutissant à l’automatisme ; elles se désocialisent en entrant en désaccord avec la collectivité. Sous l’influence de la spiritualisation et de la socialisation, les tendances souvent dévient et quelquefois se pervertissent. Spiritualisation et socialisation sont des acquisitions toujours précaires qui tantôt se renforcent l’une l’autre, tantôt, au contraire, entrent réciproquement en lutte. Tel est le thème que développe longuement M. Paulhan d’abord d’une manière générale, puis sur l’exemple particulier de la tendance sexuelle, où se manifeste l’échec subi par l’humanité dans la spiritualisation et la socialisation des tendances faute d’une organisation générale d’où individu et société puissent tirer une unité réelle.

La Psychologie sociale, par G.-L. Duprat, in-16, 369 p., Encyclopédie scientifique, Paris, Doin, 1920. — La psychologie sociale est l’étude de l’être concret qui ne relève ni de la psychologie, ni de la sociologie pure, mais qui suppose l’observation du psychisme dans la société et de la vie collective à travers le psychisme individuel. L’auteur examine successivement les actions et les réactions qui s’exercent entre le milieu collectif et les instincts, les sentiments, l’activité psycho-motrice, l’intelligence, les croyances, et condense le résultat de sa recherche en cent huit lois psychosociologiques, qui, à en croire la préface, ne seraient encore, il est vrai, que des hypothèses. Quelques-unes de ces lois constituent une éthologie tant nationale qu’individuelle, l’éthologie n’étant réalisable que par la psychologie sociale.

Les Idées politiques en France au XVIIIe siècle, par Henri Sée, 1 vol. in-8, de 262 p., Paris, Hachette, 1920. — Le livre de M. Sée devait figurer primitivement dans la collection intitulée l’Histoire par les Contemporains, collection dont le but était, sur les principales questions historiques, de présenter aux jeunes gens des Facultés et des lycées les textes essentiels, accompagnés de l’appareil critique et bibliographique strictement indispensable. Les circonstances n’ont pas permis aux éditeurs de le laisser dans son cadre ; mais il reste tel qu’il était écrit. De là cette multiplicité des titres, des sous-titres, des citations, qui peut surprendre le lecteur au premier abord. Qu’on ne cherche point dans ce volume des idées originales, c’est un recueil de textes, un manuel d’enseignement supérieur, où l’on trouvera les pages maîtresses des écrivains politiques du xviiie siècle, et les références nécessaires à qui voudrait se documenter davantage. Considéré comme, tel, l’ouvrage est excellent, clair, probe, averti, tel qu’on pouvait l’attendre d’un pareil travailleur.

Une lacune pourtant et qui trahit le défaut de nos connaissances. Rien sur le monde parlementaire dont l’influence sur l’histoire des idées comme sur celle de la vie politique a été considérable. Les cours souveraines ont instruit des procès, mais surtout celui du pouvoir royal, qu’elles devaient défendre. Ceux que la justice intéressait ont voulu la rendre plus humaine, et l’on rencontre parmi eux des réformateurs qui font songer à Beccaria. Ceux qui s’occupaient de politique, — et c’était tout le monde, — cherchaient des armes contre le pouvoir absolu. Ils étaient à l’affût de tout ce qui pouvait leur servir. Distinction de pouvoirs qui devaient « s’équilibrer », se « balancer » pour assurer la liberté des sujets et la prospérité du royaume, — distinction de lois fondamentales, non écrites, mais naturelles et sacrosaintes, et de lois humaines ou écrites, — distinction de la légalité et de la légitimité, on trouve tout cela dans leurs Remontrances, bien avant Montesquieu, bien avant Rousseau. Et comme ces remontrances ont été connues et commentées partout, c’est une des influences dont il faut tenir le plus grand compte, surtout si l’on songe que des rangs des juristes sont sortis non seulement Montesquieu, Dupaty, Hénault, et tant d’autres écrivains, mais aussi Treilhart, Thouret, Target, Duport, Danton et Robespierre.

Le rôle de l’osmose en biologie, Essai de physique végétale, par Leclerc du Sablon, 1 vol. in-18 de 190 p., Paris. Flammarion, 1920. — La découverte du phénomène de l’osmose par Dutrochet, en 1828, a été le point de départ de travaux qui ont profondément transformé la physiologie. Un fait purement physique, déterminé par des lois exclusives de toute finalité, est devenu un principe d’explication d’une remarquable fécondité, notamment en ce qui concerne les fonctions de la vie végétale. M. Leclerc du Sablon a eu l’heureuse idée de rassembler dans ce recueil les divers résultats qu’on peut aujourd’hui considérer comme définitivement acquis. Son résumé, clair et précis, constitue un chapitre très captivant de biologie générale.

Tous les échanges des cellules, soit entre elles, soit avec le milieu extérieur, sont régis par les lois de l’osmose. Le prétendu choix des racines s’explique aisément par les propriétés osmotiques des cellules vivantes. L’absorption, la circulation, l’émission de liquides, la transpiration sont des mécanismes automatiques. Le cas de la transpiration est un exemple des erreurs auxquelles on s’expose en se laissant guider par des considérations finalistes. On a longtemps cru à son utilité, parce qu’elle provoque mécaniquement l’ascension de la sève brute. En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’elle n’est qu’un mal inévitable. Elle est corrélative de la présence des stomates, qui sont les portes d’entrée du gaz carbonique, et sans lesquelles l’assimilation chlorophyllienne serait impossible. La transpiration, en elle-même, est inutile, sinon nuisible ; mais elle est la conséquence forcée des échanges gazeux de l’assimilation, car celle-ci n’est possible que dans des conditions qui rendent la transpiration inévitable. D’ailleurs, le remède ici accompagne automatiquement l’effet nuisible. La transpiration tend à dessécher la plante ; mais en concentrant le suc cellulaire, elle augmente le pouvoir osmotique et détermine ainsi un appel d’eau qui est la cause principale de la circulation.

Les lois, relativement simples, de l’osmose suffisent à satisfaire les besoins très divers de la vie végétale, grâce aux degrés divers de perméabilité des cellules, qui sont tantôt perméables, tantôt semi-perméables. La combinaison de ces degrés de perméabilité réalise des mécanismes infiniment délicats qui répondent aux multiples conditions nécessaires aux échanges. Elle est elle-même un résultat de l’adaptation. Un déterminisme physique rigoureux domine, par conséquent, les fonctions de la plante et permet seul d’en comprendre les mécanismes variés. Mais la différenciation des moyens dont dispose ainsi la vie végétale, et qui permet aux lois de l’osmose de faire leur office, est un fait d’une autre nature. C’est sans doute un grand progrès d’avoir éliminé la finalité des explications proprement physiologiques. Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois. Dans l’idée d’adaptation, le principe de finalité se retrouve tout entier.

Syndicalism and Philosophical Realism. par J. W. Scott, 1 vol. in-8 de 215 p., Londres, A. and C. Black, 1919. — Ce livre marque un effort intéressant pour relever ce qu’il y a de commun dans les tendances d’où procèdent le syndicalisme révolutionnaire et le réalisme philosophique contemporain.

Tout d’abord le syndicalisme est l’expression d’une faillite ou pour le moins d’une abdication. Il ne s’agit plus pour ses adeptes, comme pour les socialistes de l’époque antérieure, de réaliser un ordre présentant une valeur spirituelle. Les biens auxquels ils aspirent ne sont plus de ceux qui se répandent sans se diviser et qui agissent sans qu’il soit besoin de les dépenser (p. 29) ; ce sont des biens tout matériels et essentiellement divisibles au contraire : les syndicalistes ont perdu la foi en la possibilité d’un bien universel auquel la communauté tout entière participerait. D’un mot le syndicalisme n’est pas une politique, il implique la renonciation à l’idéal politique. En prêchant la violence, avec Georges Sorel, le syndicalisme a rétabli ce qu’on pourrait appeler le primat de l’immédiat, de l’impulsion pure par opposition aux droits de la pensée constructrice qui prévoit et s’assigne à elle-même des fins clairement conçues. M. Scott prétend à tort ou à raison trouver chez M. Bergson une sorte de justification philosophique de cette attitude. Le moi bergsonien est d’après lui un moi infra-intellectuel ; c’est un donné pur sur lequel s’entassent les superstructures de la pensée, mais que nous sommes conviés à retrouver sous ce monceau adventice. « Que ce qui n’est pas rationnellement construit nous suffise » : telle est l’injonction que nous adresse le bergsonisme philosophie de la détente et du laisser-aller. Cependant n’est-il pas souvent question chez l’auteur de l’évolution créatrice d’effort, de torsion sur soi ? Mais cet effort, dit M. Scott, est du type de celui que nous constatons chez les grévistes d’aujourd’hui : c’est un effort pour défaire ou encore « une paresse active » (p. 152). Car toute action positive implique une synthèse, une organisation qui relève en principe de l’intelligence et non de l’intuition. — On trouve, d’autre part, chez Russell comme chez Meinong, d’autres motifs qui se traduisent également dans la « réalité syndicaliste ». Pour Russell, la tendance est à la base de notre activité bien plutôt que le désir (p. 190). » C’est-à-dire qu’il est pluraliste dans l’ordre psychologique comme dans les autres. Il s’agit par suite à ses yeux de disloquer autant que possible l’unité sociale actuelle, qui n’est qu’un tout factice, et de lui substituer de petites communautés réelles aussi extérieures les unes aux autres que les atomes logiques, que le jugement relie les uns aux autres.

M. Scott indique tout ce qui dans cette conception lui parait arbitraire et dangereux. Qui sait si ces liens, dit-il, ces liens qu’il s’agit de rompre ne constituent pas la musculature même de l’homme ? Et d’ailleurs Russell lui-même, à la fin de ses Principes de Reconstruction sociale, ne reconnaît-il pas l’utilité d’une forme de religion assez forte et sincère pour maîtriser même nos instincts ? En dernière analyse, cette rupture avec l’ordre laborieusement construit par la pensée active, par l’intelligence organisatrice et politique, cette rupture que semblent, au dire de M. Scott, préconiser un Bergson et un Russell et que nos syndicalistes révolutionnaires semblent vouloir effectuer dans la pratique, n’est-elle pas l’aventure la plus imprudente, et le devoir n’est-il pas de poursuivre au contraire l’œuvre inachevée dans la direction que l’histoire antérieure, — sans ambiguïté — nous indique ?

A History of english Philosophy, par W. R. Sorley, 1 vol. in-8 de xvi-380 p., Cambridge, University Press, 1920. — Le fond de l’ouvrage que vient de publier M. Sorley est formé par une série de chapitres déjà parus dans The Cambridge History of English Litterature. Ayant à faire tenir en un volume toute l’histoire de la philosophie anglaise, l’auteur a fait des grands philosophes les figures centrales des chapitres qui le constituent. Chaque philosophe y est étudie dans sa vie et dans ses œuvres ; les philosophes de moindre importance sont groupés autour des principaux et étudiés dans la mesure où ils ont contribué à l’élaboration des grands mouvements philosophiques. La période embrassée par cette histoire s’étend des débuts du moyen âge aux environs de 1900 : elle contient une table chronologique comparant les dates d’apparition des grands ouvrages philosophiques anglais à celles des autres événements historiques ou littéraires anglais et étrangers, ainsi qu’une bibliographie des auteurs étudiés. La vue générale à laquelle l’auteur se trouve conduit est que, si l’on considère spécialement les xviie, xviiie et xixe siècles, aucun autre pays peut-être ne pourrait montrer plus de philosophes de premier ordre ni qui aient exercé une influence permanente plus profonde sur le développement de la pensée humaine. On leur fait tort lorsqu’on les juge comme si la constitution de corps de doctrines compactes était l’idéal ou le tout de la philosophie. On leur fait également tort lorsqu’on réduit la philosophie anglaise à l’empirisme. Locke n’est pas moins critique qu’empiriste, et l’on oublie trop facilement le grand courant continu de l’idéalisme anglais. En somme, Locke représenterait assez bien le type national traditionnel : un homme de vaste curiosité, sans rien du pédant ni du « professionnel », qui se livre aux recherches philosophiques simplement parce que les grands problèmes l’intéressent et qui, sans se croire obligé de presser ses idées en un système, a l’art de faire sentir tout au long de ses écrits la continuité de son propre point de vue. Il y a dans ce caractère « individuel » de la pensée anglaise des traits qui lui assurent une place de premier ordre dans l’histoire de la pensée humaine.

Si les conclusions de M. Sorley doivent être contestées, ce n’est assurément pas en France qu’elles le seront. Nous lui reprocherions bien plutôt de n’avoir pas rendu à tous les philosophes anglais la justice qu’ils méritent, et cela en raison de la seule erreur historique manifeste que l’on puisse relever dans cet excellent ouvrage. Il est vrai que cette erreur est considérable. L’auteur considère la philosophie anglaise comme l’un des résultats de cet éveil de la pensée humaine que l’on nomme la Renaissance. Conformément à ce postulat, il consacre treize pages à la philosophie avant F. Bacon, dont sept traitent du moyen âge proprement dit, et il ose affirmer sans en apporter la moindre preuve, que l’on ne discerne pas clairement le caractère national de la pensée de R. Grosseteste, Roger Bacon, J. Duns Scot et Guillaume d’Ockham. C’est que, s’il avait consenti à prendre ces auteurs en sérieuse considération, il lui aurait fallu modifier sa propre conception du philosophe anglais traditionnel ; mais il aurait appris en revanche que la pensée anglaise est une des principales causes de ce réveil de la pensée humaine qu’on nomme la Renaissance, et non pas du tout l’un de ses effets. M. Sorley ignore le rôle décisif joué par l’Université d’Oxford au moyen âge. Il est vrai que lui-même est de Cambridge ; mais c’est tout au plus une circonstance atténuante, ce n’est pas une justification. Pour le lecteur français, l’histoire de M. Sorley sera donc un instrument de travail excellent à partir du point où elle commence réellement, c’est-à-dire Roger Bacoh. On devra surtout à l’étude des auteurs secondaires qu’elle contient et que nous ignorons trop le sentiment de la continuité historique, qui explique en les reliant les uns aux autres les grands philosophes déjà connus.

Collectief-Psychologische, par H. L. A. Visser, Omtrekken-Haarlem, 1920, H. D. Tjeenk Willink et Zoon, 1 vol. in-8, iv-235 p. — L’auteur a voulu seulement tracer le plan d’une psychologie des collectivités visant à coordonner les faits déjà connus.

Dans un chapitre d’introduction, il établit en premier lieu la possibilité et l’utilité de cette coordination : un paragraphe traite ensuite de la méthode à suivre, après quoi le problème est posé : il s’agit de parvenir à la connaissance scientifique des phénomènes ayant leur origine dans une âme collective et la formant.

Dans les deux chapitres qui suivent, l’auteur étudie d’abord les diverses sortes de collectivités qu’il distingue suivant leur degré de culture, leur durée, le nombre des personnes associées, leur homogénéité plus ou moins grande, etc. ; puis il s’applique à déterminer les caractères principaux des faits de psychologie collective. Si l’on s’en tenait là, ajoute-t-il, l’œuvre resterait incomplète : à une psychologie collective générale doit succéder une étude spéciale dans laquelle on cherchera à différencier psychologiquement les collectivités les unes des autres ; à une psychologie systématique, d’autre part, il faut joindre une psychologie génétique, et c’est, en effet, de la genèse des faits psychiques propres aux collectivités qu’il s’agit dans le quatrième et dernier chapitre.

L’auteur met à profit les écrits d’un grand nombre de savants français, anglais, allemands. Parmi les noms le plus souvent cités, nous relevons ceux de Tarde, Le Bon, Sighèle, Giddings, Wundt. Le dernier chapitre est presque en entier un examen critique de la Völkerpsychologie de Wundt. Le langage est clair et suffisamment précis ; les opinions se recommandent par leur prudente modération. Conformément au désir de M. Visser, son livre renseigne le lecteur sur les problèmes qui se posent, et les opinions en présence plutôt qu’il ne leur propose des vues nouvelles. Nous serions tentés de lui reprocher de rester un peu trop à la surface des sujets qu’il traite. Etudiant, par exemple, les ressorts de l’âme collective, il parle des intérêts, des croyances, des passions ; après quoi il ajoute qu’on doit tenir compte aussi des illusions, et il développe en trois ou quatre pages cette idée que les illusions collectives ont une importance capitale. Et sans doute il fait observer qu’à la rigueur les illusions peuvent être considérées comme des croyances d’une certaine sorte, mais il ne cherche pas à démêler les rapports pouvant exister entre les illusions d’une part, les intérêts et les passions de l’autre. C’est une analyse un peu sommaire.

NÉCROLOGIE

W. Wundt

Le philosophe allemand. Wilhelm Wundt, vient de s’éteindre à Leipzig, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Cette mort a éveillé dans le monde savant d’unanimes regrets.

Comme beaucoup des plus éminents penseurs de son temps, Wundt a été amené par la science à la philosophie. Il étudia d’abord la médecine et la physiologie, fut pendant plusieurs années l’« assistant » de Helmholtz dans son laboratoire de physiologie, et remplaça en 1874 Fr. Alb. Lange dans sa chaire de philosophie inductive, à l’Université de Zurich. C’est en 1875 qu’il fut appelé à la chaire de philosophie de Leipzig, qu’il devait illustrer pendant près d’un demi-siècle. À Leipzig, il ne tarda pas à fonder le laboratoire célèbre de psychologie expérimentale, le premier qui ait été adjoint à une université, où devaient se former, sous sa direction, nombre de maîtres et de praticiens. L’exemple qu’il donna fut fécond. Les laboratoires de psychologie expérimentale ne tardèrent pas à essaimer, en Allemagne d’abord, en Belgique, en Hollande, aux Etats-Unis, en France enfin avec un développement trop restreint. Tous ces laboratoires, dans leur outillage et dans leur méthode, se sont longuement inspirés du modèle créé par Wundt, et la plupart de leurs fondateurs ont été les élèves directs du maître de Leipzig.

Quand Wundt créa son laboratoire, il avait écrit déjà les Grundzüge der phisiologischen Psychologie (1873-1874), qu’il a remaniés et enrichis en six éditions successives qui ont été traduites dans toutes les langues savantes. Une fois maître de sa méthode et de ses idées sur ce domaine, il ne cessa, d’élargir le champ de sa vive et libérale curiosité. À la manière allemande, il enseigna tour à tour à Leipzig, en quelques semestres, tout le contenu classique des sciences philosophiques. Au point de vue oratoire, cet enseignement manquait totalement d’éclat, mais la matière en devenait plus riche d’année en année. Au terme de sa carrière, Wundt avait exploré tout le cycle des disciplines philosophiques ; il écrivait tour à tour une Logique (1880-83), une Éthique (1886), enfin un Système de philosophie (1889), dont le titre énonce exactement le caractère d’organisation générale des connaissances humaines. On pourrait croire que cette œuvre d’un maître presque sexagénaire marquerait le terme de ses recherches originales. Il n’en fut rien. Wundt ne craignit pas d’aborder une discipline qu’il n’avait qu’effleurée dans son Ethik, cette Vökerpsychologie illustrée par les recherches de Lazarus, de Dilthey, de Waitz, et il écrivit sur « l’évolution de la langue, des mythes et des mœurs » des œuvres considérables qui étonnèrent les spécialistes par la richesse de l’information et l’originalité des vues. Rappelons enfin qu’il fonda en 1881 les Philosophische Studien, qui publièrent régulièrement chaque année un volume d’études originales du maître et de ses disciples ; c’est là que furent consignés les principaux résultats des recherches de psychologie expérimentale poursuivies dans le laboratoire de Leipzig.

Au total, l’œuvre de Wundt représente l’un des efforts les plus considérables de la pensée moderne pour intégrer en un système fortement conçu les notions les plus générales que l’analyse peut dégager des sciences contemporaines. Le système de Wundt n’a d’égal pour l’ampleur que celui de Spencer, et il l’emporte sans doute sur celui de l’évolutioniste anglais par la comportence personnelle de l’auteur, presque égale en toute matière, et par la solide armature métaphysique qui en fait l’unité. Car ce psychologue de laboratoire, ce continuateur de Fechner, de Weber et d’Helmholtz est un métaphysicien de race, et son Système de philosophie, que M. H. Lachelier a eu le mérite de faire connaître aux lecteurs de la Revue philosophique (1890), mériterait d’être traduit en français. On y trouve une forme fort intéressante d’idéalisme évolutionniste, qui s’inspire à la fois du monadisme de Leibniz, du formalisme de Kant, du volontarisme de Schopenhauer et de l’évolutionisme de Spencer. En particulier, Wundt y étendait à la finalité dans la nature le principe de l’« hétéronomie des fins » dont il avait fait déjà, dans son Ethique, une application particulièrement heureuse. Il montrait, en effet, comment toute activité, reposant à sa base sur une volonté individuelle, se donne à elle-même des fins qui ne cessent de s’étendre et de se dépasser elles-mêmes, de sorte que la vie universelle est un développement, toujours plus intense et plus divers à la fois, dû à la mutuelle détermination d’une infinité d’unités volontaires.

Ce n’est ni le lieu ni le moment de fournir de plus amples détails sur une philosophie qui entre maintenant dans l’histoire et dont la critique va s’emparer avec profit. Comment cependant ne pas rappeler dans une revue française que Wundt fut, avec Eucken, Riehl et Windelband, un des quatre philosophes allemands dont le public philosophique français, qui n’éprouvait pour leur personne et leur œuvre qu’estime et respect, eut la stupeur désolée de lire les noms au bas du trop fameux « Manifeste des 93 intellectuels » d’Outre-Rhin ? Wundt aggrava même sa participation à cet acte public de loyalisme inconsidéré par des articles et des brochures de guerre qui font plus d’honneur à son nationalisme qu’à sa clairvoyance. Si nous lisons d’ailleurs la récente brochure de Hans Wehberg, Wider der Aufruf der 93 (Charlottenburg, 1920), nous constatons que Wundt ne figure pas au nombre des signataires qui, avant ou après l’armistice, ont honnêtement reconnu qu’ils s’étaient trompés ou qu’on avait surpris leur bonne foi. Si Wundt a regretté sa signature, il s’est tu, et son silence nous permet de rappeler qu’un jour son caractère ne fut pas à la hauteur de sa réputation, on peut presque dire de sa gloire. Mais cette constatation ne saurait amoindrir dans notre pensée l’hommage que nous devons à cette vie de labeur acharné et à une œuvre philosophique dont l’Allemagne a le droit de demeurer fière.




Saint-Germain-lès-Corbeil. — Imp. Willaume.






PRÉFACE





Les expériences de la grande guerre sont à l’origine des études contenues dans le présent numéro de la Revue.

Dès son début, les esprits se sont orientés avec une frappante unanimité vers les préoccupations économiques. La formidable destruction de richesses dont le monde était témoin après une période d’essor productif sans précédent, — le rôle vite entrevu (et oublié depuis les guerres napoléoniennes) de l’industrie comme facteur de la victoire, — la prévision des immenses reconstructions à entreprendre après la paix, — le souci légitime de la vie matérielle à assurer polir ceux qui reviendraient du front, — tout cela suscitait dans une partie de l’opinion une sorte de fièvre anticipée des affaires et comme une résurrection du Saint-Simonisme dans sa phase pratique. La génération même qui, pour sauver les biens suprêmes de l’esprit, sacrifiait allègrement les biens matériels accumulés depuis un siècle, n’allait-elle pas, une fois le danger écarté, se vouer à leur poursuite avec une âpreté nouvelle ? N’oublierait-elle pas, dans une recherche naturelle mais absorbante du profit, la recherche intellectuelle désintéressée ?

Et pourtant, dans le domaine des intérêts matériels, comme dans celui de la technique productive, l’utilité de la pensée théorique peut moins que jamais s’ignorer.

La culture intellectuelle la plus haute a pour condition, dans nos sociétés industrielles, un certain niveau de développement économique. Faute d’y atteindre, c’est non seulement le bien-être matériel, mais la vie de l’esprit qui s’étiole. L’activité purement des individus peut-elle suffire à le réaliser ? Il ne semble pas.

La vie économique de chacun est de plus en plus dominée par celle de tous, la vie nationale par la vie internationale. Notre époque, à la suite d’une catastrophe gigantesque, est appelée à réorganiser, à la fois, dans le monde entier et dans chaque nation, le système de production et d’échange. Elle tend, d’autre part, à grouper les individus selon leurs intérêts communs de profession ou de classe, et à opposer ces groupes les uns aux autres, tant à l’intérieur de chaque pays que d’un pays à l’autre. Ainsi les vues d’ensemble n’ont jamais été plus nécessaires. Dans l’ordre théorique, il nous faut un instrument d’interprétation forgé par la réflexion, la comparaison et l’analyse, et permettant d’atteindre au delà des apparences les origines véritables des phénomènes. Dans l’ordre pratique, nous avons besoin de l’imagination constructive capable d’assigner des fins harmoniques à une activité collective, dont la direction reste livrée sans cela aux formules désuètes que les gouvernements empruntent à l’empirisme d’un passé disparu.

Une Revue comme celle-ci se devait d’essayer, à l’heure précise où nous sommes, une synthèse, si incomplète fût-elle, de ce que la réflexion économique des dernières années a pu apporter à la solution de ce double problème. Elle restait fidèle à son rôle en montrant dans le domaine économique, comme elle l’a fait dans celui de sciences mieux constituées, la fécondité pratique de la recherche théorique, le lien étroit de la vie concrète et de la pensée abstraite. Elle y restait fidèle encore en conviant à collaborer à cette tâche des économistes étrangers comme des économistes français.

L’objet des études qui suivent a donc été de stimuler l’esprit plus encore que de l’instruire, de lui ouvrir des perspectives plutôt que de lui tracer des routes. En déblayant le terrain de controverses vieillies, elles ont voulu faciliter la besogne aux travailleurs, avides de savoir, mais que la longue attente des tranchées a rendus désireux d’apprendre vite. Il ne s’agissait pas de rédiger un traité. Il importait surtout d’examiner quelques grands problèmes sous l’angle où ils se présentent aujourd’hui à ceux qui en cherchent la solution par la seule voie où l’on peut espérer la rencontrer ; par la méthode scientifique. Et, si possible, d’inciter quelques personnes à tenter par la même voie la solution des problèmes que l’avenir tient en réserve.

Science d’observation en même temps que science analytique, l’économie politique rencontre deux grands ordres de difficultés. D’une part la masse écrasante des faits à élucider l’accable. D’autre part, le langage ordinaire se prête mal à traduire les actions et réactions mutuelles qui caractérisent des phénomènes se déroulant à l’intérieur d’un groupe social. Elle n’a jamais pu se libérer non plus entièrement de la gêne créée par le flottement de concepts (tels que capital, revenu, etc.) qui doivent s’appliquer aussi bien à l’économie individuelle qu’à l’économie collective. Les études de M. March sur la méthode statistique, de M. Aftalion sur les crises, de MM. Moret et Barone sur la formation des prix ont pour objet de montrer par quelles voies ces difficultés peuvent être surmontées.

Ces études n’empruntent à peu près rien à ce qu’il est convenu d’appeler l’économie politique classique. Celles de MM. Max Lazard, Augé-Laribé et Rist se rattachent au contraire à l’une des théories les plus anciennes de l’économie, celle des « facteurs de la production ». Elles visent à décrire le mécanisme par lequel se répartissent entre les entreprises du monde les grands agents productifs : les forces naturelles, le travail, l’épargne. Description qui forme comme le noyau central de tout système économique, mais que l’évolution incessante des faits oblige à reprendre constamment pour l’adapter aux aspects nouveaux de la réalité. C’est une adaptation de ce genre qui a été tentée ici. L’expérience bolcheviste, en essayant dans une société fermée une redistribution des forces productives suivant une méthode entièrement nouvelle, et en substituant aux anciens procédés de rémunération des mobiles d’action non économiques, a fait apparaître plus nettement l’importance d’une théorie dont les premiers linéaments remontent aux Physiocrates, et qui depuis lors s’est singulièrement élargie.

Deux autres théories fondamentales, celle de la consommation et celle de la monnaie, se sont, elles aussi, renouvelées depuis trente ans au contact des faits nouveaux. M. Gide montre dans l’organisation des consommateurs le contrepoids nécessaire aux tendances souvent étroitement corporatives des producteurs. M. Hawtrey, renonçant à tout exposé abstrait des problèmes monétaires, a préféré donner l’exemple de ce qu’une théorie longuement mûrie[1] peut apporter de lumière à l’interprétation du drame financier, unique dans l’histoire, dont l’Europe est aujourd’hui la victime et le témoin.

Récemment, la méthode scientifique a tenté d’aborder par une voie originale un problème essentiel de l’économie sociale : celui de l’aménagement du travail. Dans le monde dépeuplé que la guerre nous a fait, cette question acquiert un intérêt capital sous son double aspect psychologique et physiologique, l’un qui concerne l’orientation professionnelle, l’autre l’adaptation de l’ouvrier à la machine. En demandant à M. Dugé de Bernonville de la traiter, nous voulions marquer le contact nécessaire entre les problèmes de pure économie et les sciences voisines. L’économie politique, comme la médecine, se nourrit d’apports venus de disciplines diverses. L’ergographe et les « tests » psychologiques maniés par Imbert ou par Amar lui ont apporté et lui apporteront encore de précieux enseignements.

Ce même étroit contact avec des disciplines voisines, nous aurions voulu le faire sentir dans la théorie de la distribution des revenus.

La distribution des revenus, avec sa courbe caractéristique en chaque pays est au point de jonction de la sociologie et de l’économie politique. Elle repose sur une double base, sociale et économique. Déterminée en première ligne par la distribution à chaque moment, entre les membres d’une société, des sources de revenu (propriété, forces de travail, talents naturels), elle plonge par là ses racines dans l’histoire sociale, physiologique et psychologique de cette société. Conditionnée, d’autre part, par les prix qu’obtiennent sur le marché à chaque instant les services fournis par ces sources de revenu, elle dépend de tout le mouvement de la production et des échanges. Phénomène synthétique, prétexte des jugements les plus contradictoires et des conflits sociaux les plus graves, son interprétation pose à l’économiste les plus difficiles et les plus mystérieux problèmes. C’est toute la question de l’inégalité des hommes, des races et des peuples qui se dresse ici devant lui ; c’est tout le problème de l’héritage et de la propriété. Ce grand sujet devait avoir sa place dans ce recueil. S’il n’y figure pas, le lecteur voudra bien admettre que cette lacune n’a rien d’intentionnel[2].

Ce n’est pas la seule que nous ayons à regretter de n’avoir pu combler. Deux grands problèmes en particulier auraient mérité d’être discutés ici et ne figurent cependant pas dans la liste de ces études.

Le premier, le plus important au lendemain de la guerre, est celui des relations économiques internationales.

Il n’y a probablement pas d’œuvre plus urgente aujourd’hui que celle de substituer un principe d’entente et de coopération au principe de rivalité suraiguë qui a dominé la politique commerciale pendant la fin du XIXe siècle. Œuvre morale et politique autant qu’économique. L’économique cependant y a son rôle propre à jouer, en montrant la futilité des préjugés sur lesquels ces rivalités reposent. Le principe nouveau dont nous parlons sera-t-il celui du libre échange absolu ? Sera-ce celui de grandes fédérations commerciales opposant entre elles les nations groupées économiquement comme elles le sont déjà politiquement ? Sera-ce celui, plus nouveau, de fédérations nationales d’industries, organisant spontanément leurs relations internationales sous le contrôle d’États représentant les intérêts vraiment généraux de chaque pays ? Qui pourrait le dire ? Et l’empirisme agressif ne menace-t-il pas ici encore de triompher de la raison réfléchie ?

La grande question de l’urbanisme et du régionalisme n’eût pas été déplacée dans le programme que nous nous étions tracé. L’entreprise féconde et à visées largement réformatrices des urbanistes trouvera peut-être des moyens d’accord encore inaperçus entre les intérêts industriels et agricoles, nationaux et internationaux. Elle tend aussi à rendre au facteur « habitation » son rôle de premier plan dans l’aménagement social, et met ainsi en relief un des points où le génie de coordination et d’harmonisation sociale, qui n’a rien de commun avec un étatisme oppresseur, pourrait se manifester le plus opportunément dans l’ère nouvelle ouverte par la guerre[3].

Nous ne nous dissimulons pas ce qu’il y a d’incomplet dans le recueil que nous soumettons aujourd’hui aux lecteurs de la Revue. Tel qu’il est cependant, il représente un effort d’adaptation et de rajeunissement qu’on ne jugera peut-être pas indigne d’être continué et développé.

  1. M. R. G. Hawtrey est l’auteur d’une théorie de la monnaie parue en 1919, sous le titre Currency and Credit.
  2. M. A. Niceforo, qui l’a traité partiellement dans son beau livre La Misura della Vita, avait bien voulu se charger de l’étudier pour nous. Une interruption du travail, due à son état de santé, ne lui a pas permis de le rédiger en temps voulu.
  3. Les écrits si suggestifs de M. Patrick Geddes, pour citer seulement le plus génial des urbanistes, fournissent dans cet ordre d’idées des principes constructifs de haute portée sociale.