Revue de voyages/01

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REVUE DE VOYAGES.


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I. VOYAGE DE L’ASTROLABE AUTOUR DU MONDE,
PAR M. DUMONT D’URVILLE[1].


II. VOYAGE AU CONGO,
PAR M. DOUVILLE.


III. FRAGMENTS OF VOYAGES AND TRAVELS,
BY CAPTAIN BASIL HALL.
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À peine rentrée en France, après un voyage de trois ans dans l’Océanie et les mers adjacentes, la corvette la Coquille, sous le nom d’Astrolabe, qu’elle reçut en mémoire d’un des bâtimens de La Pérouse, fut destinée à une expédition nouvelle sous le commandement de M. Dumont d’Urville, qui avait déjà participé glorieusement aux travaux de celle qui venait d’avoir lieu. Organisée d’abord dans un but purement scientifique, cette expédition acquit, au moment de son départ, un nouvel intérêt par la mission qu’elle reçut de chercher les restes des bâtimens de La Pérouse que les récits d’un capitaine américain avaient fait renaître l’espoir de découvrir ; plus heureuse que celle de d’Entrecasteaux, elle a retrouvé ces débris, objets de tant de regrets, qui, depuis quarante ans, dormaient au fond des eaux, et pu élever un modeste monument à la mémoire de l’illustre navigateur et de ses compagnons, sur les lieux mêmes témoins de leur naufrage. Déjà des personnes compétentes ont rendu compte des résultats immenses de ce voyage dans toutes les branches des sciences naturelles, et nous nous bornerons, en conséquence, à une analyse rapide des volumes que nous avons sous les yeux, et qui n’ont rapport qu’à la partie historique. Les événemens qui se sont passés en France au moment même où elle devait commencer à paraître, en ont entravé la publication ; mais, quoiqu’elle ne contienne encore que les deux tiers de l’expédition, elle n’en est pas moins digne d’attirer l’attention publique.

Munie abondamment de tous les objets nécessaires aux recherches qu’elle doit entreprendre, l’Astrolabe met à la voile de Toulon, le 22 avril 1826, et après une relâche à Algésiras nécessitée par les vents contraires, arrive le 14 juin à Sainte-Croix de Ténériffe. M. d’Urville, accompagné de M. Gaimard, l’un des naturalistes de l’expédition, monte au sommet du Pic de Teyde, et la description qu’il en donne, sans ajouter de nouveaux détails scientifiques à ceux déjà connus, se fait lire avec intérêt, même après celles de ses devanciers. La relâche à Teneriffe ne dure que cinq jours dont tous les momens sont utilisés, et l’Astrolabe se dirige sur La Praya, aux îles du Cap-Vert, où elle rencontre l’expédition du capitaine Owen, revenant de relever une partie de la côte orientale d’Afrique, travail précieux qui a été publié dans le temps. De là, M. d’Urville continue sa route, reconnaît l’île de la Trinité, cherche en vain celle de Saxembourg, et après une traversée de quatre-vingt dix-huit jours, découvre les côtes de la Nouvelle-Hollande sans avoir touché nulle part. Malgré l’été qui règne en ce moment dans ces parages, cette longue navigation n’est qu’une suite presque continuelle de tempêtes qui semblent présager à l’expédition celles qui l’attendent plus tard.

Le 7 octobre, elle mouille dans le port du Roi-Georges, situé à la partie méridionale de la Nouvelle-Hollande, à l’entrée du détroit de Bass, et commence ses relations avec les naturels de cette partie du globe, placés dans les derniers rangs de l’espèce humaine, et par cela même si intéressans à étudier. Elle visite ensuite le port Western, et touche sur plusieurs points de la côte orientale avant d’arriver à Sidney. La première partie du second volume est consacrée tout entière à l’histoire de cette colonie unique dans l’histoire du monde, et si mal connue en France où elle n’est regardée généralement que comme l’égoût de la population malfaisante de l’Angleterre. M. d’Urville, après avoir décrit ses progrès rapides, nous la fait voir dans son état actuel, aspirant à se laver de sa tache originelle et à prendre rang sur un pied égal parmi les autres colonies de la métropole : il est curieux de voir les distinctions aristocratiques, si vivaces dans cette dernière, partager les colons de la Nouvelle-Galles du sud en autant de castes rivales qu’ils comptent de motifs différens qui les ont conduits sur cette terre lointaine. Entre le convict, vêtu de son habit ignominieux, et l’homme du gouvernement, dépositaire du pouvoir, l’orgueil a trouvé moyen d’élever une foule de séparations infranchissables parmi les rangs intermédiaires de la population. Comme partout ailleurs, il en résulte de vives résistances dont les journaux de Sidney sont naturellement les interprètes. Les nombreux extraits que donne M. d’Urville de ces derniers, ajoutent un mérite de plus à cette partie de sa relation.

L’expédition lève l’ancre le 17 décembre et se dirige sur la Nouvelle-Zélande, dont elle aperçoit les côtes, le 10 janvier 1827, à quelques lieues au sud du cap Foul-Wind, situé à la partie occidentale de Tavaï-Pounamou. Les temps affreux déjà éprouvés précédemment par l’Astrolabe, semblent la poursuivre avec une sorte de fatalité pendant cette nouvelle traversée. Une mer orageuse lui interdit l’accès de la côte escarpée de Tavaï-Pounamou, qu’elle longe sans aborder la terre jusqu’au détroit de Cook, qui la sépare d’Ika-na-Mawi, l’île septentrionale de la Nouvelle-Zélande. Ici commencent d’importans travaux géographiques qui complètent ceux que Cook et ses successeurs avaient laissés imparfaits sur cette partie du pays. La baie de Tasman, que ce célèbre navigateur croyait séparée de celle de l’Amirauté, communique avec cette dernière par un canal étroit où l’Astrolabe parvient à passer en courant les plus grands dangers, et dont les cartes de l’expédition offrent un relevé exact, ainsi que du canal de la Reine-Charlotte. Ces travaux terminés, elle fait route au nord et longe à vue de terre toute la côte orientale d’Ika-na-Mawi jusqu’à l’immense Baie-des-Îles qui la termine près de sa pointe nord. Les dangers que court l’Astrolabe dans cette longue navigation, surpassent tous ceux qu’elle avait éprouvés jusqu’alors, et deux fois elle se voit sur le point de périr, sans laisser même une trace de son apparition, dans ces parages redoutables. La reconnaissance de cette partie de la Nouvelle-Zélande peut être considérée comme complète, excepté sur quelques points, que le mauvais temps n’a pas permis de relever avec la même exactitude que le reste.

Les missionnaires anglais, de la secte des méthodistes, qui se sont établis depuis quinze ans sur différens points de la Baie-des-Îles, avaient fait jusque-là peu de progrès sur l’esprit indomptable des naturels qui l’habitent. Les relations qu’ils ont publiées, et les autres ouvrages qui ont paru récemment sur la Nouvelle-Zélande, ont fourni à M. d’Urville, avec ses propres observations, les matériaux du travail le plus complet qui existe à l’heure qu’il est sur ce pays ; on pourrait même lui reprocher la masse d’extraits qu’il donne sous le titre de Pièces justificatives, et qui remplit le troisième volume tout entier. Les mêmes faits y sont rapportés un trop grand nombre de fois, et le peu d’ordre chronologique qui y règne jette quelque confusion dans l’esprit du lecteur ; d’ailleurs, l’excellent résumé qu’en donne M. d’Urville lui permettait de les abréger sans aucun inconvénient. Grâces à ces travaux, les Nouveaux-Zélandais sont mieux connus peut-être que les Indiens de l’Amérique méridionale, découverte depuis si long-temps, et, en comparant ce qu’on en sait aujourd’hui avec ce qu’en ont rapporté les navigateurs du siècle dernier, on peut apprécier les erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux-ci, sur un peuple dont ils ignoraient complètement la langue, et qu’ils offensaient souvent mortellement, sans le vouloir, en violant ses usages. De là les vengeances terribles exercées plusieurs fois sur les Européens par ces sauvages irascibles, et par suite les rapports dans lesquels ils étaient représentés sous les traits les plus odieux. La conduite prudente du chef de l’expédition, et de tous ceux qui la composaient, lui a valu de vivre dans une harmonie parfaite avec les naturels.

Des scènes moins paisibles, et la plus cruelle épreuve qu’elle ait eu à subir dans le cours de son voyage, attendaient l’Astrolabe à Tonga-Tabou, la principale des Îles-des-Amis, mieux désignées aujourd’hui sous le nom d’Archipel de Tonga. En y arrivant, le 20 avril, elle s’engage entre les récifs madréporiques qui ceignent cette île, comme la plupart de celles de la Polynésie, et, pendant près de quatre jours, la perte du bâtiment paraît inévitable ; il ne parvient à se dégager qu’après avoir perdu presque toutes ses ancres, et par un de ces hasards miraculeux dont est semée la vie de l’homme de mer. Quelques jours après cet événement critique, les naturels, qui n’avaient montré jusque-là aucunes dispositions hostiles, donnent un exemple de cette perfidie qui a déjà été fatale à plusieurs navires, et enlèvent un canot de l’Astrolabe avec son équipage. M. d’Urville ne parvient à délivrer ses hommes qu’en recourant à des actes d’hostilités qui en imposent à ces sauvages intrépides d’ailleurs, et accoutumés à l’effet des armes à feu, devenues assez communes parmi eux depuis quelques années. C’est à elles probablement qu’ils devront un jour un changement dans leur état social, de même que l’Europe leur doit une partie de ceux qu’elle a subis depuis leur invention.

Ici, comme à la Nouvelle-Zélande, des missionnaires méthodistes se sont établis depuis plusieurs années, et, plus heureux que dans ce dernier pays, ils sont parvenus à convertir un certain nombre d’insulaires à la religion chrétienne, et, chose bien remarquable, c’est à des naturels d’Otaïty que sont dus les plus grands succès dans ce genre. Leur île, convertie en entier par les missionnaires, est devenue le foyer de la civilisation qui doit un jour se répandre sur toutes celles de la Polynésie. On dirait, à voir le zèle infatigable des méthodistes sur tous les points du globe, que l’esprit de prosélytisme, si fervent dans l’église romaine aux temps de sa puissance, a passé tout entier dans ces hommes austères, les puritains de nos jours. Reste à savoir si leurs principes exagérés peuvent contribuer au bonheur des nations sauvages auxquelles ils s’efforcent de les inculquer.

Un résumé de tout ce qui est connu sur Tonga-Tabou, depuis sa découverte par Tasman jusqu’à nos jours, et non moins complet que celui sur la Nouvelle-Zélande, suit les détails personnels à l’expédition, et termine la partie historique publiée jusqu’à ce moment. Celle qui doit suivre, et qui contient les travaux exécutés sur les autres points de la Polynésie, à la Nouvelle-Guinée, aux Moluques, etc., ne peut manquer d’offrir des observations non moins importantes. Les autres parties concernant l’histoire naturelle sont aussi avancées dans leur publication que le récit lui-même, et les cartes, ainsi que les planches qui accompagnent tout l’ouvrage, nous paraissent égaler en magnificence celles des expéditions de l’Uranie et de la Coquille, si supérieures à tout ce qu’on avait fait en France dans ce genre. Ce luxe est bien : il est digne d’une nation qui marche en tête de toutes les autres pour les sciences naturelles ; mais il a l’inconvénient de mettre ces ouvrages splendides à la portée d’un trop petit nombre de bibliothèques. Nous croyons donc qu’on doit savoir bon gré à M. Roret, devenu propriétaire de la partie historique, de l’avoir rendue accessible à tous, en en donnant une édition à part, qui ne diffère de l’autre que par un papier plus modeste et par le nombre des cartes et des planches, réduites à vingt des plus importantes. Tout le reste s’y trouve reproduit, jusqu’à ces petits croquis intercalés dans le texte, dont la plupart sont d’une exécution parfaite ; idée ingénieuse qui met sous les yeux du lecteur les objets dont il est question, sans l’obliger d’avoir recours à un atlas à part. Il serait à désirer que ce double mode de publication eût été suivi pour la Coquille et l’Uranie ; ces deux ouvrages eussent acquis par-là une popularité que leurs prix élevés leur permettront difficilement d’atteindre.

Ce n’est pas sans un sentiment pénible que nous passons des nobles et loyaux travaux de l’Astrolabe à ceux d’un homme dont le nom est destiné sans doute à quelque célébrité, mais d’un autre genre que celle dont il jouit en ce moment. Nous voulons parler de M. Douville et de son prétendu voyage au Congo[2]. Le succès étrange qu’a obtenu cet ouvrage en France, durerait encore dans tout son éclat, si une revue étrangère, le Foreign quarterly Review[3] dans un article reproduit en partie par le Temps, n’était venue arracher la couronne qu’on avait placée sur la tête de l’auteur. Justice a donc été faite, mais elle ne l’a été qu’à moitié, et non par qui elle devait se faire. La première voix accusatrice eût dû s’élever du sein de la France, ou plutôt les corps savans à l’approbation desquels M. Douville présentait ses travaux, ne devaient-ils pas la prémunir contre cette mystification, préparée de longue main, avec une audace dont il y a peu d’exemples ? L’un, la Société de géographie, non contente de donner son approbation, a comblé l’auteur de ses faveurs ; l’autre, l’Institut, auquel M. Douville soumet les objets qu’il prétend avoir recueillis en Afrique, les reconnaît pour être américains, et croit devoir garder le silence sur un fait aussi important. Nous concevons, du reste, parfaitement le sentiment de dégoût qui a pu engager les hommes honorables qui composent ce dernier corps à se taire, et le respect que nous leur devons, nous interdit toute réflexion à cet égard. Quant à la Société de géographie, malgré la considération personnelle que mérite chacun de ses membres, elle nous permettra d’approuver les réflexions sévères que le Foreign quarterly Review lui a adressées ; c’est une affaire entre elle et l’auteur de l’article. Ce que ce dernier a commencé, nous allons tâcher de l’achever, en donnant sur M. Douville, qui nous est connu de longue date, quelques détails qui pourront servir de correctifs à la notice biographique que le Constitutionnel a publiée sur son compte. Comment, à une époque où les relations sont aussi multipliées entre toutes les parties du globe, M. Douville a-t-il osé espérer que les faits qu’on va lire resteraient dans l’ombre ? Cela est aussi incompréhensible que l’énormité des erreurs dont son voyage est parsemé.

J’étais à Buenos-Ayres en 1826 et 1827, à l’époque où la rade de cette ville était bloquée par une escadre brésilienne qui empêchait toute communication par mer. Vers le milieu de décembre 1826, on aperçut tout à coup, un matin, un bâtiment de guerre ennemi se dirigeant sur la ville avec pavillon parlementaire. Le bruit se répandit aussitôt que ce navire était porteur de propositions de paix ; mais le lendemain les journaux annoncèrent que le parlementaire de la veille n’était venu que pour mettre à terre M. Douville, naturaliste envoyé par le gouvernement français, pour explorer l’Amérique du sud. M. Douville fut accueilli par ses compatriotes avec les égards que méritait la mission dont ils le croyaient chargé, et peu de jours après son arrivée, M. Ramon Larrea, l’un des principaux négocians de la ville, pour lequel il avait une lettre d’introduction, donna en son honneur un grand dîner de vingt couverts auquel je fus invité. Je fus placé à côté de M. Douville. Pendant toute la durée du repas, il garda un silence modeste, chose assez rare parmi les voyageurs, et ne fit que des réponses évasives et polies aux questions que lui adressaient les convives.

Plusieurs Français recherchèrent la connaissance de M. Douville, et reçurent de lui quelques détails vagues sur ses précédens voyages. C’était une chose merveilleuse que le nombre et l’étendue des pays que ce voyageur avait déjà parcourus ; l’Europe presque tout entière, le cap de Bonne-Espérance, l’Inde, la Perse, l’Amérique du sud, avaient été tour à tour le théâtre de ses explorations. Il avait même pénétré, par terre, depuis le fleuve des Amazones jusque dans le sud des Pampas de Buenos-Ayres, où il avait vécu parmi les Indiens farouches qui les habitent ; mais par une circonstance particulière, il n’avait pas visité Buenos-Ayres même, malgré la faible distance qui l’en séparait dans le cours de cet immense voyage. Personne dans le pays n’en avait jamais ouï parler, quoique M. Douville l’indiquât comme ayant eu lieu à une époque assez récente. Un soir qu’il en causait chez M. Roberge, pharmacien, où se réunissait d’habitude l’élite des Français établis à Buenos-Ayres, on le pria de vouloir bien indiquer sur une feuille de papier les principaux points de la République Argentine, par lesquels il avait dû nécessairement passer. Il essaya de le faire, mais malheureusement il plaça à l’ouest ce qui devait être à l’est, au nord ce qui était au sud, et ainsi du reste. Ces erreurs parurent singulières chez un naturaliste et un géographe. Moi-même, quelque temps auparavant, j’avais reçu la visite de M. Douville, qui me fut présenté par M. Dutilleul, ancien payeur de l’armée d’Espagne, fixé depuis peu à Buenos-Ayres. Nous parlâmes naturellement de ses voyages, et j’appris de lui qu’il avait repassé sur les traces de M. de Humboldt, de l’Orénoque dans le fleuve des Amazones. Sa mémoire le servait mal ; les noms d’Aturès, de Maypurès, de Cassiquiare, etc., familiers à quiconque a lu le voyage de M. de Humboldt, paraissaient lui être inconnus, et je fus plusieurs fois obligé, dans le cours de la conversation, de mettre fin à son hésitation en les prononçant moi-même.

Bientôt des Français, arrivés par terre de Montevideo, donnèrent de nouveaux renseignemens sur M. Douville. On apprit par eux qu’il y était arrivé vers le milieu du mois d’octobre, sur le brick le Jules, capitaine Decombes, parti du Havre le 7 août 1826. Sa conduite, pendant la traversée, avait été loin d’être louable : il se plaignait sans cesse de la mesquinerie avec laquelle on traitait un homme comme lui, accoutumé à passer sur des bâtimens de guerre, et reprochait surtout au capitaine d’avoir laissé engager dans la cale du navire, avec les marchandises de la cargaison, une caisse contenant ses instrumens, ce qui l’empêchait, disait-il, de faire des observations astronomiques. À l’arrivée à Montevideo, les effets des passagers furent visités à la douane, suivant la coutume ; la précieuse caisse fut ouverte, et présenta, pour tout instrument, un cabaret de porcelaine en assez mauvais état, et quelques autres objets de même nature. M. Douville descendit à la Fonda de las Cuatro Naciones (Hôtel des Quatre Nations), tenue par un Français nommé M. Himonnet. Ce dernier, bon homme au fond, quoique assez peu traitable, crut s’apercevoir un jour que son hôte se préparait à sortir un peu trop brusquement de chez lui, et poussa l’impolitesse jusqu’à le tenir en charte-privée ; cependant M. Cavaillon, vice-consul de France à Montevideo, parvint à le tirer de son erreur. C’est à la suite de cette affaire que notre voyageur s’adressa, au nom des sciences, à l’amiral brésilien, Pinto Guedez, pour être conduit, sur un bâtiment de guerre, à Buenos-Ayres, faveur que lui accorda l’amiral.

Il est inutile de dire l’effet que produisirent ces renseignemens sur l’opinion publique à Buenos-Ayres. M. Douville avait d’abord fait semblant de s’occuper de quelques recherches scientifiques[4], qu’il abandonna bientôt pour se livrer à une industrie plus profitable. Il loua un petit magasin, rue de la Cathédrale, no 129, qu’il quitta peu après pour un autre situé rue de la Piedad, no 91, et, sous la raison de commerce Douville et Laboissière, se mit à vendre des livres, du papier, de la parfumerie, des pétards et autres articles de même espèce. Le nom de Laboissière était celui d’une femme d’une tournure tant soit peu commune, et d’un âge approchant de la maturité, qui accompagnait M. Douville : c’était elle qui tenait ordinairement le magasin, son associé s’occupant plus spécialement des affaires du dehors et des travaux relatifs à une petite presse lithographique qu’il avait établie.

Ici, je me vois obligé d’abandonner un instant M. Douville pour me livrer à une digression sur un événement qui se passa pendant son séjour à Buenos-Ayres. Dans la première semaine du mois de juin 1827, un personnage fut arrêté et mis en prison, sous l’accusation d’avoir contrefait les billets de la Banque nationale d’un réal et de deux réaux. M. Ramon Larrea ayant envoyé chez le personnage en question toucher le montant d’une lettre de change, le commis chargé de ce recouvrement reçut une masse de ces billets, qui étaient évidemment faux ; et sur la plainte de ce négociant, la police fit son devoir. L’accusé jeta les hauts cris dans sa prison, et publia, dans l’Écho Français[5], une lettre dans laquelle il se plaignait de son arrestation et de la manière horrible dont on le traitait dans son cachot : on lui refusait, disait-il, les objets de première nécessité, et jusqu’à de l’eau tiède pour se faire la barbe ; il était obligé, pour s’en procurer, d’en faire chauffer dans une bouteille qu’il mettait entre ses cuisses, dans son lit ; en outre, le soleil l’incommodait de ses rayons à certaines heures du jour, et sa vue, affaiblie par les suites d’une observation d’éclipse de soleil qu’il avait faite autrefois en Sicile, ne pouvait en supporter l’éclat, etc.

Ces plaintes firent naître une polémique assez animée entre les journaux : la Gaceta Mercantil, feuille de l’opposition, publia à ce sujet deux articles virulens contre le gouvernement, auxquels répondit la Cronica politica y literaria[6], journal semi-officiel, et par conséquent champion du pouvoir. Je traduis le passage suivant de sa réponse : « Le crime dont on accuse M. *** attaque les prérogatives du gouvernement et les intérêts de la société. En tout temps, la falsification des billets de Banque a excité la sévérité de la justice. Nous espérons que M. *** prouvera son innocence. Mais n’y a-t-il pas quelque exagération dans le tableau épouvantable qu’il a offert au public ? devons-nous ajouter foi à toutes les accusations qu’il dirige contre le chef de la police ? En lisant les deux articles de la Gaceta Mercantil, nous nous sommes dit : Quel intérêt peut-on avoir à imposer des privations à un homme à qui on laisse la liberté de s’en plaindre ? refusera-t-on une tasse de thé à celui qui peut communiquer à un journaliste les souffrances qu’il éprouve ? etc. »

Le 27 août 1827, je quittai Buenos-Ayres pour me rendre au Brésil. Peu de jours après mon arrivée à Rio-Janeiro, le 20 septembre, je partis pour l’intérieur, et ne reparus à Rio que dans les premiers jours du mois de mars de l’année suivante. J’y retrouvai M. Douville, qui se livrait à la même industrie qu’à Buenos-Ayres, et avait élevé un magasin que tenait madame Laboissière, habillée en homme, ce qui scandalisait fort les Brésiliens tout en les attirant chez lui. À partir de ce moment, je perds de vue personnellement M. Douville, et ne voulant rien affirmer que ce dont j’ai été témoin moi-même, je tairai certains détails qui sont parvenus récemment à ma connaissance.

Quelques années s’écoulèrent. Je ne pensais plus à M. Douville, lorsqu’à mon retour à Paris, dans les premiers jours du mois de juin dernier, après une longue absence dans les colonies, le premier ouvrage qui me tomba entre les mains fut le Voyage au Congo. Le nom de l’auteur retentissait dans les journaux, qui s’empressaient à l’envi de donner des extraits du livre ; la Société de Géographie, après lui avoir décerné son prix et une médaille, l’avait choisi pour son secrétaire ; plusieurs audiences en haut lieu lui avaient été accordées ; enfin, c’était un concert de louanges qu’aucune critique n’osait troubler. Ce nom de Douville me frappa : était-ce l’homme que j’avais connu cinq ans auparavant à Buenos-Ayres et au Brésil ? Je fis part de mes soupçons à plusieurs personnes bien connues qui avaient vu M. Douville, et le leur dépeignis sans avoir encore vérifié l’identité. Le portrait que je fis de sa personne se trouva juste, et ce fut une question décidée pour moi. Cependant j’hésitais encore à donner suite à cette affaire, lorsque le Constitutionnel du 16 septembre dernier publia sur M. Douville un article biographique rempli de détails si extraordinaires, pour ne rien dire de plus, que, pour faire cesser une mystification parvenue à un tel degré d’impudeur d’une part, et de crédulité de l’autre, je résolus d’élever la voix. Je vis M. Douville, et, au premier coup d’œil, il me fut impossible de le méconnaître : les années ne l’ont pas changé ; le soleil de l’Afrique n’a pas ajouté une teinte de plus à ce front pâle, et lorsque je lui appris que j’étais à Rio-Janeiro à la même époque que lui, ses yeux se troublèrent comme s’il eût vu le glaive de l’opinion publique suspendu sur sa tête. Si mon témoignage ne suffit pas pour constater cette identité, il existe actuellement à Paris plusieurs personnes qui ont connu M. Douville à Buenos-Ayres ; je m’engage à les produire.

Que dirai-je maintenant du voyage au Congo ? Déjà le Foreign quarterly Review a prouvé que les dates mentionnées dans le cours de l’ouvrage sont inconciliables entre elles. Nous allons voir que la première de toutes, celle de l’arrivée de l’auteur au Congo, n’est pas moins fausse.

« À peine reposé des fatigues de mes précédens voyages dans diverses parties du monde, je quittai Paris le 1er août 1826, et je m’embarquai au Havre le 6 du même mois, dans l’intention d’aller visiter la presqu’île orientale de l’Inde, et ensuite de pénétrer en Chine, si c’était possible." Vol. I, pag. 1.

Je ne presserai pas M. Douville sur ses précédens voyages, et je reconnais que la date de son départ du Havre est exacte ; seulement il aurait pu indiquer le nom du navire et du capitaine comme je l’ai fait : cela ne nuit jamais dans ces sortes de matières.

« Arrivé à Montevideo où j’espérais trouver un navire partant pour l’Inde, des circonstances me firent renoncer à ce projet. Je pris passage sur un navire destiné pour Rio-Janeiro, où je débarquai au commencement de 1827. » Vol. I, pag. 2.

Je passe encore sur l’étrange idée d’un homme qui, voulant s’embarquer pour l’Inde, s’en va chercher un bâtiment à Montevideo, tandis que nos ports et ceux de l’Angleterre en offrent sans cesse pour cette destination. Les circonstances du séjour de M. Douville à Montevideo sont également connues. Quant à son départ pour Rio-Janeiro, et le séjour qu’il y fait jusqu’au 15 octobre 1827, jour de son embarquement pour Benguela (vol. I, pag. 5), je suis en mesure de prouver qu’il a passé tout le temps en question à Buenos-Ayres. J’ai sous les yeux des journaux de cette ville contenant des annonces commerciales de Douville et Laboissière, depuis le mois de mars jusqu’au milieu de juin. Que si M. Douville prétend qu’il n’y a pas identité entre lui et l’associé de Mme Laboissière, j’ai déjà offert de la prouver par des témoins. Je le prierai ensuite d’expliquer par quelle singulière rencontre il se fait que ce nom de Laboissière se trouve mentionné dans l’épitaphe qu’il inscrit sur le tombeau de son épouse, morte, dit-il, le 10 juillet 1828, à Megna Candouri, et qui est ainsi conçue : Douville à son épouse, née Anne-Athalie Pilaut-Laboissière. Vol. II, pag. 44.

Il est clair également que M. Douville ne pouvait pas être au Congo en mars 1828, puisque je l’ai vu à cette époque à Rio-Janeiro, fait que j’affirme une seconde fois. Ainsi que je l’ai dit, il y tenait un magasin, et l’on peut voir dans les journaux brésiliens du temps des annonces commerciales de lui. Je n’ai pu me procurer de ces journaux à Paris, vu leur extrême rareté et leur date ancienne, mais je me souviens parfaitement de ce fait, et je prie les personnes qui auraient de ces papiers à leur disposition, de vouloir bien le vérifier. Je leur recommande surtout le Diario Fluminense.

Criblé de fausses dates comme il l’est, que devient l’ouvrage tout entier, et n’est-il pas permis de penser qu’il a été inventé à plaisir et maladroitement d’un bout à l’autre ? Dans ce cas, une seule difficulté subsisterait. Si M. Douville n’a pas été au Congo, d’où proviennent les renseignemens qu’il donne sur le pays, et les cartes qui accompagnent son voyage ? Ici, je l’avoue, je suis réduit à de simples conjectures, mais qui ont à mes yeux tout le poids de la réalité. Il existe à Rio-Janeiro un grand nombre de personnes qui ont été au Congo, et une foule de documens sur les possessions portugaises en Afrique, qui y ont été apportés en partie de Lisbonne, lorsque le roi Jean vi quitta le Portugal pour aller s’établir au Brésil. Ces documens sont déposés dans les archives publiques, et je conviens qu’il est presque impossible d’en prendre copie ; mais pour les ouvrages appartenant à des particuliers, la même impossibilité ne subsiste plus. Or, M. Douville n’a-t-il pas pu, par un moyen quelconque, se procurer un manuscrit accompagné de cartes, manuscrit qu’il aura arrangé à sa manière, et si j’accorde qu’il a été réellement au Congo, sans toutefois s’avancer dans l’intérieur des terres, ne lui a-t-il pas été plus facile encore qu’au Brésil de se procurer des renseignemens écrits ou de vive voix de la bouche des traitans portugais ?

Cette dernière conjecture me paraît la plus probable, car je crois distinguer çà et là, à travers les fictions de l’ouvrage, quelques traits qui indiquent un homme qui a été sur les lieux. J’accorderai donc à M. Douville qu’il a mis réellement les pieds en Afrique, mais rien de plus. Il suffit, en effet, de la lecture du voyage pour reconnaître que l’auteur décrit presque partout des pays qu’il n’a pas vus, et raconte des événemens qui ne se sont jamais passés. D’abord, qu’est-ce que ces caravanes, ou plutôt ces armées à sa solde, et à l’aide desquelles il taille en pièces des armées ennemies, brûle des villages, fait leurs chefs prisonniers, et cent autres prouesses du même genre ? Je lui ferai observer qu’à l’époque où il prétend avoir entrepris son expédition, il n’avait pas à sa disposition, je ne dis pas les 150,000 fr. qu’il assure y avoir dépensés, mais même la cinquantième partie de cette somme[7]. Ensuite on peut remarquer dans quelle énorme disproportion se trouvent dans l’ouvrage les événemens qui prêtent à la fiction, et les observations scientifiques que l’auteur annonce faire sans cesse, et qu’on ne trouve que de loin en loin. Disputes avec les nègres, vols de tafia, conversations entre les chefs, mœurs, usages, combats, tout cela se trouve décrit avec une prolixité fatigante. Le reste, au contraire, qui était pourtant le principal, est d’une aridité et d’une maigreur telles, qu’on le renfermerait aisément dans un petit nombre de pages, et j’ose affirmer que nulle part on ne trouverait dans un même espace un pareil amas d’inepties et d’absurdités. On voit évidemment un homme qui voudrait bien parler le langage des sciences, mais qui, en connaissant à peine les premiers mots, les balbutie avec hésitation, et tourne sans cesse dans un cercle étroit d’expressions pareilles dont il ne connaît pas la valeur. Il suffit, pour se convaincre de la profonde ignorance de l’auteur, d’examiner ses travaux dans toutes les branches des sciences naturelles. Je dis toutes, car M. Douville n’a pas une prétention moindre que d’être, comme M. de Humboldt, un homme universel.

Voyons d’abord en astronomie. Le Foreign Quarterly Review a prouvé que les observations astronomiques que prétend avoir faites M. Douville, étaient impossibles au moment où il les indique, vu l’état du ciel ; que, par exemple, la lune était couchée depuis quatre heures, à l’instant où notre voyageur dit l’observer. Le passage suivant n’est pas moins curieux :

« Le temps était beau ; aucun nuage ne dérobait la vue des étoiles qui jetaient un éclat très-vif ; je remarquai alors, pour la première fois, combien elles sont brillantes dans ces régions équinoxiales, et je passai quelque temps à les observer avec mon télescope. » Vol. I, page 131.

Que penser d’un astronome qui ne s’aperçoit qu’après de longues années passées à voyager dans toutes les parties du globe, de l’éclat particulier que jettent les étoiles sous les tropiques ? Quant au télescope, c’est la première et la dernière fois, à ma connaissance, qu’il en est fait mention dans le cours de l’ouvrage.

En géographie physique, la science ne doit pas de moins rares découvertes à l’auteur. Il fait, par exemple, remonter des montagnes à certaines rivières, partir d’un point commun plusieurs autres dont chacune coule dans une direction opposée, et parle du cours paisible de fleuves qui ont sept toises de pente par lieue, etc.

Mais c’est certainement en chimie que M. Douville peut se flatter d’avoir fait une découverte qui surpasse toutes les autres ; écoutons-le parler lui-même :

« Mes observations m’ont fait connaître que l’air atmosphérique, près de Loanda, consiste en quatre cinquièmes d’azote et un cinquième d’oxigène. Au contraire, dans la campagne éloignée de cette ville, où les arbres très-hauts sont nombreux, l’air atmosphérique se compose de trois cinquièmes huit douzièmes d’azote, et d’un cinquième quatre douzièmes d’oxigène ; ce qui confirme la remarque que les arbres sont nécessaires à la formation du gaz oxigène, et que les terrains où ils manquent sont plus propres à la formation de l’azote.

« Dans les forêts épaisses que j’ai traversées, où, sous les grands arbres, les terres sont partout couvertes de broussailles, où les feuilles tombent et pourrissent, où le feuillage touffu des grands végétaux empêche le renouvellement continuel de l’air, et où vivent une infinité d’insectes, de reptiles et d’animaux divers, j’ai trouvé l’air atmosphérique composé d’un cinquième sept douzièmes d’oxigène, et de trois cinquièmes cinq douzièmes d’azote. Ces animaux me parurent consommer, pour leur existence, une plus grande portion d’azote, d’où il résultait que l’oxigène était en quantité plus considérable. Un nuage de vapeurs plane continuellement au-dessus de ces forêts : il doit être occasionné par la putréfaction des feuilles tombées, et des reptiles morts. » Vol. I, page 50.

On conviendra que Vauquelin ou Davy n’auraient jamais trouvé celle-là. L’honneur tout entier en appartient à M. Douville.

Si nous passons ensuite à la zoologie, nous verrons que M. Douville dissèque des animaux et les étudie avec toute l’attention dont il est capable : mais les descriptions qu’il en donne de temps en temps sont d’une nature telle que celles des anciens voyageurs peuvent passer pour des chefs-d’œuvre auprès des siennes. Dans ces occasions, les termes scientifiques l’abandonnent complètement, et il laisse son lecteur dans une obscurité désespérante sur le genre, la famille ou la tribu à laquelle appartient l’animal dont il parle. On lui doit aussi quelques observations nouvelles dans cette partie. Ainsi, par exemple, sur les bords du lac Quilunda, il tue un hippopotame en lui fracassant le crâne d’une balle (vol. I, page 85) ; chose qui, bien certainement, n’est jamais arrivée qu’à lui.

Voici maintenant un échantillon de description :

« Je rencontrai, tout près de la Régence, un lac qui peut avoir une lieue de circonférence… Les bords sont couverts d’une foule d’oiseaux qui vont saisir au fond un petit animal amphibie. Cet animal est bipède, se nourrit de très-petits poissons, et se meut avec une vitesse prodigieuse. »

Dans une note, l’auteur complète la description de cet animal amphibie, en commençant par donner ses dimensions, ayant ouï dire probablement que tel était quelquefois l’usage parmi les naturalistes :

« Il est d’un vert clair, il court très-vite, il est ovipare : cependant j’ai pris une femelle avec sept petits dans le corps, qui prirent la fuite avec beaucoup de célérité au moment où avec un instrument tranchant j’ouvris le ventre de la mère. Cet animal n’est certainement point un quadrupède estropié. » Vol. I, pages 66 et 67.

J’en suis parfaitement convaincu, ainsi que M. Douville, et je suis au moins aussi embarrassé que lui pour savoir à quelle famille rapporter un animal aussi extraordinaire. Toutes ses descriptions zoologiques sont à peu près dans ce genre.

Le livre tombe des mains lorsqu’on songe qu’un homme a osé imprimer de pareilles choses de nos jours, et les présenter à l’approbation de corps savans. Je fatiguerais la patience du lecteur en continuant de citer les passages de la même nature que ceux qui précèdent ; c’est donc assez. Je n’ai pas besoin de dire qu’aucun motif d’intérêt personnel ne m’a engagé à révéler les faits qu’on vient de lire : jamais M. Douville ne m’a donné personnellement le plus léger sujet de plainte ; mais pour l’honneur de la France, pour l’honneur d’un corps savant qui finirait par devenir un objet de risée, si son erreur se prolongeait davantage, il faut que cette mystification inouie ait un terme ; elle n’a déjà duré que trop long-temps, et n’est-ce pas même une chose déplorable qu’elle ait pu avoir lieu ? Que M. Douville réponde à l’accusation que je viens de porter contre lui ; mais qu’il réponde sur le même ton que j’ai employé à son égard, sans emportement, sans divagations, par des dates et des faits précis. Je suis en état de soutenir le combat, et s’il interroge ses souvenirs, il verra que je n’ai pas épuisé la matière. S’il m’en croit donc, il se dépouillera discrètement du rôle qu’il a usurpé, en gardant un prudent silence[8]


L’auteur des Fragments of Voyages and Travels est depuis long-temps connu en France de tous ceux pour qui une relation de voyages faite avec talent est un des livres les plus intéressans qui puissent charmer leurs loisirs. M. Basil Hall a commencé sa réputation parmi nous par son voyage sur les côtes du Chili et du Pérou ; celui à Loo-Choo, quoique un peu moins populaire, n’est pas moins digne d’intérêt, et le dernier qu’il vient de publier sur les États-Unis mériterait aussi bien que les précédens les honneurs de la traduction. Il acquerrait même un nouvel intérêt par le livre que mistress Trollope vient de publier sur le même sujet. L’auteur pense comme cette spirituelle dame sur beaucoup de points, mais il n’est pas tout-à-fait du même avis qu’elle sur beaucoup d’autres qui concernent plus particulièrement les mœurs américaines ; il est de ces choses délicates et exquises pour lesquelles, nous autres hommes, nous n’avons pas grâce d’état. Ces deux ouvrages peuvent être considérés comme le complément l’un de l’autre, et doivent être lus de tous ceux qui veulent connaître les mœurs de l’Union.

Les fragmens de voyages dont nous avons à parler ne sont pas d’un ordre aussi élevé que les autres productions de l’auteur. Ainsi qu’il nous l’apprend lui-même, ils sont adressés aux jeunes gens qui se destinent à la carrière aventureuse de la mer ; et certes, ils ne pouvaient avoir un meilleur guide que lui pour leur montrer à la fois les charmes et les privations de la vie du marin. M. Hall n’emprunte ses exemples qu’à lui-même, et se met en scène depuis son début, comme midshipman, jusqu’au moment où de longs services lui ont valu le grade dont il est revêtu aujourd’hui, et expose avec une égale candeur les fautes et les actions honorables de sa carrière. Il possède en outre une inépuisable provision de conseils pleins de sens et de raison, faits non pour les circonstances extraordinaires de la vie, mais pour ces situations communes, triviales, où la plupart des hommes s’embourbent tous les jours de leur existence. Il les développe avec une abondance, une lucidité, une rectitude de jugement qui ne l’abandonne jamais, et quelquefois avec une certaine profondeur. Ces qualités solides n’excluent pas chez lui celles plus brillantes de l’imagination : on voit, à chaque instant, percer dans ses récits l’enthousiasme de sa profession, son amour filial pour le vieux vaisseau qui lui a servi pendant de longues années de toit paternel, et au milieu de tout cela, des souvenirs du ciel de l’Inde, des mers équatoriales, qui le poursuivent, comme tant d’autres, dans le fond de sa retraite, et lui échappent, pour ainsi dire, à son insu. Il n’y a guère, néanmoins, que ceux à qui toutes les parties d’un navire et de ses manœuvres sont familières, qui puissent lire cet ouvrage d’un bout à l’autre. Tout ce qui a rapport à ce sujet serait ou inintelligible, ou sans intérêt pour le lecteur qui n’a jamais navigué, ou qui ne connaît de la mer que quelques lieues près de ses rivages. Mais, à côté de cela, il se trouve des chapitres entiers faits pour plaire à toutes les classes de lecteurs. L’auteur y raconte quelques-unes de ses aventures, ou dépeint les usages des pays qu’il a visités ; et l’on sent que la matière ne peut manquer à un homme que vingt-cinq ans d’une vie errante ont conduit tour à tour sur tous les points du globe. Plusieurs de ces récits ont été mis à profit par nos feuilles périodiques, aussitôt l’apparition de l’ouvrage, et sont probablement connus de nos lecteurs ; aussi éprouvons-nous quelque embarras à choisir parmi ce qui reste à glaner quelque passage qui puisse donner une idée de la manière de l’auteur. Celui qui suit nous paraît remplir ce but : la scène se passe à Vigo et à la Corogne, à l’époque où Napoléon en personne commandait ses armées en Espagne, et où Madrid, tremblante devant son génie, lui ouvrait ses portes après deux jours de résistance. M. Hall faisait alors partie d’une division de bâtimens anglais chargée de prêter aide aux Dons, comme il les appelle, suivant le sobriquet en usage parmi nos voisins.

« On reçut, un jour, la nouvelle à la Corogne que le général espagnol Blake avait livré une bataille générale à un nombre très-supérieur de troupes françaises, dans laquelle il avait mis l’ennemi en déroute complète et fait quatre mille prisonniers, qui tous, assurait-on, étaient en route pour se rendre sur la côte. En conséquence de ces nouvelles, nouvelles en effet ! tout fut joie et bonheur dans la ville ; et le soir à l’opéra, on donna une pièce intitulée : Le plus beau Jour de l’Espagne, spectacle patriotique approprié à la circonstance, et dans lequel figurait l’étrange réunion des personnages suivans. D’abord, au lever du rideau, parut notre bien-aimé monarque Georges iii, assez bien représenté par un acteur d’une corpulence peu commune, et donnant la main à Ferdinand vii. Ces deux souverains étaient, comme on peut le croire, sur un pied amical ensemble, se faisant des offres mutuelles de service, et fulminant des menaces de vengeance contre les Français, d’une manière tout-à-fait théâtrale. Le premier acte roulait presque entièrement sur la nécessité d’armer la population des campagnes, équiper convenablement les troupes régulières, et tirer des secours d’Angleterre.

« Le groupe qui parut ensuite, se composait d’un autre couple de hautes parties contractantes, pareillement fort bien ensemble. On devinera sans doute que l’une d’elles était Bonaparte ; mais qui eût imaginé, si ce n’est un singulier peuple comme les Espagnols, de le mettre sur la scène, traits pour traits, avec le vieux Satan lui-même ? Ces dignes personnages s’avancèrent sur le théâtre, qui représentait, comme de raison, les régions infernales, avec l’accompagnement obligé de flammes et de soufre. La discussion entre eux, sur le meilleur moyen de réduire la Péninsule en esclavage, occupa tout le second acte.

« Au troisième, les choses avaient changé de face, car Ferdinand et Georges iii avaient eu le dessus sur les deux confédérés, et le diable ayant pris leur parti, livrait tous les secrets de Napoléon, et le laissait dans le bourbier. Par manière de justice distributive, le pauvre Napoléon était confié à la garde de son ex-associé, qui, après l’avoir foulé aux pieds, haranguait son prisonnier ainsi que l’audience, en récapitulant tous les méfaits de la politique passée du monarque abattu, afin, disait-il avec un sourire vraiment satanique, de rafraîchir sa mémoire impériale.

« Le lendemain même de cet édifiant et patriotique spectacle, arriva un courrier qui apprit que Blake, au lieu d’être vainqueur, avait été complètement taillé en pièces, après s’être battu pendant onze jours, contre soixante-dix mille Français ! Les Espagnols, comme on voit, ne sont jamais à court d’hyperboles. Le messager déclara en outre qu’il avait compté lui-même six mille Espagnols morts sur le champ de bataille, tous rangés en ordre, donnant par là à entendre que ces patriotes avaient été assez intrépides pour mourir dans leurs rangs, au lieu de rompre leurs files.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Des rapports arrivèrent de toutes parts à Vigo, contenant l’heureuse nouvelle d’une longue suite de succès patriotiques. Les Français, disaient ces papiers, avaient attaqué Madrid, mais avaient complètement échoué. C’était une affaire claire ; personne n’en doutait, et sans prendre de plus amples informations, toute la population se livra à la joie. La vérité cependant était que, le 4 décembre, Madrid, quoique pourvue d’une forte garnison et de tout ce qui était nécessaire pour une longue résistance, avait tranquillement cédé à Napoléon en personne.

« Comment les habitans de la Péninsule trouvaient-ils moyen de changer la nouvelle d’une défaite honteuse en celle d’une brillante victoire ? Eux seuls le savent. Mais je défie quiconque ne connaît pas de longue date leur habileté dans cette alchimie politique, de résister à l’espèce d’évidence avec laquelle ils savent dénaturer leurs revers et les présenter à leur avantage. Cela n’a lieu, toutefois, qu’à distance ; car quand le théâtre des événemens est proche, ils suivent une autre pratique. De quelque manière que cela se fût fait, il est certain que le 24 décembre, nous nous réjouissions à Vigo des beaux faits d’armes de Madrid. Des lettres écrites de la capitale elle-même décrivaient la manière dont les habitans s’étaient défendus contre les ennemis. Avant que les Français entrassent en ville, le jour de l’attaque, les habitans, disaient ces lettres, avaient jeté par la fenêtre tout ce que contenaient leurs maisons, sofas, pianos, tableaux, chaudrons, guitares, en un mot, tous les objets, sans exception, qui leur appartenaient. Au moyen de cette pluie de meubles et d’ustensiles, les rues, qu’on dit très-étroites, avaient été barricadées si complètement, que le grand Napoléon et ses légions jusque-là invincibles avaient été subitement mis à quia par cet ingénieux stratagème. Les portes des maisons étant fermées à double tour, comme de raison, les audacieux assaillans avaient perdu la tête dans cet océan de pots et de casseroles, sans savoir comment s’ouvrir un passage au milieu de ces montagnes de lits et de cartons qui s’offraient à eux de toutes parts. La masse entière de la population, ajoutait-on, depuis le premier jusqu’au dernier, s’occupait, pendant ce temps, à défendre la ville. Les femmes et les enfans s’étaient également distingués, les femmes surtout, qui étaient représentées, dans plusieurs lettres que je vis, comme ayant combattu avec un courage et une fureur sans égale.

« Non-seulement cette histoire tout entière était fausse, mais il n’y avait pas même l’ombre d’une ombre de quelque événement qui pût lui servir de base. Les résultats de cette étonnante affaire étaient détaillés dans les lettres en question, avec toutes leurs circonstances : dix-huit mille Français avaient été tués dans la grande place, où ils avaient pénétré en escaladant les montagnes de chaises et de tables empilées dans les rues. Les premiers rapports évaluaient la perte des Français, dans cet endroit, à trente-deux mille hommes ; non, trente en nombre rond, mais trente-deux. Les plus récens réduisaient néanmoins les morts à dix-huit mille, quantité plus raisonnable. »

M. Hall rapporte, dans un autre endroit, un fait assez curieux, qu’il raconte avec une rare modestie, ayant peur, dit-il, de ne pas être cru de ses lecteurs : il s’agit d’un saut de vingt pieds de haut, qu’il vit exécuter à une baleine dans la rade de Saint-Georges, aux Bermudes. Ce fait, quoique rare, n’a rien de bien extraordinaire, et nous avons été nous-même témoin d’une circonstance analogue et encore plus intéressante. Étant, au mois d’octobre 1825, sur les côtes du Brésil, près de Bahia, par un temps et une mer superbes, deux baleines vinrent se livrer sous nos yeux, pendant près d’une heure, à des jeux qui étaient probablement des préludes amoureux. Ces deux monstres se dressaient à chaque instant sur leurs queues, de manière à découvrir leur corps en entier, puis se laissaient retomber avec un bruit pareil à celui du canon. Ils se poursuivaient, se frottaient l’un contre l’autre, et nous les vîmes à plusieurs reprises bondir à une hauteur qui égalait au moins celle mentionnée par M. Hall. Insensiblement ils s’éloignèrent, et nous les perdîmes de vue.

L’ouvrage du capitaine Hall pourrait être très-utile à la classe de jeunes gens qui, parmi nous, se destinent à la même carrière que ceux pour lesquels il a été composé ; ils y trouveraient d’excellens conseils pour leur conduite future, comme officiers, car si le régime de la marine anglaise diffère quelque peu du nôtre, les officiers des deux nations n’en ont pas moins des devoirs parfaitement analogues à remplir. Ces six petits volumes deviendraient également les compagnons du passager, et contribueraient à lui faire oublier la longue monotonie de la plupart des traversées sur mer.


Théodore Lacordaire.
  1. 5 vol. in-8o avec atlas et planches, chez Roret, rue Hautefeuille.
  2. La Revue des deux Mondes croit devoir à ses lecteurs de se justifier d’avoir accueilli, dans un de ses numéros, quelques pages de l’ouvrage de M. Douville. À l’époque où elle le fit, rien ne donnait à penser qu’un voyage, qui paraissait précédé d’un rapport favorable de la Société de géographie, pût n’être qu’un tissu de fictions incohérentes. À cette dernière donc appartient tout le blâme que peut encourir la Revue à ce sujet, et qu’elle n’est pas, d’ailleurs, la seule à mériter.
  3. Foreign quarterly Review, no 19, August 1832. Pages 163-206.
  4. Entre autres découvertes intéressantes, M. Douville crut, un jour, avoir trouvé de la pierre à chaux, substance qui manque complètement dans les environs de Buenos-Ayres, où on la remplace par des coquilles, qui sont abondantes dans plusieurs endroits. L’échantillon de ce prétendu calcaire, qu’il porta en triomphe à M. Ramon Larrea, chez lequel je l’ai vu, n’était autre chose qu’un morceau d’argile durcie, qui abonde dans le pays, ou elle est désignée sous le nom de tosca, tuf.
  5. Journal français qui paraissait, à cette époque, à Buenos-Ayres.
  6. Cronica politica y literaria de Buenos-Ayres, 19 de junnio de 1827.
  7. M. Douville dit 150,000 francs ; mais si on calcule les dépenses qu’il a dû faire d’après sa manière de voyager, on trouvera, avec le Foreign Quarterly Review, qu’elles ont dû s’élever à près de 400,000 francs. C’est une des moindres contradictions de l’ouvrage.
  8. Cet article devait paraître dans la livraison du 15 octobre dernier ; mais des circonstances indépendantes de la volonté du directeur de la Revue et de la mienne en ont retardé la publication jusqu’à ce jour. Dans cet intervalle, M. Douville a fait paraître une mince brochure de quelques pages, intitulée Ma Défense, etc. ; et il en a adressé à la Revue deux exemplaires, accompagnés d’une lettre, pour l’inviter à la reproduire, disant que l’honneur national exigeait cette publicité.

    J’ai lu avec attention la Défense de M. Douville, et je ne perdrai pas mon temps à la discuter. Ses réponses ne sont pas des réponses, mais bien une suite de cercles vicieux, de pétitions de principes, d’assertions qu’il donne comme des preuves, et qui, elles-mêmes, auraient besoin de preuves. D’ailleurs, la question a changé de face. Ce n’est plus son ouvrage, mais bien sa moralité, et, par suite, la confiance que méritent ses récits, qu’il faut que M. Douville défende. Qu’il prouve que dans le cours de l’année 1827 il était à Rio-Janeiro et non à Buenos-Ayres, et en mars 1828 au Congo et non au Brésil ; que ses preuves soient aussi positives que les miennes ; qu’il oppose des dates aux dates, des faits aux faits, des journaux aux journaux, des témoins aux témoins ; et quand il aura fait tout cela, il n’y aura pas une erreur de moins dans son ouvrage.

    Je n’ajouterai plus qu’un seul mot sur la proposition que fait M. Douville au gouvernement de se charger d’entreprendre un second voyage en Afrique. Il y a deux moyens de se tirer d’un mauvais pas dans lequel on s’est imprudemment engagé, l’un, et c’est le plus vulgaire, consiste à reculer, en sauvant, tant bien que mal, les apparences ; l’autre à redoubler d’audace et marcher en avant, en bravant les blessures qu’on a reçues dans le combat. Je laisse au public à décider si ce dernier parti est le meilleur, et si M. Douville a eu raison de le prendre.