Revue des Deux Mondes/Un Commentaire allemand sur Rabelais
Voici enfin un livre allemand tout entier consacré à un écrivain français, des plus français, rejeton bien authentique du vieux plant indigène, et ce livre allemand, très élogieux pour l’écrivain français, ne contient pas une ligne en l’honneur des écrasantes supériorités de l’esprit germanique. Le fait depuis quelque temps est assez rare pour mériter qu’on le signale. Nous ne serons pas moins impartial que l’auteur allemand, et nous reconnaîtrons que Rabelais n’a jamais été mieux compris ni apprécié avec plus d’équité par ses compatriotes que par le docteur Arnstaedt. Nous aurions bien quelques critiques de forme à émettre, le livre n’est ni conçu, ni distribué conformément à nos habitudes françaises : nous exigeons de nos écrivains plus de symétrie, plus d’agrément, dans la manière d’exposer les résultats de leurs études ; mais le livre excelle par des qualités très allemandes de recherche consciencieuse, d’érudition sûre, puisée aux meilleures sources.
Rabelais commenté par un étranger, par un Allemand ! il y avait déjà dans un tel rapprochement de quoi piquer la curiosité. Avant examen, nous aurions eu la présomption de croire que le célèbre curé de Meudon ne pouvait être vraiment goûté qu’en France et par des Français. Pour discerner ses étonnans mérites au milieu de ses grands défauts, il est indispensable, pensions-nous, non-seulement de comprendre sa langue, qui a vieilli, mais encore et surtout de bien connaître le genre d’esprit, très indigène, dont il est peut-être le type le plus saillant, et qui consiste à savoir mêler les inspirations d’un idéal souvent fort élevé aux fantaisies d’une imagination déréglée. Est-il possible d’être à la fois plus sage et plus fou que Rabelais ? En France même, depuis que le goût est devenu plus délicat et le sentiment des convenances plus impérieux, combien de bons esprits sont rebutés dès les premières pages par les supplices auxquels les condamne la verve cynique de ce singulier philosophe ! Que doit-il donc en être à l’étranger ? Voilà ce que nous eussions été tentés de nous dire, et nous aurions eu tort. Ce n’est pas seulement en France que des penseurs, des hommes sérieux, austères même, ont rendu de sincères hommages à ce bouffon de génie ; chez les peuples voisins, Rabelais n’a jamais cessé de compter d’ardens admirateurs parmi ceux, en petit nombre il est vrai, qui pouvaient le lire sans trop de fatigue. En Angleterre, sir Thomas Urqhart et Motteux l’ont traduit, annoté, commenté avec enthousiasme, et ils ont fait partager leurs sympathies à des hommes tels que le chevalier Temple et Hallam. En Allemagne, J. Fischard dit Mentzer dès le xvie siècle, Gottlob Regis vers 1830, ont tâché de l’imiter et de le traduire. Herder le range parmi ceux qui ont préparé la grande littérature du siècle de Louis XIV ; Wieland, un peu suspect quand il s’agit des écrivains français, lui assigne une place de premier rang dans le panthéon littéraire, et, si Adelung le dédaigne, Goethe le proclame son ami, l’un de ceux qui ont le plus de droits à son admiration. Chamisso l’avait toujours sur sa table, Gervinus enfin le désigne comme l’éminent précurseur de Cervantes, de Sterne et de Swift. On voit que le goût de Rabelais a depuis longtemps passé les frontières.
Cependant, il faut bien l’avouer, quand on veut parler de Rabelais en bonne compagnie, on doit commencer par présenter d’humbles excuses. Le fait est qu’à chaque instant Rabelais déconcerte les appréciateurs les plus sympathiques de son génie. Il n’est pas seulement grossier, trivial, d’une liberté de propos effrayante, il est cynique, il est sans vergogne, et il ne faudrait pas que, par réaction contre le puritanisme littéraire qu’effraie la moindre gaillardise, on accordât l’absolution complète à l’ancien moine de Fontenay. Je suis même persuadé qu’il y a des esprits particulièrement délicats pour qui les grands côtés de Rabelais disparaîtront toujours derrière ses énormités licencieuses. L’excuse banale que l’on tire ordinairement de la grossièreté du temps où il vivait n’est pas suffisante : il faut du moins la préciser.
Rabelais en effet encourut le blâme de plusieurs de ses contemporains, de ses anciens amis, entre autres celui de Calvin, qui jusqu’à un certain point pouvait le considérer comme un allié. Calvin, il est vrai, ne comprenait guère la plaisanterie, surtout quand il s’agissait des mœurs ; mais il ne fut pas le seul de son avis. Il y a pourtant quelque chose de légitime dans ce genre d’excuse. Rabelais appartient par son éducation et son tour d’esprit à la fin du xve et à la première moitié du xvie siècle. Or il régnait dans la société tout entière, y compris la cour des Valois, une incroyable indécence en fait de conversation et de littérature : nos mœurs bourgeoises en ont longtemps porté l’empreinte, et elles n’en sont réellement purifiées que depuis un temps assez court. Désœuvrés littéraires très sincèrement conçues dans un dessein instructif et moral, les Contes de la reine de Navarre par exemple, nous montrent avec quelle facilité de hautes et pures pensées pouvaient alors s’associer à des descriptions côtoyant la gravelure et même y tombant parfois en plein. On ne remarque pas assez que, du xive au milieu du xvie siècle, il y eut sur presque tous les domaines de l’art et de la pensée un mélange, incompréhensible pour nous, de grotesque et de sublime, de moralité et de libertinage. Le domaine religieux lui-même en fut atteint. À cette époque et non aux âges antérieurs, plus grossiers encore, remontent ces détails cyniques d’architecture qui émaillent en dehors et en dedans un si grand nombre d’églises ogivales. Les mystères donnent lieu à une remarque toute semblable. Les prédicateurs les plus goûtés de la même période font des sermons qui n’ont souvent rien à envier aux pages les plus salées du Pantagruel. Telle est la forme précise qu’il faut donner à l’excuse vulgaire en faveur de Rabelais. Il vit sur la limite de deux âges littéraires, et, quant au libertinage de la pensée et de l’expression, il appartient à l’âge précédent. C’est la crise morale dont la réforme fut la plus haute expression qui rendit le goût plus sévère en disciplinant l’intelligence et en purifiant l’imagination. Il est donc permis d’atténuer les torts de Rabelais en rappelant l’époque d’où il sortait ; mais il faut reconnaître que sur ce point il fut tout le contraire d’un novateur. Son éducation, d’où l’influence maternelle fut bannie, son séjour prolongé au milieu des moines, son goût prononcé pour la médecine, ont dû, pour une foule de raisons, contribuer sur ce point à le rejeter ou du moins à le maintenir en arrière. Assurément Montaigne, qui vient chronologiquement après lui, ne brille ni par la sévérité de ses jugemens, ni par la chasteté de son style ; cependant, comparé à Rabelais, il est déjà un modèle de convenance.
Du reste, n’exagérons rien. Rabelais est cynique en propos, mais c’est le calomnier que de l’accuser d’immoralité voulue et d’impiété. Le commentateur allemand a très bien saisi cette distinction. Jamais on ne peut surprendre Rabelais en flagrant délit de mauvaise intention. On ne trouve chez lui ni la sensualité insinuante et perfide du Décaméron ni la gravelure malsaine des Nouvelles nouvelles. Son but ordinairement est très élevé, et, si les moyens d’y parvenir sont souvent fort étranges, on ne découvre pas ce qui fait la véritable immoralité littéraire et ce qui peut se concilier avec les formes les plus châtiées, c’est-à-dire le dessein réfléchi de plaire au lecteur en spéculant sur ses penchans vicieux. Rabelais est indécent, il n’est pas corrupteur. Il en est de sa moralité comme de sa religion. Une sorte de légende, fort peu historique, s’est formée autour de son nom. Il passe le plus souvent aujourd’hui pour un représentant du scepticisme absolu. Ce jugement est très faux. Qu’il fût très mauvais catholique et plus détaché de la tradition que beaucoup de protestans ses contemporains, cela ne fait aucun doute ; mais par exemple les paroles moqueuses qu’on lui attribue en diverses rencontres, notamment à l’heure de sa mort, sont dépourvues d’authenticité. Il n’est pas jusqu’à la moins invraisemblable des farces qu’on lui prête, la substitution de sa propre personne, un jour de fête, à la statue du patron de son couvent, qui, lorsqu’on remonte aux sources, ne revête une apparence des plus apocryphes. Fut-elle vraie, il faudrait la ranger parmi les juvenilia qui ne doivent pas déterminer un jugement définitif sur un tel homme. Il est avéré d’autre part que le curé de Meudon, en dépit de la réputation qu’on lui a faite, remplissait exactement les devoirs de son ministère, était fort aimé de ses paroissiens et même recherché comme prédicateur, au point que l’on venait de Paris tout exprès pour l’entendre. Il paraît avoir compris ses fonctions sacerdotales d’un point de vue tout à fait semblable à celui que, bien plus tard, Rousseau devait prêter à son Vicaire savoyard. La religion de Rabelais est une énigme comme toute sa personne, mais on aurait tort de la croire indéchiffrable.
On ne prête qu’aux riches, dit le proverbe, et les légendes ne se forment pas arbitrairement. Une vie aussi agitée que celle de Rabelais, moine, médecin, curé, toujours en voyage, ami des novateurs, bien vu du pape, raillant la papauté, goûté à la cour, du dernier bien avec une demi-douzaine d’évêques et tout autant d’hérétiques de la plus belle eau, protégé tour à tour par un cardinal de Châtillon, frère de Coligny, et par la maison de Lorraine, se tirant toujours d’affaire au milieu de difficultés inextricables pour tout autre, ne perdant jamais sa belle humeur, trouvant moyen de dire en face aux puissans du jour des vérités dont le demi-quart autrement présenté eût été étouffé dans les flammes du bûcher, — une telle vie donne l’idée d’une physionomie narquoise, goguenarde, raillant tout, se gaussant de tous, et l’on croit aisément celui qui l’a menée capable aussi de tout. Si nous ajoutons que l’orthodoxie timorée conclut toujours très promptement de la hardiesse des expressions et des idées au néant des principes et des croyances, on ne s’étonnera plus de la complaisance avec laquelle la tradition a enregistré les traits divers dont se compose ce que nous appelons la légende rabelaisienne ; mais ce n’est pas une raison pour l’accepter comme une page d’histoire, et nous savons bon gré à M. Arnstaedt de n’avoir pas reculé devant les investigations patientes indispensables pour la tirer au clair.
On sait peu de chose de la vie de Rabelais, en comparaison du moins de ce que l’on s’attendrait à savoir sur un homme aussi répandu. On n’est pas même d’accord sur l’année de sa naissance. Tandis que, selon l’opinion longtemps la plus accréditée, il serait né en 1483, MM. Rathery, P. Lacroix, B. Fillon, confirmant un soupçon jadis émis par le père Nicéron, voudraient rapprocher cette date de 1495. Fils d’un bourgeois assez aisé de Chinon, nous le voyons d’abord au couvent de Sevillé ou Seully, puis à celui de la Basmette, où il se lie d’amitié avec les quatre frères Du Bellay[1], dont plus tard la fidèle amitié devait lui être d’un puissant secours, ainsi qu’avec Geoffroy d’Estissac, futur évêque de Maillezais, les juristes Tiraqueau, Boucher et Pierre Amy. Vers 1520 ou un peu avant, il reçoit les ordres. Son savoir était déjà remarquable. Il correspondait en grec avec l’illustre Guillaume Budé, il étudiait l’italien, l’espagnol, l’allemand, l’hébreu, l’arabe. Sa vive intelligence s’ouvrait avec passion à cette pluie de connaissances de tout genre que la renaissance en plein épanouissement faisait tomber sur un monde altéré de vérités nouvelles. Il n’en fallait pas davantage pour exciter la défiance, bientôt la haine des moines ignorans au milieu desquels il devait vivre. Lui et Pierre Amy furent jetés en prison, et ce fut seulement aux démarches actives de Tiraqueau et de Budé qu’ils durent d’en pouvoir sortir. En 1524, avec la permission du pape, Rabelais quitta les cordeliers pour entrer aux bénédictins de Maillezais, où il espérait trouver moins d’entraves à ses études favorites. Son espoir fut trompé : dégoûté à tout jamais de la vie monacale, il prit la clé des champs ; il fut recueilli par son ancien camarade d’Estissac, devenu évêque, et lui servit de secrétaire dans les brillantes réunions où ce prélat libéral attirait des littérateurs et des érudits tels que Marot, Des Périers, Salel, Hérouet, Calvin. Cependant de sombres nuages montaient à l’horizon. Marot avait été incarcéré, Louis de Berquin brûlé en place de Grève, Des Périers dénoncé comme athée, Calvin avait dû quitter la France. Rabelais, qui n’eût jamais le moindre goût pour le martyre, se rapprocha de ses amis Du Bellay pour être en sûreté, et s’adonna avec ardeur à la médecine comme à une science moins suspecte. C’est alors, vers 1530, qu’on le voit à Montpellier, étourdissant les vieux docteurs de son savoir de fraîche date et prenant rang parmi les maîtres de l’art. On ne sait pas assez que quelques années avant André Vesale, ou du moins en même temps que lui, Rabelais fit l’anatomie du cadavre humain, cette condition de tous les progrès ultérieurs de la science, et devant laquelle, esclave de sots préjugés, le moyen âge avait toujours reculé ; mais ce qui le caractérise bien, c’est qu’à Montpellier il mène de front les études les plus sérieuses et les représentations comiques. Il joue lui-même la Farce de Pathelin et une pièce de sa composition, la Femme mute[2]. C’est vers le même temps qu’il doit avoir été délégué auprès du chancelier Duprat pour plaider en haut lieu les intérêts menacés de l’université de Montpellier. Pour obtenir audience de ce grand dignitaire, dont l’accès était difficile, il aurait imaginé de parler une langue différente à chacun des officiers de l’hôtel, à peu près comme fait Panurge lorsqu’il est rencontré par Pantagruel, — jusqu’à ce qu’informé de l’étrangeté du personnage qui demandait à le voir, le chancelier eût donné l’ordre de l’introduire ; mais il n’est pas sûr que ce trait ne doive pas être aussi considéré comme appartenant à la légende. En 1532, nous le retrouvons à Lyon, s’occupant toujours de médecine, de dissections, d’anatomie, et publiant les œuvres d’Hippocrate et de Galenus. Il paraît que cette édition lui rapporta plus d’honneur que de profit. Il avait quelque peine à vivre, et l’urgence de se procurer des ressources ne fut pas sans doute étrangère à la composition du premier livre de Pantagruel.
Ici encore l’érudition moderne a rectifié plusieurs données inexactes de la tradition. D’abord c’est une erreur, engendrée par les éditions de ses œuvres complètes, de croire que Rabelais commença son épopée bouffonne par le livre de Gargantua ; la vérité est que le premier livre de Pantagruel, fils de Gargantua, ouvrit la série. Une autre confusion lui a fait attribuer la Chronique de Gargantua, dont la publication précéda celle de ce premier livre, et que l’on a souvent confondue avec son Gargantua. La Chronique de Gargantua est un roman de chevalerie qui parut à Lyon en 1532 et qui fut l’objet d’un engouement extraordinaire. « Il en fut plus vendu par les imprimeurs en deux mois, nous dit Rabelais lui-même, qu’il ne sera achepté de Bibles en neuf ans. » Ce n’était pourtant qu’une rapsodie médiocre, puisée à la source des vieilles légendes populaires, légendes bien plus intéressantes pour nous aujourd’hui que la compilation du chroniqueur anonyme ; mais le goût des romans fabuleux était alors très répandu, et le nom de Gargantua avait du retentissement dans nos vieilles provinces. Les savantes recherches de M. Gaidoz nous ont appris naguère que Gargantua est une vieille divinité gauloise, une personnification du soleil selon toute vraisemblance, du soleil dévorant, qui absorbe en passant d’énormes quantités de vivres et de liquides[3]. Le chroniqueur met son invincible Gargantua en rapport avec le cycle légendaire du roi Artus et de Merlin, ce qui tend à confirmer l’hypothèse de son origine celtique ; mais, excepté sa taille gigantesque, son insatiable appétit, sa soif non moins effrayante et l’enlèvement des cloches de Notre-Dame, le Gargantua de Rabelais n’a rien de commun avec le héros du roman.
Le calcul du joyeux médecin se trouva juste. En 1533, il fallut publier coup sur coup trois éditions du premier livre de Pantagruel. En 1535 parut le Gargantua, dont le succès ne fut pas moindre ; mais dans l’intervalle Rabelais avait été à Rome avec le titre comique d’écuyer tranchant, en réalité comme l’ami et le médecin de son ancien camarade l’évêque Jean Du Bellay, chargé par Henry VIII d’une mission auprès du saint-siége. Rabelais passa six mois bien remplis dans la ville éternelle, et repartit pour la France avec des lettres pour François Ier. C’est en passant par Lyon que, se voyant à court d’argent, il se serait avisé d’étiqueter des paquets de cendre comme autant de poisons destinés au roi et à la famille royale. Dénoncé et arrêté comme un criminel d’état, il aurait été, comme il s’y attendait, porté gratis à Paris, surveillé de près, mais soigné à proportion. Le tout se serait terminé par un éclat de rire du roi. Ce trait plaisant est devenu traditionnel, puisqu’on veut en dériver la locution proverbiale du quart d’heure de Rabelais ; mais, outre que les preuves directes manquent, il faut avouer qu’il est d’une rare invraisemblance. Rabelais ne joua jamais ainsi ni avec le roi, ni avec le bourreau, et Voltaire a déjà fait remarquer le danger que courait le trop spirituel voyageur d’être, non pas transporté aux frais du trésor royal, mais bel et bien jeté dans une basse-fosse et très maltraité, en attendant que les ordres de la cour fussent arrivés à Lyon.
De retour en France et toujours attaché aux Du Bellay, nous le voyons continuer ses études médicales, publier des almanachs ou prognostications comiques, suivre ses protecteurs à Castres, à Narbonne, et repartir en 1536 pour Rome à la suite du même Jean Du Bellay. C’est lors de ce voyage que, toujours prudent, il régularisa sa position ecclésiastique, fort compromise, depuis qu’il avait, sans permission, quitté la vie monastique. Après d’assez longues démarches, il obtint du pape une bulle d’absolution. Le cardinal Du Bellay put alors lui donner une place de chanoine au chapitre de Saint-Maur-des-Fossés, dont il était l’abbé. En 1537, Rabelais se fait recevoir docteur en médecine à Montpellier, parcourt le midi, exerçant son art de droite et de gauche, va visiter son pays natal, et à Chinon renoue connaissance avec le célèbre cabaret de la Cave peinte, « où l’on montait par autant de degrés qu’il y a de jours en l’an. » Puis il parcourt la Normandie et se décide enfin à publier en 1545 le « tiers-livre » ou, plus exactement, la seconde partie de son Pantagruel. Sa bonne étoile voulut que François Ier, très amateur de ce genre d’écrits, se déclarât son protecteur, et refusât de donner suite aux accusations d’hérésie que, du côté orthodoxe et surtout à la Sorbonne, on dirigeait contre lui. De nouveau les temps étaient sombres pour la libre pensée. Son ami, Ét. Dolet, était en prison, ainsi que Marot ; Des Périers s’était suicidé pour échapper au bûcher ; mais, fort de l’appui royal, Rabelais écrivit en toutes lettres, sous le titre de son nouvel ouvrage, son nom et son prénom, qu’il avait jusqu’alors dissimulés sous l’anagramme d’Alcofribas Nasier.
C’est seulement en 1546 que parut le « tiers-livre » de Pantagruel, aujourd’hui le quatrième de la série. Il semble que cette publication ait eu lieu contre son gré. François Ier était mort. Le parti intolérant avait encore plus beau jeu auprès de son triste successeur Henri II, et Rabelais, menacé, dut se réfugier à Metz, puis à Rome, où le bonheur voulut qu’il trouvât de nouveau un asile auprès de Jean Du Bellay, envoyé de nouveau près du saint-siége. De là il fit si bien qu’il rentra en grâce. Quelques flatteries à l’adresse de Diane de Poitiers furent pour beaucoup dans ce regain de faveur royale. Du reste, Rabelais éprouvait plus que jamais le besoin de s’assurer des protecteurs. Il écrivait du ton le plus câlin au cardinal de Guise, et c’est par ce puissant canal qu’il obtint la cure de Meudon en 1551. On a voulu révoquer la chose en doute, elle est incontestable, et, ce qui ne l’est pas moins, c’est que Rabelais fut ce qu’on appelle un bon curé, prenant grand soin du corps et de l’âme de ses paroissiens, très estimé du duc et de la duchesse de Guise, qu’il visitait dans leur beau château, très recherché pour sa conversation et même couru comme prédicateur. J’avoue que, lorsqu’on vient de relire le Pantagruel, on a toutes les peines du monde à garder son sérieux à l’idée de Rabelais disant la messe ou confessant les bonnes gens. Il faut pourtant bien qu’on s’y résigne et même qu’on se le figure écrivant à la même époque le « quart-livre » de Pantagruel, le plus virulent des cinq contre les abus de l’église. Toutefois il se garda bien de le publier. Le poète Ronsard, qui s’était cru attaqué par lui et qui avait pris parti pour Ramus, raillé, lui aussi, par l’impitoyable satirique, avait l’oreille des Guises et ne le ménageait pas auprès d’eux. Il est peut-être heureux pour lui que la mort l’ait enlevé en 1553 aux embarras croissans d’une position à la longue intenable. Rappelons encore qu’il n’y a rien d’historique dans les légendes dont on entoure son lit de mort. On veut qu’il se soit affublé d’un domino pour mourir in Domino, qu’il ait plaisanté jusqu’à son dernier souffle, ordonné de « tirer le rideau sur la farce jouée. » Tout cela est apocryphe. Ses amis et quelques-uns même de ses adversaires affirment qu’il mourut avec dignité et religieusement. Il fut enterré dans le cimetière de Saint-Paul à Paris, où il s’était fait transporter quelques jours avant sa fin. Un grand arbre, objet des soins respectueux de ses admirateurs, indiqua longtemps la place où ses restes avaient été déposés. Le dernier livre de Pantagruel, trouvé chez lui en manuscrit, ne parut qu’une dizaine d’années après sa mort, et bien que le fond, même la plus grande partie du récit, soient incontestablement de lui, d’habiles critiques ont pu discerner quelques additions et quelques retouches provenant d’une autre main.
Il nous faut aborder la question qui excite le plus vivement la curiosité, qui a provoqué les patientes recherches des éditeurs et commentateurs de Rabelais. A-t-on la clé du Pantagruel ? Chacun sait que d’après la même tradition, dont nous venons de relever les inexactitudes, Rabelais aurait, en écrivant ses cinq livres, fait de continuelles allusions aux hommes les plus en évidence de son temps. S’il fallait en croire la prétendue clé présentée par les éditeurs du xviie siècle et reproduite habituellement par ceux qui les ont suivis, il faudrait reconnaître François Ier dans Gargantua, Louis XII dans Grandgousier, Henri II dans Pantagruel, le cardinal de Lorraine dans frère Jean des Entommeures, dans Panurge le cardinal d’Amboise, et ainsi des autres. Le malheur de toute cette explication est de n’expliquer rien. Il n’y a aucune espèce de rapport entre ces divers personnages et les types allégoriques qu’on leur assigne. Comment admettre d’ailleurs que François Ier ne se fût pas reconnu sous les traits de Gargantua, et comment aurait-il, malgré les opposans, accordé sa protection constante à l’effronté railleur de la majesté royale[4] ? On ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de l’insuffisance de cette clé, et quelques commentateurs, particulièrement en Angleterre, crurent qu’ils seraient plus heureux en cherchant dans la famille royale de Navarre les originaux qu’il était impossible de retrouver à la cour de France. C’est ainsi qu’on voulut identifier Jean d’Albret avec Grandgousier, Henri d’Albret avec Gargantua, Antoine de Bourbon, père de Henri IV, avec Pantagruel, Ferdinand d’Aragon, spoliateur de la maison de Navarre, ou Charles-Quint, voulant conquérir le monde, avec Picrochole, etc. Cette explication ne fut pas mieux acceptée que la première et fit encore moins de prosélytes. Elle est complètement abandonnée aujourd’hui. Par réaction contre ces essais aussi pénibles qu’infructueux, on en est même venu à nier complètement qu’il y ait autre chose dans les compositions de Rabelais que des jeux d’imagination dont le seul but est de faire rire et tout au plus d’encadrer çà et là quelques vérités philosophiques.
Ceci est une autre erreur. Rabelais a bien certainement distingué le fond même de sa pensée des formes bouffonnes et le plus souvent allégoriques dont il a jugé nécessaire de la revêtir. Lui-même le dit trop positivement pour que l’on puisse en douter. Dans la préface de son Gargantua, il recommande à ses lecteurs « d’interpréter à plus hault sens ce que, par adventure, ils cuidaient dict par gayeté de cœur !.. Vistes-vous onques chiens rencontrant quelque os médullaire ? Si vu l’avez, vous avez pu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soing il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise et de quelle diligence il le sugce… et à l’exemple d’icellui vous convient être sages pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre. Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la substantifique mouelle avecques espoir certain d’estre faicts escorts et preux à la dicte lecture : car en icelle bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconse, laquelle vous révélera de très haults sacremens et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne nostre religion que aussi l’état politique et vie œconomique. » Il est donc certain que l’auteur a inséré au-dessous et au travers de cette forêt touffue de plaisanteries de « haulte graisse » une « mouelle substantifique, » une « doctrine absconse, » c’est-à-dire cachée, et que celle-ci concerne la religion, la politique et la bonne institution de la vie (vie œconomique). Rabelais a bien moins en vue des personnes que des choses, il vise des principes, des maximes, des règles de vie, bien plutôt que des princes et tel ou tel grand personnage de son temps.
Une circonstance singulière, c’est que les anciens commentateurs, en proie à la démangeaison de donner un nom historique aux personnages imaginaires du Pantagruel, se sont tous appuyés sur un passage de l’historien De Thou qui aurait dû imprimer une tout autre direction à leurs efforts divinatoires, « Rabelais, dit ce grave auteur, né à Paris l’année même de la mort du curé de Meudon, et qui fut très bien placé pour savoir à quoi s’en tenir, Rabelais, avec la liberté d’un Démocrite et parfois la causticité d’un bouffon, écrivit un ouvrage fort spirituel, dans lequel il traduisit en quelque sorte sur la scène tous les ordres de la société et de l’état sous des noms fictifs et les livra à la raillerie populaire[5]. » Cette définition du but de l’ouvrage élimine d’avance les noms propres historiques de la solution à chercher. Ce n’est pas de tel roi, de tel prince, de tel savant, évêque ou cardinal, que Rabelais a voulu parler, c’est de la royauté, de la science, de l’état, de la vie religieuse et de l’église. Un peu d’attention suffit même pour s’assurer qu’il semble avoir prévu le parti que les malveillans pourraient tirer de certaines pages et que, pour écarter les soupçons, il s’y prit de manière à ôter toute vraisemblance à ce genre d’accusation.
Ce point de vue une fois adopté, l’interprétation de la pensée de Rabelais est des plus faciles, à la condition du moins de se contenter des grandes lignes. Il faut reconnaître en effet que, soit excès de précaution, soit plaisir d’artiste en gaie science, il est volontiers prodigue de broderies, de superfluités fantaisistes dont le lien avec la trame de son long récit est des plus lâches. Il serait aussi vain de nier qu’il existe une certaine doctrine ésotérique sous le revêtement grotesque dont il l’affuble que de vouloir, à propos de tout, supposer des puits de sagesse ou des abîmes de profondeur.
Il est évident en premier lieu que, lorsqu’il commença la série de ses joyeux contes, Rabelais n’avait point de plan bien arrêté. En un sens, le premier livre du Pantagruel forme avec le Gargantua un tout distinct des trois autres livres, consacrés à la question du mariage de Panurge et au récit du grand voyage entrepris pour avoir le mot de la Dive Bouteille, c’est-à-dire la solution de cet émouvant problème. L’idée sérieuse des deux premiers livres, c’est l’éducation de la jeunesse et la manière dont il faut concevoir l’idéal de la vie. Dans les trois autres, l’horizon s’élargit encore. Il s’agit désormais de la recherche de la vérité en général, des auxiliaires qui peuvent y aider, des entraves qui retardent sa conquête, ou des ennemis qu’il faut vaincre pour s’en rapprocher. Il y a toutefois une certaine unité qui relie entre elles ces parties un peu incohérentes, et cette unité, c’est la personne elle-même de l’auteur. Il est facile de le démontrer.
Le roman a trois héros, Pantagruel succédant à Gargantua pour la forme, mais très ressemblant à son père, Panurge et frère Jean. Ces trois personnages, surtout les deux premiers, c’est l’esprit de Rabelais lui-même avec les diversités et les contradictions de son étrange nature. Pantagruel le géant, aimable, instruit, loyal, courageux sans forfanterie, très religieux sans aucun bigotisme, représente les côtés les plus élevés de cette nature. Plus le récit se développe, plus Pantagruel grandit moralement. Il a toutefois un faible, disons même un défaut, il ne sait se passer de la société de gens qui valent beaucoup moins que lui. On pourrait encore lui passer son indulgence pour frère Jean des Entommeures, ce moine-soudard, qui a mis à mal les pillards de son couvent en les assommant avec un bâton de croix, tandis que ses confrères ne savaient que chanter des alleluia pour leur tenir tête. Frère Jean est grossier, ignorant, cynique en propos, mais du moins il est brave, bon compagnon, énergique, honnête à sa façon ; bien commandé, il fait un excellent soldat, et ce qu’il faut le plus regretter en lui, c’est qu’il soit moine. Il a presque tous les vices et pas une vertu de son état, ce qui ne l’empêche pas d’y tenir comme à la prunelle de ses yeux : il ne saurait vivre hors de son froc ; mais enfin il est plutôt victime de l’institution que désireux d’en abuser pour des fins immorales. Il est désintéressé, et l’on peut concevoir que Pantagruel, au père duquel il a rendu par sa bravoure d’éminens services, lui pardonne beaucoup et ne puisse se défendre d’une certaine sympathie pour cette robuste et franche nature. Quant à Panurge, cet affreux paillasse, ce railleur à la fois sceptique et superstitieux, qui vole à l’église l’argent des fidèles, cet égoïste fieffé qui n’est jamais si heureux que lorsqu’il fait du mal en toute sécurité, vindicatif et voleur, libertin et paresseux, bavard sans vergogne, incapable d’un enthousiasme quelconque, la bouche toujours pleine des plus sales discours, perdant même avec le temps et le bien-être un certain courage doublé de ruse qui le relevait encore un peu, et mêlant de plus en plus une insigne poltronnerie à des vantarderies ridicules, — comment donc le sage et bon Pantagruel supporte-t-il à ses côtés un pareil drôle ? Que dis-je ! il l’aime, ce drôle, il l’attache à sa personne, il ne peut s’en séparer. Il n’y a qu’une chose qui puisse expliquer cette faiblesse du noble jeune homme ; Panurge a de l’esprit, beaucoup d’esprit, de l’esprit comme un singe, et Pantagruel ne sait pas résister au plaisir de l’entendre débiter ses farces désopilantes. Il a besoin de rire, et Panurge le fait toujours rire. Voilà bien les deux natures de Rabelais. La sérieuse et la joviale se personnifient dans ces deux êtres si différens, qui pourtant sont inséparables. Tous deux vont jusqu’au bout de leur caractère individuel, Pantagruel jusqu’à la piété mystique et à la mélancolie, Panurge jusqu’au cynisme effronté. Comme on voit bien que Rabelais lui-même avoue son impuissance à se détacher de son Panurge intérieur, du fou qui est en lui et qui suit pas à pas son meilleur lui-même ! N’est-ce pas pour l’amour de Panurge que son être le plus noble affronte de véritables dangers et s’en va intrépidement chercher le mot qui pourra éclairer, tranquilliser, rendre heureux son clown bien-aimé !
Panurge est donc aux côtés de Pantagruel dans un rapport analogue à celui de Sancho près de don Quichotte, de Wagner près de Faust : il est plus vicieux et beaucoup plus spirituel que ses homologues ; mais comme eux il reste dans les régions inférieures de la sensualité. Ce que Pantagruel conçoit d’un point de vue élevé, idéal, Panurge, avec son intelligence asservie, le traduit et le rabaisse régulièrement au niveau de ses penchans matériels. Si Pantagruel cherche le mot suprême de la destinée, Panurge veut seulement savoir s’il peut se marier sans risques. Si le jeune héros aime la gloire acquise dans une guerre défensive, Panurge ne songe qu’aux profits palpables de la victoire. Pantagruel est clément, sans rancune, généreux ; Panurge se délecte dans les vengeances cruelles, jouit de l’humiliation, de la mort de ceux qui l’ont offensé, n’est prodigue que pour lui-même, dans l’intérêt de son bien-être et de sa sûreté. C’est un contraste perpétuel, et avec tout cela jamais union ne fut plus intime.
Le contraste se poursuit jusque sur le domaine religieux. On a beaucoup exagéré le scepticisme religieux de Rabelais. En réalité, quand on lit ses œuvres sans parti-pris, on voit en lui un penseur passablement isolé au milieu des convictions arrêtées et comme bronzées de la plupart de ses contemporains, mais tout le contraire d’un sceptique absolu et surtout d’un athée. On veut lui faire endosser les impiétés de Panurge, comme si elles exprimaient ses vues secrètes. Rien de plus injuste. On oublie d’ailleurs que Panurge est et reste très catholique, tout en se moquant à l’occasion des objets les plus respectables de la croyance qu’il professe. Qu’un danger survienne, et Panurge devient aussi superstitieux qu’il était libertin l’instant d’auparavant. Alors il fait des vœux, il vénère les moines, il adore les saints. Pantagruel et son père Gargantua sont au contraire et dans toute la force du terme des protestans. Le fond et la forme de leur piété sont parfaitement conformes à ce qui caractérisait celle des premiers réformés, surtout avant que le génie dictatorial de Calvin, singulièrement aidé par les circonstances, eût marqué le développement de la réforme française de sa dure et profonde empreinte. Quelques mots âpres à l’adresse de Calvin ne doivent pas nous égarer sur ce point. Calvin et Rabelais, quelque temps amis, ne pouvaient pas rester longtemps sur un pied de sympathie mutuelle. Jamais deux natures plus différentes ne s’étaient rencontrées. L’un, même dans ses momens d’abandon, ne riait jamais ; l’autre, même quand il voulait être sérieux, riait encore. Calvin était austère jusqu’au puritanisme ; Rabelais aimait le bien-être, le plaisir, l’abondance. Le réformateur de Genève, qui ne craignait rien tant que de voir la réforme compromise par les excès de doctrine et de plume des novateurs, ne tarda point à se scandaliser de la licence de Rabelais, dénonça ses livres à l’indignation des âmes pieuses, et Rabelais à son tour le mit à l’index ; mais il le fît en passant, n’insista guère, ne dit rien de ses compagnons d’œuvre, et le dernier livre du Pantagruel dénote plutôt un accroissement d’antipathie contre l’église romaine qu’un pas en arrière dans le sens orthodoxe. Il ne faut pas oublier, quand on envisage cette question, qu’il fut toujours possible d’être très protestant d’idées et très peu calviniste, et que, du vivant même de Rabelais, il y eut des adversaires prononcés de l’église romaine, comme Henri Estienne, Des Périers, Castellion, Bolsec, Servet (dont le supplice n’eut lieu que l’année même de la mort de Rabelais), et qui n’acceptèrent nullement la dictature de Calvin. Il fallut les terribles persécutions de la seconde moitié du siècle pour constituer cette espèce de royauté dogmatique. On voit toujours en effet que les tendances poussées au désespoir se groupent volontiers autour des esprits dominateurs qui les représentent avec le plus d’indomptable énergie ; mais, tant que Rabelais vécut, la situation n’atteignit pas ce paroxysme.
On se demandera peut-être pourquoi donc l’ancien moine, malgré ses idées protestantes, resta dans l’église catholique et même y exerça dans ses dernières années des fonctions sacerdotales. Nous savons par Rabelais lui-même qu’il avait une sainte horreur du martyre. « Jusqu’au feu exclusivé, , » dit-il maintes fois quand il déclare qu’il soutiendra toujours une opinion. Comme il approuve Pantagruel de n’être guère « demouré à Toulouse quand il vit qu’ils faisaient brûler leurs régens tout vifs comme harans sorets, » — faisant allusion au supplice de Jean Caturce de Limoux, jurisconsulte brûlé dans cette ville en 1532 ! Il est visible que Rabelais fut de ceux qui répugnèrent au schisme tant que la royauté ne patronnerait pas la rupture. Devenu hostile à l’église plutôt par la voie rationnelle, par son savoir et ses lectures, que par une forte impulsion de conscience, il ne comprenait guère comment la réforme pourrait s’introduire dans la masse ignorante autrement que par un coup d’autorité, et ce coup, le roi seul pouvait le frapper. Son espoir secret, quelque temps encouragé par les velléités protestantes de François Ier fut toujours qu’enfin la France aurait un roi usant de son pouvoir absolu pour faire la réforme. Un Henry VIII éclairé et clément, tel eût été son rêve. En attendant, il pensait qu’il était à la fois plus sûr et plus sage de rester dans les vieux cadres, et peut-être sera-t-il toujours impossible de faire le départ exact des calculs d’intérêt et des raisons théoriques dont la combinaison détermina jusqu’à la fin sa ligne de conduite ; mais qu’on ne fasse pas de Rabelais un apôtre d’irréligion. Ce n’est pas le grotesque Panurge, c’est Pantagruel qui demeure le vrai dépositaire de ses idées religieuses, quand il est sérieux, et les prières vraiment admirables, la piété, simple de formes, mais très réelle qu’il lui prête, l’émotion communicative du jeune héros méditant sur la mort rédemptrice du Christ, ne peuvent se concilier avec la réputation très gratuite d’impiété qu’on a faite au curé de Meudon.
Quelle est donc la véritable clé de son livre ? Il s’agit, avons-nous dit, de chercher le grand mot dont Panurge éprouve le besoin absolu pour savoir s’il peut se marier, et que Pantagruel aussi désire ardemment connaître, mais pour des motifs plus élevés. C’est en vain que les deux curieux ont interrogé les autorités révérées dans l’antiquité. Les « sorts homériques et virgilianes, » les songes, les sibylles, les muets et les poètes mourans, les sages comme Épistémon, les devins mystérieux comme Herr Trippa, les cloches elles-mêmes, cette voix sacrée de l’église, ne leur ont donné que des réponses obscures, ambiguës, que chacun interprète au gré de ses désirs. C’est en vain que la théologie, la médecine, la philosophie, la jurisprudence, sont invoquées tour à tour. La lumière ne se fait point, et la ressource suprême, c’est de s’embarquer pour un pays lointain, celui de la Dive Bouteille, qui seule pourra donner la réponse certaine, définitive, à la grande question.
Pantagruel, Panurge, frère Jean et leurs amis s’embarquent donc. Ils apprendront beaucoup dans leur voyage, ils verront bien des choses nouvelles et rares. Cependant il leur faudra s’arrêter souvent dans des îles que les anciens commentateurs se sont longtemps évertués à retrouver sur la carte, et qui ne sont autre chose que des états d’esprit, des dispositions ou des illusions, qu’il faut traverser ou côtoyer pour arriver à la vérité. Voici, par exemple, l’île de Medamothi ou des Ressemblans[6], avec son roi Philophanes, c’est-à-dire qui aime l’apparence. On y voit des tableaux si ingénieusement dessinés qu’ils reproduisent même ce qu’on ne voit pas et ce qu’on ne saurait dire. On y remarque surtout le tarande, curieux animal qui change de couleur selon les lieux qu’il habite, les personnes qui l’approchent, les émotions qui le troublent. « Mais quand, hors toute paour et affections, il était en son naturel, la couleur de son poil était telle que voyez ès asnes de Meung. » Telle est la première variété de gens que l’on rencontre quand on se met en quête de la vérité réelle. Vient ensuite l’île des Ennasin, des enchiffrenés, qui parlent tous de leur nez camus, et de manière que les mots perdent leur sens naturel dans leur insupportable jargon : les amateurs d’équivoques n’ont qu’à se rendre dans cette île-là, ils seront servis à souhait. L’île de Cheli ou des lèvres, où tout le monde vous embrasse et où règne une courtoisie exquise, nous arrêterait plus volontiers ; mais toutes ces politesses creuses ennuient frère Jean, qui court à la cuisine, c’est-à-dire au substantiel, au solide. Ce sera la contrée préférée par ceux qui n’ont jamais vu dans la vérité qu’une affaire de décorum et de convenance. Quant aux pays de Chicanous et de Tohu-Bohu, pays de contradiction systématique et de confusion, où les gens demandent comme une faveur qu’on les batte, où le géant Bringuenarilles se nourrit de moulins à vent, ce sont des contrées malsaines, génératrices et nourrices de monstres hideux, qui ne peuvent que retarder les voyageurs. Dans l’île des Macréons, peuplée par les beaux génies et les hommes célèbres de l’antiquité, l’expédition se réconforte et se ravitaille, mais n’y reste pas, non plus que dans celle des Tapinois, où règne Quaresme-prenant, le moyen âge monastique et ascétique, grand ennemi des Andouilles : celles-ci pèchent par un naturel trop soupçonneux, ce qui fait qu’elles prennent pour des ennemis ceux qui ne leur veulent que du bien. Il y a là, si je ne me trompe, une allusion très nette à la disposition défiante de nombreux protestans contemporains de l’auteur. Pantagruel parlemente et fait la paix avec leur reine, puis il touche à l’île où le peuple ne se nourrit que de vent et tourne à tous les souffles de l’air, aux îles des Papefigues et des Papimanes, où l’on peut reconnaître ceux qui dénigrent et ceux qui adorent la papauté, à l’île de Chaneph ou d’hypocrisie, à celle des Ganabins ou des menteurs, à l’île Sonnante, où toute la hiérarchie ecclésiastique, du pape aux simples clercs, est l’objet d’une impitoyable raillerie. Il y a encore bien d’autres îles, parmi lesquelles nous citerons celle des Chats-Fourrés ou de Grippeminaud, où l’auteur flagelle la tyrannie fiscale, une autre de ses plus fortes antipathies, l’île des Ferremens, où il développe d’une curieuse manière l’argument des causes finales, le royaume de la Quintessence ou de la métaphysique, dont les habitans passent leur vie à chercher l’impossible, enfin l’île des Fredons, où Rabelais a condensé toute la passion qui l’animait contre les ordres monastiques. C’est l’île des Lanternes ou des lumières qui marque la dernière étape avant d’arriver à l’oracle, et c’est grâce à une bienveillante lanterne que les pèlerins entrent enfin dans le sanctuaire.
Il nous semble que l’intention de Rabelais se révèle clairement, si du moins, sans s’arrêter aux anecdotes, aux digressions, aux arabesques où se complaît son imagination vagabonde, on suit du regard la ligne continue de sa pensée. Par conséquent on attend avec impatience le mot, le grand mot, qu’on est venu chercher de si loin. La Dive Bouteille a parlé, et la première impression, c’est que l’auteur s’est peut-être bien moqué de ses lecteurs. « Bois, » dit l’oracle en allemand, c’est-à-dire bois à l’allemande, bois à plein verre, sur quoi Panurge, frère Jean, Pantagruel, tous saisis d’une mystérieuse ivresse, se mettent à rimer, à vaticiner, à prophétiser chacun selon sa nature noble ou basse. De solution proprement dite, on n’en voit pas. Qu’on y regarde pourtant à deux fois. C’est là surtout que Rabelais a enveloppé sa pensée d’un triple voile. Fidèle à sa méthode constante, il a renfermé « sa doctrine absconse » sous des formes grotesques et même fort grossières. Si l’on n’est pas trop découragé par les sottises que débitent à l’envi Panurge et frère Jean, on devra remarquer deux passages qui nous en disent long sur la philosophie de Rabelais. Le premier nous apprend que sur les murs du temple de la Vérité on lisait cette sentence de Sénèque :
Ducunt volentem fata, nolentem trahunt ;
« Les destinées meinent cellui qui consent, tirent cellui qui refuse, »
et cet adage de la sagesse grecque :
Toutes choses se meuvent en leur fin[7]
Rapprochons ce passage de celui où la prêtresse donne ses derniers conseils aux voyageurs prêts à repartir : « Quand donc vos philosophes, Dieu guidant, accompagnant de quelque claire lanterne, se adonneront à soigneusement rechercher et investiger comme est le naturel des humains, trouveront vraie estre la réponse faicte par le sage Thalès à Amasis, roi des Égyptiens, quand par lui, interrogué en quelle chose plus estait de prudence, respondit : Au temps ; car par temps ont esté et par temps seront toutes choses latentes inventées, et c’est la cause pourquoi les anciens ont appelle Saturne le Temps, père de la Vérité, et Vérité fille du Temps. » Mises en rapport avec tout ce qui précède, ces déclarations nous semblent décisives. Selon Rabelais, l’homme est fait pour chercher la vérité, et ne saurait, quand même il le voudrait, se soustraire à la nécessité de la chercher. Ce qui plus est, il peut s’en rapprocher toujours davantage, car toutes choses se meuvent vers leur fin, toute tendance naturelle a un objet, toute attraction suppose une réalité attirante ; mais la possession de la vérité ne peut être que graduelle et lente. C’est par approximations successives, en ajoutant les lumières nouvelles aux anciennes, que l’homme peut la conquérir. À chaque pas nouveau qu’il fera dans le champ de l’infini, si du moins il est libre des superstitions qui enchaînent et des penchans vicieux qui aveuglent, il verra s’augmenter son trésor. Rabelais a donc exprimé à sa manière le grand principe moderne que la vérité se fait dans l’humanité, et non pas qu’elle est faite et complète dans n’importe quelle doctrine. À quoi se résoudra donc l’homme qui, pénétré du sentiment qu’il ne peut avoir qu’une connaissance imparfaite de la vérité, veut pourtant s’en approprier tout ce qu’il peut en posséder ? Ni la philosophie, ni l’église, ni l’antiquité, ne la lui donneront en quantité suffisante ; mais il la trouvera dans la vie aussi pleine, aussi intense, aussi épanouie que possible. C’est dans l’enthousiasme, c’est dans l’ivresse intellectuelle qu’inspirent les réalités supérieures en partie connues, qu’il puise à chaque station l’élan qui lui permet de s’élever d’un nouveau degré dans leur connaissance. Rabelais, au milieu d’un véritable feu d’artifice de plaisanteries de « haulte graisse, » finit en vrai mystique. « Allez, amis, en protection de cette sphère intellectuelle de laquelle en tous lieux est le centre et n’ha en lieu aulcun circonférence, que nous appelions Dieu. » Cette profonde pensée, qu’on retrouve dans Pascal, est bel et bien du curé de Meudon. Tendance naturelle de l’homme vers la vérité, conquête graduelle, mais certaine, de cette vérité qui est en Dieu et Dieu lui-même, le plus haut degré de possession actuelle dans l’inspiration, dans l’enthousiasme, dans la vie portée à son maximum d’énergie, voilà, en langage d’aujourd’hui, la pensée grandiose du plus illustre des bouffons, et parmi toutes les surprises que ce singulier Tourangeau réservait à ses commentateurs, il faut assigner une belle place à cet écho de sagesse alexandrine qui s’en vient résonner au milieu de ses folies bachiques. La Bruyère l’avait compris quand il disait : « Là où il est mauvais, Rabelais passe bien au-delà du pire ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats. »
L’amour de la vie intense résume donc les disposions fondamentales de Rabelais, et s’élève chez lui à la hauteur d’un principe philosophique et religieux. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra que c’est aussi la tendance qui l’explique le mieux comme écrivain, et qui rend compte jusqu’à un certain point de ses défauts eux-mêmes. Rabelais est un des pères de notre belle prose française. Il a le rhythme, le sentiment du nombre dans la phrase et de son effet pittoresque. Le style de Montaigne sera plus souple et plus gracieux, celui de Calvin plus serré, plus vigoureux, celui d’Amyot plus coulant, plus limpide ; nul n’aura un sens plus vif de l’harmonie et de la cadence. S’il s’agissait de musique, nous dirions que chacune de ses phrases finit régulièrement sur la dominante. Il aime la phrase pleine, semée d’incidences, mais en équilibre et toujours relevée par le trait final. L’épanouissement, pourrait-on dire, est la forme de prédilection de son génie littéraire. Le grand phénomène vital, — c’est-à-dire la concomitance de choses qui, prises chacune à part, ne seraient pas vivantes, mais qui font la vie par leur concours organique, — se trouve à chaque instant reflété dans ses tournures favorites. « Pleurant, il riait ; il pleurait, riant, » cette construction chez lui est des plus fréquentes. Rien ne lui paraît plus intéressant que de faire ressortir à la fois la variété des résultats et l’unité du principe identique qui les engendre, ou que d’énumérer, sans en oublier une seule, une masse de choses simultanées. Les singulières litanies qu’on rencontre çà et là, et où il accumule par centaines les épithètes que l’on peut rattacher à un mot donné, lui procurent la satisfaction de montrer combien de fois il est possible d’envisager le même objet sous un aspect différent. S’agit-il du chanvre, cette plante vulgaire qu’il déguise sous le nom de pantagruélion, il vous accable d’une énumération interminable des usages auxquels le chanvre peut servir. S’agit-il de l’estomac, le roi Gaster, avec ses besoins, ses ordres impérieux, ses inventions ingénieuses, préside à tout un petit traité de philosophie sociale d’une richesse d’observation merveilleuse. Même remarque à propos de cette île où Ouï-dire tenait « école de tesmoignerie, » pays de tradition où tout se fait par Ouï-dire. Il se complaît dans les descriptions difficiles où la pensée persiste à travers une forêt touffue d’incidences de tout genre. Il raconte quelque part une partie d’échecs qu’on peut suivre dans toutes ses péripéties. Il fait parler une heure de temps ses farceurs en signes, et l’on comprend. Son plaisir et son talent, c’est de forcer la langue écrite à représenter aux yeux ce qu’une série de tableaux ne pourrait reproduire aussi bien. Il aime la planté, ce mot que les Anglais ont conservé, c’est-à-dire la superabondance, l’exubérance, la quantité énorme, et il l’aime en tout, qu’il s’agisse de tripes ou de livres, de flacons ou de citations des anciens. Ce n’est pas seulement par caprice qu’il a choisi des géans pour héros de son roman. Les grands chiffres, les grands tours de force, les grandes lippées de ses personnages, font sa joie. Il se représente par exemple ce que serait à nos yeux une bouche humaine démesurément agrandie. Celle de Pantagruel est à son service, et je laisse à penser les découvertes que les voyageurs, pénétrant dans ce monde inconnu, vont faire entre les dents devenues des rochers et près de la salive transformée en bras de mer. C’est par la même raison qu’il s’acoquine si bien avec frère Jean des Entommeures, le plus gentil moine « qui fût oncques depuis que moine moinant moina de moinerie. » Frère Jean a bien des défauts, mais quelle gaîté, quel entrain, quelle faconde, quelle intensité de vie ! C’est enfin en vertu de la même passion pour la vie pleine et forte qu’il contracte l’horreur de la vie monastique ; il rêve une abbaye de Thélème où l’on suit la maxime : fais ce que vouldras, et où l’idéal de vie forme le contre-pied absolu de tout ce que les couvens jusqu’alors ont imaginé pour réduire la vie humaine à son minimum d’activité, d’intelligence et de plaisir.
Peut-être aussi expliquerait-on par la même disposition d’esprit ce manque de goût, cette trivialité d’expression et de détails, sur laquelle il faut bien passer condamnation. D’abord il pèche souvent par l’excès même de sa qualité, son abondance devient fatigante, son luxe de détails ennuie parfois ; mais de plus on peut bien voir que les choses les plus grossières perdent à ses yeux leur caractère répugnant, du moment qu’elles rentrent dans la réalité vivante. S’il est un penchant vicieux pour lequel il soit indulgent, c’est certainement celui qui pousse l’homme à user largement de la « purée septembrale. » C’est qu’aussi, grâce « au divin piot, » l’homme décuple momentanément ses énergies. Quelles vigoureuses scènes de buveurs Rabelais a racontées ! quelle variété, quelle verve multicolore, quelles fusées d’esprit dans ces mille propos qui s’entrecroisent ! Rabelais est en littérature ce que les maîtres hollandais sont en peinture : le trivial n’existe pas pour lui. Il saisit les choses avec son coup d’œil d’artiste, et ne sait pas, quelle qu’en soit la nature, résister au plaisir de les dire comme il les a saisies.
La même prédilection pour la vie et ses manifestations est la raison de son talent dramatique, ou, pour nous expliquer plus clairement, de la fréquence des scènes d’excellente comédie que l’on peut signaler dans ses œuvres. La vie, c’est du drame réel, et le vrai drame, c’est de la vie. Il y a des chapitres entiers de Rabelais que l’on pourrait transporter au théâtre, par exemple les discussions de Panurge avec les philosophes et les médecins. Rabelais s’incarne dans ses personnages, et rien de plus individuel que le langage qu’il fait tenir à chacun d’eux. Le jargon de « l’escolier limosin, » le langage monté sur échasses de la Quintessence, les lettres si dignes, si touchantes, que Gargantua, devenu vieux, adresse à son fils Pantagruel, tout cela vient de la même source. L’épisode de Panurge et des moutons de Dindenaut, cette amusante histoire passée en proverbe, celui plus que leste, mais si admirablement raconté, du diable de Papefiguière, la description de la tempête sur mer où Panurge est si lâche, frère Jean si énergique, Pantagruel si simple et si courageux, les discours des officiers de Picrochole, le tyranneau à grandes visées, sont des modèles de vrai comique. A-t-on toujours remarqué, à propos de ces derniers, qu’en décrivant d’avance à leur maître toutes les conquêtes qu’il va faire, ces hâbleurs, dupes eux-mêmes des chimères qu’ils inventent, passent tout doucement du futur au présent, puis du présent au passé, et qu’avant d’avoir fini leurs gasconnades ils se voient, et Picrochole se voit avec eux, déjà conquérans de tout le monde connu ? C’est un trait que Molière a relevé et reproduit, et ce n’est pas le seul que le grand comique ait emprunté à Rabelais. La Fontaine aussi a largement puisé dans cette riche veine ouverte en plein sol gaulois, et qui l’attirait par certaines affinités de race et de talent.
Du reste il s’en faut que tout Rabelais prête à rire. Il y a parfois, même au milieu de ses farces les plus risquées, des aperçus, des intuitions, qui frappent d’étonnement. Il est sur le point de deviner la circulation du sang, il prédit presque les aérostats, son instinct de bourgeois français le rend déjà frondeur et révolutionnaire. Il ne faut pas avec ce bon M. Ginguené faire de Rabelais le précurseur de la révolution de 89 ; mais en réalité sa critique du despotisme, ses vues politiques, ses idées sur les devoirs d’un roi, d’un chef d’armée, d’un prince victorieux, ce qu’il advint du roi Anarche et du roi Picrochole, ce qu’Épistémon vit en enfer, tout cela est singulièrement hardi pour le temps[8], et en général respire un amour de l’humanité, du pauvre peuple, qui fait un heureux contraste avec la dureté ou l’indifférence qui si longtemps encore devait dominer l’opinion. Gargantua et Pantagruel, soit qu’ils se défendent contre d’injustes agressions, soit que vainqueurs ils dictent la paix à leurs ennemis abattus, donnent d’excellentes leçons aux rois leurs contemporains et même à quelques-uns de leurs successeurs. Ce sont là les qualités qui réconcilient toujours tôt ou tard avec Rabelais ceux même que son cynisme d’expression révolte. Étienne Pasquier, Montaigne, le cardinal Duperron, Nicéron, Boileau, Voltaire, qui d’abord le dédaignait, mais qui plus tard lui rendit toute justice, de nos jours MM. Guizot[9] et Sainte-Beuve, ont, à des points de vue divers et avec plus ou moins de réserves, su rendre hommage à l’originalité de son génie ainsi qu’à la valeur permanente de ses écrits. Tout compte fait, il n’y a rien d’exagéré dans ce jugement de l’un de ses éditeurs : « Rabelais fut pour son époque ce que Molière fut dans la suite pour le siècle élégant de Louis XIV. »
Il nous reste à exposer, en profitant des observations très compétentes du docteur Arnstaedt, la théorie pédagogique de Rabelais. C’est en effet, à côté des idées philosophiques et religieuses cachées sous tant de fleurs et de broussailles, le terrain sur lequel Rabelais s’est montré le plus novateur et en même temps le plus judicieux. Que de méthodes et de principes passent aujourd’hui pour modernes en matière d’éducation, et que l’on trouve déjà très nettement énoncés par le joyeux conteur ! Rappelons en peu de mots comment il introduit le sujet.
Le jeune Gargantua, fils de Grandgousier, est d’abord élevé comme l’étaient tous les jeunes princes de son temps. Abandonné pendant toute son enfance à des mains subalternes, il prend les goûts et la tournure d’esprit des mercenaires de la maison paternelle, et nous nous garderons bien de reproduire la preuve d’intelligence précoce qu’il donne à son père, lorsque celui-ci revient d’une expédition lointaine. Le père n’en est pas moins ravi et songe à lui donner de savans précepteurs. Deux pédans, Thubal Holofernes et Jobelin Bridé, sont chargés de l’instruire et le mettent à la torture en lui imposant l’étude des affreux traités de grammaire et de morale scolastique dont les pauvres « escoliers » de cette époque devaient se farcir la mémoire ; mais, bien que docile et appliqué, le jeune homme ne profite guère, et un jour qu’un ami de la maison est venu voir Grandgousier en se faisant accompagner du jeune page Eudémon, celui-ci, bien que plus jeune que Gargantua, se montre tellement supérieur à l’enfant royal par son savoir, ses manières aisées et sa diction, que Grandgousier s’aperçoit qu’il a confié jusqu’alors son fils à des ânes. Il renvoie les précepteurs ignares et choisit à leur place le gouverneur d’Eudémon, Ponocrate. Celui-ci emmène son élève à Paris, ayant pleins pouvoirs pour le diriger à sa guise.
Rabelais, comme Rousseau, — et c’est peut-être une des plus grandes faiblesses de leurs théories, — supprime donc d’un trait les difficultés qui proviendront toujours, pour la plupart des jeunes gens, des ressources limitées de leurs parens. Il ne sera jamais donné qu’à bien peu d’enfans d’avoir un précepteur comme Ponocrate ou le gouverneur d’Émile ; mais il s’agit d’un idéal d’éducation, et il est toujours bon de le connaître pour s’en rapprocher de son mieux dans la pratique.
Ponocrate ne change que graduellement la manière de vivre de son élève, « considérant que nature n’endure mutations soudaines sans grande violence ; » mais en peu de temps il « l’institue en telle discipline qu’il ne perdait heure du jour. » La religion entre pour une part, non pas absorbante, bien que réelle, dans l’éducation du jeune homme ; mais cette religion est très simple de formes. Les seuls exercices de cette catégorie consistent dans la lecture de grand matin, lecture « haute, claire, avec prononciation compétente, de quelque pagine de la divine Écriture, » et une prière inspirée par ce qui vient d’être lu. Il mène aussi parfois son élève « entendre les concions (discours) des prescheurs évangéliques. » De messe, de confession, d’abstinences, de pratiques dévotieuses, il n’est nullement question, et nous nous permettons de faire encore remarquer ici combien toute cette éducation est protestante. Rabelais entre ensuite ; dans des détails d’hygiène dont il ne fait jamais grâce à ses lecteurs, mais qu’on peut excuser ici, vu la bonne intention. Ce qui nous intéresse davantage, c’est l’art merveilleux avec lequel son précepteur sait éveiller la curiosité du jeune homme et transformer des études sérieuses et prolongées en véritables plaisirs. C’est ainsi que dès le matin il reçoit une leçon d’astronomie et, comme nous dirions aujourd’hui, de météorologie, en regardant l’état du ciel et en le comparant à ce qu’il a pu remarquer la veille. Suit une répétition des leçons du jour précédent, puis commencent des lectures variées qui durent près de trois heures, après quoi le jeune homme va s’ébattre aux jeux de balle et de paume, et revient tout en causant de ce qu’il avait appris le matin.
« Cependant monsieur l’appétit venait, » on se mettait à table pour dîner ou, comme nous dirions, pour déjeuner, et alors on devisait joyeusement de la nature et de la propriété des mets, assaisonnemens et boissons que l’on servait aux convives. Les « passages à ce compétens » des anciens auteurs étaient allégués par le savant précepteur, et souvent même on faisait apporter les livres pour vérifier les citations séance tenante. Le repas terminé et les grâces dites, on apportait des cartes, non pour jouer simplement, mais pour qu’elles servissent d’occasion à des leçons d’arithmétique, ce qui menait de soi-même à des leçons de géométrie et de musique.
Cela fait et la digestion parachevée, on se remettait à l’ouvrage, et pendant trois heures encore Gargantua poursuivait ses lectures du matin et apprenait lui-même à écrire sur le modèle des bons auteurs. Ces trois heures étaient suivies d’exercices corporels auxquels Ponocrate attachait un grand prix. Le jeune homme montait à cheval, rompait des lances, courait la bague, maniait les différentes armes, s’exerçait au saut, à la nage, à la rame, « à dévaler le long des cordes, » à grimper sur des talus raides, etc. On revenait par quelque pré dont Ponocrate lui décrivait scientifiquement les arbres et les plantes, et l’on rentrait pour s’asseoir à une table largement servie, car le docteur Rabelais est d’avis que le repas du soir, le souper, qui est aujourd’hui le dîner, doit être le plus abondant de la journée. Après souper, on chantait des cantiques, on jouait à des jeux destinés à aiguiser l’intelligence, ou bien l’on allait visiter les compagnies des gens lettrés ou des voyageurs « ayant veu pays estranges. » Enfin on notait l’état du ciel, on récapitulait brièvement ce que l’on avait appris dans la journée. « Si priaient Dieu le créateur en l’adorant et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et lui rendant grâces de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l’advenir. Ce fait, entraient en leur repos. » Les jours de pluie, le programme variait un peu. On allumait un beau et clair feu, et les exercices corporels se faisaient au logis. Gargantua sciait du bois, battait des gerbes, acquérait des notions de sculpture et de peinture ; puis il allait par la ville étudier sur place les divers métiers, se familiariser avec les procédés des artisans, écouter les plaidoiries des « gentils advocats, » s’exercer dans les salles d’armes, visiter les pharmacies et drogueries, même les bateleurs et les charlatans « pour considérer leurs gestes, ruses et soubresaults. » Une fois par mois, Ponocrale menait son élève en pleins champs, dînait avec lui dans quelque auberge rustique et profitait de l’occasion pour lui apprendre mille choses agréables ou utiles.
Lorsque Gargantua, devenu père à son tour, écrira à son fils Pantagruel étudiant comme lui à Paris, ce sera pour confirmer la méthode pédagogique de Ponocrate, mais aussi pour insister sur la nécessité d’étudier soigneusement le grec, sans la connaissance duquel « c’est honte qu’une personne se die savante. » Il s’adressera encore à la conscience du jeune homme pour que son développement moral marche de pair avec le progrès intellectuel, et il est impossible de concevoir un langage plus sensé, plus touchant, plus religieux dans le meilleur sens du mot, que les conseils donnés par le vieux roi à son fils bien-aimé. Si jamais on a rêvé qu’il pouvait y avoir deux natures dans un même homme, Rabelais serait de ceux qui donneraient à ce rêve l’apparence de la réalité.
Il est évident, lorsqu’on examine ce plan d’éducation, que Rabelais aurait dû le modifier de nos jours, où le programme des études nécessaires s’est considérablement élargi ; mais les principes et les tendances de sa méthode pédagogique n’ont rien perdu de leur valeur : l’accessoire, non la substance, a changé. Quatre grands principes dominent tout le système. Le premier, c’est que l’étude doit être pour le jeune homme une joie plutôt qu’une tâche pénible, il doit aimer à étudier, et il faut qu’on lui rende l’étude aimable. Le second repose sur l’idée que l’homme instruit doit posséder un ensemble de connaissances qui le mette en état de s’intéresser à tout avec intelligence. Le troisième, c’est qu’il faut mettre de bonne heure le jeune homme en face des réalités, l’habituer à appliquer immédiatement ses connaissances théoriques et mettre à profit pour cela tout ce que la nature et la société nous présentent. L’élève de Ponocrate sera instruit, savant même ; mais sa science ne sera pas une série d’abstractions sans rapport réel avec le monde et la vie : ce sera une science d’application continue. En un mot Rabelais prend grand soin de mener de front le développement corporel et le progrès intellectuel, il vise au mens sana in corpore sano. Il n’est pas flatteur pour notre civilisation moderne de penser que dès le xvie siècle on pouvait émettre des vues aussi sages sur les conditions d’une bonne éducation, et qu’on en a tenu si peu de compte jusqu’à présent.
Quant au premier point, l’agrément des études, nous avons de nos jours entendu soutenir la thèse qu’il ne fallait pas les rendre si faciles, puisque le jeune homme devait s’habituer de bonne heure aux luttes inévitables de l’existence. Oublie-t-on que, quoi qu’on fasse, les études auront toujours leur côté pénible, et que le grand art consiste non pas à éviter l’inévitable, mais à enseigner à l’adolescent ce qu’il n’aura que trop d’occasions de mettre plus tard en pratique, qu’il y a du bonheur dans l’énergie déployée, qu’on n’a jamais tort de poursuivre une fin digne des efforts qu’elle coûte ? D’ailleurs Rabelais s’est proposé avant tout d’inculquer à son élève le goût, en lui donnant la capacité, de l’étude. Pantagruel devient avide de connaître, de savoir, prompt à s’enflammer pour toute nouvelle conquête intellectuelle, il conservera ce goût toute sa vie et s’instruire jusqu’à son dernier jour. Voilà le grand point et qui n’a rien à faire avec la préparation mécanique aux examens. Il y a aussi pour les jeunes filles des pensions à magnifique programme, et l’on doit s’étonner de toutes les choses de détail qu’on parvient à emmagasiner dans ces jeunes cervelles ; mais la gracieuse perruche, qui récite si bien ses leçons, mais le candidat victorieux à ses examens, ont-ils le goût de l’étude ? Leur esprit est-il formé à l’indépendance ? Les a-t-on élevés pour la liberté ou pour la servitude ? Sont-ils possédés de la soif sacrée du savoir, du progrès, de la lumière grandissante ? Tant qu’on ne comprendra pas que tel est le seul vrai but de la seule bonne éducation, l’on pourra bien améliorer tel rouage, telle méthode du système en vigueur, on n’avancera guère. Le mécanisme pourra être excellent ; l’esprit, l’âme fera défaut.
Sur le second point, l’universalité ou plutôt l’étendue des connaissances, nous sommes encore dans la période du tâtonnement. Tantôt, sous prétexte d’éducation générale, on renferme les études dans un champ si restreint que l’élève passant pour instruit ignore les choses les plus élémentaires ; tantôt on veut lui en apprendre tant que de tout il ne sait presque rien et se voit fatalement condamné à rester superficiel. Il n’est pas moins évident que nos méthodes d’éducation publique et privée ne mettent pas la jeunesse en contact suffisant avec la nature réelle des hommes et des choses. Il y a du couvent et de la caserne dans notre système de lycées universitaires ou autres, et l’avenir s’étonnera que si longtemps nous ayons eu la barbarie de confiner nos fils, pour leur éducation, entre quatre murs, où ils lisent et écrivent beaucoup, mais d’où ils sortent bien moins expérimentés sur les choses de la vie réelle que s’ils étaient restés au village. Ce n’est pas en sacrifiant les études sans application directe aux sciences d’utilité immédiate que Rabelais espère obtenir pour son élève l’inestimable avantage de l’expérience précoce, c’est en le mêlant à la société de ses semblables, en le plongeant en pleine réalité humaine. Du reste, il entend que le jeune homme y arrive avec un esprit capable d’en profiter, et, sans exclure, tant s’en faut, les connaissances d’utilité directe, ce sont de préférence les lettres et les études antiques qui lui fournissent l’incomparable gymnastique, qu’au fond rien ne remplace. Enfin nous commençons seulement à nous apercevoir de tout ce qu’il y a de nécessairement malsain pour le corps et pour l’âme dans le régime imposé à notre jeunesse jusque dans ces derniers temps. Je ne sais quel mépris ascétique du corps et de son développement vigoureux a présidé à toute l’organisation de l’instruction publique. Cette négligence est d’autant plus regrettable que le progrès du bien-être dans les familles, progrès très heureux considéré en lui-même, conduirait pourtant notre jeunesse à l’amollissement, s’il n’était contre-balancé par des exercices virils dont l’influence moralisante sur l’adolescence est bien plus grande qu’on ne pense. C’est à bien des points de vue que nous avons applaudi à l’introduction récente des exercices militaires dans nos lycées[10].
Le docteur Arnstaedt rend le plus sincère hommage aux vues profondes de Rabelais en matière d’éducation. Il le suit de près, compare ses idées avec celles de Montaigne, de Locke, de Rousseau, il relève avec insistance les heureux résultats de la méthode rabelaisienne au point de vue de l’indépendance de la pensée, de la sûreté du jugement et de l’application pratique. Le goût prononcé de Rabelais pour l’épanouissement de la vie dans toutes ses directions l’a donc heureusement inspiré. L’auteur allemand aurait pu dire, et nous dirons pour lui, qu’à bien des égards l’Allemagne nous a devancés dans l’introduction des réformes pédagogiques, et en particulier dans une judicieuse combinaison de la gymnastique intellectuelle et corporelle. Hélas ! combien de fois notre pauvre France a-t-elle eu le mérite de découvrir, de proclamer la vérité, puis le tort d’en laisser aux autres nations l’usage utile ! à y a dans notre caractère national tout à la fois une grande audace et une timidité extrême. Tant qu’il ne s’agit que de réformes théoriques, nous sommes tout de feu, nous ne reculons devant rien. Vienne l’heure de l’application, la moindre difficulté nous arrête, nous voyons surgir toute sorte d’objections auxquelles nous n’avions pas songé, et nous restons dans l’ornière.
Pourquoi cela ? Rabelais peut-être nous fournirait la réponse : nous avons un trop grand faible pour Panurge. Notre intelligence est ardente et vive, notre sens moral n’a pas ou n’a que rarement la trempe qu’il faudrait lui souhaiter. Cela tient sans doute à bien des causes. Peut-être faudrait-il remonter jusqu’au sacerdoce druidique et à la conquête romaine pour en mettre à nu la première origine. Il faut reconnaître aussi qu’une éducation religieuse qui façonne depuis des siècles la majorité d’entre nous à redouter les innovations et à se défier du sens individuel n’est pas faite pour tremper fortement les caractères. Ou bien, si la nature, excellente au fond dans notre race gauloise, regimbe contre les entraves traditionnelles, elle fait de nous des révoltés, des utopistes ou des sceptiques. Il y a de belles et glorieuses exceptions, mais elles ne détruisent pas cette observation générale. Rabelais est bien un fils de notre vieille terre, dont le parfum, inconnu pour nous, tient le milieu, au dire des Orientaux, entre l’odeur du pain frais et celle d’un monceau de verdure. Voilà un homme qui s’est élevé par la pensée aussi haut, si ce n’est plus, que ses plus illustres contemporains. Encore aujourd’hui ses idées pédagogiques, ses vues philosophiques et religieuses, quand on a su les extraire de leur très suspect entourage, sont d’une valeur que les étrangers eux-mêmes reconnaissent et admirent. Pourquoi faut-il qu’un tel écrivain s’y soit pris de façon à révolter à chaque instant les lecteurs les plus disposés à pardonner beaucoup à son temps, à son éducation, à sa personnalité ? Pourquoi cet engouement pour Panurge et sa faconde cynique ? N’en est-il pas résulté que les précieuses vérités énoncées par Rabelais sont restées à peu près sans influence sur la nation prise dans son ensemble ? À peine si quelques esprits perspicaces ont su discerner les belles perles qu’il a trop souvent enfouies dans le fumier. Le reste, ou s’est interdit une lecture qui le scandalisait, ou n’y a cherché qu’une distraction de mauvais goût. Ne soyons ni si prudes ni si frivoles. Les beautés littéraires et les idées fécondes ne doivent être méprisées nulle part ; cependant disons-nous bien que, sous peine d’avortement, il faut, aux réformes que l’intelligence conçoit ou approuve, l’appoint du caractère, de la moralité courageuse et virile. Il faut que Pantagruel rompe avec Panurge, s’il ne veut pas à la longue descendre au-dessous de lui-même. Il n’est pas criminel de rire, pas plus qu’il n’est possible de ne jamais pleurer ; mais entre ceux qui rient sans cesse et ceux qui pleurent toujours, décernons la supériorité à ceux qui pensent, qui veulent, qui agissent comme ils pensent. Ni le rire, ni le pleur ne doivent remplir l’existence. Le véritable pouvoir, c’est la science ; la véritable joie, c’est l’accord avec soi-même ; la véritable vie, c’est l’action.
- ↑ L’aîné, Guillaume, fut un capitaine distingué ; Jean Du Bellay devint évêque de Paris et négociateur renommé ; Martin Du Bellay fut gouverneur de Normandie, et le dernier, René, évêque du Mans.
- ↑ Le sujet était vieux, mais le dénoûment que lui donna Rabelais était neuf. Il s’agit de ce mari dont la femme muette recouvra la parole par l’art d’un très savant médecin ; la dame, pour rattraper le temps perdu, se montra si loquace que le malheureux, n’y tenant plus, dut retourner chez le médecin et le supplier de faire revenir le mutisme. Le médecin répond que cela lui est impossible ; tout ce qu’il peut faire pour lui, c’est de le rendre sourd. L’infortuné, de deux maux choisissant le moindre, s’y résigne ; mais quand le médecin vient lui demander un salaire proportionné à de si beaux succès, le mari lui fait vérifier dans toute sa validité le proverbe d’après lequel il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
- ↑ Le nom de Gargantua se rapproche du bas-breton gargaden (gosier) ; le vieux français employait le mot gargante pour dire gorge, avaloir. Près de Rouen et près de Nantes se trouve un mont Gargant, et à ce nom se rattachent plusieurs superstitions locales qui rentrent bien dans la supposition du savant celtiste. Ne faudrait-il pas voir une forme analogue, ou la femme de Gargantua, dans les gargouilles, ces monstres à gueule béante qui servent de gouttières avancées à tant d’églises du centre et du nord-ouest, et qui doivent rappeler la victoire remportée par saint Mellon ou saint Romain sur l’animal hideux de même nom ? Il y a là pour nos antiquaires une mine abondante de rapprochemens et peut-être de découvertes.
- ↑ Ce que cette ancienne explication présentait de plus plausible, c’était le rapport qu’elle signalait entre le trait de Gargantua décrochant les cloches de Notre-Dame pour les suspendre aux oreilles de sa jument, et l’intention prêtée à François Ier d’enlever lesdites cloches pour en faire cadeau à la duchesse d’Étampes ; mais il se trouve, d’une part, qu’il n’y a pas l’ombre d’une preuve qu’un tel projet ait jamais été conçu par François Ier, et d’autre part que ce trait fait précisément partie des très rares analogies que l’on peut établir entre le Gargantua de Rabelais et celui de la Chronique, dont l’auteur assurément ne songeait ni au roi de France, ni à la duchesse d’Étampes.
- ↑ Voici le passage littéral de cet auteur dont il faut toujours peser chaque terme, car aucun n’est hasardé par lui sans réflexion, et nous pouvons remarquer la justesse avec laquelle il a parlé du caractère scénique ou dramatique des romans de Rabelais : Democritica libertate et scurrili interdum dicacitate, scriptum ingeniosissimum fecit quo vitæ regnique cunctos ordines quasi in scenam sub fictis nominibus produxit et populo deridendos propinavit.
- ↑ Le mot est hébreu et vient du verbe damah, similis fuit.
- ↑ Πρὸς τέλος αὐτῶν πάντα κινεῖται
- ↑ Signalons entre autres ce passage du Gargantua : « je pense que plusieurs sont aujourd’hui empereurs, rois, ducs, princes et papes en la terre, lesquels sont descendus de quelques porteurs de rogatons et de coustrets, comme au rebours plusieurs sont gueux de l’hostière (de l’hôpital), souffreteux et misérables, lesquels sont descendus de sang et ligne de grands rois et empereurs. » — Évidemment la foi au droit divin est ébranlée dans un esprit de cette trompe.
- ↑ Annales d’éducation.
- ↑ Au moment où nous écrivions ces lignes, nous ne pouvions prévoir que, si peu de temps après, les vues qu’elles énoncent sommairement allaient recevoir la plus éclatante confirmation par la réforme universitaire si heureusement inaugurée par M. Jules Simon.