Revue des Romans/Alfred de Vigny

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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VIGNY (le comte Alfred de).


CINQ-MARS, ou une Conspiration sous Louis XIII, 4 vol. in-8, 1827. — M. de Vigny a voulu peindre dans ce roman, dont la conjuration de Cinq-Mars est le nœud et sa mort le dénoûment, la grande figure de Richelieu, ministre dur et despote, qui exerça la royauté dont Louis XIII fut le titulaire. Le portrait que l’auteur a fait de ce ministre, lâche assassin de ses ennemis, ayant des sicaires pour les victimes obscures et des juges vendus pour les têtes importantes, est vrai selon l’art et selon l’histoire. C’est bien là l’homme vu de près et pris sur le fait, tel qu’il a dû se révéler au bon sens historique et à l’imagination ; mais c’est surtout Richelieu dans ses jours de haine et de colère, quand il organise le meurtre ou l’espionnage avec le père Joseph et avec Laubardemont. Toutefois, en mettant surtout en saillie le mauvais génie de Richelieu, il ne lui ôte rien de sa grandeur naturelle. Voyez le même homme qui vient d’organiser tout à l’heure un assassinat dans l’ombre, quand il reparaît en public et se montre à l’Europe, combien il a de hauteur et d’éclat ! Voyez-le, maître du secret de toutes les cours, faisant faire la part de la France dans tous les cabinets et sur tous les champs de bataille ; à l’armée, sous la cotte d’armes, gagnant et préparant des victoires, et envoyant Louis XIII se battre dans la mêlée comme un obscur capitaine, pour le dédommager de sa nullité dans les conseils, et lui donner la petite gloire de mieux manier l’épée que son ministre : voilà tout Richelieu ; c’est un portrait plein où la donnée historique est de moitié avec la fiction du poëte. Louis XIII est peint de la même manière, avec ce qui a été dit et écrit de lui, et avec ce que le poëte a pu deviner sous le silence et la discrétion des contemporains. Louis XIII et Richelieu se haïssaient à la mort : Louis XIII parce qu’il se sentait l’esclave d’un homme supérieur ; Richelieu parce qu’il méprisait Louis XIII : tous deux ne pouvaient se passer l’un de l’autre, le roi pour ne pas succomber sous sa royauté, le ministre pour régner sans les risques ni les périls de l’usurpation. Il faut lire dans le roman cette scène où Louis XIII attend Richelieu dans sa tente, au camp devant Perpignan : comme il est gai, dédaigneux, ce pauvre prince, quand son ministre n’est pas là ! comme il se raille de son cousin le cardinal ! comme il s’entend dire avec joie, par sa frivole cour, qu’il est fort, qu’il est roi ! Richelieu paraît : le cœur du roi se serre devant cet œil pénétrant. Richelieu offre sa démission ; et Louis, qui devait se sentir si à l’aise de n’être pas forcé de la lui demander, double les honneurs de son ministre ; et ceux qui lui disaient qu’il était fort, qu’il était roi, s’en vont le répéter à Richelieu. Il faut lire encore l’admirable scène où le cardinal, lors du refus généreux du roi, dont il sollicite la signature au bas d’un arrêt de mort, le quitte brusquement et le laisse dans son cabinet, seul, au milieu de dépêches dont il ne sait pas le secret, de notes mystérieuses où il se perd, d’ambassadeurs dépaysés qui n’ont que le mot du ministre, et, dans l’impuissance d’être roi pendant une heure, rappelant l’implacable Richelieu, et prêtant sa main tremblante à la sentence de mort. — Ces deux personnages sont les deux plus dramatiques et les mieux tracés du roman. La critique trouverait à reprendre dans le reste. Cinq-Mars n’est pas de son temps, parce qu’il est de tous les temps ; c’est un héros de roman comme on en voit tant, vif, passionné, impétueux ; il a plus d’éclat dans l’histoire, où son nom n’est guère prononcé qu’une fois, mais avec un pur souvenir de sacrifice et de malheur. Son amour pour Marie de Gonzague, petite princesse gracieuse et jolie, rapetisse un peu la conspiration, où on aimerait à retrouver un dévouement antique. De Thou, son ami, serait plus vrai, s’il n’avait pas des distractions si gauches, et une incurie si exagérée des affaires politiques. Mais avec ses fautes et ses beautés, Cinq-Mars est une des meilleures études que nous ayons de la manière de Walter Scott.

STELLO, ou les Diables bleus, première consultation du docteur noir, in-8, 1836. — Si Dieu vous a fait poëte, il doit sonner pour vous certaines heures où l’imagination descendant des portes du ciel vous ramène sur la terre au milieu de ses fatigues et de ses misères ; certains moments où, dévoré par une secrète inquiétude, à laquelle il vous est d’ordinaire impossible d’assigner une cause précise, vous restez plongé dans un abîme sans fond de découragement et d’ennui. Bientôt, vous sentez autour de vos cheveux tous les diables de la migraine se mettre à l’œuvre sur votre crâne pour le fendre. Cela s’appelle avoir les diables bleus. — Un soir, la pauvre tête de Stello était mise en état de siége par tous ces méchants diables. Le docteur noir, pour le guérir, lui raconte trois histoires de trois nobles et saintes infortunes : la mort du poëte Gilbert, celle de Chatterton et celle d’André Chénier. Gilbert, fils d’un pauvre laboureur, quitte les champs et les jours paisibles qu’on y coule dans l’obscurité, pour la vie bruyante et inquiète de Paris ; il cherche à se frayer un chemin à travers tant de réputations qui se serrent pour empêcher aucun nom nouveau de se glisser parmi elles. Dans toute sa force et toute sa verdeur, soutenu par l’espérance, cette compagne du poëte, il coudoie toutes les célébrités littéraires pour pénétrer dans leurs rangs : rebuté par le dédain, il s’attaque à leurs couronnes et à leur gloire, cherche à les effeuiller et à froisser leurs fleurons dans leurs doigts irrités ; puis accablé d’outrages, d’injures, de mépris et d’oubli, il se jette furieux sur le siècle qui le repousse. Enfin, dompté, précipité dans la misère et le désespoir par ce siècle plus fort que lui, il va tomber mourant à l’Hôtel-Dieu, et c’est dans un lit d’hôpital qu’il râle son dernier soupir et son dernier chant de poëte. — Chatterton, comme Gilbert, sans naissance et sans fortune, veut se faire un nom par ses vers. Repoussé à son début, il redouble de zèle et d’efforts, lutte contre la misère ; puis vaincu par la faim, il frappe aux portes des grands, fait antichambre chez les nobles : dédaigné, méprisé, il retombe dans son désespoir et sa pauvreté. Mais au lieu d’engager un combat comme Gilbert envers son siècle, il se résigne au suicide et se tue lui-même pour épargner la honte de sa mort à ses contemporains. — André Chénier, que la fortune avait placé au-dessus de la misère qui avait mis au tombeau Gilbert et Chatterton, croyait, dans une position élevée, pouvoir se livrer tranquille et heureux à son amour pour la poésie. Mais le siècle s’agite, le tonnerre gronde, la tempête éclate, et les flots montent peu à peu jusqu’au sommet où chante André Chénier ; ils saisissent le poëte, l’emportent au loin, et le jettent sur le rivage, meurtri, sanglant, tronqué par l’échafaud. On voit que sous les trois formes de gouvernement, absolu, constitutionnel et républicain, les trois poëtes sont assez maltraités. Le premier les craint, le second les dédaigne, le troisième les nivelle comme supériorités aristocratiques qui font du dédain rimé. — Dans ce livre, M. Alfred de Vigny a eu le tort de prendre un style pimpant qui est loin d’être celui dont il se servit pour écrire Cinq-Mars. Il règne dans son ouvrage un tel parfum d’aristocratie, un tel luxe de plaisanteries dédaigneuses pour les gens qui puent le peuple, qu’en vérité on serait tenté de trouver moins atroce, ou du moins bien provoquée, la vengeance que le peuple tira de tous ces persifleurs insolents et musqués, qui, jusqu’au jour où il fut le maître, avaient au si peu de souci de ses misères. Aujourd’hui, M. le comte a mauvaise grâce de rire au nez des gens qui dédaignent de se fâcher ; il y a même de sa part ingratitude, car il peut le faire sans danger.

Les poëtes feront-ils bien de suivre l’ordonnance du docteur noir ? Rabelais dirait peut-être ; Montaigne que sais-je ; Breloque ni oui ni non, ou qu’est-ce que cela me fait.

Nous connaissons encore de cet auteur : Servitudes et Grandeurs militaires, in-8, 1835.