Revue des Romans/James Fenimore Cooper

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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FENIMOOR COOPER (James), romancier américain.


Dans presque tous les romans de Cooper, la mer, le désert, les forêts, semblent être les principaux personnages de son drame ; ce qu’il aime à peindre sous toutes les formes, ce qu’il reproduit sans cesse avec une originalité nouvelle, c’est la lutte de l’homme contre le péril, c’est le courage, la patience, l’adresse, le sang-froid aux prises avec les forces de la nature, ou l’instinct redoutable de quelque tribu sauvage. Le talent de décrire les lieux et tous les accidents d’un climat, de les animer sans les troubler par la présence de l’homme, personne ne le possède à un degré aussi éminent. Un autre caractère du talent de cet auteur, c’est la vérité avec laquelle il fait ressortir les traits saillants d’un peuple, d’une tribu, de l’Européen, du sauvage. Cooper excelle encore à peindre la vie de mer ; il emploie avec une rare habileté les plus riches couleurs, et son talent pittoresque arrive quelquefois à produire la même et profonde impression que le talent dramatique de Walter Scott.

LE PILOTE, 4 vol. in-12, 1824. — Deux petits vaisseaux américains ont jeté l’ancre sur la rive orientale de la Grande-Bretagne ; l’équipage a reçu mission de recueillir à bord un pilote, homme sombre et mystérieux, inconnu durant tout le roman, inconnu même au dénoûment. Ce pilote, aidé de l’équipage, doit enlever dans une chasse quelques nobles lords, membres de la chambre haute, et rapporter au congrès américain ces échantillons de la fierté parlementaire. L’entreprise manque par la faute de deux jeunes marins, amants aimés de deux cousines, jolies recluses d’une abbaye située près du rivage. Nos aventuriers oublient les lords pour leurs amours ; surpris par la garnison du pays, ils sont sauvés par le pilote, et, vainqueurs à leur tour, ils enlèvent à bord, non pas les lords qui s’étaient prudemment abstenus de chasser, mais les deux jeunes filles, dont ils font bientôt leurs légitimes épouses. Ce cadre est, comme on le voit, assez léger ; aussi n’est-ce point principalement la partie romanesque qui est la plus intéressante. C’est dans les scènes de mer qu’on retrouve Cooper ; c’est sur un navire battu de la tempête, ou perdu dans les écueils, que son talent prend une vive et brillante allure ; c’est quand il peint le mouvement guerrier qui anime le pont à la vue d’une voile ennemie, le courage si impétueux du marin sous la main de fer de la discipline, et son insouciante gaieté après l’orage ; c’est surtout quand il nous montre dans un naufrage ce vieux contre-maître, attaché d’amour au schooner dont il a vu clouer la première planche, fidèle à son ami, quand la dernière va manquer sous ses pieds, et se laissant engloutir par les flots à la vue du rivage où ses compagnons se sont tous sauvés. — Cet ouvrage offre des descriptions remarquables de plusieurs ouragans, d’une horrible tempête, et de quelques combats sur mer ; puis on y trouve des conversations de marins et de militaires, qui offrent un singulier mélange de bravoure, de générosité, d’humeur brusque et parfois grossière, de crédulité superstitieuse et d’orgueilleuse insouciance au milieu des dangers, d’ardeur pour les entreprises hasardeuses et de mépris de la mort ; enfin, ce livre offre des incidents peu variés, et, pour ainsi dire, concentrés sur le même point, mais dont l’intérêt, habilement soutenu, excite la curiosité et attache l’attention du lecteur.

LA PRÉCAUTION, ou le Choix d’un mari, trad. par Defauconpret, 4 vol. in-12, 1825. — La Précaution est un roman de mœurs. Il représente des scènes de famille, et roule entièrement sur le besoin et la difficulté de choisir un bon mari ; le grand nombre de personnages introduits par l’auteur en fait un véritable imbroglio, dont la solution ne repose que sur un changement de nom qui se découvre à la fin.

LYONEL LINCOLN, 4 vol. in-12, 1825. — L’auteur a cherché à nous faire connaître dans ce roman les premiers événements de la guerre qui ont amené l’indépendance des États-Unis de l’Amérique septentrionale. La partie purement historique, écrite par une main impartiale, attache par les peintures des commencements de cette guerre, où les enfants de la même patrie se retrouvèrent tout à coup deux peuples en champ clos, prêts à vider une sanglante querelle ; mais l’un en personne et sur la terre natale, l’autre avec une petite armée à douze cents lieues de son pays. Cette lutte, qui se préparait sourdement, du côté des Anglais par un déploiement insensible de forces militaires, par des fanfaronnades de soldats et des moqueries sur la gravité coloniale ; du côté des Américains, par une réforme silencieuse dans les mœurs, par une désuétude soudaine de tous les usages imités de l’Angleterre, par une abstinence de produits illégalement taxés ; cette lutte, qui ne se savait pas tant d’avenir, est habilement esquissée par Cooper. Il peint avec vivacité ces petites escarmouches qui donnèrent goût à la guerre, et montrèrent, par de terribles suites, combien est enivrante la première effusion du sang. — Le roman roule presque tout entier sur les crimes d’une vieille femme, dont la mort termine un drame bien noir, où l’on trouve quelques scènes énergiques du genre d’Anne Radcliffe. Le jeune major Lincoln revient d’Angleterre à Boston, son pays natal, avec des sentiments d’amour et de dévouement pour son roi ; il fait la traversée avec un vieillard nommé Ralph, qui chérit, au contraire, la cause de l’indépendance, et qui prend néanmoins sur son jeune compagnon un ascendant irrésistible. Lyonel devient amoureux de sa cousine Cécile Dynévor, qu’il épouse plus tard ; et ce mariage est pour lui l’occasion qui amène la connaissance d’une série de crimes commis dans sa famille, dont le résultat avait été la mort et la diffamation de sa mère, et la réclusion de son père dans une maison de fous. Son père n’est autre que le vieux Ralph, qui meurt au moment où on le reconnaît, frappé de trois coups de couteau par son geôlier de Londres, qui l’a suivi on ne sait comment. Cette suite d’atrocités n’est évidemment que le cadre du tableau où l’auteur a voulu peindre la confiante présomption des chefs anglais, la conduite imprudente de leurs troupes ; et, d’un autre côté, l’exaspération, le dévouement et l’activité des Américains.

LE DERNIER DES MOHICANS, 4 vol. in-12, 1826. — Duncan Heyvard, jeune officier anglais, s’est chargé de reconduire à leur père deux jeunes filles, Alice et Cora. Il a pris pour guide le Renard subtil, sauvage perfide qui les égare à dessein ; alors il s’adresse, pour demander son chemin, à un chasseur qu’il trouve conversant avec deux Indiens de la tribu des Delawares ; ce chasseur a reçu le nom d’Œil de Faucon, ou la Longue carabine. Issu de chrétiens, chrétien lui-même à sa manière, il est presque devenu Indien ; mais, dans sa loyauté, il n’a pu s’attacher qu’aux Delawares, dont peu de vices souillent les vertus. C’est avec les deux chefs de cette tribu, Le Grand Serpent et le Cerf agile, son fils, qu’il conversait lorsqu’il fut questionné par Heyvard. Il lui fait comprendre la trahison du Renard subtil, et se trouve forcé de lui servir de guide avec ses deux amis, les deux seuls restants de la famille des Mohicans. L’auteur met alors sous les yeux du lecteur une multitude de scènes tantôt gaies, tantôt terribles, propres à peindre le caractère et les habitudes des sauvages sous tous les aspects possibles. Il engage un grand nombre de combats, qui se terminent par la mort de Cora, par celle du Renard subtil et du Cerf agile, le dernier des Mohicans, et par le mariage d’Heyvard et d’Alice.

LES PIONNIERS, 4 vol. in-12, 1825. — Les Pionniers forment, pour ainsi dire, la seconde partie du roman des Mohicans. La civilisation a fait des progrès, et Marmaduke Temple est juge dans la ville de Templetown. Le Grand Serpent et Œil de Faucon se sont un peu rapprochés des colons ; le premier s’est converti au christianisme et a reçu le nom de John l’Indien. Le second a changé son nom en celui de Bas de cuir, qu’il doit sans doute à ses guêtres. Tous les deux sont attachés d’une amitié sincère au jeune Édouard Effingham, qui avait autrefois témoigné une grande amitié à la tribu des Delawares, et avait même été adopté par elle. Édouard nourrit une haine secrète contre le juge Temple, ce qui ne l’empêche pas d’adorer sa fille, miss Élisabeth Temple. Pendant ce temps, Bas de cuir, accusé d’avoir tué un daim et d’avoir menacé un constable de son fusil, est condamné à la prison et à une amende qu’il ne peut pas payer. Édouard le délivre, et avec John ils se retirent sur une montagne, où le Grand Serpent, sentant approcher sa fin, meurt en chantant les louanges de sa nation. Édouard et Bas de cuir ont occasion de sauver miss Temple de la mort. Bientôt Édouard reconnaît que M. Temple n’avait envers lui que des vues désintéressées, et il épouse sa fille. Mais Bas de cuir, fuyant toujours devant la civilisation, indigné des immenses abatis de bois et des défrichements que l’on fait tous les jours, fait ses adieux à ses amis, pour s’enfoncer dans les forêts, où il pourra tuer un daim sans craindre d’être arrêté par un constable.

LA PRAIRIE, 4 vol. in-12, 1827. — Ce roman est regardé comme un des meilleurs ouvrages de Cooper. Le sujet est de la plus grande simplicité. Une caravane d’aventuriers, composée de vingt personnes environ, hommes, femmes ou enfants, se dirige, à travers les prairies sans fin de l’ouest de l’Amérique, vers un but qu’on ne connaît pas, et que la lecture du roman ne révèle que d’une manière incertaine. Parmi les chariots qui forment la demeure de cette espèce de tribu nomade, il en est un qui renferme un objet mystérieux, que le chef de la troupe, Ismaël Bush, cache à tous les yeux : c’est une jeune Espagnole, épouse d’un officier américain, auquel elle a été ravie le jour même de ses fiançailles, par le beau-frère d’Ismaël, qui espère obtenir pour elle une riche rançon. Le capitaine Middleton, l’époux de la jeune Espagnole, s’est mis à sa recherche avec l’aide d’un jeune chasseur d’abeilles, du naturaliste Baltus, et surtout du vieux chasseur surnommé Bas de cuir ou le Trappeur. Cette vieille figure du chasseur, qui a su nous intéresser si fortement dans le Dernier des Mohicans et dans les Pionniers, est dessinée ici avec une finesse et une simplicité merveilleuse. La vie sauvage l’a endurci ; mais l’Européen reste toujours au fond, avec ses sentiments plus doux, avec un instinct de justice plus développé. Déjà vieux, dans la dernière partie de cette trilogie du désert, on le retrouve errant dans la prairie ; ses forces ont décliné, une sorte de tristesse a saisi cet être si ferme et si rude, il se sent plus de respect pour la vie des hommes, il hésite à se défendre contre son ennemi. Une fois, au moment que ce fusil qui n’a jamais manqué son but va partir, il le remet sur son épaule en disant : « Bah ! je suis trop vieux pour verser le sang d’un homme. » Il y a là plusieurs pages touchantes, où cette douceur triste qu’amène la vieillesse, ce retour involontaire aux idées religieuses, dont il avait ouï parler dans sa jeunesse au milieu des habitations, produisent un grand effet. — Après plusieurs tentatives, dans lesquelles il est puissamment secondé par le Trappeur, le capitaine Middleton parvient à arracher son épouse aux mains de ses ravisseurs ; mais ceux-ci la poursuivent, et sont au moment de la reconquérir, lorsqu’elle leur est enlevée, ainsi que ses défenseurs, par les Indiens Sioux, dont le chef a été séduit par sa beauté. Ces nouveaux ravisseurs sont rencontrés par une autre tribu d’Indiens, nommés les Pawnies-Loups, aussi doux que les Sioux sont cruels. Un combat s’engage, et grâce aux miracles d’habileté du Trappeur, Inès est délivrée ainsi que son époux.

L’auteur a principalement emprunté aux mœurs des Indiens les couleurs dont il a relevé la simplicité de son sujet. Une chasse au buffle, l’incendie d’une prairie, les combats des Indiens les uns contre les autres, leurs mœurs dans leurs camps, voilà les tableaux les plus remarquables qu’il ait tracés, et dans ce nombre, l’incendie de la prairie est de beaucoup supérieur aux autres. Le Trappeur est le principal personnage du roman, celui auquel s’attache tout l’intérêt. Le sang-froid, l’adresse, la connaissance des lieux sont les traits principaux qui le font et qui déjà l’avaient fait le héros des Pionniers et des Mohicans. Ce vieux chasseur, création qui suffit pour animer trois romans, n’est pas un misanthrope ; il ne se plaint de personne ; mais il a si longtemps vécu dans les bois, qu’il y reste par habitude, par souvenir de jeunesse. Il aime les dangers qu’il y rencontre, comme les soldats aiment la guerre, parce que c’est une émotion et un intérêt dans la vie ; il aime mieux chasser les ours et se battre de temps en temps contre les Mingos, que de faire du sucre d’érable ou de labourer un champ. La mort paisible de ce véritable indépendant qui, n’ayant pas voulu suivre Middleton, s’était établi, pour achever ses jours parmi les sauvages, au milieu de la tribu des Pawnies-Loups, est un des plus beaux épisodes du roman.

L’ESPION, roman historique, 3 vol. in-12, 1827. — L’espion est un homme singulier, bon, passionné, malheureux, qui s’est fait espion par pur patriotisme. Cet homme a embrassé la profession de colporteur durant les guerres d’Amérique ; grâce à cette profession, il s’introduit, la balle sur le dos, chez les riches Américains qui n’ont pas pris couleur, et tout en étalant ses marchandises, il a l’œil et l’oreille ouverts sur ce qui se passe, et surprend ainsi le secret politique des familles. C’est à Washington qu’il confie ses découvertes ; c’est pour Washington qu’il espionne : subjugué par l’ascendant de cet homme supérieur, il a renoncé pour le servir à l’estime de ses amis et de ses ennemis, il en a fait le dieu de sa conscience. Dévoué à une cause qui purifie bien des sacrifices, la liberté de son pays, Harvey Birch vit en paix avec lui-même : il a le suffrage de Washington. Seulement, quand le malheur est plus fort que son courage, quand il se voit repoussé par ses concitoyens comme une bête immonde, quand il n’a plus dans sa patrie un asile où il puisse reposer une heure sans danger, il se plaint avec une mélancolique résignation à un être absent ; il murmure à voix basse ce mot mystérieux : Lui. Ah ! s’il osait nommer Washington, il retrouverait le repos et la bonne renommée. Mais sa mission est de mourir déshonoré ; il doit tenir cachée jusqu’à sa mort une lettre qui lui rend l’honneur, mais qui ne sera lue que sur son cadavre. Trente ans après cette première guerre, quand l’Amérique fut libre et florissante, et lorsque son glorieux libérateur fut descendu prématurément dans la tombe, au moment où Harvey Birch essayait de faire un prisonnier et de rendre un dernier service à son pays, il fut frappé d’un coup mortel ; on trouva sur son sein une petite boîte de plomb qui renfermait la lettre de Washington, et trois ou quatre témoins surent qu’Harvey Birch était mort comme il avait vécu, dévoué à sa patrie et martyr de la liberté. — L’Espion est le premier roman qui ait fait connaître le talent de Cooper, talent qui s’est élevé à une grande hauteur dans ses autres productions.

LE PURITAIN D’AMÉRIQUE, 4 vol. in-12, 1827. — Une jeune fille a été enlevée toute petite à sa famille ; elle épouse un chef sauvage ; la forêt devient sa patrie ; elle suit son mari dans une attaque contre les colons. Le hasard la ramène dans sa famille ; elle ne reconnaît que sa mère, et encore y a-t-il quelque chose d’indécis dans ses souvenirs ; quelque chose de doux, de tendre, de bizarre dans ses témoignages d’affection, qui émeut singulièrement. Les idées d’enfance lui reviennent comme les images à demi effacées d’un songe presque oublié. La vie sauvage ne laisse plus dans l’esprit de la pauvre jeune femme que des formes indistinctes ; elle reconnaît tous les siens et oublie la forêt : puis vient sa mort. Il y a bien des charmes dans tout ce récit ; c’est une image gracieuse de ce qu’ont observé ceux qui ont vu beaucoup mourir. — La première partie de l’ouvrage est consacrée à faire connaître ce que les premiers colons eurent à redouter de la part des sauvages. L’auteur a placé dans la vallée de Wish-ton-Wish la scène de plusieurs engagements terribles des colons avec les indigènes, dont la lecture est extrêmement saisissante : la première attaque des Narragansetts au milieu de la nuit ; le repos des habitants de Wish-ton-Wish ; la ruse que les Indiens emploient pour attirer hors de leurs retranchements les prudents colons, en imitant, avec la corne suspendue à la porte d’entrée, le signal du voyageur qui implore l’hospitalité ; la mêlée furieuse qui suit le premier engagement ; l’incendie nocturne de tous les établissements, et la manière miraculeuse que les blancs emploient pour se soustraire à une mort imminente, produisent une terreur indéfinissable.

LE CORSAIRE ROUGE, 4 vol. in-12, 1827. — Ce talent de peindre la mer et la vie aventureuse qu’on y mène, déjà si remarquable dans quelques scènes du Pilote, se développe avec toute sa hardiesse dans le Corsaire rouge. Comme il y a dans l’âme de Cooper de ce poétique amour pour l’eau bleue et profonde ! Comme il décrit avec enthousiasme tous les mouvements de ce beau navire ! Comme il répand de l’intérêt et de la vie sur ce vaisseau du Corsaire, si majestueux quand il repose dans les vastes ports de l’Amérique, si rapide et si gracieux quand il court les mers, ses voiles déployées, son tillac nu et solitaire comme s’il se guidait lui-même sur une plage connue ! Un homme terrible y commande en maître. Cet homme, jeté par de violentes passions dans le métier de corsaire, se soulève, par un reste d’élévation naturelle, à l’idée du mépris qu’il inspire, mais se laisse bientôt étourdir au sentiment de sa puissance, aux émotions d’une vie pleine de dangers, au bruit de la guerre et des orages. Ce caractère singulier, qui commande et arrête le meurtre avec la même insouciance, qui s’emporte à des élans de générosité, sans en avoir le cœur plus content ni plus tranquille, qui raille avec amertume et plaisante sans gaieté, comme s’il ne pouvait tromper la tristesse qui fait le fond de sa pensée ; cette grande figure enfin est d’une étonnante énergie et s’éloigne de toutes les données, soit par des traits tous de création, soit par l’influence particulière des incidents où l’a jeté Cooper. À côté, et sur le même plan, il a placé un jeune marin, Wilder, d’une âme aussi fortement trempée, qui veut gagner ses grades en détruisant le corsaire, et vole servir sur son propre vaisseau, pour compter ses forces et le perdre. Rien n’est plus dramatique que ces deux hommes réunis sous le même pavillon dans un but si différent, cherchant à se pénétrer sans se trahir eux-mêmes, et s’éprouvant tour à tour par les soupçons et la confiance : Wilder chargé d’un rôle plein de dangers, et poursuivi sans cesse par l’œil perçant du corsaire, devant lequel l’âme la plus cachée ne serait pas sûre d’être seule ; le corsaire inquiet d’avoir sur son vaisseau un homme qui a servi le roi, et dont le cœur est honnête, quelquefois se fiant à lui jusqu’à l’imprudence, quelquefois le soupçonnant jusqu’à l’injure, tous deux attirés l’un vers l’autre par une admiration mutuelle, mais se retirant brusquement en eux-mêmes, parce qu’un lien commun ne rapprochera jamais leurs âmes, la probité. Et quand tout se découvre, quand Wilder est reconnu, on respire à peine, à cette lutte violente du corsaire entre une longue habitude de punir et le besoin de s’égaler à son ennemi par un généreux pardon ; comme si à défaut de l’estime du monde, il voulait du moins emporter celle d’un homme de bien. Wilder est renvoyé libre à ses concitoyens ; il entendra vanter son courage, mais la générosité du corsaire n’expiera point sa vie, et personne au monde ne lui en saura gré. — Le Corsaire rouge est sans contredit le meilleur roman maritime de Cooper.

L’ÉCUMEUR DE MER, ou la Sorcière des eaux, 4 vol. in-12, 1831. — L’intrigue de ce roman a une assez grande ressemblance avec celle du Corsaire rouge ; c’est encore un mystérieux pirate qui trouve dans l’excellence de son vaisseau et dans son étonnante habileté, le moyen d’échapper à toutes les chasses, de rendre vaines toutes les recherches de la marine légale. La scène est presque toujours sur la mer, vis-à-vis de New-York, qui n’était pas alors la grande et belle capitale que les étrangers admirent aujourd’hui. Les événements qui font le sujet du roman ont eu lieu il y a un siècle, sous le règne de la reine Anne d’Angleterre, suzeraine de la naissante colonie. On y trouve plusieurs descriptions de combats, d’évolutions, de manœuvres navales, où Cooper a donné une preuve de ses talents bien connus comme officier de marine et comme auteur de romans maritimes.

LE BRAVO, histoire vénitienne, 4 vol. in-12, 1831. — Le Bravo a été inspiré par les eaux bleues de l’Adriatique, par les brises rafraîchissantes qu’on respire sur ses rivages, par un souvenir mélancolique de cette ville jadis si puissante, de cette ville aujourd’hui éplorée et déserte, où une sentinelle autrichienne veille au pied du lion de Saint-Marc. On sait que le gouvernement de Venise se servait de certains spadassins appelés bravi, pour se défaire de quelques ennemis trop puissants ou trop faibles pour qu’une lutte ouverte fût sûre ou nécessaire. Le Bravo de Cooper est un bravo qui ne tue point, mais qui consent à laisser commettre sous son nom plusieurs assassinats, et qui accepte la flétrissure publique du titre de bravo, pour obtenir la liberté de son père, honnête vieillard qui languit dans les cachots de l’État, l’hiver, au fond d’une fosse humide et sombre, l’été, sous les plombs brûlants de la toiture des prisons. Jacopo Frontoni, c’est le nom du faux Bravo, traîne depuis quatre ans une vie déshonorée ; haï de ses concitoyens, que sa pâle et mélancolique figure épouvante comme une apparition, il ne se montre guère que la nuit, à la clarté de la lune, caché dans l’ombre de quelque colonne, comme un meurtrier qui attend sa victime. Cependant Jacopo Frontini a toutes les vertus, il est bon fils, amant délicat, dévoué au bonheur d’autrui, et il meurt de la main du bourreau, frappé par un jugement inique, au moment où le gouverneur de Saint-Marc a craint que l’explosion de ses vertus et le besoin de se réhabiliter dans l’estime des hommes ne lui fassent rompre son exécrable engagement. — Le Bravo est une histoire singulièrement attachante ; mais il nous semble que les grandes qualités du romancier éclatent bien davantage dans la peinture de ces grandes scènes de la nature vierge, belle des beautés présentes et éternelles ; qu’il est plus original au milieu des vastes forêts de sa patrie et des grandes mers qui la baignent, dans la hutte du sauvage et sur la barque du pêcheur, décrivant de magnifiques spectacles et de naïves façons de vivre, que fouillant dans les archives du conseil des dix, pour y trouver quelques-unes de ces atrocités bien ourdies qui ont pu sauver à certaines époques une douzaine de petits tyrans d’une conspiration, mais qui ont si bien énervé Venise à la fin, que des Allemands qu’on mène avec la schlague ont suffi pour la subjuguer.

L’HEIDENMAUER, ou le Camp des païens, légende des bords du Rhin, 4 vol. in-12, 1832. — L’Heidenmauer est ce qui reste d’un camp des Romains, élevé pendant les guerres de la Germanie. Au milieu de ces lignes de circonvallation à demi éboulées, s’élève un couvent de bénédictins dont les moines prélèvent des dîmes de tous côtés, et menacent celles du seigneur de Hartenbourg et de la ville de Duerkheim. Le seigneur du château et les habitants de la ville se coalisent ; le couvent, l’église et le pouvoir des bénédictins sont détruits ; mais après une incertaine tentative pour embrasser l’hérésie de Luther, le seigneur d’Hartenbourg, le bourgmestre et les bourgeois de Duerkheim retombent dans leur superstition et sont condamnés à des amendes et à un pèlerinage à l’abbaye d’Ensiedlen : le préjugé catholique est le plus fort. — La lecture de ce roman est passablement ennuyeuse, beaucoup plus que celle d’une vieille chronique, car le style est loin d’avoir la simplicité naïve qui distingue quelques-uns de ces anciens écrits. Les caractères d’Henrich et de Bertchold sont assez franchement dessinés ; mais ils manquent de cette originalité et de cet individualisme historique qui donnent à des fictions la force des réalités. On lira avec intérêt le parallèle du Rhin et de l’Hudhson, ainsi que la description du site de l’abbaye d’Einsiedlen ; mais il est peu d’autres passages dont on aimera à se rappeler la lecture : du reste ni plan, ni intrigue, ni intérêt.

LE BOURREAU, ou l’Abbaye des Vignerons, 4 vol. in-12, 1833. — Une barque élégante est à l’ancre devant les quais de la ville de Genève, pour aller porter aux fêtes des vignerons, à Vevay, les voyageurs qu’y appellent l’attrait de la curiosité ou l’intérêt du commerce. Parmi les passagers, on distingue le baron de Willading, un des notables citoyens de Berne, et sa jeune fille Adélaïde ; près de lui est un jeune militaire nommé Sigismond, auquel Adélaïde doit la vie ; à ce petit groupe vient se réunir le doge de Gênes, Gaïtana Grimaldi, ami de jeunesse du Bernois, qui regrette un fils que des inconnus lui enlevèrent dans l’âge le plus tendre. La barque porte encore un personnage important qui s’y est glissé à la faveur d’un nom supposé ; c’est Balthazar, le bourreau de Berne. Pendant la traversée la barque est assaillie par un violent orage, et sombrerait infailliblement sans les habiles manœuvres d’un étranger qui se rencontre à bord ; c’est Masso, un de ces êtres que la nature avait formés pour de grandes choses et que le vice a dégradés. Au milieu de cette crise terrible, Sigismond déploie aussi l’énergie de son âme ; il sauve des flots le baron de Willading, et empêche que Balthazar, qui a été reconnu, ne soit précipité dans le lac. Adélaïde doit tout à Sigismond : depuis longtemps elle l’aime ; du consentement de son père elle lui offre sa main ; mais l’infortuné jeune homme ne peut accepter ce qui ferait le bonheur de sa vie, il est le fils du bourreau Balthazar ! … C’est au couvent du mont Saint-Bernard, dans cet asile ouvert au voyageur au milieu des neiges éternelles des Alpes, que le dénoûment arrive, après des scènes du plus grand intérêt. Masso est accusé d’un meurtre, et les charges les plus graves sont contre lui ; il va être condamné quoique innocent, lorsqu’il déclare et prouve au seigneur Grimaldi qu’il est son fils. D’un autre côté Balthazar, éclairé par le récit même de Masso, fait des révélations qui ne permettent plus à Grimaldi de douter que Sigismond ne soit son fils. Grimaldi en effet est le père de tous deux : Masso est le fils d’une femme qu’il a séduite, Sigismond est né de la femme légitime de Grimaldi ; il a été enlevé au berceau, et, par un infernal calcul de vengeance, légué au bourreau de Berne pour être élevé comme son fils. Sigismond épouse Adélaïde, et Masso, rendu à la liberté, s’éloigne pour ne plus reparaître.