Revue des théâtres, 1854/01

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LES THÉATRES

Parmi les divers indices que nous recueillons au passage, et qui pourraient servir un jour à l’histoire du théâtre contemporain, il en est un qui peut-être les résume ou les explique tous, et qui se rattache au mouvement social tout entier. Dans la société, que voyons-nous ? L’inégalité des conditions, ce texte des plaintes éloquentes de Jean-Jacques, tend sans cesse à s’amoindrir, et les différentes classes s’infiltrent, pour ainsi dire, l’une dans l’autre, au lieu de rester superposées par couches distinctes. Il en est de même au théâtre : les supériorités, les délimitations, si solidement établies autrefois, n’y tiennent presque plus qu’au fil léger des souvenirs, et s’effacent de jour en jour sous une sorte de niveau commun. Soit que les scènes secondaires aient profité pour s’élever des nouveaux élémens de succès que leur assuraient les transformations du goût public, soit que les scènes supérieures, pareilles à ces gentilshommes qui dérogent pour refaire leur fortune, aient jugé prudent de s’abaisser pour retrouver ce succès qui s’éloignait d’elles, un moment est arrivé où, à la place de différences nettes et tranchées, nous n’avons plus vu que de fugitives nuances. Là comme ailleurs, les hiérarchies ont disparu ; le déclassement s’est opéré de lui-même, par la seule force des choses, par cette loi générale de l’esprit humain qui ne lui permet pas de maintenir longtemps au rang de ses plaisirs ou de ses études ce dont il ne peut plus vérifier la justesse, renouer la tradition et saluer le modèle. L’aristocratie, — pour parler le mauvais style moderne, — s’est exilée du théâtre en même temps que des sphères officielles et mondaines, si bien qu’un beau soir, un jeune premier du Gymnase a pu débuter à la Comédie-Française dans le difficile emploi des Molé et des Fleury, et ne s’y trouver, après tout, ni inférieur, ni dépaysé.

Telle est l’explication toute naturelle de l’intérêt qu’éveillent en ce moment les débuts de M. Bressant, et que ranimait l’autre soir la reprise du Verre d’eau. Nous entendions, le jour des Femmes savantes, quelques habitués se demander si le nouveau venu serait un Clitandre convenable, digne des grandes traditions de la maison de Molière. Peut-être n’était-ce pas là la vraie question : il s’agissait tout simplement de savoir s’il serait un Clitandre suffisant pour les Philamintes et les Armandes auxquelles il allait donner la réplique, et surtout pour le public qui s’apprêtait à l’applaudir. Il y a deux hommes chez Clitandre : l’amant d’Henriette, gracieux et aimable, égaré au milieu de bourgeoises pédantes et de savans ridicules, et le courtisan spirituel, habilement choisi par Molière pour sauvegarder les libertés de la comédie en se faisant le champion de la cour contre le taux bel-esprit. Eh bien ! M. Bressant a rendu sans trop de désavantage les scènes de sensibilité douce ou de fine raillerie ; il a su être, en maint endroit, enjoué, moqueur, tendre, presque passionné ; mais l’homme de cour avait complètement disparu ; le sarcasme hautain qui éclate dans la célèbre tirade : Il semble à trois gredins, etc., avait perdu tous ses grands airs ; cette tirade même a passé inaperçue ; il n’est resté qu’un côté du rôle de Clitandre, et l’auditoire n’a semblé pourtant ni s’en préoccuper ni s’en plaindre.

On le voit, réduite à ces proportions modestes, la question devenait à la fois plus facile à résoudre, et plus favorable, au débutant. Sans prétendre a l’érudition théâtrale d’un duc de Lauraguais ou d’un marquis de Ximénès, on pourrait signaler des gradations significatives parmi les comédiens chargés de représenter au Théâtre-Français les types de distinction et d’élégance ; on referait ainsi l’histoire de France, non plus avec des madrigaux, mais avec des jeunes premiers, ce qui ne serait ni moins piquant, ni plus futile. Molé et Fleury par exemple, d’après ce qu’on en raconte, étaient tout à fait des courtisans de Versailles et de Trianon, des grands seigneurs de l’ancien régime. Et comment s’en étonner ? Ils vivaient de plain-pied avec leurs modèles, ils parlaient leur langage, ils s’inspiraient de leurs leçons. Par cela même que les rangs étaient sévèrement classés, un duc et pair pouvait, sans inconvénient, établir avec un comédien des familiarités instructives, et l’on se rapprochait d’autant plus qu’on risquait moins de se confondre. Il suffit de feuilleter les Mémoires de Fleury pour reconnaître tout le parti qu’un artiste intelligent devait tirer de cet enseignement journalier, pratique, pris sur le fait, qui lui apprenait à entrer dans un salon, à porter l’habit brodé, à saluer une femme, à persifler un sot, à berner un créancier, à pénétrer dans tous ses détails cette vie élégante où s’associaient étroitement le monde et le théâtre. Plus tard, lorsque la révolution eut passé sur cette société, brillante, et qu’elle y eut tout ensemble amorti les distinctions et excité les méfiances, la tradition subsistait encore ; le type primitif reparaissait, mais entremêlé déjà de bien des traits qu’il empruntait à la vie moderne, à l’esprit d’égalité, à la dispersion de presque tous les élémens du vieux monde. Ce n’était plus l’homme de cour, le marquis à paillettes et à talons rouges que nous montraient les successeurs immédiats de Molé et de Fleury ; c’était plutôt le gentleman, comme on disait alors dans un langage qui commençait à s’enrichir d’anglicismes, l’homme comme il faut, un peu amoindri par le malheur des temps, n’ayant plus grande confiance en ses parchemins, renonçant à ses droits seigneuriaux en faveur du 5 pour 100, mais conservant de bonnes manières par habitude, par instinct, par souvenir, comme ce pontife païen des Martyrs qui continue d’encenser des dieux muets et d’immoler des hécatombes dans des temples déserts. Aujourd’hui enfin, nous ne pouvons plus même demander au théâtre ce regain de la société d’autrefois, parce que nous ne le rencontrons plus ailleurs. Un bon vivant, à l’allure franche, à la physionomie sympathique, ayant tout juste assez d’élégance et de belles manières pour plaire aux patriciennes ou aux pécheresses du drame moderne, assez de tact et de goût pour ne pas choquer les hommes de bonne compagnie, et remplaçant la dignité et la noblesse par une certaine grâce d’accent, de sourire et de geste, voilà tout ce que l’on peut exiger, et voilà ce qui a suffi pour faire réussir le nouveau Clitandre.

Nous nous trompons : ce n’était pas là le seul moyen de réussite qu’il apportait sur notre première scène. Il trouvait au seuil M. Scribe, prêt à lui en faire les honneurs, à faciliter le rapprochement, à contresigner l’alliance de cette même plume ingénieuse et aimable qui a écrit pour le Gymnase tant de jolies comédies, et aussi, il faut bien le dire, pour la Comédie-Française tant de spirituels vaudevilles. Ce que l’acteur allait faire sur le théâtre, l’auteur l’avait déjà fait depuis longtemps, — et on sait avec quel bonheur ! — dans la littérature dramatique, Il avait nivelé les rangs, rapproché les distances, et inauguré sur les ruines des anciennes catégories un genre qu’il est plus aisé de goûter que de définir, qui n’est précisément ni le poétique ni le comique, mais qui a le premier de tous les mérites, celui de réussir, et qui semble avoir pris pour devise le ni si haut, ni si bas ! de Lamartine. Il y a eu de nos jours, bien des esprits supérieurs à M. Scribe ; il n’y en a pas eu qui aient mieux compris leur temps, et c’est là ce qui explique également que nul n’ait subi plus d’attaques individuelles ni remporté plus de triomphes collectifs et populaires. Comme il ne satisfait pas les imaginations préoccupées du culte de l’idéal, comme il répond mal à ce sentiment délicat, raffiné, excessif, fantasque, amoureux d’arabesques et de ciselures, qui caractérise l’art actuel, comme il y a dans ses inventions les plus habiles un fond de vulgarité adroitement déguisé sous un air de hardiesse et de paradoxe, il n’a pas manque de juges éminens et de fins connaisseurs pour le contester ; mais les masses lui ont donné raison, parce qu’il s’approprie admirablement aux instincts de la société nouvelle, — de cette société morcelée, fractionnée, blasée, mobile, qui a gagné en surface ce qu’elle a perdu en profondeur, où les débris de tout ce qui s’en va se mêlent aux échantillons de tout ce qui arrive, et qui, à bout de discussions, de luttes, de rêveries, d’illusions et de catastrophes, tient quitte de tout le reste quiconque parvient à la distraire sans brusquer trop violemment ses idées et ses habitudes. Tel a été le rôle de M. Scribe auprès de son époque ; il s’est fait, sinon son corrupteur, son complaisant ou son complice, au moins son compagnon de route ; il l’a suivie dans les variations successives que lui imprimaient les événemens, et s’est retrouvé toujours l’homme du moment, suivant qu’il avait à interpréter ou une opposition discrète, ou un libéralisme épigrammatique, ou un retour sentimental vers nos gloires tombées, ou cette phase de lassitude et de scepticisme qu’amènent chez les individus les mécomptes de la vie, et chez les peuples les déceptions de la politique. Il ne faudrait cependant pas que M. Scribe se fiât trop à la popularité de son nom, et nous donnât trop souvent des pièces comme Mon Étoile, qui ne rachète pas par le mérite de l’exécution le défaut absolu de nouveauté, et dont l’allure vieillotte, le dialogue grimaçant, les bons mots éventés et l’intrigue amincie au laminoir faisaient un assez pauvre effet auprès des robustes beautés des Femmes savantes. Heureusement le Verre d’eau nous a rendu, suffisamment rajeuni par un certain éclat de distribution et de mise en scène, le Scribe des bons jours, accommodant l’histoire aux goûts de ce public qu’il connaît si bien, effleurant d’assez près la comédie historique pour que les spectateurs superficiels puissent s’y tromper, et encadrant dans un de ces épisodes où se joue avec grâce sa muse légère et facile assez de traits piquans, de mots heureux, de scènes agréables pour suffire au plaisir d’une soirée. Dans le rôle brillant de Bolingbroke, M. Bressant a été plus à l’aise que dans Clitandre. Il s’entend mieux à dévider la soie de M. Scribe qu’à soulever les lingots d’or de Molière. Il a joué avec esprit et avec âme, sinon avec ampleur et noblesse. Ce n’est pas le Bolingbroke de l’histoire, celui que M. de Rémusat a dessiné ici même d’un crayon si vif, si large et si fin, mais celui de M. Scribe, tel que l’accepte et l’applaudit un public beaucoup plus pressé de s’amuser que d’approfondir les vraies causes de la paix d’Utrecht. Encore une fois, il n’en fallait pas davantage.

N’est-ce pas un autre exemple de l’empiétement et de la confusion des genres que cette pièce de la Joie fait peur, dont le succès trempé de larmes a été ratifié par la critique avec une si édifiante unanimité ? Nous ne voudrions être accusé ni de pessimisme systématique, ni de préventions hostiles ; mais en vérité il nous est impossible de souscrire sans quelques réserves aux applaudissemens et aux éloges qui ont accueilli ce feu d’artifice de maternité. Lorsque le rideau, en se levant, nous a montré ces trois femmes en grand deuil, pleurant un jeune marin que l’on croit mort, et qui était le fils de l’une, le frère de l’autre et le fiancé de la troisième, nous avons eu un moment la naïveté de croire que l’auteur s’était proposé de peindre ces trois douleurs féminines : profonde et mortelle chez la mère, vive, mais facile à distraire chez la sœur, romanesque et fastueuse chez la fiancée, c’est dans cette triple étude qu’eut résidé l’intérêt sérieux, élevé, poétique de sa pièce : c’est par la qu’elle se serait rattachée à ces analyses de passions et de caractères qui, en dépit du nivellement dramatique, devraient être le domaine spécial du Théâtre-Français. Nous avons pu, dès les premières scènes, reconnaître notre erreur ; l’auteur a prétendu nous émouvoir par un tout autre moyen. Au lieu de sentimens dont les gradations, les luttes et les alternatives avaient de quoi tenter un talent ingénieux, tout s’est réduit à une situation dont l’intérêt presque matériel dépend d’une porte qui s’entr’ouvre ou d’un rideau qui se soulève. Mme des Aubiers est convaincue de la mort de son fils ; il reparaît : le voilà dans la maison. Il y est entré en plein jour ; il a parcouru le jardin, sauté sur le balcon, embrassé son vieux domestique, sa fiancée et sa soeur. De quoi s’agit-il ? De le cacher encore à sa mère, que pourrait tuer le trop brusque passage d’un horrible désespoir à une joie qui fait peur. Il faut qu’on la prépare, qu’on lui ménage à petites doses et par progressions insensibles le doute, l’espérance et la certitude : il faut qu’elle se prête à ce pieux manège, qu’elle en accepte complaisamment les lentes évolutions, qu’elle se garde bien de déranger les calculs de toutes ces délicates tendresses par un cri, un mouvement, un éclair de divination maternelle : il faut, en attendant, que les fibres de ce cœur soient mises à nu, que l’on en compte les tressaillemens, qu’on le voie saigner goutte à goutte. Évidemment, il suffit d’une mise en œuvre un peu habile pour qu’une pareille donnée fasse pleurer ; mais on pleure aussi au boulevard, et il n’est pas de bon mélodrame qui n’ait sa scène de reconnaissance maternelle ou filiale, aussi pathétique ; aussi émouvante que celle-là. Ne serait-ce pas justement à l’emploi de ce genre d’effet, usé ailleurs, nouveau à la Comédie-Française, emprunté au répertoire des sensations fortes, qu’on pourrait attribuer ce succès si larmoyant et si expansif ? L’émotion causée par cette situation unique est physique plutôt que morale, dans les nerfs plutôt que dans l’âme ; c’est du réalisme artificiel, quelque chose comme une démonstration anatomique, faite d’après un squelette d’argent ou d’ivoire admirablement imité. En voyant cette main si hardie et si savante déployer une dextérité cruelle pour jouer avec les tortures de cette mère, nous nous rappelions malgré nous le mot de Malcolm dans Macbeth : « Il n’a pas d’enfans ! » Maintenant contesterons-nous l’habileté, la gageure gagnée, l’intérêt soutenu jusqu’au bout, la difficulté vaincue, le tour de force ? Assurément non ; mais le tour de force, on le sait, n’a rien à démêler avec l’art véritable, et un grain de poésie, un trait de mœurs ou de caractère, une simple ligne déchiffrée dans le livre du cœur, en disent plus que tous ces prodiges, le brillant esprit qui vient d’obtenir ce nouveau succès a reçu en partage bien des dons heureux ; il lui en manque un, celui d’être vrai. Dans tout ce qu’écrit l’auteur de la Joie fait peur, roman, causerie, esquisse morale, pièce de, théâtre, on sent, à côté de facultés éminentes, un je ne sais quoi de factice, de convenu, de transplanté. C’est une virtuose qui se met à son piano, qui sait ce qu’elle peut tirer de chaque touche, et qui, sur un thème donné, improvise des variations éblouissantes : dans ce jeu où elle excelle, tout est imité, rire, et larmes, gaieté et douleur, tragédie et comédie, poésie et satire, sensibilité et passion ; mais cette imitation, si merveilleuse qu’elle soit, n’est jamais la nature ni la vérité. Elle-même a trop de tact et de goût pour ne pas s’en apercevoir ; elle se débat contre cette perpétuelle tendance de son talent ; elle se heurte contre cette barrière, à la fois imperceptible et inexorable, qui maintient le factice à une distance égale de l’idéal et du vrai. Pour être plus sûre d’y échapper, elle va au-delà du but ; elle fait, comme dans cette dernière pièce, du réalisme, de l’anatomie. Vain effort ! le naturel l’emporte, le pointillé réparait sous l’audacieux fusin. Cette jeune fille faite pour porter le tablier traditionnel des ingénues de vaudeville ; cette jeune femme dont on nous vante la gloire et le génie, et qui dessine de souvenir le portrait de son fiancé ; cette mère qui permet à son entourage de n’éclaircir que par degrés la nuit funèbre où elle est plongée ; ce vieux serviteur taillé sur le patron de tous les Calebs passés, présens et à venir, tout cela est de la convention et de la manière ; tout cela tient d’un bout à la poétique du Gymnase, de l’autre à l’émotion du mélodrame, et pour donner une idée de l’effet que produit sur nous cet ensemble, nous le comparerions volontiers à un roman de Mme de Genlis dont M. Théophile Gautier aurait corrigé les épreuves.

Pendant que le Théâtre-Français cherche ainsi à se renouveler, à se rajeunir, en admettant dans son personnel et son répertoire des élémens qu’il eût traités autrefois en inférieurs on en étrangers, voilà que, pour compléter le rapprochement ou le contraste, le Gymnase s’est mis à jouer un ouvrage d’une allure plus littéraire, d’une portée plus poétique que Mon Étoile et même que la Joie fait peur. Cette analyse fine et délicate des secrets et des ténuités du cœur, ce travail intérieur qui s’accomplit dans les âmes au contact de certaines épreuves et que le choc des événemens finit par attirer à la surface, tout ce côté mystérieux et charmant qui est aux péripéties matérielles et vulgaires ce que l’esprit est au corps, l’idée à la forme, le visage à l’habit, nous l’avons vainement demandé à la pièce de Mme de Girardin ; nous le trouvons dans la Crise, dont nos lecteurs n’ont assurément pas besoin que nous leur rappelions les grâces et les mérites[1]. C’est une chose remarquable que ce penchant du théâtre actuel à s’enrichir après coup d’œuvres qui n’avaient été écrites que pour la lecture, et qui, par leur extrême distinction, par leur finesse exquise, par les libertés de composition qu’admettait leur forme primitive, originale, avaient paru peu faites pour braver le feu de la rampe. On sait ce qui est advenu pour M. de Musset. M. Octave Feuillet semble destinée la même fortune. Qui ne connaît le sujet de la Crise ? Une femme jeune encore est arrivée à ce périlleux moment où les filles d’Eve se sentent saisies d’une sorte de vague regret, d’irritation secrète, de sourde révolte en songeant qu’elles auront vécu et vieilli sans connaître les enchantemens et les orages de la passion. Elles en ont respiré le parfum lointain dans le monde et dans les livres ; elles l’ont vu déifier dans les créations de l’art, dans les hommages des salons, dans les ardentes extases de la poésie, et elles se sont arrêtées sur le seuil, et leur main n’a pas effleuré cette page, et elles se disent avec amertume que leur jeunesse va finir, que cet horizon rempli de visions flottantes, de radieuses images, de fascinations invincibles, restera toujours fermé et inconnu pour elles ; de là une colère bizarre, inavouée, qui aigrit leur humeur, se traduit en déclamations et en caprices, et rejaillit sur les objets de leurs légitimes affections, mari, enfans, amis, joies de la famille, paisibles félicités du foyer domestique. Telle est la situation morale de Mme de Marsan. Son mari, homme d’esprit et de cœur, consulte un médecin qui est en même temps son ami d’enfance. Le médecin lui décrit, avec une inflexible sagacité, tous ces inquiétans symptômes, et l’avertit du danger qui menace son repos de son honneur. Que fera M. de Marsan ? Il s’avise d’un moyen presque aussi dangereux que la maladie elle-même : tout sera sauvé, lui a dit le docteur, si l’on peut amener la pauvre imprudente assez près de l’abîme pour en mesurer la profondeur, pas assez pour y tomber. Mais qui se chargera de cette mission difficile et chanceuse ? Celui qui l’a conseillée, le docteur. Et voila l’action qui s’engage. Elle est légère, impalpable, toute de nuances, de demi-teintes, toute renfermée dans ce monde invisible de l’âme, dont M. Feuillet connaît si bien les détours et les replis. Il a fallu, pour rajuster la pièce aux exigences de la scène, faire quelques sacrifices, et nous serions presque disposé à dire que l’auteur en a trop fait. Bien des mots charmans, d’une heureuse hardiesse, qui donnaient au dialogue une saveur particulière, ont disparu pour faire place à un langage un peu plus effacé, que les acteurs ont sans doute trouvé plus en harmonie avec leur vocabulaire habituel ; une des scènes principales se passait en voiture ; la progression alarmante des sentimens de Mme de Marsan était consignée dans un journal : force a été de modifier tous ces détails. Il y avait en outre un désavantage plus grave peut-être que ces changemens matériels imposés par l’optique théâtrale. Depuis que la Crise a été publiée sous sa première forme, nous avons eu au théâtre, sans qu’il y ait eu d’imitation préméditée ou volontaire, bon nombre d’ouvrages qui nous montraient au dénouement soit un mari ramené à sa femme, soit une femme ramenée à son mari par de salutaires influences, parmi lesquelles les enfans avaient toujours la meilleure part. C’était tout un cours de morale dramatique et domestique, une réaction honorable et tardive contre les apothéoses de la passion divinisée par le drame et le roman modernes, — mais qui, en se répétant trop souvent, avait l’inconvénient de fournir aux malintentionnés le prétexte de crier à l’envahissement du pot-au-feu dans le domaine de l’imagination, et de donner aux esprits chagrins le droit de se demander s’il était bien juste et bien prudent de laisser croire qu’il y eût en effet tant de poésie dans le devoir et le ménage.

Il était à craindre que la Crise, imprimée avant les ouvrages dont nous parlons, mais n’arrivant qu’après eux au théâtre, n’eût quelque peu à souffrir de ces analogies inévitables, et que le public, en voyant à la dernière scène un rendez-vous d’une nature très scabreuse se changer en une fête de famille, en un souper conjugal, au coin du feu, entre de petits enfans et de gros bouquets, ne se trouvât blasé d’avance sur l’orthodoxie de ce dénouement. Hâtons-nous de dire que nos craintes n’ont pas été justifiées : le succès n’a pas chancelé un seul moment. On a applaudi la Crise comme si tous les spectateurs avaient su que M. Octave Feuillet était le premier qui eût donné l’exemple de cette croisade poétique en l’honneur de la morale et du mariage, et surtout comme s’ils avaient compris que l’auteur de cette pièce charmante avait assez de grâce, de finesse, d’originalité et d’élégance pour vaincre la poésie et la passion avec leurs propres armes. C’est là en effet le caractère du talent de M. Feuillet, et nulle part peut-être mieux que dans la Crise il ne s’est révélé sous ce double aspect de moraliste et de poète. Maintenant faut-il accepter ce succès comme tout à fait concluant ? Y a-t-il dans ces délicates esquisses, qui semblent protester contre les élémens vulgaires d’émotion et de réussite, assez de vie dramatique pour ramener définitivement sur la scène le règne des choses élégantes et poétiques ? Montrer le but, est-ce l’atteindre ? Notre époque, trop pauvre en œuvres de théâtre, est riche en romans, en études de cœur, en fantaisies raffinées : s’ensuit-il qu’il y ait là des pièces toutes faites, et qu’il suffise de les découper dans le livre pour les transporter sur la scène ? S’ensuit-il même que ceux à qui cette première épreuve a si bien réussi dans sa forme originale doivent nécessairement réussir dans la seconde ? Tel esprit, on le sait, excelle à sonder les mystères de l’âme, à pénétrer la casuistique des passions et des sentimens, et manque parfois de ces aptitudes particulières, irrésistibles, qui subjuguent le public, et franchissent la rampe en communications magnétiques. Celui qui parviendrait à réunir ces qualités distinctes, mais non pas incompatibles, serait le véritable poète dramatique de notre temps. C’est beaucoup, en attendant, d’avoir su, à force de finesse, d’élégance et de charme, réconcilier le théâtre avec la société polie et ouvrir la voie à des œuvres qui rendraient la réconciliation encore plus décisive, plus féconde et plus complète.


A. DE PONTMARTIN.


V. DE MARS.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1848.