Revue des théâtres, 1855/01

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LITTÉRATURE DRAMATIQUE
LA MEDEE.

J’ai entendu reprocher à M. Legouvé le choix du sujet qu’il vient de traiter. Pour ma part, je ne saurais m’associer à cette mauvaise humeur. Je ne comprends pas en effet qu’on demande aux poètes des sujets que personne n’ait encore abordés. Envisager l’art de cette façon, c’est déclarer tout simplement qu’on y voit un délassement pour l’oisiveté, mais qu’on n’a jamais entrevu les conditions suprêmes qui le régissent. Sans doute c’est pour les poètes un avantage immense de choisir un thème vierge, qui n’ait encore été soumis à aucune épreuve : ils sont sûrs d’éviter ainsi toute comparaison ; mais lorsqu’ils se décident à braver le danger, il ne faut pas blâmer leur témérité, ni leur reprocher de marcher dans un sentier déjà battu depuis longtemps, car dans le domaine de l’art il n’y a pas de sujet, si vieux qu’il soit, que l’imagination et l’étude ne puissent rajeunir. L’écueil, qu’on le sache bien, n’est pas dans l’âge du sujet, mais dans la manière de le comprendre. Il n’y a pas une donnée traitée plusieurs fois par le génie grec ou romain que l’esprit moderne ne puisse aborder avec l’espérance légitime de la renouveler par les développemens, de la féconder par la méditation. Pour tenter cette tâche délicate, il faut tout à la fois une singulière prudence et une grande hardiesse. Et qu’on ne s’étonne pas de voir réunies ces deux expressions qui semblent se contredire : pour la conception, en pareille occasion, la prudence est de première nécessité ; pour l’exécution, la hardiesse n’est pas moins nécessaire. Essayer de renouveler un sujet traité par les poètes antiques est une entreprise que le bon sens ratifie, à la condition pourtant que le poète moderne aura pris la peine d’étudier à loisir tous les élémens de la donnée dont il veut s’emparer. Quant à l’exécution, il est évident que s’il manque de hardiesse, s’il se borne à imiter ses devanciers, il n’aura pas le droit de solliciter l’attention publique, et recueillera l’indifférence, seule moisson digne d’un tel labeur. Il est donc inutile d’insister sur ce point. Qu’il s’agisse de Médée ou de Frédegonde, peu nous importe. Toute la question est de savoir si l’auteur, en s’adressant à Euripide au lieu de s’adresser à Grégoire de Tours, a trouvé moyen de révéler des facultés personnelles, de nous offrir des sentimens vrais dont le développement lui appartienne, des idées justes dont la forme ne soit empruntée ni à l’antiquité grecque ni à l’antiquité latine. C’est sur ce terrain que nous devons nous placer pour juger la Médée de M. Legouvé.

Cependant, quel que soit mon respect pour la vérité générale des sentimens, quoique cette condition domine, aux yeux des hommes de goût, toutes les autres conditions de la poésie, je ne crois pas qu’il faille négliger le temps et le lieu où sont placés les personnages. Plus d’une fois je me suis prononcé avec une conviction sincère contre l’abus de la couleur locale et historique. Je n’ai rien à rétracter de ce que j’ai dit à ce propos ; mais je puis et je dois, sans me contredire, établir une distinction que tous les hommes de bonne foi comprendront sans peine. Dans tout ce qui touche au monde extérieur, l’abus de la couleur locale et historique nous inspire des craintes légitimes ; lorsqu’il s’agit de la nature des sentimens exprimés par le poète, du caractère des pensées qui expliquent la conduite des personnages, loin de redouter l’abus, nous ne voyons qu’un seul danger : l’usage incomplet des élémens fournis par l’histoire. Je n’ai pas à justifier cette distinction, car elle s’accorde avec les principes que j’ai toujours soutenus. Il y a deux sortes de chronologie : la chronologie des faits et la chronologie des sentimens. Que la première soit plus facile à établir que la seconde, je ne le conteste pas. Toutefois, dans le domaine de l’art, la chronologie des sentimens n’est pas moins importante que la chronologie des faits. C’est par ce dernier côté que la poésie se rattache à la philosophie. Cette vérité, qui ne souffre aucune contestation lorsqu’il s’agit d’un sujet emprunté au moyen âge ou aux temps modernes, acquiert un nouveau degré d’évidence et d’autorité lorsqu’il s’agit d’un sujet emprunté à l’antiquité païenne. Les idées religieuses, morales et politiques de cette période historique diffèrent si profondément des idées qui gouvernent le monde, moderne, qu’il faut absolument en tenir compte, si l’on veut laisser aux données poétiques de l’antiquité le caractère qui leur appartient. C’est de cette manière, et de cette manière seulement, que je comprends l’examen de Médée. Toute autre méthode me semblerait puérile.

Quelques esprits enclins à la raillerie, qui n’ont jamais pris la peine de réfléchir, me demanderont peut-être ce que j’entends par la chronologie des sentimens. Ma réponse sera bien simple, et si je consens à répondre, c’est pour prévenir jusqu’à l’ombre même d’une objection. Il y a dans la nature humaine des sentimens éternels qui ne sauraient être altérés ni par les temps ni par les lieux, expression permanente de nos facultés ; il en est d’autres que les temps et les lieux modifient. Ou plutôt, pour parler avec plus de précision, nos facultés, sans changer de caractère, se modifient accidentellement selon les conditions historiques et locales. C’est à ces modifications, dont personne sans doute n’entend contester la réalité, que je demande la chronologie des sentimens. Pour établir cette chronologie, d’une nature toute spéciale, il est nécessaire d’interroger les croyances des temps et des lieux où se trouvent placés les personnages, car les croyances jouent un rôle immense dans la manifestation de nos facultés. À son insu ou à bon escient, l’homme relève de la foi qu’il a embrassée. La religion domine les sentimens les plus familiers, les épisodes les plus vulgaires de la vie domestique.

Médée poussée au meurtre de ses enfans par la jalousie et le désespoir, c’est là sans doute un thème qui a de quoi effrayer la délicatesse du goût moderne ; mais je m’abuse étrangement, ou ce thème terrible deviendra pour nous une énigme insoluble, si le poète essaie de ramener le crime de Médée à des proportions purement humaines. Pour comprendre ce personnage, qui a si souvent exercé le génie antique, il ne faut pas interroger seulement Sénèque et Euripide ; il faut consulter aussi Apollonius de Rhodes, car c’est dans ce dernier poète que se trouve la peinture la plus frappante de la passion de Médée pour Jason. Tous les symptômes du mal d’amour sont retracés par Apollonius avec une effrayante vérité. La jeune fille barbare, séduite, fascinée par la beauté, par l’intelligence de l’Argonaute, lui appartient tout entière et se dévoue à lui corps et âme. Pour assurer le succès de l’entreprise où il a mis sa vie comme enjeu, elle ne recule pas devant le crime, et son amour est si profond, si absolu, qu’elle est à peine troublée par le remords. Médée en face de Jason n’est plus une femme maîtresse d’elle-même, qui délibère avant d’agir, qui ait conscience du bien et du mal ; c’est un instrument sans volonté dont il peut faire ce qu’il veut. Les écrivains modernes, qui ont analysé l’amour avec tant de finesse, et parfois avec un excès de subtilité, n’ont rien imaginé qui dépasse en évidence les symptômes retracés par Apollonius. Ce n’est pas que cette description, envisagée sous le rapport poétique, possède une grande valeur ; mais elle étonne les esprits les plus éclairés, les hommes les plus experts en ces sortes de matières par la précision, par l’exactitude. C’est la nature même prise sur le fait. Quand on a pris la peine d’étudier le personnage de Médée dans Apollonius, les crimes qu’elle pourra commettre après son abandon n’ont plus rien qui étonne. Elle a mis en Jason sa vie tout entière, Que Jason l’abandonne, toute sa vie est perdue. Le désespoir la pousse à la folie ; un crime de plus ne coûtera rien à son égarement. Elle frappe sans pitié ses enfans. C’est là le personnage de Médée tel que nous l’a transmis l’antiquité, tel qu’il faut l’accepter. Essayer de le modifier, de l’adoucir, c’est tout simplement le dénaturer. J’ai la ferme conviction que M. Legouvé le commit dans toute sa réalité, et pourtant il a tenté de nous l’offrir sous un aspect tout moderne. Je retrouve dans son œuvre quelques souvenirs d’Apollonius, quelques traits qui indiquent l’enivrement et l’abnégation de la jeune barbare ; mais ces traits, je dois le dire, sont trop peu nombreux pour caractériser nettement le personnage de Médée.

La supériorité de Jason sur la femme qu’il a séduite n’est pas non plus assez clairement indiquée. Son ascendant despotique sur la jeune barbare ne se révèle pas par des signes assez éclatans. Or, dès que la passion de Médée pour Jason est ramenée aux proportions ordinaires, le meurtre de ses enfans, que M. Legouvé voulait, sinon excuser, du moins expliquer, prend un caractère plus repoussant et plus hideux. L’auteur a tenté sur elle une étude psychologique dont nous devons lui tenir compte, et qui révèle chez lui un profond amour de la poésie ; mais la voie qu’il a choisie ne l’a pas mené au but qu’il se proposait. Après avoir esquissé trop rapidement la passion de Médée pour Jason et sa jalousie lorsqu’elle apprend que Créuse va prendre sa place, il a développé avec une complaisance dont toutes les femmes lui sauront gré le sentiment de l’amour maternel. C’est par l’analyse tantôt ingénieuse, tantôt émouvante de ce sentiment, qu’il espérait expliquer le dernier crime de Médée. Il semble même qu’il ait conçu la pensée de la réhabiliter aux yeux des spectateurs modernes, tant il a dépensé de soin pour nous initier au trouble de son âme, pour nous révéler toutes les phases de son égarement. Dans le dernier crime, qui forme le sujet unique de la tragédie, la passion ardente, égoïste, implacable, tient peu de place ; la jalousie qui arme le bras de Médée n’a guère que l’importance d’un épisode secondaire. Ce n’est pas en effet sur la jalousie de Médée que le poète a voulu concentrer notre attention, mais bien sur le sentiment maternel. Médée, dans la pièce de M. Legouvé, pardonnerait à Jason l’ingratitude et l’abandon, si elle ne craignait pas de perdre l’amour de ses enfans. Cette fille de roi ne redouterait pas la pauvreté et oublierait peut-être son amant infidèle, si Créuse ne lui dérobait pas le cœur de ses enfans. Il est vrai que M. Legouvé, pour justifier le dernier crime de Médée, prend la peine de transformer Jason en père dévoué : ainsi, en frappant ses enfans, elle le frappe lui-même dans ce qu’il a de plus cher ; mais le sentiment de l’amour maternel est à proprement parler le sujet principal de la tragédie. Or je ne crains pas d’être désavoué par les amis les plus fervens de l’antiquité, en affirmant que le personnage de Médée ainsi expliqué n’est pas le personnage consacré par le génie d’Euripide et par le talent d’Apollonius. Non-seulement le mal d’amour est à peine esquissé, mais la croyance religieuse qui dans le théâtre antique domine toutes les fables imaginées par les poètes se laisse à peine deviner. Médée frappe ses enfans parce qu’elle les aime tendrement, parce qu’elle ne veut pas les abandonner aux caresses d’une autre femme, parce que Jason les chérit, et que leur mort doit le désespérer ; son crime est tout humain, et la fatalité ne joue aucun rôle dans l’action tragique. Ainsi expliqué, le crime est-il amoindri ? La croyance au destin rendait Médée plus terrible et moins odieuse.

Je regrette que M. Legouvé n’ait pas senti la nécessité de développer plus largement le caractère des personnages qui se trouvent aux prises avec Médée. Je comprends dans une certaine mesure qu’il se soit laissé préoccuper par la pensée de Mlle Rachel. Cependant, quel que soit le talent de la jeune tragédienne, je ne puis accepter comme sensé le parti qu’il a choisi. J’admettrai volontiers que le roi de Corinthe et sa fille ne doivent pas être mis sur le premier plan ; néanmoins, tout en leur assignant un rôle secondaire dans la fable tragique, il ne faut pas leur donner une physionomie purement passive. Or, dans la tragédie de M. Legouvé, Créon et Créuse ne paraissent guère que pour donner la réplique et ne sont pas de vrais acteurs. Il n’eût pas été hors de propos d’engager une lutte entre la première et la seconde femme de Jason. Une fille de Corinthe en présence d’une fille de Colchos, une Grecque en face d’une barbare, pouvait trouver des railleries, au besoin des invectives dont le poète aurait profité pour accroître la colère de Médée. Quant au personnage de Jason, il serait superflu d’insister sur l’importance qu’il doit avoir. Chacun comprend en effet que le ravisseur, devant la fille qu’il a séduite, se défend mal par de pompeuses déclamations. C’était le cas de montrer dans toute sa cruauté l’orgueil de l’Argonaute et de mettre dans sa bouche le dédain que lui inspire lu crédulité de l’étrangère.

Je ne m’abuse pas sur les difficultés d’une pareille tache. Pour exprimer de tels sentimens, pour mettre en scène de tels personnages, il faut posséder une singulière puissance d’isolement, car Jason et Médée vivaient treize siècles avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire un siècle avant la guerre de Troie. Et quels renseignemens authentiques possédons-nous sur la Grèce héroïque, sur l’expédition des Argonautes ? L’Argonautique, qui nous est donné comme l’œuvre d’Orphée, n’est qu’une œuvre alexandrine. Le poème d’Apollonius, que j’ai cité tout à l’heure, est écrit douze siècles après l’expédition. Quoiqu’il offre sur le caractère de Médée des indications précieuses que le poète ne doit pas négliger, il est pourtant trop loin de la vie héroïque pour qu’on puisse le suivre sans hésiter. Il est donc nécessaire de compléter les indications d’Apollonius par une autorité plus imposante, par un témoignage plus décisif. Or, pour la vie héroïque, le meilleur témoin que nous puissions consulter s’appelle Homère, car il écrivait trois siècles après la guerre de Troie, c’est-à-dire quatre siècles après l’expédition des Argonautes. Son génie comprenait à merveille la vie héroïque, dont il avait recueilli les traditions. C’est à Homère que les poètes modernes doivent demander, sinon le secret, du moins l’image fidèle de ces temps merveilleux. Euripide, venu quatre siècles après Homère, imbu d’ailleurs des idées philosophiques de son temps, ne saurait avoir la même autorité aux yeux des hommes compétens.

Le témoignage d’Homère, d’Euripide et d’Apollonius une fois épuisé, il reste à construire une fable vivante. Je reconnais volontiers que le poète moderne doit tenir compte des idées qui dominent la génération assise sur les bancs du théâtre. Quand je parle de la puissance d’isolement, quand j’insiste sur la nécessité de remonter le cours des âges, je ne veux appeler l’attention que sur le lieu même de l’action et la nature des personnages. La simplicité des fables tragiques dont se contentait l’auditoire d’Athènes ne saurait convenir aux hommes de notre temps. À cet égard, je pense que M. Legouvé n’a pas fait tout ce qu’il devait, tout ce qu’il pouvait faire. L’action de sa tragédie n’offre pas assez de complications pour les spectateurs de notre génération. Quoique la tradition ait popularisé le dernier crime de Médée, nous aurions aimé à voir le dénoûment retardé par des péripéties plus nombreuses. À vrai dire, pour augmenter le nombre des péripéties, il suffisait de traiter Créon et Créuse comme des acteurs et non comme des comparses. Le personnage d’Orphée, qui intervient à la manière du chœur antique, permet au poète de caractériser le temps où l’action se passe, mais il ne faut pas compter sur lui pour accroître l’intérêt. M. Legouvé a prêté au disciple de Linus des pensées qui ne manquent ni de vérité ni d’élévation ; peut-être pourtant ces pensées ne se produisent-elles pas sous une forme assez concise. Orphée, parlant de Jason qu’il a suivi en Colchide devant Médée qu’il a connue confiante et pure, ne devrait pas parler comme initiateur, comme créateur d’une civilisation nouvelle ; je dois dire qu’il n’est pas toujours en scène.

Cependant, malgré toutes les objections que soulève la Médée de M. Legouvé, je pense que Mlle Rachel, en refusant le rôle écrit pour elle, a commis une faute grave. En effet, les erreurs que j’ai signalées, et qui frapperont les yeux de tous les hommes familiarisés avec l’étude de l’antiquité, ne sont pas de celles qui blessent la foule. Si l’amour maternel tient trop de place dans le personnage de Médée, ce sentiment est développé avec un art ingénieux. Si la fille barbare ressemble trop à une femme de notre temps, ce n’est pas là un grief qui puisse mettre en péril le talent de la tragédienne. Le rôle de Médée, bien qu’il ne s’accorde pas avec le caractère moral des temps héroïques, assurait à Mlle Rachel de nombreux applaudissemens. Elle a consulté son caprice au lieu de consulter le bon sens : elle doit comprendre maintenant qu’elle s’est trompée ; elle attendra peut-être longtemps avant de rencontrer un rôle fait à sa taille, qui lui permette de montrer avec autant d’avantage tous les dons qu’elle possède. La sympathie publique a réparé, autant qu’elle le pouvait, le tort fait au poète. Quant à la tragédienne, elle trouve dans cette sympathie même la juste condamnation de sa conduite ; les railleries banales de son avocat ne sauraient prévaloir contre l’opinion unanime des esprits éclairés.

J’aborde maintenant la question du style. Le langage de Médée s’accorde-t-il avec la donnée de la tragédie ? La question n’est pas difficile à résoudre. Chacun sait en effet que le langage figuré est un des caractères distinctifs des époques héroïques. Or dans le style de M. Legouvé tous les personnages parlent généralement une langue prosaïque. Il y a donc contradiction entre la date de l’action et le style de l’ouvrage ; il serait superflu de le démontrer. Mais pourquoi le style de la Médée est-il prosaïque ? Serait-ce chez M. Legouvé un parti pris ? Partagerait-il l’opinion insensée accréditée vers la fin du siècle dernier ? croirait-il que les meilleurs vers sont ceux qui se rapprochent de la prose et peuvent au besoin se confondre avec elle ? J’aime à penser qu’il n’en est rien. Ce qui me parait évident, et mon avis sera, je crois, partagé par tous les hommes expérimentés, c’est qu’il ébauche sa pensée en prose avant de lui donner la forme du vers. Or ce procédé, qui offre certains avantages pour l’élucidation de la pensée, n’est pas sans danger pour le mouvement poétique du dialogue. J’accorderai volontiers que la prose est le meilleur moyen, le moyen le plus sûr de savoir ce qu’on veut dire ; mais je soutiens qu’il existe entre la pensée naissante et l’expression qui doit la traduire une étroite sympathie, quelque chose d’analogue à ce que les disciples de Berthollet appellent l’affinité. Ce qui se passe dans le monde des corps se reproduit avec une étonnante fidélité dans le monde des idées, sans qu’il soit donné à l’intelligence humaine d’en trouver la raison. La pensée appelle l’expression, comme les corps s’appellent naturellement pour une combinaison nouvelle au moment où ils se dégagent d’une ancienne combinaison. Tous ceux qui ont étudié les sciences naturelles et pratiqué l’art d’écrire reconnaîtront sans peine la vérité de mon affirmation. Je n’entends pas instituer un parallèle puéril entre le monde des corps et le monde des idées ; je me borne à constater ce que j’ai vu, ce que j’ai senti. Eh bien ! lorsqu’au lieu de choisir pour sa pensée naissante, pour sa pensée à l’heure de l’éclosion, une forme définitive, on la consigne sous une forme provisoire, on se trouve dans un étrange embarras. L’heure venue de transformer la prose en vers, on cherche vainement à réveiller l’affinité dont je parlais tout à l’heure. La pensée se comporte alors comme se comportent souvent dans le monde des corps des élémens libres depuis longtemps ; elle n’appelle plus l’expression, et le versificateur opère a grand’peine la transformation qu’il a résolue ; l’image que le poète eût trouvée sans effort pour sa pensée naissante, le versificateur la cherche à tâtons, et souvent même ne réussit pas à la rencontrer. Il se contente alors de rimes plus ou moins riches ; mais les rimes les plus sonores, celles même qui portent sur plusieurs syllabes, ne sauraient remplacer les images, c’est-à-dire la forme vivante de la poésie. On a dit que Jean Racine et André Chénier pratiquaient ce procédé, et l’on invoque à l’appui de cette opinion les ébauches en prose trouvées dans les cartons de ces deux écrivains ; mais ces ébauchée sont plutôt des programmes que des ébauches proprement dites. Jean Racine et André Chénier esquissaient en quelques lignes les projets dont ils ajournaient l’exécution ; ils se gardaient bien d’indiquer les développemens de leur pensée, de telle sorte qu’ils les retrouvaient à l’état naissant, et rentraient ainsi dans les conditions légitimes, dans les conditions nécessaires de la création poétique. Or je crois que M. Legouvé n’a pas procédé de cette manière. Il a écrit en prose tout ce qu’il voulait dire en vers ; l’heure venue de trouver pour sa pensée des images et des rimes, il a trouvé des rimes et n’a pas trouvé d’images.

C’est pourquoi les personnages de sa tragédie, qui expriment généralement des idées vraies, des sentimens puisés dans la nature humaine, que le goût avoue, que le cœur embrasse volontiers, ne parlent pas la langue des temps héroïques, ni même la langue poétique : c’est un inconvénient grave qu’il convient de signaler. Sans doute je préfère des idées et des sentimens vrais à des images brillantes qui ne parlent ni à l’intelligence, ni au cœur ; mais pour réaliser l’idéal poétique, il faut réunir et combiner ces deux choses : l’idée qui s’adresse à l’intelligence, l’image qui s’adresse à la fantaisie, et qui rend l’émotion plus vive et plus profonde. J’ai lieu de croire que M. Legouvé n’ignore pas la nécessité de l’alliance dont je parle, car, quelle que soit l’opinion que l’on adopte à l’égard de son talent, il faut reconnaître en lui un des écrivains les plus consciencieux de notre temps ; malheureusement il se laisse égarer par l’amour de la vérité, égarement assez rare de nos jours ; pour demeurer vrai, il oublie d’être poétique.

J’en ai dit assez pour montrer toute l’estime que m’inspire sa tragédie, toute la sympathie que je ressens pour sa tentative. Si je n’attribuais aucune importance à Médée, je n’aurais pas pris la peine de la soumettre à l’épreuve de l’histoire, de la philosophie et de la discussion technique. La sévérité de mes conclusions ne saurait être prise pour une condamnation absolue. Animé d’excellentes intentions, M. Legouvé n’a pas réussi à les réaliser ; toutefois je n’entends pas contester l’excellence de ses intentions. Il a voulu interpréter l’antiquité ; c’est un droit que la raison ne peut refuser aux poètes. Il s’est mépris dans cette interprétation, je le crois du moins. Il a fait de la fille d’Aètes, de la fille malade d’amour qui décide les filles de Pélias à égorger leur père IJOUr rendre à Jason le trône d’Iolcos, une femme de nos jours, presque une bourgeoise. C’est une erreur sans doute ; mais pour se tromper ainsi, il faut aimer passionnément l’étude et l’art dramatique.


GUSTAVE PLANCHE.