Revue dramatique, 1851/01

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reçu une commandede Mlle Rachel avaient écrit pour ainsi dire sous sa dictée, c’est qu’ils avaient écrit chaque scène de leur drame ayant sous les yeux Mlle Rachel essayant des costumes, étudiant des attitudes, ou répétant des mots. Nous savions bien que, dans les théâtres où domine quelque mime célèbre, des vaudellistes et des écrivains subalternes écrivaient des pièces où il pût librement déployer les excentricités de son jeu ; mous avions vu des vaudevilles où certaines situations étaient amenées pour déterminer une grimace ou un geste familiers à un bouffon renommé ; mais que des hommes de talent et de style consentent à écrire pour Mlle Rachel une pièce à cette seule fin de lui fournir l’occasions non-seulement de déclamer, mais encore de chanter, voilà ce que nous n’aurions pas cru possible, et ce qui nous semble indigne à la fois des auteurs, du Théâtre Français, et de Mlle Rachel elle même.

Cette faute nous semble plus immorale encore que la réhabilitation de Messaline En réhabilitant Messaline, les auteurs ont péché par ignorance des loi dramatiques, comme nous allons le montrer tout à l’heure, en écrivant une pièce pour fournir à Mlle Rachel l’occasion de chanter, ils ont péché contre la dignité de leur art. Désormais voilà les poètes et les écrivains au service des acteurs, et qui consentent à s’effacer modestement derrière eux ! En vain les auteurs de Valeria s’efforceraient de montrer qu’ils ont voulu écrire une œuvre sérieuse et allégueraient l’étude le travail la correction de langage la versification habile qui sont manifestes dans cette pièce : nous persisterions à dire que leur but n’a pas été de faire une œuvre dramatique pour la présenter au public, mais bien une suite de scènes pour présenter Mlle Rachel à ce même public. Nous disions tout à l’heure qu’une telle aberration était indigne des auteurs, de Mlle Rachel et du Théâtre-Français : Mlle Rachel, en effet, n’a pas besoin, pour déployer son talent, de moyens aussi violens, aussi scabreux, Mlle Rachel n’a pas besoin pour réussir de faire éclat comme un pamphlétaire à ses débuts, et peut réussir, nous le savons depuis long-temps, par des moyens plus simples. Quant au Théâtre-Français, pense-t-il qu’il soit bien digne de lui d’attirer le public, par de semblables moyens ? Ajoutons que l’idée de piquer la curiosité du public en faisant chanter Mlle Rachel est à peu près aussi ingénieuse que celle d’un musicien qui écrirait un opéra pour fournir à Mme Sontag l’occasion de déclamer.

La pièce, malgré ses grands airs dramatiques, ses prétentions, ses emprunts à Juvénal, à Tacite et à Suétone, n’a pas été composée d’ailleurs pour montrer au public parisien le monde antique, les colossales orgies de l’empire romain et ses scélérats grandioses. Toute cette grandeur tragique a été ajoutée après coup à une intrigue sortie d’un feuilleton de journal, si bien que nous avons pour ainsi dire, avec Valeria, un feuilleton du mois dernier affublé d’un travestissement antique. La pièce est donc déjà en quelque sorte l’ œuvre bien plutôt d’un habitué des coulisses et d’un spectateur assidu de répétitions dramatiques que d’un poète véritable. Il s’agissait de mettre sur la scène le honteux imbroglio de l’affaire du collier ; mais comment placer sous les yeux du public les vilains incidens de ce drame judiciaire ? Comment s’y prendre, ne fût-ce qu’en l’indiquant, pour faire comprendre que la reine Marie-Antoinette avait ce malheur de ressembler à une courtisane qui, foulait les pavés boueux de sa capitale ? M. Maquet s’adressa à M.Jules Lacroix, lequel se souvint fort à propos d’un hémistiche de Juvénal dans lequel il est dit que l’impératrice Messaline se prostituait sous le nom de Lycisca. De là à conclure à l’existence d’une véritable Lycisca, il n’y eut qu’un pas pour les deux auteurs, et, contrairement à la vérité historique, contrairement même à l’hémistiche de Juvénal, Messaline fut transportée sur la scène pour y être justifiée, réhabilitée et absoute. On s’est beaucoup récrié contre l’immoralité de cette pièce ; mais je crois que les auteurs, ne sont qu’à demi coupables, et que leur intention.était bien plutôt de mettre sur la scène certaines situations dramatiques que de réhabiliter Messaline. S’ils avaient trouvé dans l’histoire un autre personnage qui pût leur servir à exécuter leur dessein, ils l’auraient pris tout aussi bien que Messaline. Ils n’ont pas voulu laisser perdre les élémens dramatiques que contient l’histoire du collier, ni la ressemblance de Marie Antoinette avec Mlle Gay d’Oliva, et ils ont écrit bien innocemment, je le crois sans aucune mauvaise intention, ce drame qui a pour nom Valeria, et qui aurait dû n’en jamais porter aucun.

En prenant Mescaline pour héroïne, en faisant de cette trop célèbre impératrice une femme vertueuse, faussement accusée les auteurs n’ont pas seulement péché contre le bon sens, mais ils ont enlevé d’avance à leur drame tout intérêt. En effet, Mescaline est connue historiquement aussi bien que Néron ou que Tibère ; son infamie est notoire, elle a eu ce triste privilège de laisser un nom qui a cessé d’être un nom propre, pour devenir une sorte de substantif générique servant à désigner toute femme livrée à la débauche et en proie aux brutales fureurs des sens Messaline est donc connue même du public illettré, du public qui n’a jamais lu Tacite et Juvénal ; son nom s’est trouvé cent fois sur les lèvres d’hommes qui ignorent même quelle fut sa condition, ce nom leur a servi de terme de comparaison pour exprimer la nature morale ou les honteuses débauches de certaines personnes. Dès lors, qu’arrivera-t-il ? C’est que, entrant au théâtre avec cette idée qu’on va justifier devant nous une femme livrée par l’histoire au mépris de la postérité, nous n’éprouverons aucun plaisir naïf, nous ferons incessamment appel à nos souvenirs, nous, comparerons les récits de d’histoire avec la fable du poète ; en un mot, nous serons continuellement tourmentés, inquiétés par la connaissance trop certaine que nous avons de la culpabilité de Messaline. Pour pouvoir jouir des beautés qu’un pareil drame pourra nous offrir, nous serons forcés de faire, pour ainsi dire, violence à notre raison ; cette perpétuelle comparaison que nous ferons involontairement entre la fable du poète et l’histoire, cette violence que nous imposerons à notre intelligence, enlèveront tout intérêt au drame. Nous n’aurons plus, dès lors, qu’un plaidoyer dialogué, nous n’aurons plus, au lieu de l’effet moral du poème, qu’une sorte d’effet d’optique, de trompe-l’œil de théâtre. Les auteurs, d’ailleurs, ont senti si bien par avance toute la vérité de ces observations, qu’ils n’ont pas laissé à Messaline ce nom sous lequel elle est si connue et qu’ils l’ont mise sur la scène sous son prénom de Valeria.

Mais tâchons d’oublier que c’est Messaline qui passe sous nos yeux ; prenons l’idée qui fait le fond du drame, quelle est cette donnée ? C’est une fatale ressemblance, c’est ce qu’on appelle vulgairement un quiproquo. Cette ressemblance est-elle admissible dans les conditions de la pièce ? Nous répondrons non sans hésiter : les sosies et les Ménechmes ne seront jamais que des personnages de comédie, et les suppositions, les quiproquos, les erreurs qui remplissent les comédies de Molière et de Regnard ne pourront jamais fournir le sujet d’un drame tragique. L’homme est ainsi fait, qu’il peut rire et s’amuser des combinaisons les plus impossibles et des suppositions les plus folles qui traversent son esprit, mais il n’accorde son émotion et sa pitié qu’aux douleurs réelle et nullement à des hypothèses historiques, ou à des suppositions abstraites, ou à des quiproquos trop prolongés. Un malentendu ne peut pas faire le fond d’une action dramatique, car une telle donnée est inadmissible avec les développemens que demande le drame. S’il est possible de supposer qu’une simple erreur de la vue puisse donner naissance à la calomnie, il est absurde de supposer que cette erreur puisse durer pendant cinq actes : la passion ira n’a en quelque sorte aux enquêtes, et le personnage incriminé sera justifié une fois pour toutes. Un malentendu peut être très dramatique en lui-même ; la passion peut, sur une simple apparence, se tenir pour convaincue, mais alors cette erreur devra servir simplement de dénouement ou de moyen d’action, jamais elle ne pourra devenir le fond même d’une œuvre dramatique, c’est pourquoi nous pensons que la donnée de Valeria est contraire aux véritables lois du drame.

La représentation de Valeria explique parfaitement pourquoi les auteurs ont choisi une telle donnée c’est qu’ils ont cherché certains effets certaines situations bien plutôt qu’ils ne se sont préoccupés des passions et des caractère ; ils ont oublié ou ils ignorent que les situations dramatiques naissent des passions des personnages, et qu’elles ne sont qu’un effet dont les passions et les caractères sont la cause. Or, les caractères sont nuls ou à peu près. Rien dans le langage d’Agrippine ne trahit un caractère quelconque, et nous serions fort embarrassé pour dire quel caractère les auteurs ont voulu donner à la fille de Germanicus. Nous avons été long-temps avant de découvrir qu’Agrippine figurait dans ce drame, et nous avouons naïvement que nous l’avions prise pour une suivante dont le langage nous paraissait inexplicable et incompatible avec sa condition. Quand à Silius, il nous a rappelé les tristes figures de ces deux malencontreux philosophes que M Couture avait placés dans un coin de son tableau de l’Orgie romaine Silius est, après Messaline, le personnage le plus vertueux de la pièce : c’est un stoïcien plein de regrets pour les mœurs de la vieille Rome et d’admiration pour les assassins de César ; mais comment se fait-il que cette vertu s’exprime en phrases de convention et que les auteurs n’aient trouvé à mettre dans la bouche de ce personnage que des maximes vulgaires et des lieux communs de morale ? Silius st d’un bout à l’autre non pas un Romain, mais un personnage de convention, dont le rôle est d’être vertueux Comme le rôle de Lycisa est d’être infâme. Quant à vous dire si sa vertu est autre chose qu’un rôle, s’il a l’ame vertueuse et le cœur noble, cela nous est impossible, car les auteurs ne nous ont donné dans Silius qu’un personnage, nullement un caractère Narcisse et Pallas ne sont en aucune façon les deux scélérats grandioses, les eux remarquables intrigans que Tacite nous a décrits : ce sont deux vils coquins qui ont l’air d’appendre leur métier de scélérat en essayant de se perdre mutuellement. Leur scélératesse n’est qu’une scélératesse d’apprentis, leur langage et leurs actions sont méprisables et vils plutôt que haïssables. Figurez-vous deux laquais qui auraient appris leur métier d’empoisonneur au service de la Brinvilliers ou de Sainte-Croix, figurez-vous Mascarille et Jodelet jouant au scélérat comme ils jouent au marquis, et vous aurez une idée assez juste du Narcisse et du Pallas de MM. Jules Lacroix et Maquet. Claude est le seul personnage réussi, sans doute parce que Claude n’est pas un caractère, mais un personnage tout extérieur, en quelque sorte.

Mais pourquoi parler de caractères ou de passions ? MM. Lacroix et Maquet ne se sont proposé qu’un seul but, celui de fournir deux rôles à Mlle Rachel. Les personnages n’existent que pour donner la réplique à Valeria ou à Lycisca ; ils existent par cette seule raison qu’il est matériellement impossible qu’une action dramatique puisse se passer de personnages. Mlle Rachel est donc plus que l’interprète de ce drame, elle en est pour ainsi dire l’ame ; elle le remplit à elle seule. Nous sommes loin de nier le talent que Mlle Rachel a déployé dans ces dernières soirées ; jamais elle n’avait été plus fière dans ses rôles de reine plus naturelle et plus attrayante dans ses rôles de courtisane. Toutefois nous ne pouvons nous empêcher de l’avertir qu’elle doit renoncer d’exciter la curiosité par des moyens aussi étranges que ceux dont elle se sert depuis quelques années. On la fait se livrer ; si nous osons nous exprimer ainsi, à une suite d’exercices et de tours de force qui à la longue deviendront pour le public plus intéressans que son jeu si sobre et que le déploiement naturel de son remarquable talent. On avait composé déjà une pièce tout exprès pour lui faire lire la fable des Deux Pigeons, on lui’avait fait chanter la Marseillaise ; maintenant on lui fait chanter des couplets bachiques. Que les auteurs de Valeria renoncent à écrire des drames à cette seule fin de donner des rôles à Mlle Rachel, que Mlle Rachel renoncé à se montrer au public dans toute sorte d’attitudes excentriques cela sera plus digne à la fois des auteurs et de l’actrice.

ÉMILE MONTÉGUT.

ERRATUM.

Un passage de l’article sur les Guises, de M. A. de Saint-Priest, a paru, dans l’intérêt de la vérité historique, devoir être complété par quelques lignes. Le passage, tel que nous le rétablissons en soulignant les lignes ajoutées, précise mieux la pensée de l’auteur. Ainsi, livraison du 1er mars 1850, page 802, lignes 30 et suiv., après ces mots : « Quant au duc François, c’était le premier capitaine de son siècle, et sur ce point il n’y a ni doute, ni controverse, pas plus chez les contemporains que dans la postérité, » lisez « Guise fut héroïque devant Metz. il arrêta la fortune de l’aigle autrichienne. M. de Bouillé n’a point altéré l’éclat de ce tableau. C’est dans cette partie de son livre écrite avec autant d’exactitude que e verve qu’il faut voir Charles-Quint méditant son abdication devant les armes de la France. La suite ne répondit pas à ce début du duc de Guise. Chargé de défendre le pape contre les impériaux, il se laissa dominer par une préoccupation trop ordinaire à sa famille, et qui finit par contribuer à sa chute. »


V. de Mars.