Revue dramatique - 14 août 1914

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REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Le Prince Charmant, comédie en trois actes de M. Tristan Bernard. — L’Essayeuse, comédie en un acte de M. Pierre Veber. — Mort de M. Jules Lemaître.

Le devoir professionnel a de cruelles exigences. Nous traversons une des crises les plus terribles de notre histoire ; la France tout entière s’est levée pour faire face à l’ennemi ; toute la jeunesse, tous les hommes en âge de porter les armes sont partis ; l’attention de tous est uniquement concentrée sur la défense de nos frontières menacées ; une même angoisse étreint tous les cœurs. Et mon métier exige que je rende compte au lecteur des dernières pièces représentées dans les théâtres ! C’est sans doute que chacun doit rester à son poste, en attendant les événemens, et continuer sa besogne habituelle, tant que ce sera possible, jusqu’au jour où d’autres tâches le réclameraient. Refoulons donc au fond de nous-mêmes les sentimens qui gonflent nos poitrines et retrouvons assez de liberté d’esprit pour nous entretenir des choses de la littérature et du théâtre. Au surplus, elles sont, elles aussi, en question et en danger dans la tourmente actuelle. Le monstrueux conflit d’aujourd’hui met en jeu la civilisation elle-même ; et c’est l’honneur de la France d’en être, une fois de plus, le providentiel champion.

Toutefois, je ne puis regarder au titre de ces chroniques sans songer qu’un drame dépasse en grandeur et en horreur tous ceux qu’en aucun temps les dramaturges ont inventés : c’est celui qui vient d’éclater sous nos yeux, mettant aux prises des millions et des millions d’hommes. Pour théâtre il a l’Europe entière, ses plaines où se sont déjà heurtés, à l’heure où j’écris, cavaliers et fantassins, ses mers où combattent des colosses, les airs eux-mêmes ; car la conquête de l’air, ce dernier progrès de l’esprit humain, a eu ce résultat d’ouvrir de nouveaux champs de bataille : on se bat sur la terre, au-dessus de la terre, sur les eaux et sous les eaux. Pour acteurs, les peuples. Pour sentimens, les plus larges et les plus profonds de tous : ces grandes passions collectives où s’absorbent et disparaissent toutes les différences d’opinions, toutes les divisions de partis, toutes les divergences et toutes les rivalités, fondues et réconciliées dans un même élan d’enthousiasme et d’abnégation.

Derrière les actions des hommes les anciens discernaient la volonté de l’implacable Némésis. La Fatalité régnait en maîtresse sur leur tragédie. La Fatalité s’appelle ici la Guerre, que de dangereux utopistes croyaient avoir mise en fuite par leurs déclamations, mais qui subsiste, aussi vieille que l’humanité, et rendue seulement plus meurtrière par l’avancement des sciences. Que de scènes déjà, que d’épisodes atroces ou sublimes ! Nous-mêmes, qui n’avons pas quitté Paris, le spectacle que nous avons eu sous les yeux était magnifique. Je me souviens parfaitement de ce qu’était la rue en 1870. Des bandes de braillards hurlaient : « A Berlin ! » des cantatrices sur la plate- forme des omnibus chantaient la Marseillaise ; des crieurs de journaux annonçaient des feuilles, nées la veille dans une folle exubérance de végétation parasite ; à chaque carrefour, sur chaque borne surgissait un orateur. Certes, la bravoure était partout; mais cette fièvre n’annonçait pas un peuple vigoureux, sain, qui sent sa force et qui est sûr de soi. Toute sorte de mauvais fermens le travaillaient. Aujourd’hui, quel contraste ! Partout la dignité, le calme. Pendant les jours qui ont précédé la déclaration de guerre, alors que d’heure en heure la face des choses semblait changer, ces énervantes alternatives n’ont pu triompher du sang-froid des Parisiens. A la minute où fut lancé le décret de mobilisation, dans tous les regards se peignit la même résolution. Pas de forfanterie, pas de bravade : le vrai courage. Sur les quais des gares, où nous avons accompagné nos fils jusqu’au train qui les emmenait vers leur devoir, un ordre parfait : les wagons s’ébranlaient et partaient dans le silence. Les rares propos qu’on échangeait, en quelques mots brefs, avaient tous le même sens : chacun ne voulait penser qu’à la patrie. Et c’était elle dont planait, sur ces scènes douloureuses et simplement héroïques, l’image sacrée.

Les quelques Parisiens qui, sur la foi des journaux du matin annonçant que les représentations continueraient, se sont présentés à la Comédie-Française, le mardi 4 août, ont trouvé le théâtre fermé, les affiches retournées dans les grillages, et des factionnaires devant les portes. C’est la conséquence inévitable du service obligatoire qu’en cas de mobilisation générale la vie est partout interrompue. Revenons à un mois en arrière. Les deux dernières pièces qu’a montées la Comédie, et dont il n’a pas encore été rendu compte dans cette chronique mensuelle, sont le Prince Charmant, de M. Tristan Bernard, et l’Essayeuse, de M. Pierre Veber. Comme nous nous étonnions qu’on donnât une « première » à une époque si avancée de l’année, quand Paris s’est déjà vidé de ses hôtes habituels : « C’est, nous disait-on, que la Comédie a besoin d’un spectacle gai pour les étrangers. » Ironie de nos prévisions ! Il se trouve d’ailleurs, — et tous les critiques en ont fait la remarque dès le premier jour, — que ni la pièce de M. Tristan Bernard, ni celle de M. Pierre Veber ne sont des pièces gaies. Elles appartiennent l’une et l’autre à ce genre de comique qui recouvre à peine la laideur de certains caractères et la tristesse de certaines situations.

On a mis souvent à la scène l’homme d’affaires, le financier, l’agioteur, le spéculateur, l’aigrefin. Cela commence avec le Turcaret de Lesage, qui peint, une fois pour toutes, dans une large et durable effigie, le traitant. Puis, c’est le Mercadet de Balzac, le financier imaginatif, dupe du mirage, victime de l’entraînement, qui voit grand, trop grand, et succombe à ses ardeurs de conquérant. Alexandre Dumas fils continue avec le Jean Giraud de la Question d’argent, pièce oubliée, mais dont un mot est resté : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » Émile Augier personnifie dans son Vernouillet un phénomène nouveau : l’ingérence des affaires dans la politique, l’influence des affaires d’argent sur les affaires d’État. M. Octave Mirbeau campe dans les Affaires sont les affaires cet étrangleur public qu’est M. Lechat. Joignez les Ventres dorés de M. Émile Fabre et bien d’autres pièces par lesquelles il serait facile d’allonger cette liste. Toutes ces peintures se ressemblent par un trait. Dans tous les cas il s’agit de montrer la puissance malfaisante, — pour les autres et pour lui-même, — dont dispose celui qui possède ou du moins qui manie l’argent. Les types qu’on nous présente sont de large envergure. Ils sont les portraits, amplifiés et pourtant ressemblans, de ces rois de la finance ou de ces escrocs, que nous avons peu d’occasions de rencontrer dans le monde où nous fréquentons, et que nous ne connaissons guère que par les échos de la Bourse, les débats des tribunaux et parfois ceux du Parlement.

Mais il existe une autre catégorie d’hommes d’affaires, beaucoup plus nombreuse, beaucoup plus répandue, dont nous avons tous rencontré quelque spécimen, et dont il n’est presque pas une famille qui n’ait eu à souffrir : c’est l’homme d’affaires qui ne fait pas d’affaires. Il court après les affaires, mais il ne les attrape jamais : ce sont elles qui quelquefois l’attrapent. Le perruquier légendaire affichait que demain on rasera gratis. Lui, il est toujours à la veille de conclure l’affaire magnifique qui va soudain l’enrichir, avec sa famille, ses amis, les amis de ses amis, et qui répandra sur tout son entourage les flots du Pactole. En attendant, il dépense sans compter : qu’importe, quand on a la richesse en perspective ? Il emprunte sans scrupules : heureux créanciers qui seront remboursés au centuple ! Il s’amuse sans vergogne : la régularité des mœurs est un mérite mesquin, à la taille et à l’usage des petits bourgeois qui vivent timidement. Lui, qui vit dangereusement, a besoin de donner libre cours à toutes ses énergies. Rien d’ailleurs qui avertisse ceux qui l’approchent et les mette en garde contre ses instincts redoutables. Il a de la rondeur, il est aimable, souriant, — et effrayant.

C’est un de ces personnages, empruntés à la vie courante, que M. Tristan Bernard s’est proposé de mettre en scène dans le Prince Charmant. Il connaît à merveille cette région de la bourgeoisie située sur les confins du commerce et de la finance. Il en a vu les originaux se mouvoir autour de lui, sans méfiance et au naturel. Il les a observés de son regard narquois, avec son air de n’y pas toucher, notant de préférence, et parce que telle est sa manière, les menus détails qui sont des indications de caractère et résument ou révèlent tout un long travail. Il les peindra de son art curieux, minutieux, impassible, art de pince-sans-rire qui se garde de forcer la note, de charger les couleurs, surtout de déclamer, ou même de s’irriter ou de s’attendrir, et à qui il suffit de faire partout flotter une imperceptible ironie.

Nous voici chez M. Colvelle, chapelier à l’enseigne du Castor Canadien, boulevard Richard-Lenoir. C’est un intérieur de commerçans de la vieille école : tel celui que Victorien Sardou décrivait déjà au premier acte de Maison neuve. On habite au-dessus du magasin et en communication constante avec lui : la vie du magasin et la vie de la famille se mêlent à tous les instans. En affaires, on est serré, prudent; on ne dédaigne aucun bénéfice ; on craint les risques ; on a pour doctrine et pour procédé, le gagne-petit. Quoiqu’on ait, à ce système, gagné une large aisance, on continue le même train modeste et économe. Mme  Colvelle, en même temps que la plus attentive des maîtresses de maison, est sa première servante. On va aux courses, tant il est vrai que les courses sont entrées dans les mœurs, mais on y va dans la voiture de livraison, d’où on s’est borné à retirer l’enseigne : un castor en zinc découpé. Après cela, il va sans dire que Mme  Colvelle, qui répond au prénom d’Anna, est une jeune fille parfaitement élevée, qu’elle porte une robe blanche et une ceinture bleue, marche les yeux baissés et les coudes au corps, parle par monosyllabes et touche du piano, comme la demoiselle à marier de Scribe.

Le premier acte pourrait en effet porter en sous-titre : la Demoiselle à marier, ou encore les Fiançailles d’Anna, ou si vous préférez : la Poudre aux yeux. L’auteur a voulu montrer comment on négocie un mariage dans beaucoup de familles pourtant honorables, sérieuses, traditionnelles, et avec quelle légèreté on le bâcle. L’entrevue doit avoir lieu aujourd’hui. C’est un secret, que M. Colvelle brûle de confier à tout venant, qui coule de lui par tous les pores et qui, pour toute la maison du Castor canadien, est déjà le secret de Polichinelle. Le conseil de famille a été convoqué en la personne de l’oncle Arthur, un original, dont c’est la douce manie de ne jamais quitter son paletot, un bourru bienfaisant, qui est le parrain d’Anna ou qui pourrait l’être, et qui dans toute la pièce jouera le même rôle grondeur, épigrammatique et secourable que le bonhomme Verdelet dans le Gendre de Monsieur Poirier. C’est lui qui dira le mot de la situation dans cette phrase à l’adresse de M. Colvelle, le chapelier père de famille : « Tu ne veux pas renoncer à ton vieux système pour la vente des chapeaux, et, quand il s’agit de marier ta fille, tu t’élances, avec ivresse, dans l’inconnu. » Car le jeune Gaston Houchard, le prince charmant annoncé, est un inconnu pour toute la famille : il est, dans toute la force et toute l’horreur du terme, l’inconnu. Les Colvelle connaissent quelqu’un qui le connaît, ou prétend le connaître, et en dit du bien : ce témoignage leur suffit. Nous qui pareillement voyons Gaston Houchard pour la première fois, cette seule vue nous ferait écarter sans hésitation et sans recours un tel prétendant. Ce que nous lui reprocherions, ce n’est pas tant son absence de toute situation et son manque de fortune, que la magnifique assurance avec laquelle il s’engage à faire fortune, devant que l’an soit révolu. Il a de si belles relations ! Nous nous méfions des relations trop belles. Il a de si vastes projets ! Nous préférerions que ce fussent des projets réalisables. Mais un vent de folie souffle sur ces personnes raisonnables. Ce qui devrait les inquiéter, au contraire les ravit d’enthousiasme. Quant à la pauvre Anna, dont le sort se joue au plus chanceux des jeux de hasard, comment ne serait-elle pas éblouie ? C’est le premier jeune homme qu’elle voie, du moins le premier qui ait de si grandes manières. A ses yeux, c’est un prince, littéralement. Elle est sous le charme. Victime désignée, elle aspire au sacrifice… Ce premier acte, cela saute aux yeux, est dans la veine de Labiche, avec moins d’outrance : c’est du Labiche assagi et qui se serait amusé à pasticher Henri Monnier.

Le second acte est un acte de comédie, le seul acte peut-être de toute la pièce qui soit un acte de comédie, celui en qui résident la véritable signification, la portée et la valeur de l’œuvre. Le mariage est consommé : un enfant est venu, mais non pas le bonheur. Un coup d’œil jeté sur l’intérieur élégant et dénudé de Gaston Houchard et d’Anna nous fait assez comprendre quel genre d’existence mène le jeune ménage. On est aux expédiens : les fournisseurs, impayés, refusent de faire crédit ; la nourrice, à qui on promet vingt francs pour la première dent de bébé, saisit l’occasion de cette générosité à venir pour réclamer ses gages dont l’échéance est depuis trop longtemps du passé. Quiconque se trouve sur le chemin de Gaston, parens, amis, visiteurs, employés, gens de service, est imposé sur son revenu ou sur son capital : c’est la contribution forcée. Personne ne passe sans laisser entre ces mains, habiles à l’escamotage, qui cent francs, qui trois cents, qui dix mille francs et qui dix sous. D’ailleurs Gaston n’est jamais chez lui. Il déjeune, il dîne dehors : déjeuners, dîners d’affaires : les affaires ne se traitent qu’à table et devant une table bien servie. Il n’y a pas de jeune femme plus délaissée qu’Anna Houchard. N’est-elle que délaissée ? Une scène nous renseigne abondamment. Un M. Alcidier, à mine de naïf, tout à la fois de mari battu et de gogo, vient se plaindre, au nom de Mme  Alcidier, que Gaston se fasse trop rare, et s’informer, en son nom propre, si le beau-père Colvelle consent à garantir le dernier emprunt de Gaston. Donc Gaston est l’amant de la femme et le débiteur du mari… Il n’est d’ailleurs ni méchant, ni vicieux. Tout le monde lui pardonne, tout le monde l’aime, nul ne lui adresse de reproches, non plus qu’il ne s’en adresse à lui-même : un reproche, d’où qu’il vînt, ferait de lui l’homme le plus étonné de la terre. Il est d’une superbe inconscience.

Que devient dans tout cela l’oncle Arthur, qui, dès le début, avait pris ferme position d’adversaire ? Une scène très joliment filée nous permet de mesurer sa force de résistance. Résolu à parler net, une bonne fois, et parti pour secouer vigoureusement son panier-percé de neveu, il l’aborde et le force… à lui emprunter mille francs. Toutefois une situation si délicate, si périlleuse, d’un équilibre si instable, ne saurait aboutir qu’à une catastrophe. C’est le bon M. Alcidier qui va découvrir le pot-aux-roses. Il vient enfin d’apprendre que sa femme le trompe, et il l’a appris à la meilleure source, puisque c’est de sa femme elle-même qu’il tient le renseignement. Trompé et volé, c’est trop. Il crie sa double infortune, de façon à être entendu de Colvelle, d’Arthur, d’Anna, de la nourrice, et de qui voudra l’entendre… Cet acte est excellent parce qu’il est, sous une forme légère, une étude de caractère. Le portrait est dessiné d’un trait rapide et net, avec une sorte de sécheresse et de précision grêle, qui n’est pas sans agrément. Gaston est le gentil garçon qui commet les pires canailleries. C’est le bon compagnon, dont nul ne se méfie et qui mène gaiement au gouffre tous ceux qui se sont laissé entraîner à sa suite, dans sa course à la ruine.

Anna est retournée chez ses parens : elle a quitté Gaston, sur leur conseil, comme elle l’avait épousé pour leur obéir. C’est une personne qui n’a pas beaucoup d’initiative. Mais vainement ces bons parens essaient-ils de l’entourer, de la distraire et de lui faire visiter les environs d’Herblay : elle ne peut se consoler du départ de Gaston. Celui-ci, qui probablement se sait regretté, rôde dans le pays ; la nourrice l’a vu attablé au café ; mais est-ce bien lui ? « Nourrice, que faisait-il? que disait-il ? — Madame, il proposait au boucher de lui placer ses économies. » Alors, il n’y a pas de doute, et tout l’homme se peint à ce seul trait. Qu’il revienne donc ! C’est le vœu de tous : l’oncle Arthur lui-même, l’incorruptible, ira le chercher. Gaston est encore sur le seuil : il annonce déjà qu’il a en vue une affaire magnifique ! C’est incorrigible… Ce dernier acte est un peu sommaire : toutefois il donne à la pièce sa conclusion normale, qui était de n’en pas avoir. Cela ne finit pas, parce que tout va recommencer. Gaston recommencera de piller ses amis et de trahir sa femme ; il continuera de faire des dupes et des victimes qui continueront de s’offrir à lui, parce que telle est sa destinée et la leur, et qu’il a été mis sur terre tout exprès pour les gruger. Et nous sentons si bien que tout cela est vrai, et n’est pas même exagéré ! Maints souvenirs nous reviennent à l’esprit et nous obsèdent. Non, cette pièce d’un auteur gai n’est pas une pièce gaie. Elle a l’amertume de la réalité, la tristesse de la vie.

Le Prince Charmant a été très bien joué par M. Bernard qui a dessiné avec beaucoup d’ampleur le type de l’oncle Arthur, rude et faible, par M. Siblot qui a fait de M. Colvelle une bonne ganache apparentée aux barbons de la comédie classique et aux bourgeois de Labiche, par M. Denis d’Inès, très pittoresque dans le rôle épisodique d’un loueur de voitures. M. Brunot a la désinvolture, sinon peut-être la séduction, qui convient au rôle de Gaston. Mlle  Leconte a prêté toute sa grâce et son émotion au personnage un peu effacé d’Anna. Et Mme  Kolb est une Mme  Colvelle peinte en pleine pâte.


La même vision clairvoyante et sans illusion que j’ai signalée dans le Prince Charmant, je la retrouve dans l’Essayeuse de M. Pierre Veber. Ici encore, sous l’ingéniosité des combinaisons, sous la grâce et la légèreté du dialogue, on découvre le fond humain, c’est-à-dire douloureux. Le ménage de Lise et de René est un charmant ménage. Lise aime follement son mari, son René, et pourquoi ne s’en croirait-elle pas aimée, puisqu’il l’a épousée par amour ? Pourquoi cependant a-t-elle, non certes des craintes, mais des doutes ? On dit que tous les maris sont infidèles : son mari serait-il pareil à tous les maris ? Le cœur a ses pressentimens ; quelque chose avertit Lise que son mari n’est pas un mari de tout repos : que faire pour s’en assurer ? Elle s’avise alors d’un moyen qui, s’il réussit, lui sera une sûre garantie et lui permettra de dormir sur les deux oreilles. Allons, tant mieux ! Il consiste à mettre René à l’épreuve, à « l’essayer. » Qu’une jolie flirteuse s’offre à lui : s’il résiste, la preuve est faite ; s’il faiblit, Lise interviendra à temps, et du moins elle sera renseignée. Reste à trouver « l’essayeuse, » assez séduisante pour être une tentation, et assez sûre pour ne pas céder, elle aussi, à la tentation. Mais elle est toute trouvée : Lise a pour amie une jeune femme, Germaine, élégante, spirituelle et divorcée : tout ce qu’il faut pour plaire. Germaine sera parfaite dans ce rôle scabreux… Pauvre charmante Lise ! Elle se croit l’émule de Machiavel ; et son machiavélisme prouve sa belle candeur d’honnête femme et de femme aimante. Car elle donne, n’est-ce pas, une superbe marque de confiance à Germaine. Mais, en outre, au moment où elle semble suspecter René, elle ne peut croire à ses propres soupçons : soumettrait-elle ce mari si aimé à l’épreuve, si elle doutait un seul instant qu’il en put sortir à son honneur ?

René reste seul avec Germaine. Et il arrive tout ce que, il faut bien le dire, nous avions prévu. Les deux êtres, que Lise a eu l’imprudence de rapprocher, sont des êtres de plaisir qui se sont tout de suite reconnus. René propose à Germaine un rendez-vous pour le lendemain dans un petit pavillon écarté , et Germaine l’accepte. L’esprit est prompt et la chair est faible. Encore une fois, cela était prévu. Mais voici ce qui est original, d’une invention délicate et neuve. Lise revient, questionne son amie, reçoit d’elle l’assurance que René a été incorruptible. Alors, telle est sa joie, telle est sa reconnaissance, et elle l’exprime en des mots où elle fait si bien passer toute son âme, toute la fraîcheur, toute la pureté de son âme limpide et profonde, que Germaine découvre soudain toute l’infamie de la trahison projetée et s’éloigne. C’est ce revirement qui nous a surtout charmés et qui a mis dans la pièce une note discrète d’attendrissement. Lise est sauvée. Elle est sauvée pour cette fois. Mais la prochaine fois ? Car il y aura une prochaine fois. Et ceux qui savent ce que c’est que la vie, ne peuvent s’empêcher de plaindre la douce et gracieuse jeune femme dont les yeux s’useront à pleurer tant de larmes !

Cet acte de M. Pierre Veber est conduit avec une dextérité et une aisance qui dénotent l’écrivain de théâtre en pleine possession de son métier. Le dialogue est spirituel, et, qualité aussi rare, il est naturel. L’auteur a évité le danger de le semer de mots d’auteur. Nous possédons bien peu de comédies en un acte qui soient de tout point achevées. La Comédie-Française inscrira sans doute l’Essayeuse à son répertoire. Il y a longtemps d’ailleurs que nous attendons M. Pierre Veber sur cette scène. Ce premier succès l’encouragera à y donner une œuvre plus importante, — quand le théâtre sera rendu aux représentations de théâtre.

Mlle  Maille a été une Lise aimable, gracieuse, touchante : elle a eu des passages de réelle émotion. Mlle  Robinne a été une Germaine belle, séduisante, coquette à ravir. On aurait souhaité que M. Dessonnes fût un René un peu plus fringant et moins gêné dans son rôle de séducteur.


La mort de M. Jules Lemaitre est un deuil pour tous les lettrés. Elle en est un tout particulièrement pour cette Revue à laquelle le brillant écrivain avait donné quelques-unes de ses meilleures pages. Il y avait débuté en 1894 par un article sur l’Influence récente des littératures du Nord qui fit grand bruit. Il y rédigea de 1896 à 1898 la Revue dramatique, et, pendant ces deux ans, il sembla qu’un autre Sainte-Beuve eût pris la plume.

En le saluant au nom de tous ceux qui, dans cette maison, étaient ses admirateurs et ses amis, qu’il me soit permis de dire aussi, en toute simplicité, mon profond chagrin. Il avait été pour moi un de ces glorieux aînés sur lesquels on tient les yeux fixés lorsqu’on entre soi-même dans la littérature. Je n’oublierai jamais l’éblouissement que furent ces premiers portraits littéraires qui parurent à la Revue Bleue dans la série bientôt fameuse des Contemporains. Quelle finesse ! Quelle pénétration ! Et que de verve ! Et que d’esprit ! Et comme tout cela était alerte, vif, d’un tour élégant et de la meilleure tradition française ! Et comme, d’une semaine à l’autre, on attendait l’article nouveau, pour se donner la fête de ces trouvailles ingénieuses, de cette malice, et de cette langue toute classique, et de ce style facile, souple, nuancé, où la phrase en ses sinuosités avait un charme si enveloppant, où chaque mot rendait un son si pur ! Après l’avoir beaucoup lu, et comme je savais par cœur quelques-unes de ses pages les plus merveilleuses, j’eus l’honneur de lui être présenté : tout de suite je fus conquis. L’écrivain était devenu célèbre en quelques semaines, l’homme était resté modeste, simple, avec une sorte d’ingénuité qui était une séduction de plus chez un moraliste si averti. Il avait de la douceur et de la grâce. Il fallait le voir dans l’intimité, dans les réunions nombreuses, une sorte de timidité qu’il garda toujours l’empêchait d’être tout à fait lui-même. J’ai souvent causé avec lui, dans son clair cabinet de travail de la rue d’Artois, pendant qu’il prenait un à un, et maniait amoureusement, et vous montrait avec fierté ses beaux livres. Il cherchait à plaire : il y mettait de la coquetterie. Et à mesure que l’entretien se faisait plus confiant, on découvrait chez le causeur tout ce qu’il se défendait de livrer au public : une sensibilité un peu ombrageuse, un besoin d’affection qui craignait toujours de se mal adresser. Nul ne faisait moins de protestations que lui ; et nul ne prenait plus de plaisir à tenir plus qu’il n’avait promis. J’ai éprouvé maintes fois, et en des circonstances très diverses, la sûreté de son amitié. Il était fidèle et dévoué. Il était bon.

Un souvenir encore. Quand je fus reçu à l’Académie française, M. Faguet, retenu chez lui par un accident, ne put venir prononcer le discours qu’il avait composé en réponse à mon remerciement. M. Jules Lemaitre accepta de le lire à sa place. Il le lut comme il savait lire, et je ne crois pas que personne ait su lire mieux que lui. Par quoi s’expliquait cet enchantement qu’était chacune de ses lectures ? Par la souplesse, par la variété, par la justesse des intonations, par l’art des nuances, par un don qu’il avait de faire deviner toute sorte de choses en marge de ce qu’il exprimait, par le timbre de la voix caressante, insinuante, et qui mettait en vous un frisson délicieux. Oui, mais il y avait autre chose et mieux ; et, ce jour-là, j’ai pénétré son secret. Dans sa lecture il livrait toute son âme, toute la tendresse qu’à l’ordinaire il cachait. Je garderai toujours dans ma mémoire l’accent dont il lut certains passages, plus intimes, et qui m’allèrent droit au cœur.

Je n’ai ni la place, ni le temps d’analyser ici l’œuvre de M. Jules Lemaître. Aussi bien, tous les lecteurs de cette Revue ont présente à l’esprit l’étude magistrale que M. Victor Giraud lui a consacrée en deux articles récens, avec cette largeur de vues et cette sûreté d’information patiente qui sont la marque de tout ce qu’il écrit. Je tiens pourtant à rappeler qu’à la façon dont il a conçu la critique dramatique, M. Jules Lemaître a renouvelé le genre, et en a fait, en quelque sorte, une création originale où il est resté incomparable. Il racontait les pièces et il les jugeait ; mais il semait dans chacun de ses feuilletons tant d’idées, d’impressions, de remarques et de réflexions personnelles qu’on était sans cesse ramené à ce qui seul importe : la vie, la société, notre nature. Il était extraordinairement intelligent. De tous les critiques, depuis l’auteur des Lundis, c’est lui qui a poussé le plus loin la faculté de tout comprendre : ce n’est pas la même chose que de tout admettre. Brunetière le chicanait sur son dilettantisme : ce dilettantisme n’était qu’apparent. M. Jules Lemaître s’en servait comme d’un moyen pour échapper aux allures dogmatiques dont il avait horreur. Mais l’ancien normalien, formé par la culture classique, avait un jugement ferme et sûr, et sa critique, sous ses formes aimables, eut parfois d’utiles sévérités.

Au théâtre, il a donné quelques pièces qui sont, non peut-être le divertissement que recherche la foule, mais des pièces pour les connaisseurs, un régal pour les lettrés. C’est la première en date, Révoltée, si originale, où certaines scènes, par leur franchise et leur naturel, tranchaient sur l’habituelle convention du théâtre. C’est Mariage blanc, d’une qualité de sentiment si raffiné que quelques-uns s’y trompèrent, ne s’attendant pas à trouver chez ce prétendu sceptique de telles ressources d’émotion. Les deux premiers actes du Pardon sont peut-être ce que le théâtre de ces vingt dernières années nous a donné de plus vrai, de plus simple et de plus humain. Puis ce furent les Rois, l’Aînée où il y a d’excellens traits de satire, et la Massière si douloureuse. Aucune de ces pièces, qui toutes ont eu du succès, n’a eu cependant un nombre de représentations considérable. Mais on peut être tranquille. Alors que de bruyantes réputations se seront évanouies, on relira encore, on relira toujours ces comédies de demi-teinte, pour la justesse de leur observation, pour la finesse de leur psychologie, et pour la perfection de leur style. Elles formeront dans l’histoire de notre théâtre un chapitre à part, comme les comédies de Musset, auxquelles elles ressemblent par certains côtés, et dont M. Lemaître a parlé, dans certaine préface, adorablement.

En ces dernières années, après bien des détours et même une excursion à travers la politique, M. Jules Lemaître était revenu à son premier métier de critique, voire de professeur. Il a occupé, à quatre reprises, la chaire de la « Société des Conférences » et il l’a illustrée. Ce que furent ses cours sur Jean-Jacques Rousseau, sur Racine, sur Fénelon et enfin sur Chateaubriand, un fait suffit à l’indiquer : c’est leur succès qui nous a valu la mode de ces cours libres répandus depuis à profusion. Ceux qui ne s’étaient jamais consolés que le théâtre et le journalisme leur eussent enlevé l’écrivain des Contemporains et des Impressions de théâtre, se réjouirent de le retrouver tel qu’ils l’avaient connu, mais dans un cadre et avec une manière plus larges. C’était, dans chacune de ses leçons, d’une composition si artiste, le même savoir, la même finesse, le même esprit, mais avec l’ampleur d’une pensée que bien des spectacles avaient instruite et fortifiée. Jamais sa dialectique n’avait été plus agile ; jamais sa phrase n’avait été plus souple… Et comme il disait !

M. Jules Lemaître n’a pas été seulement un des plus brillans et des plus séduisans parmi les littérateurs contemporains : il restera comme un des meilleurs écrivains qu’il y ait eu dans notre littérature. J’entends par là que ses qualités étaient éminemment celles de notre race : le bon sens aiguisé d’esprit, le don de l’observation, la pénétration morale, le goût. J’ajoute, et c’est une louange dont aujourd’hui plus que jamais nous sentons le prix, que ce fut un très bon Français. Il aimait passionnément son pays. Il est mort à l’heure où le tocsin a sonné dans son humble village natal. Et ce ne fut pas une simple coïncidence. L’émotion avait été trop forte.

René Doumic
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