Aller au contenu

Revue dramatique - 14 avril 1886

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 avril 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 933-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Chamillac, comédie en 5 actes, de M. Octave Feuillet.

Le 1er mars 1849, en même temps que les vers d’Alfred de Musset « sur trois marches de marbre rose, » la Revue des Deux Mondes publiait une comédie d’un jeune homme qui, depuis, lui a marqué son attachement et qui, dans ces derniers mois, lui a donné la Morte : à trente-sept ans de distance, Chamillac, représenté, le 9 avril 1886, à la Comédie-Française, est un écho de Rédemption.

C’est que M. Octave Feuillet n’est pas seulement fidèle à ses amis, mais d’abord à son génie propre. Son talent, selon les saisons, a pu varier ses moyens de culture ; son âme, dont toute son œuvre est le fruit, n’a pas changé : sans découragement, malgré certaines modes ennemies, elle s’est montrée toujours, elle se montre encore, et dans le livre et sur la scène, éprise des idées, et, qui plus est, des mêmes.

L’idée qui soutient et anime Chamillac, aussi bien que Rédemption, est haute et généreuse ; elle étend, d’ailleurs, ses bienfaits aujourd’hui plus largement que naguère ; elle revient parmi nous pour la pécheresse, mais aussi et surtout pour le pécheur. La femme n’est pas absente de ce drame, mais l’homme en est le héros : comme elle, dans l’ordre diffèrent où son honneur est placé, il a failli ; comme elle, il rachète sa faute. L’un et l’autre, après s’être damné socialement, fait son salut en ce monde ; et chacun par la voie qui lui est le plus convenable : la femme, destinée à la vie privée, se sauve par l’amour ; et l’homme, à qui la vie publique est ouverte, par la charité.

D’autre part, le milieu où cette idée se manifeste est nouveau. Rédemption, d’après un avis placé en tête de l’ouvrage, se passait à Vienne et de nos jours ; mais, tout de bon, le lieu de cette fable était plutôt le royaume de la fantaisie ou, du moins, la capitale d’une Autriche où les costumes de Barberine eussent été plus séans que nos modernes habits. M. Feuillet, qui dès lors était l’auteur de la Crise[1], est aujourd’hui l’auteur de la Petite Comtesse[2], de Monsieur de Camors[3] et de tant d’autres délicates et fortes études de mœurs contemporaines et parisiennes, entre lesquelles il faut distinguer ce chef-d’œuvre, Julia de Trécœur[4]. Il a saisi une part de notre société, la plus brillante, et il la tient ; sa prise est celle d’un maître qui a la main énergique et fine. Il connaît cette fraction de l’humanité et la juge avec la clairvoyance, avec la sévérité, mais aussi avec la sympathie et la pitié secourable d’un moraliste chrétien ; il en reproduit les sentimens, les opinions, les propos, avec cette naturelle justesse de ton que les observateurs les plus subtils et les plus appliqués lui envient : pourquoi se risquerait-il à la quitter ? Il n’est ni son adversaire ni sa dupe ; il voit dans ses rangs beaucoup de pharisiens ; c’est par eux, et pour leur donner utilement la leçon, qu’il met debout, comme de vivans démentis à leur iniquité, la pécheresse et le pécheur triomphant du mal, purifiés et touchant sur cette terre le prix de leur expiation.

Mais quoi ! Est-ce donc un sermon, ce Chamillac, un discours édifiant, une thèse ? Nullement ! Pour s’épargner les obligations du genre, pour en ôter d’avance les charges au spectateur, pour en éviter le fâcheux appareil, M. Feuillet a fait le nécessaire avec une courageuse prudence ; allant à son but, il a choisi, quels qu’en fussent les périls, un chemin secret, ou plutôt une façon discrète de cheminer : il a marché devant son héros une lanterne sourde à la main, et, à la fin seulement, il s’est retourné pour l’éclairer. Entraînés à leur suite, amusés en route par des accidens pathétiques, lesquels suspendaient et relançaient notre attention, nous ne savons que trop tard pour résister, c’est-à-dire juste à point, d’où nous venons et avec qui. Pour prouver le mouvement vers le bien, l’auteur, sans accompagner son héros de commentaires auxquels s’en pourraient opposer d’autres, l’a fait avancer ; une fois qu’il l’a mené où il veut, il révèle d’où il l’a tiré : le moyen alors d’empêcher qu’il ait franchi l’intervalle ! Une telle démonstration est rare, ingénieuse, hardie ; elle a cette élégance qu’estiment les géomètres ; elle est exempte de ces embarras oratoires que craignent les dramaturges.

Deux actes de comédie, joliment ouvragés, sont les supports de ce drame ; l’exposition s’y fait avec abondance, les principes de l’action y sont posés, les caractères indiqués autant qu’il le faut selon le plan adopté par l’auteur ; l’atmosphère qui enveloppera le tout s’y constitue aisément.

D’abord, nous voici dans l’atelier de M. Hugonnet, brave garçon et peintre à la mode. Il attend une jeune veuve, Mme de Tryas, dont il a commencé le portrait ; il reçoit une de ses élèves, Sophie Ledieu. Singulière créature que celle-ci, faite pour déconcerter les gens qui ne connaissent que l’intérieur des castes sociales et morales et ne veulent pas connaître leurs frontières, — née du pavé de Paris, grandie et fleurie pour le vice, transplantée ensuite et cultivée pour la vertu par un caprice du sort et par la volonté d’un honnête homme. Nièce d’une crémière, danseuse à l’Opéra, maîtresse naïve d’un financier véreux, le jour où cet amant a pris la fuite, où elle a vu à quelle sorte d’homme elle avait lié sa jeunesse et quelles consolations l’attendaient, elle a voulu mourir. Échappée du suicide, elle a été rengagée à la vie par un personnage qui a le cœur chaud et l’esprit original, M. de Chamillac : célibataire élégant, habitué du foyer de la danse, ami et protecteur d’Hugonnet, amateur de bonnes œuvres encore plus que de tableaux et de pirouettes, ce dilettante de l’art et de la morale a promis à Sophie que, si, pendant quatre années, elle apprenait l’orthographe et la sagesse, il l’épouserait. Elle a, par surcroît, appris la peinture et l’amour : elle est la meilleure élève et la préférée d’Hugonnet, la brave et belle fille, et elle aime son bienfaiteur, dont elle sera tantôt la femme, car la quatrième année d’épreuve est sur le point d’expirer.

Cependant, depuis quelques mois, elle est jalouse et inquiète : Chamillac, qui vivait à l’écart des salons, y passe à présent trop d’heures de l’après-midi et de la soirée ; elle croit savoir qu’il est épris d’une femme du monde, et de laquelle : Mme de La Bartherie. Jeune, agréable de figure et de mise, prude, intrigante, mariée à un député qui fait profession de philanthropie, bien apparentée elle-même et bien située dans Paris, cette rivale serait funeste à la pauvre Sophie. Admirez la rencontre : Mme de La Bartherie est la tante de Mme de Tryas, dont Sophie reconnaît le visage en cette esquisse ; oh ! la chère jeune femme ! N’est-ce pas elle qui, au casino de Luchon, il y a quelques années, sauva la fille d’opéra d’un si mortifiant affront ? L’un après l’autre, dans un bal, plusieurs couples s’étaient dérobés pour ne pas faire vis-à-vis à Mme Ledieu et à son amant ; elle restait seule avec lui au milieu de la salle, souhaitant que le parquet s’abîmât sous ses pieds. Soudain, prenant sa rougeur en pitié, une toute fraîche et gracieuse fée, innocente à coup sûr, et forte de son innocence, daigna se lever, lui sourire et danser devant elle : Mme de Tryas ! Oui, voici bien ses traits ; et, maintenant qu’on annonce sa venue, Sophie demande à Hugonnet la permission de s’attarder dans la pièce voisine pour entendre sa voix.

Mme de Tryas, la vive et charmante femme, est accompagnée de son cousin et fiancé, le commandant Robert d’Illiers, bon officier, exact gentilhomme, parfaitement froid et correct ; et de son frère, Maurice de La Bartherie, sous-lieutenant de cavalerie et franc étourneau : quelle meilleure escorte en l’absence de son père, le général, qui revient demain d’une tournée d’inspection ? Arrivent, d’ailleurs, pour renforcer la compagnie, M. de La Bartherie, le député, avec sa femme ; et puis deux dames patronnesses de la société protectrice des « pauvres honnêtes » dont il est le président ; enfin un bon jeune homme, secrétaire de l’œuvre, qui se glisse entre leurs jupes. Ainsi Hugonnet, qui comptait travailler tranquille, est envahi ; autour de lui c’est un cercle, souvent rompu et reformé, de critiques d’art improvisés, d’où partent les admirations jaculatoires et les conseils contradictoires : « Parfait ! cher maître ! Un chef-d’œuvre… Pourtant, si j’osais risquer une observation, je dirais que Mme de Tryas n’a pas la physionomie si éveillée… Bravo ! bravo ! Cependant, auprès de Mme de Tryas, ne semble-t-il pas que cette physionomie soit un peu endormie ? .. Délicieux, ce morceau, et celui-ci, et celui-là… Et le fond, mesdames, le fond ! »

Tout ce caquetage d’amateurs mondains est plaisamment noté dans le ton des conversations du jour. Mais le brouhaha s’apaise ; Mme de La Bartherie reste seule avec sa nièce et le peintre. La conversation, presque aussitôt, tombe sur Chamillac ; c’est lui, paraît-il, qui inventa Hugonnet : « Il est tellement à la mode qu’il m’y a mis, » avoue ingénument l’artiste. Et Mme de La Bartherie l’interroge sur les bizarreries de son Mécène : est-il vrai que, pour serviteurs, il ne veuille que des repris de justice, et qu’on ne voie chez lui que des demoiselles à peine sorties de prison ? Passe encore ; mais on assure qu’il veut épouser sa maîtresse, un ancien modèle, une fille de rien. Hugonnet rectifie la légende, avec un peu d’impatience : Sophie Ledieu, son amie, n’est-elle pas derrière la porte, qui écoute ? Il dit ce qu’elle fut et ce qu’elle est ; il rappelle à Mme de Tryas sa rencontre avec elle au casino de Luchon : « Vous lui avez porté bonheur, madame. — J’en suis ravie. » Mais la tante, mieux fournie de préjugés et plus ferme que la nièce, n’admet pas que Chamillac se déclasse par un tel mariage. Hugonnet, les nerfs agacés, le cœur inquiet, rompt la séance ; il reconduit ces dames, en les pressant, jusqu’au seuil de l’atelier : « Que votre ami se débarrasse de cette fille en lui faisant une petite rente ; » c’est le dernier mot de Mme La Bartberie. Hugonnet a tout juste le temps de se retourner pour recueillir dans ses bras Sophie Ledieu, qui s’évanouit en murmurant : « O la vipère ! » L’auteur, assure-t-on, avait mis d’abord : « O la canaille ! » Certains conseillers, trop délicats peut-être, ont fait changer ce cri de nature pour cette parole décente. « Canaille, » à notre avis, jaillissait mieux, en cette crise, des lèvres et du cœur même de la nièce désespérée de la crémière.

Après l’atelier du peintre de portraits, le salon d’une femme influente : autre décor où s’encadre un tableau de mœurs modernes. C’est ici proprement que devient presque visible et palpable cette atmosphère de pharisaïsme où doit se lever l’astre de la charité chrétienne. Chez Mme de La Bartherie, ce soir, avant d’aller au bal, le comité de la société protectrice des « pauvres honnêtes » doit se réunir. Avant l’heure fixée, Mme de Tryas est ici avec son frère. Il croit s’être aperçu que Chamillac, s’il vient souvent dans la maison, y vient pour sa sœur et non pour sa tante : aurait-il vu juste, par hasard ? A vol d’étourneau, les jeunes gens ont de ces coups d’œil. Et Chamillac, ce don Quichotte en frac ajusté, ne conviendrait-il pas à la généreuse et primesautière jeune femme plus que son impassible cousin ? Jeanne de Tryas n’y contredit point ; elle se contente, sans être aucunement troublée par cette ouverture, de faire observer qu’il est bien tard, quinze jours avant le mariage, pour changer de fiancé. Survient le commandant ; et, justement, le désaccord de leurs âmes se marque davantage par le récit d’une aventure dont la jeune femme fut l’héroïne hier, et par le jugement que M. d’Illiers en porte à demi-mot. Il est léger, spirituel, gracieux à souhait, ce récit que fait Mme de Tryas elle-même ; et ce n’est point un hors-d’œuvre, car tout un caractère s’y déclare, tel que de récentes façons de vivre le permettent, bien féminin, bien parisien, d’un charme exquis et neuf.

Donc hier, surprise sur le boulevard par un orage, Mme de Tryas s’était abritée sous le porche d’un photographe ; elle reconnut, réfugiée auprès d’elle, Mlle Vanda, la jolie actrice qu’elle avait souvent vue sur la scène des Variétés. « Je mourais d’envie de lui parler, » avoue-t-elle ; pourtant elle sut résister à la tentation jusqu’à ce que Mlle Vanda hélât une voiture. Elle n’avait pas de parapluie, Mlle Vanda, et elle avait « un amour de petit chapeau ; » n’eût-ce pas été dommage que ce petit chapeau fût mouillé pendant la traversée du large trottoir ? Mme de Tryas offrit à sa voisine de la protéger jusqu’à la voiture, et elle le fit, de sorte que les méchantes langues peuvent raconter aujourd’hui qu’elle s’est promenée, bras dessus bras dessous, sur le boulevard, avec une actrice des Variétés. — Bonté rapide, étourderie et miséricorde, bravoure d’une honnêteté qui pousse volontiers jusqu’à la bravade ; gaminerie, curiosité, témérité d’une innocence qui ne sait pas exactement tout ce que recouvrent de réalités vilaines certains dehors élégans ; indulgence et même sympathie d’artiste pour cette élégance ; instinct de solidarité de la femme pour la femme ; équité malicieuse de la mondaine, qui se dit que telle ou telle de ses compagnes, mieux née, mieux payée pour être vertueuse, est moins estimable, en bonne justice, que cette créature dévouée au vice d’autrui, tous ces sentimens, je les reconnais chez Mme de Tryas et je les salue avec plaisir pour les avoir connus chez quelques-unes de mes contemporaines, et des plus vivantes et des plus vraiment aimables. Toutes ces fleurs écloses dans une âme parisienne, un artiste consommé pouvait seul, par quelques paroles, en évoquer le parfum, sans perdre le temps à en montrer les racines : grâces soient rendues à M. Feuillet, pour cette caresse qu’un invisible bouquet nous fait au passage !

Moins charmé que nous par la gentillesse de cette escapade, Robert d’Illiers, après le récit de l’anecdote, se trouve en tête-à-tête avec Mme de La Bartherie. C’est une petite guerre que cette rencontre, une petite guerre qui pourrait bien avoir des suites : une escarmouche où scintillent des armes courtoises mais envenimées. L’officier, raillé sur sa froideur, demande à la jeune femme pourquoi elle le persécute de ses taquineries : « Cela m’amuse, répond-elle. — Oui, réplique-t-il ; mais, comme je ne puis pas en dire amant… » Elle lui rappelle qu’il a d’abord paru lui faire la cour et qu’il s’est tourné ensuite vers sa nièce : « Or, mon cher monsieur, ce sont de ces choses que les plus honnêtes femmes n’apprécient pas. » Avait-il donc quelque chance de lui plaire ? Il la conjure poliment de ne pas lui donner, à l’heure qu’il est, des regrets inutiles. Elle riposte qu’il en aura bien assez, en effet, sans qu’elle y aide, dans un prochain avenir : uni à une personne dont l’humeur est si différente de la sienne, il souffrira tous les ennuis que pourrait lui souhaiter « une femme offensée, et qui ne serait pas sans malice. — Vous pouvez dire hardiment : sans méchanceté, madame, » fait Robert d’Illiers en s’inclinant. Et elle, avec une révérence : « J’ai voulu vous laisser le plaisir de le dire. » Tout le manège de cette scène est délicieux : faire parler l’âme d’Arsinoé par les lèvres de Célimène, et prêter contre elle à un homme des traits qui ne fussent ni trop lourds ni trop mous, c’était, pour ainsi dire, un tour de finesse où M. Feuillet, presque seul, pouvait réussir ; la spirituelle modération, la délicatesse aiguisée de ce dialogue, ont fait courir par la salle un murmure de jouissance : une oasis digne de Marivaux, comment ne pas la bénir à l’entrée de ce drame qu’on trouvera tout à l’heure, on le pressent quelque peu, ravagé par la passion ?

Avec les dames patronnesses, le secrétaire et le président de l’œuvre, Mme de Tryas reparaît ; et, derrière elle, un nouvel affilié, M. de Chamillac. C’est un homme encore jeune, mais de cheveux gris, avec l’aplomb et l’aisance d’un personnage qui a vécu et n’est pas dupe des conventions sociales ; s’il est élégant de manières et d’esprit, c’est pour sauvegarder mieux, semble-t-il, l’indépendance de son jugement ; il se couvre et il attaque, au besoin, de sa parole agile et pointue, comme un bretteur de son épée. Sans humilité ni onction apostolique, il a choisi pour sport favori la recherche et le relèvement des coupables : ; il affirme en souriant qu’il se plaît, à peu près sans rivaux, dans cette « spécialité » peu séduisante ; il a pris pour devise, cet homme de club, la parole divine : « Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour vingt justes qui persévèrent. » Voilà précisément une parole qui a toujours paru à Mme de La Bartherie peu encourageante pour les justes. Aussi l’a-t-elle négligée pour s’occuper avec ses amies, sous la présidence de son époux, des « pauvres honnêtes ; » Chamillac ne demande pas mieux que de secourir ceux-là par surcroît, à ses momens perdus. La séance est ouverte ; le secrétaire fit le procès-verbal de la réunion précédente ; une causerie toute frivole, étrangère aux questions de charité, couvre plaisamment sa voix ; le procès-verbal est adopté. Puis le président, un Tartufe (« Dévot ? .. demandait tout à l’heure Sophie Ledieu à Hugonnet. — Pense pas, répondait le peintre : tu sais, y en a de laïques… »), ce Tartufe qui a l’éloquence de Prudhomme ; La Bartherie, cite à comparaître devant lui et devant ces dames en toilette de bal quelques pauvres gens, un maraîcher, une blanchisseuse, un ouvrier des ports, épiés et convaincus d’avoir démenti par de prétendues fautes cette bonne renommée qui leur a valu la faveur de la société. L’ouvrier, harcelé de questions, s’emporte et manque de respect au président ; il serait rayé de la bienheureuse liste et précipité dans les ténèbres extérieures, si Chamillac, dont la bienfaisance a sa police secrète, ne murmurait quelques mots à l’oreille de l’austère La Bartherie, dont il connaît les peccadilles. Que celui de nous qui est sans péché jette la pierre au coupable : ce ne peut-être La Bartherie ; serait-ce Chamillac ? Il sauve, au contraire, le malheureux qu’on allait lapider. Ainsi se termine cette scène franchement satirique, où s’expose en action la philosophie de l’ouvrage, où se déclare en badinant le caractère du héros, et qui donne au spectateur, en soulevant le rire, un dernier répit. Tout de suite après, le drame éclate.

Au moment où le comité se disperse, Maurice de La Bartherie, le frère de Jeanne, apparaît, pâle, éperdu, et demande un entretien à Chamillac. Il vient d’apprendre que celui-ci, d’accord avec un autre membre de leur club, l’a mis en demeure de payer une dette de jeu, 70,000 francs qu’il a perdus dans certaines circonstances aggravantes ; faute de quoi, demain, à midi, il sera affiché, c’est-à-dire bientôt chassé du club, et aussitôt de l’armée. Il sollicite un délai ; Chamillac, avec une sévérité dont la raideur même et la dignité nous font supposer qu’il a ses raisons, refuse tout arrangement et se retire. Alors, surpris par sa sœur, Maurice lui avoue sa détresse. Recourir à son père ? Il n’ose. Accepter que Jeanne paie sa dette ? Mais la fortune de la jeune femme est déjà inscrite dans son contrat de mariage, et, sans l’approbation de son fiancé, elle ne peut rien en distraire : or son fiancé est ce rébarbatif cousin qui, de sa vie, ne pardonnerait pas cette faute à Maurice. Accepter, au moins, ce collier qu’elle détache de son cou ? Non, non, il ne veut pas dépouiller sa sœur. Il relève la tête ; il ne tirera de secours que de son courage et, ajoute-t-il, — voyant Mme de Tryas agitée de pressentimens sinistres, — de ses amis. Il promet qu’il ne tentera rien contre lui-même avant d’avoir embrassé son père, et il s’enfuit. Mais que vaut un pareil serment ? Mme de Tryas jette une sortie de bal sur ses épaules : « On dira ce qu’on voudra ; .. je ne veux pas que mon frère se tue ! »

Au troisième acte, nous précédens la noble et imprudente jeune femme chez le créancier de son frère. Hugonnet vient faire confidence à Chamillac de la jalousie et des craintes de Sophie ; Chamillac l’écoute gravement et murmure par deux fois, avec un air pensif, d’une voix sourde : « C’est drôle… » Aussi bien, Chamillac, à la maison, n’est plus armé, comme dans le monde, de brillante ironie ; sérieux et même sombre, il laisse deviner en lui quelque vieil homme qui ne dira pas volontiers tout son secret. Il en révèle pourtant une part à son ami : l’instinct de Sophie ne s’est pas éveillé à tort ; il s’est seulement égaré. Chamillac tiendra parole à sa prosélyte, il l’épousera : car, s’il aime une autre femme, c’est la seule, justement, qu’il lui soit défendu d’espérer. Cet inaccessible objet, ce n’est pas Mme de La Bartherie : à quoi bon en dire davantage ? Hugonnet, comprend-il seulement la douleur secrète de Chamillac ? Cela lui est-il jamais arrivé, à lui, d’apercevoir une femme qui ferait son bonheur et d’en être séparé par un abîme ? À cette question il répond simplement : « Et pourquoi cela ne me serait-il jamais arrivé, à moi ? »

Mais Sophie Ledieu vient elle-même, et Hugonnet la laisse avec Chamillac. Elle déclare que, depuis quatre années, aussi bien que les habitudes d’une honnête femme, elle en a pris les sentimens ; elle repoussera la main de Chamillac si elle n’est pas assurée de son cœur, et elle lui rend sa parole ; il refuse de la reprendre, jurant qu’il n’a ni liaison ni intrigue. Intéressée à le croire, elle se jette dans ses bras. À ce moment, une personne voilée paraît ; la fille d’opéra se retrouve pour invectiver la femme du monde qu’elle soupçonne sous ce voile : « Moi, du moins, madame, je ne me cachais pas ! — Je ne me cache pas non plus, dit Mme de Tryas en découvrant son visage. — Vous, madame ! c’est vous ! » balbutie la danseuse, confuse et illuminée comme devant l’apparition d’une Notre-Dame de Luchon. « Ne me dites pas pourquoi vous êtes ici ; ce ne peut être que pour une raison bonne et honnête ; j’en respecte le mystère et je me retire. »

Demeuré seul en face de Mme de Tryas, qui tremble, Chamillac tremble presque autant qu’elle. D’une voix émue et d’un geste qui ose à peine être protecteur, il l’invite à s’asseoir ; il lui épargne la moitié de sa supplique. Avec une conviction étrange, un zèle de damné qui se serait échappé de l’enfer pour en détourner les vivans, il lui parle des dangers où la passion du jeu entraînait son frère ; il a voulu donner une leçon au jeune homme ; il lui laisse passer une nuit terrible, entre le déshonneur et le suicide ; mais il a déjà payé, au nom de Maurice, l’autre créancier, et, pour sa part de gain, il l’en tient quitte ou lui donnera tous les délais nécessaires. « Et la dette de reconnaissance, soupire avec ravissement Mme de Tryas, comment la paierons-nous jamais ? — Un peu d’amitié suffira, » répond Chamillac, qui paraît faire un héroïque effort pour contenir ses sentimens.

Un bruit de voix dans l’antichambre ; la porte est brusquement ouverte ; c’est le commandant d’Illiers, averti par Mme de La Bartherie, qui force la consigne. D’un ton provocant, il explique sa visite : il a vu la voiture de sa fiancée devant l’hôtel. « C’est à madame et non à moi que doivent s’adresser vos excuses, » prononce Chamillac ; il salue profondément Mme de Tryas, incline à peine la tête devant Robert, et va dans la pièce voisine attendre la fin de leur explication. Droite et résolue, Jeanne garde le secret de son frère et refuse de se justifier ; avec une fierté, une délicatesse parfaite, elle donne les raisons de son refus : « Si tout ce qui est obscur vous est suspect, si tout ce qui est suspect est criminel, où sera la paix de notre vie commune ? où sera la dignité ? où sera le bonheur ? » Et elle compare l’obstinée défiance du gentilhomme à la grandeur d’une de cette pauvre fille qui, tout à l’heure, la trouvant chez l’homme qu’elle aime, s’est retirée sans une question, sans une plainte : avec une sorte d’autorité religieuse, elle fait honte, par l’exemple de cette humble, aux exigences de ce superbe. Et, comme il persiste, elle rappelle Chamillac : « Monsieur veut savoir pourquoi je suis venue ici. Je dédaigne de le lui dire ; d’ailleurs, il ne me croirait pas ; je vous permets, je vous prie, je vous ordonne de le lui apprendre. Adieu ! » Restés en présence, les deux hommes se toisent : « J’attends, monsieur, fait le commandant. — Vous n’attendez rien ; en obéissant aux ordres de madame, j’aurais l’air d’obéir aux vôtres. » En face d’un rival menaçant, Chamillac se paie de ce sophisme ; sans doute aussi, après que Mme de Tryas a renoncé, presque malgré elle, à défendre son secret, il croit devoir prolonger la défense. Et, comme Robert d’Illiers s’écrie : « Prenez garde, monsieur ; aux sentimens dont vous semblez animé contre le fiancé de Mme de Tryas, prenez garde de laisser deviner ceux que vous nourrissez pour elle ! — Ah ! ce secret-là, répond Chamillac, c’est le mien, et je puis vous le dire. — Eh bien ? .. — Eh bien ! .. » fait-il en se rapprochant de Robert, les yeux dans les yeux, d’une voix basse où vibre et gronde toute la force d’un homme qui soulage son cœur : « .. Je l’adore ! »

Rarement ai-je senti un coup de théâtre qui me surprit plus fort et qui ébranlât davantage les âmes autour de moi. L’émotion est à peine calmée quand le quatrième acte commence. Le général de La Bartherie est de retour ; c’est lui que le commandant d’Illiers, en uniforme, vient prier de reprendre sa parole. « La raison de cette démarche, monsieur ? Je vous somme de me la dire. — Mme votre fille, avec plus de convenance que moi, pourra vous la faire connaître. » Interrogée à son tour, Jeanne expose le différend qui s’est élevé entre elle et M. d’Illiers ; pas plus à son père qu’à son fiancé, elle ne veut dire pourquoi elle se trouvait, à cette heure avancée de la nuit, chez M. de Chamillac. Ce Chamillac, le général le connaît pour l’avoir en sous ses ordres, il y a une quinzaine d’années, en Afrique : un cerveau brûlé, en ce temps-là : il l’a perdu de vue depuis ; mais il n’admet pas que sa fille lui ait fait une pareille visite sans fournir, à présent du moins, quelque forte excuse. Il la presse de questions indignées, quand Maurice intervient, comprend la situation et déclare sa faute. C’est lui alors que le général accable de reproches, à la façon d’un Romain de Corneille qui gourmanderait la lâcheté de son fils : le fils d’un tel père doit-il risquer comme enjeu l’honneur de la famille ? Un officier français, d’ailleurs, ne doit-il pas se rappeler aujourd’hui qu’il y a des divertissemens interdits aux personnes en deuil ? « Ah ! s’écrie le jeune homme, on demande des volontaires là-bas ; .. laissez-moi y courir ! » Et l’éloquence paternelle s’achève en bonhomie : une petite tape sur la joue, et le général mène le sous-lieutenant chez le ministre pour lui obtenir cette faveur d’aller au Tonkin ou au Sénégal. Entre temps, le commandant, lui aussi, qui a péché par défiance, a demandé sa grâce ; mais Mme de Tryas lui a répondu : « Vous avez été cause, monsieur, que, pour la première fois de sa vie, mon père a douté de moi ; je ne l’oublierai jamais. » Il a crié : « Adieu ! » et s’est enfui ; Maurice le retrouvera peut-être sur le paquebot.

Mlle Ledieu fait demander si Mme de Tryas veut la recevoir : Oui, certes. La pauvre fille s’excuse des indélicatesses de langage qu’elle pourrait commettre en traitant une étrange matière. Elle pense que Chamillac, s’il l’a jamais aimée d’amour, ne l’aime plus que d’amitié ; elle croit qu’il aime une autre femme ; est-il payé de retour ? Voilà ce dont elle s’enquiert, en toute ingénuité, en toute noblesse de cœur. Mme de Tryas se défend d’avouer à Sophie, ou plutôt de s’avouer à elle-même ses sentimens. Elle les laisse éclater pourtant avec ses larmes, lorsqu’elle apprend que Chamillac et Robert se sont battus ce matin, et que cet homme, dont la magnanimité virile a touché son âme, a été grièvement blessé pour elle. Le général revient ; il se croise sur le seuil avec Sophie, que sa fille lui présente comme la fiancée de M. de Chamillac. « Que faisait ici cette personne ? — Elle pleurait avec moi, mon père. — Aimerais-tu cet homme ? — J’ai pour lui une profonde estime. — C’est que tu es une petite don Quichotte, toi aussi, et qu’il pourrait bien avoir intéressé ton imagination. Or, sache-le bien, un obstacle infranchissable vous sépare. — Lequel ? — S’il meurt, inutile que je te le dise ; s’il vit, c’est lui-même qui te le dira. »

L’anxiété du public est presque douloureuse : il est temps que le mot de l’énigme vienne détendre les esprits. Le rideau se lève sur le cinquième acte ; voici Chamillac, après trois mois de souffrances, guéri de sa blessure, qui reçoit une amusante et touchante visite : une visite de noces, oui vraiment. Sophie Ledieu, pour mieux rendre à Chamillac sa liberté, a engagé la sienne : s’étant aperçue que l’ami Hugonuet l’aimait « comme une bête, » elle l’a épousé. Ils se sont mariés aujourd’hui à la mairie et à l’église ; elle vient elle-même, avec Hugonnet, faire part de cette nouvelle à Chamillac, en souriant et cachant ses larmes. — Allez en paix, Sophie Ledieu, bonne et saine petite âme ! Il vous est beaucoup pardonné parce que vous avez beaucoup aimé ; vous êtes aimée, à votre tour, par un honnête homme qui vous estime ; et ce pis-aller, nous en avons l’espérance, ne vous sera pas sans douceur.

Le général ! .. C’est la statue du commandeur, en redingote boutonnée. Il va emmener sa fille pour un long voyage ; il ne veut pas qu’elle emporte de soupçons contre sa justice, ni d’illusions ni de regrets. Il veut que Chamillac en personne lui révèle quel abîme était creusé entre eux ; il exige ce service comme le paiement d’une dette sacrée. Chamillac est secoué d’un spasme ; il se débat, par instinct, à la façon d’un condamné sur l’échafaud ; pourtant il se soumet. « Quand, mon général ? — Tout de suite. » Mme de Tryas est appelée. Encore un mouvement convulsif de révolte, encore une prière ; et puis Chamillac commence sa confession. Oh ! le dur chemin de croix qu’il monte, meurtrissant et souillant son âme, sous les yeux de la femme qu’il adore ! Au milieu, il tombe sur les genoux et demande grâce ; le général, d’un geste impérieux, le chasse plus avant ; il poursuit sa route, le misérable, et gravit tout son calvaire. Oui, naguère, en Afrique, alors qu’il était petit officier dans le régiment du colonel de La Bartherie, Chamillac a joué, il a perdu ; acculé par ses créanciers, pris de délire, il a trouvé une lettre chargée sur la table du colonel, il a volé. Surpris par M. de La Bartherie, qui seul a connu son crime, sommé de se faire justice lui-même, il a demandé la mort d’un soldat ; par la grâce du colonel, il a pu la chercher le lendemain dans un combat contre les Arabes, et ce n’est pas de sa faute s’il n’y a trouvé que vingt blessures. Guéri, un an après, il s’est représenté devant son juge : « Voulez-vous que je recommence ? » Mais, dans l’intervalle, il avait hérité d’une grosse fortune : « Tu as mieux à faire maintenant, lui a-t-il été répondu ; vis pour le bien de tes semblables. » Il a, de son mieux, accompli cette mission, en gardant à M. de La Bartherie une reconnaissance qu’il lui prouve aujourd’hui, hélas ! bien chèrement.

Après ce récit, composé à merveille et dit à miracle, — de sorte que, malgré sa longueur extraordinaire et son caractère pénible, on n’en voudrait rien retrancher, — le pénitent s’incline, les bras ballans, les yeux inertes ; il semble qu’après cette agonie, sa pensée soit morte. « Relevez la tête, monsieur, dit simplement Mme de Tryas et prenez ma main. « Il la considère avec égarement, il se tourne vers le général ; mais celui-ci, d’une voix forte : « L’expiation est complète ; mon fils, embrasse la femme ! »

Les applaudissemens éclatent. Les acteurs en doivent-ils prendre leur part ? Oui, sans doute, Mlle Bartet, dans le personnage de Mme de Tryas, est exquise, avec plus d’onction peut-être et plus de grâce que jamais. M. Coquelin a trouvé dans Chamillac le meilleur de ses rôles modernes, au moins de ses rôles sérieux, avec celui du duc de Septmonts ; et, s’il est excellent ici comme dans l’Étrangère, il l’est peut-être d’une façon encore plus surprenante : élégance et gravité de maintien, sobriété de diction et de mimique, virilité d’accent, sincérité de passion, il a tout cela et ce je ne sais quoi d’original qui fait d’un personnage une personne. Mlle Tholer, MM. Febvre, Laroche, de Féraudy et Coquelin cadet, sous les noms de Mme de La Bartherie, du général, du commandant, du peintre et du député, ont rempli notre attente ; Mme Jeanne Samary, pour bien représenter Sophie Ledieu, ne manque de rien que de sagesse dans le choix de ses toilettes, d’un peu de distinction naturelle et de conviction ; M. Henri Samary, son frère, pour figurer au naturel le jouvenceau Maurice, a l’inexpérience de son âge : faut-il regretter durement qu’il n’y joigne pas un peu d’art ?

Mais, quel que soit le mérite des interprètes, le public se réjouit de cette pièce comme d’une intéressante occasion d’honorer l’auteur, et c’est justice. Comment ne pas reconnaître ici la délicatesse des caractères, la convenance des mœurs, la hardiesse de la composition, l’énergie nerveuse de l’allure ? Surtout il convient de saluer, pour la hauteur de sa morale et pour les bonnes manières de son style, le poète dramatique et romanesque, le rare écrivain qui, depuis Rédemption et la Crise jusqu’à Chamillac, a gardé ce double privilège, précieux en tout temps et presque prodigieux en celui-ci, de se montrer évangélique et galant homme.


Louis GANDERAX.

  1. Voir la Revue du 15 octobre 1848.
  2. , Voir la Revue du 1er janvier 1856.
  3. Voir la Revue, 15 avril — 15 juin 1867.
  4. Voir la Revue du 1er mars 1872.