Revue dramatique - 14 décembre 1886

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Revue dramatique - 14 décembre 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 933-944).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Renée Mauperin, pièce en 3 actes, tirée du roman de MM. Edmond et Jules de Goncourt, par M. Henri Céard. — Palais-Royal : Gotte, comédie en 3 actes, par M. Henri Meilhac.

Renée Mauperin, à l’Odéon, est-ce le Cid du naturalisme ? Est-ce « la bonne nouvelle » triomphant sur les planches, par l’opération de M. Céard, l’un des apôtres de Médan, à qui M. de Goncourt a confié cette précieuse matière ? Dans une série de scènes analogue à la libre suite des chapitres inégaux du livre, et sur le fond mobile d’un décor aussi heureusement peint qu’il fut imaginé, des caractères vont-ils s’exprimer, et, avec ces caractères, des mœurs, et les uns et les autres par un style qui simule les improvisations de la vie ?

Les trois coups sont frappés. Sans doute, la toile, en se relevant, nous découvrira ce hardi et gracieux tableau : la « pleine eau » de Renée. On se rappelle cet original début du roman, où se montre, en costume de bain, l’esprit aussi bien que la personne de la jeune fille ; ce tête-à-tête, au-dessus des flots clapotans de la Seine, avec un jeune homme à qui elle prend soin de faire connaître l’innocente désinvolture de sa parole, de sa pensée, de ses sentimens. Et, de ce paysage de banlieue parisienne, nous serons transportés tout à l’heure dans la chambre de M. et de Mme Mauperin ; les rideaux de l’alcôve seront ouverts ; nous assisterons à ce mémorable coucher de parens bourgeois, à leur magistrale dispute sur l’établissement et l’avenir de leurs enfans… Mais non ! voici, dès l’abord, M. et Mme Mauperin, en costume de ville, sur un plancher solide, qui est celui de leur salon. Et voici que, par des répliques ordonnées exprès, ils font l’exposition de la pièce, comme un père et une mère de chez M. Augier.

C’est que M. Céard, cette fois, n’a pas risqué la bataille dont M. Porel lui-même ne se fût peut-être pas soucié de fournir le champ. Il a été modeste : il s’est dévoué à l’œuvre de ses maîtres et à son regain de succès, plutôt que de faire sur elle une expérience hasardeuse de leur doctrine. Il a voulu en évoquer le souvenir sur un théâtre pour tous ceux qui l’avaient aimée dans le livre ; et, afin de laisser le moins possible à la fortune en cette entreprise, il a suivi les coutumes du lieu : il a réduit le roman, pour son bien, à la formule du drame classique.

Cependant y avait-il dans Renée Mauperin la substance morale d’un tel drame ? D’aucuns en ont douté. Le roman de MM. de Goncourt, selon ces critiques méfians, est un assemblage d’études sur la bourgeoisie contemporaine, parmi lesquelles paraît et reparait la monographie d’une jeune fille. C’est une galerie de portraits, où deux figures arrêtent particulièrement le regard, celles d’un frère et d’une sœur : Henri, doctrinaire épigone, marqué pour devenir un des sept cents chefs de la France parlementaire, pourvu qu’il vive ; et Renée, âme d’artiste, esprit de rapin, fleur d’un terreau bourgeois, poussée librement ainsi que le permet la récente mode pour l’éducation des jeunes filles. Renée surtout a occupé le peintre et séduit l’amateur : moderne androgyne, vive, pétulante et pétillante, la voici en je ne sais combien d’attitudes, éclairée par toutes sortes de jours. Nous la connaissons, à la un, comme une amie, cette vierge parisienne ; et quelle gracieuse, amusante et vraiment aimable amie ! Nerveuse plutôt que sanguine, elle est chaste par nature et sensible à l’excès ; elle a l’intelligence rapide, l’imagination à la fois noble et gaie ; elle est malicieuse et bonne, elle est moqueuse et ne se moque jamais que de ce qui est laid ou vil ; sa gaîté mousse à fleur d’âme, sur un fond de tristesse ; parfois téméraire en sa drôlerie, parfois aussi, à l’improviste, sa parole devient grave et poétique. Nous savons tout cela et mille choses encore, et, parce qu’ils nous ont initiés de la sorte au caractère de leur héroïne, MM. de Goncourt sont soupçonnés d’avoir fait un exercice de psychologie parmi des morceaux de philosophie sociale, plutôt qu’un roman qui contienne le germe d’un drame.

Quelques-uns donc en décident ainsi et condamnent le drame dans l’œuf, assurant que l’œuf était stérile. Ceux-là ne prennent pas garde qu’Henri et Renée ne sont pas seulement des figures qui se font pendant et des caractères en contraste, mais des âmes en conflit. Tête froide et cœur chaud, le frère et la sœur étaient prêts pour une lutte morale ; ou sait à quelle occasion la crise éclate : Henri, pour s’enrichir, veut épouser la fille de sa maîtresse ; Renée s’élève contre cette vilenie. Le combat de ces deux caractères animés de ces passions adverses, l’ambition et l’honneur, n’est-ce pas un drame ? C’est là du moins que résidait la vertu dramatique du sujet : on s’en aperçoit assez, en ce deuxième acte, alors que la sœur et le frère se trouvent en présence et commencent à s’expliquer sur ce mariage. L’attaque de Renée est franche, la riposte d’Henri est forte ; le premier élan de cette scène est superbe. Cette courte passe donne l’idée de ce que serait Renée Mauperin au théâtre, si M. Céard avait voulu l’imaginer à nouveau et uniquement comme un duel moral. Les péripéties de ce duel, dont le roman fournit les conditions, il fallait les trouver et les composer. Aussi bien M. Céard ne manque pas d’invention : n’est-elle pas presque à lui seul, cette délicate scène du troisième acte ou Renée déclare à Denoisel une sorte particulière d’amour, fait d’une amitié qui dure, d’une camaraderie qui devient tendre et d’une estime qui s’exalte ? On a même prétendit que cette nouveauté allait contre le caractère de l’héroïne, qui devait mourir sans avoir aimé.

Mais, par respect, apparemment, M. Céard s’est appliqué à reproduire la fabulation du livre. Celle-ci, à sa place, n’avait que peu d’importance ; L’auteur lui-même, dans une préface, avait mis sa coquetterie à nous en avertir ; transportée à la scène et presque seule, cette fabulation est insuffisante. Réduit à cette maigre action, le roman devient presque une pantomime ; la réduction, est habilement faite, mais quoi ! si bien préparé que soit un squelette, les amateurs de la vie regrettent la chair et la peau.

Sans doute, j’exagère ; cette pantomime a des pauses pendant Lesquelles Renée au moins a licence de parler, et, d’ordinaire, son confident Denoisel lui donne la réplique. Au premier acte surtout, elle babille, et son père, avant Denoisel, lui sert d’interlocuteur. Peut-être, si je ne la connaissais déjà, ne garderais-je de ces deux scènes que deux idées bien nettes- : voilà une petite fille qui chérit tendrement son père, voilà une jeune fille assez mal élevée. N’importe : elles sont gentilles, ces deux scènes, pimpantes et spirituelles, et me remettent joliment sous les yeux, même sous les yeux de l’esprit, le personnage de Renée. Mais voici la fiancée d’Henri, Mlle Bourjot ; qui est-elle ? Pour entrée de jeu, elle apporte ce renseignement : son fiancé aime sa mère ; c’est tout ce que nous savons, tout ce que nous saurons de ce qui la touche. Et cette mère elle-même, la connaissons-nous davantage ? Nullement. On nous la montre deux fois, sans lui permettre de s’expliquer, « Ton frère aime, maman, » c’est une parole bientôt dite, sinon facile à dire : illumine-t-elle comme un éclair les âmes de la mère et de la fille ? Dans le roman, cette confidence était murmurée à voix basse, pudiquement, et devinée par le lecteur : écrite en mots exprès dans la pièce, elle semble une première indication restée d’un plan de L’ouvrage. C’était à l’auteur, ensuite, de trouver l’expression théâtrale du fait, et du sentiment que ce fait éveillait chez cette jeune fille : à je ne sais quels indices, — ce n’est pas mon affaire de les imaginer, — elle devait s’apercevoir, en notre présence, que son fiancé aimait sa mère ; par je ne sais quels signes alors, sa douleur devait se trahie. Mais surtout c’était l’affaire de l’auteur d’éclairer sur la scène, et comme il convient sur La scène, ces deux âmes éclairées jusqu’au fond dans le roman. Il a éteint la lanterne du romancier, mais il n’a pas allumé la sienne : Noémi, Mme Bourjot, demeurent obscures ; elles entrent, elles se nomment, elles sortent : quels fantômes ont passé ?

Le pis, c’est qu’Henri lui-même ne se révèle guère avec plus de force. A peine entrevu au premier acte, il reparaît, au second, en compagnie de Mme Bourjot : c’est l’heure de la rupture, à laquelle doit succéder le nouveau pacte ; on se souvient de ces deux scènes, traitées en dialogue justement par MM. de Goncourt. Mais ce dialogue, sans doute, a paru trop audacieux pour le théâtre ; par quoi est-il remplacé ? Par quelques brèves répliques et par quelques gestes. « Adieu, monsieur ! — Au revoir, madame ! .. » C’est à peu près toute la tragédie qui se joue entre la maîtresse et l’amant. Ces formules, j’allais dire ces énigmes échangées, Henri et Mme Bourjot en ont fini. Cette querelle même dont j’ai loué le début, cette altercation d’Henri avec sa sœur s’arrête court, ou du moins elle aboutit trop vite à une dissertation de la jeune fille, que le jeune homme a grand tort de ne pas interrompre. Après quoi, Henri ne figure plus vivant sur la scène que pour subir la menace d’un soufflet et donner un cartel. Voilà qui est bien ; mais le duel moral, que nous espérions, celui qui nous importe le plus, fait défaut : la vaillance de Renée ne peut que s’escrimer dans le vide. Faute d’un adversaire, point de conflit, point de drame : des tirades qui sont au drame ce que le mur, dans l’art de l’épée, est au duel. D’un bout à l’autre de la pièce, Renée ne fait guère que répéter cet exercice, le plus souvent en face du prévôt Denoisel qui lui fournit les parades. Les autres personnages, d’ailleurs, ne font que gesticuler : M. Mauperin lui-même, qui semblait doué de la parole, ne l’était que pour l’exposition de la pièce. Aussi bien, le peu que nous savons du caractère d’Henri, c’est par ces premières phrases de son père destinées au public. Et, d’autre part, Renée ne se fie pas à son babil naturel du soin de nous faire comprendre quelle est sa complexion morale et quelle fut son éducation : au moment où s’échauffe le débat avec son frère, elle croit devoir, pour se commenter elle-même, débiter une conférence sur la jeune fille moderne.

Mais je touche ici au reproche que je veux faire le plus durement à M. Céard : c’est que trop de répliques de ses personnages, trop de leurs discours sont manifestement écrits et récités. M. Mauperin annonce sans barguigner que son fils « a tous les scepticismes pratiques ; » cet ancien soldat, ce bon raffineur, use des pluriels de M. Rouher. Et cette conférence de Renée ! Dans les cours de demoiselles, cela s’appelle « un style. » Je ne suis point assuré que ce soit là « l’écriture artiste » conseillée aux romanciers par M. de Goncourt ; mais c’est de l’écriture, certainement, et ce n’est rien de cette a langue littéraire parlée » que le même auteur recommande aux dramaturges. Il se peut que, pendant l’Exposition universelle de 1889, à titre de pièce commémorative de la Révolution, un directeur de théâtre monte la Patrie en danger. M. Céard n’a pas besoin d’attendre jusque-là pour savoir quelles diverses formes de langage, et toutes historiquement vraisemblables, ses maîtres attribuent à un émule de Marceau, ou bien de Danton, ou à un gentilhomme sceptique, ou à une vieille chanoinesse, ou à une fille noble : si hommes de lettres et si bien de leur temps que soient MM. de Goncourt, ils se gardent de faire converser sur la scène, affublés de noms d’emprunt, des hommes de lettres contemporains. Mais, de M. Céard malavisé, il suffit que j’en appelle à M. Céard plus heureux : en maintes parties de son ouvrage le dialogue a cette élégance naturelle que donnent les mots justes ordonnés selon le mouvement même de la pensée ; pourquoi le plaisir que nous prenons là, ne le trouvons-nous pas par toute la pièce ?

Un scénario qui résume l’action du roman et qui ravive le souvenir de quelques-unes de ses jolies pages, voilà, au demeurant, l’essai de M. Céard. Il a vivement plu, le premier soir, à des spectateurs familiers avec l’œuvre de MM. de Goncourt ; je doute que le commun du public y trouve le même intérêt. Mlle Cerny, pour moi, n’est pas la Renée du livre. Elle est plus sautillante que primesautière ; gracieuse tant qu’on voudra, mais maniérée ; sa mutinerie même laisse voir la préméditation et la conscience de soi. L’esprit de Renée, sa mimique, c’est un perpétuel impromptu : ceci, c’est un impromptu fait à loisir. Le héros de la soirée, à mon avis, un héros sans panache, c’est M. Oumény, chargé du rôle de Denoisel : l’heureux abandon de sa démarche, de sa tenue et de son geste, la mesure de ses intonations, donnent l’illusion de la réalité ; s’il ne portait un monocle dont il se sait trop bon gré, ce ne serait pas un comédien, mais un homme.

« Qu’est-ce qu’un vaudevilliste ? ont dit MM. de Goncourt. C’est un homme qui collabore. » M. Meilhac, cette fois, n’a collaboré avec personne ; mais ce n’est pas pour cette raison seulement que l’auteur de Gotte, représentée au Palais-Royal, n’est pas un vaudevilliste.

Il y a vingt-six ans déjà, un maître critique, dont la sagesse est volontiers hardie, mais qui ne passe pas pour un émeutier, s’inquiétait de l’état de notre théâtre et se demandait s’il ne voyait rien venir de nouveau ; et ce maître critique, dont le goût ne sera pas soupçonné d’être bas ni frivole, voyait venir M. Meilhac. M. Émile Montégut écrivait, à cette place, en 1860 : « Êtes-vous assez exempt de préjugés pour ne plus vous laisser abuser par des rabâchages débités d’un ton solennel et par de pompeuses inutilités ? Êtes-vous ennuyé des platitudes mélodramatiques, et, en un mot, êtes-vous, pour votre bonheur, assez blasé pour n’être plus amusé que par les œuvres où se rencontre un grain d’originalité, aussi petit qu’il soit : eh bien ! alors, allez-vous-en aux Variétés voir la pièce de M. Henri Meilhac : Ce qui plaît aux hommes. » Et le successeur de Gustave Planche, en philosophe « qui ne se paie pas de mots, mais de raisons, et qui n’accepte pas les œuvres sur leur étiquette, » prenait soin de conclure : « Il y a une tendance chez la plupart des jeunes auteurs dramatiques à transformer le vaudeville en comédie. Et vraiment, si l’on y réfléchît bien, cette tendance n’a rien que de raisonnable, et mérite plutôt d’être encouragée que d’être condamnée. Si la comédie, depuis longtemps morte, doit renaître, d’où sortira-t-elle ? Pourquoi donc ne naîtrait-elle pas du vaudeville ? Elle est bien née, une fois déjà, de la farce italienne… Vous trouvez que cette origine n’est pas assez noble pour la comédie ; mais vous oubliez que le théâtre de Molière n’en a pas eu d’autre… La comédie ne se pique pas d’être noble, même lorsqu’elle est grande ; elle se pique d’être humaine, et cela lui suint… De l’ancienne comédie que reste-t-il ? Rien, si ce n’est un cadre presque hors d’usage et des traditions de déclamations morales et sentencieuses… Si la grande comédie a chance de revivre, elle sortira de la farce parisienne ; car il y a de nos jours, qu’on ne s’y trompe pas, une farce parisienne, comme il y eut au XVIIe siècle, une farce italienne. »

Cette « farce parisienne, » on sait ce qu’elle est devenue, pendant un quart de siècle, avec Théodore Barrière et Lambert Thiboust, avec MM. Labiche, Gondinet, Victorien Sardou. Mais nul assurément, depuis ce temps où il était « le jeune auteur de l’Autographe, » nul n’a fait plus que M. Meilhac, soit avec Ludovic Halévy, soit même avec d’autres, soit enfin seul, pour cette évolution littéraire. « Exempt de sots dédains et de répugnances académiques, » ainsi que le voulait M. Montégut, M. Meilhac touche au vaudeville, et il n’y touche, en effet, que pour « le transformer en comédie. » Rarement cette définition du genre nouveau put s’appliquer mieux qu’à ce dernier ouvrage. Si je dis l’opinion que j’en ai, l’autorité de M. Montégut me couvrira-t-elle ? Pas plus, il est vrai, que le talent de M. Meilhac, elle n’a encore été consacrée par l’Académie : je ne pense pas, cependant, qu’il se trouve là quelqu’un pour la récuser par « répugnance » ni par « dédain. »

Qu’un notaire ayant écrit deux lettres, l’une galante et l’autre qui annonce un héritage, et l’une et l’autre illisibles par endroits, se trompe d’enveloppe, c’est un accident possible et en soi assez drôle, mais ce n’est qu’un accident ; si un auteur le choisit pour thème d’un ouvrage de théâtre, ce n’est qu’une donnée de vaudeville. Mais chez qui vont ces deux lettres ? Et, ces gens chez qui elles vont, quels effets produisent-elles sur eux ? Voilà maintenant la question. Si elles s’adressent à des pantins et leur sont un signal d’allées et venues, de jeux de cache-cache et de chocs (des pantins ne peuvent rien de mieux pour nous divertir), vaudeville était la pièce, elle reste vaudeville ; mais si les destinataires sont des personnes humaines, — même exagérées en quelques traits de façon à sembler des caricatures, même assez transparentes pour qu’on voie luire derrière elles l’ironie de l’auteur, — et si la lecture de ces lettres est pour ces personnes l’occasion d’une crise morale, en ce cas le vaudeville devient comédie. C’est justement l’histoire de Gotte.

Ce ne sont pas des personnages bien relevés que M. et Mme Courtebec, petits rentiers parisiens, et Mlle Gotte, leur bonne : la comédie avec eux, aurait de la peine à être « noble. » Mais il suffira, nous le savons, qu’elle soit « humaine. » Que faire en son âge mûr, lorsqu’on jouit d’un suffisant revenu et qu’on n’a point d’enfans, ni de métier, ni d’idéal ? Cultiver quelque vice débonnaire. C’est ce que fait Courtebec : il est gourmand. Et de même sa femme : elle est joueuse. Chacun, bien entendu, gouverne sa manie de façon bourgeoise : l’on recherche les « petits plats ; » l’autre, qui jadis eût entretenu un quine à la loterie, recherche les jeux de hasard à bon marché, en famille ou dans les casinos. « Bonne humeur et bonne nourriture, » c’est la devise de l’un. « Il faut bien que je joue ! » s’écrie l’autre, qui, pour s’excuser, prétend travailler à une grande fortune ; « il faut bien que je joue, puisque jouer est la seule façon que nous ayons de gagner de l’argent, nous autres honnêtes femmes ! » Et, corrompue secrètement par cette idée, corrompue aussi par le spectacle du luxe parisien, elle veut qu’un jour son mari, comme tel autre que citent les journaux, ait, grâce à elle, « des chevaux, des voitures et les plus jolies cocottes de Paris. — « Ça, je veux bien ! » répond-il, par plaisanterie uniquement, car ce n’est pas là son péché mignon, et il est fidèle à sa femme : « Mais, moi, je ne veux pas ! reprend-elle aussitôt. Je ne sais plus ce que je dis quand je pense à cette grande fortune ! » Quant à Gotte, elle aime son maître d’un amour sans espoir : elle l’aime comme un bon chien, parce que c’est son maître et qu’il est naturel d’aimer « au-dessus de soi ; » elle l’aime comme une créature qui commence d’être humaine, comme une bête sentimentale, parce qu’il a une voix agréable et qu’elle l’entend fredonner des airs de Gounod.

Voilà d’honnêtes gens, au demeurant, et qui méritent d’être servis par une si brave fille. Et voilà des époux assortis et unis. Mais arrive la lettre fatale, adressée par méprise à Gotte, lue par Mme Courtebec : « Vous héritez de dix-huit millions ! » L’idée d’une telle somme d’or est le réactif qui tombe sur l’honnêteté de ces honnêtes gens, sur la tendresse mutuelle de ces époux. « Est-ce que ces fortunes-là, s’écrie Mme Courtebec, sont faites pour les cuisinières ? » Et comme, éblouie par la vision de ce Pactole, elle propose des moyens violens de le détourner, son mari proteste : « Non, non, ce n’est pas ainsi que s’y prendraient les honnêtes gens. » Mais il ajoute aussitôt : « Supposons que les honnêtes gens pensent à s’emparer d’une fortune. Cela se peut… » Elle interrompt : « Tu crois ? » Et lui de riposter, par un jeu de mots qui va loin : « Pourquoi pas, si la somme est honnête ? » Ils recherchent donc, d’un commun accord, une façon de s’approprier le bien d’autrui. Chacun, par la pente de son vice, roule vers ce but : elle considère cette fortune comme le bénéfice d’une partie engagée depuis longtemps ; lui s’exhorte à cette conquête et se rend plus présent ce mirage par les fumées du chambertin. Avec une criminelle ingénuité, c’est la femme, d’abord, qui a conçu ce grand projet ; même, elle a pensé un moment, cette lady Macbeth du clan des bourgeoises, pour conserver l’héritage, à supprimer l’héritière ; c’était le plus simple : « Couic ! — Fi ! a répondu l’homme avec horreur. Et les conséquences ? Voilà bien les femmes ! Elles ne s’occupent jamais des conséquences. C’est ce qui les rend plus fortes que nous. » Cependant, « vous avez tant de puissance, vous autres femmes, quand vous vous donnez de la peine pour obtenir de nous quelque chose qui nous fait plaisir, » tant de puissance que ce brave Courtebec, lui aussi, étudie les moyens de s’attribuer « honnêtement » ces dix-huit millions. Adopter Gotte ? Impossible. Elle n’a pas rendu à ses maîtres un de ces services que la loi exige. Avoir un fils et le lui faire épouser ? Mais, pour cela, il faudrait du temps. Faute de mieux et en attendant une idée plus efficace, on résout de choyer Gotte et de l’amuser si bien, « si bien, dit Mme Courtebec, que, quand elle sera riche, elle nous garde ! » C’est dit. Elle apparaît, la cuisinière, portant la soupe. Mus par l’instinct comme par un ressort, mari et femme se dressent et s’inclinent devant ces dix-huit millions en bonnet de linge et tablier blanc. Il faut assister alors à cette cour que monsieur et madame font à leur bonne : complimens, mines souriantes, avances suivies de retraites (il ne faut pas aller trop loin : elle se méfierait), et derechef, la chaleur de l’action exaltant les courages, avances plus hardies ; M. et Mme Courtebec font asseoir Gotte à leur table, ils lui racontent des histoires plaisantes, ils finissent par la servir.

Tout à l’heure, regrettant que leur cuisinière n’eût aucun titre à l’adoption, Mme Courtebec avait suggéré à son mari ce stratagème : « Tu prends un bain de mer, tu disparais. Gotte s’élance, elle plonge, elle le ramène… — Et si elle ne me ramène pas ? — Alors, c’est moi qui l’adopte. — Et le service à rendre ? .. — Eh bien ? .. puisque, grâce à elle, je serai devenue veuve ! » A son tour, un peu plus tard, Courtebec forme un dessein : puisqu’il est aimé de Gotte, il n’a qu’à divorcer et à la prendre pour femme. Il se remémore toutes les preuves de dévoûment que Mme Courtebec lui a données en vingt années de ménage, et par là même il s’encourage à lui demander ce dernier sacrifice : elle ne voudra pas, sans doute, avoir tant fait pour rien ; encore un effort, un seul, pour couronner son œuvre : qu’elle se prête au divorce. Il lui fait part de cette combinaison ; il lui promet une petite pension, « aussi petite qu’elle voudra, » comme elle se proposait d’en faire une à la cuisinière. A son refus, il s’indigne : « Le moyen est bon, je m’y tiens… Et remercie-moi d’avoir reculé devant une idée devant laquelle tu ne reculais pas toi-même : couic ! ..Et c’est bien fait pour toi ! J’étais là tranquille, avec mon chambertin ; c’est toi qui es venue me chercher ; et maintenant… Toi, qui es joueuse, tu dis : C’est la guigne… Moi, qui suis un penseur, — il pourrait ajouter : Et qui suis gris, — je dis : C’est la Providence !

Nous le disons aussi, nous public : C’est la Providence, ou, du moins, c’est la justice, telle que peut l’assurer l’ordre naturel des sentimens humains. Nous reconnaissons la réaction produite sur deux âmes par l’idée de l’or ; probité, amour conjugal, s’il attaque celui-ci et celle-là, cet agent menace de les dissoudre. Et, à la fin, quand la nuit a porté conseil, quand elle a calmé la fièvre du jeu et dissipé les vapeurs du vin, quand elle a donné à la conscience, d’abord surprise par la tentation, le temps de se remettre, quand les époux se sont embrassés et ont restitué à qui de droit l’héritage, nous approuvons l’ironique moralité qu’ils tirent de leur aventure : « Comme cela tient à peu de chose, l’honnêteté des honnêtes gens ! — Oui. — Et comme cela doit nous rendre indulgens… — Pour toutes les bêtises que nous pouvons faire ! »

Voilà donc, sur cette donnée de vaudeville, — un quiproquo amené par une confusion de lettres, — au moins sur une partie de cette donnée, voilà une comédie humaine, si humaine que, tout en le faisant rire, elle force le spectateur à s’interroger : ces honnêtes gens, » lui-même n’en est-il pas ? C’est, je pense, la marque du véritable comique. Mais l’autre lettre, où va-t-elle, et quels sont ses effets ? Elle arrive dans un autre groupe, formé de personnes aussi vivantes que le premier ; et, comme celle-là nous a donné la comédie de l’argent, celle-ci nous donne la comédie de l’amour. Aussi bien la comédie de l’argent, si elle se fût développée assez pour occuper toute la pièce, eût risqué de devenir odieuse. Telle quelle, pour qu’on ne sente pas d’abord son amertume et qu’on n’en ait que l’arrière-goût salutaire, elle a dû se tourner en farce. La comédie de l’amour est plus délicate. Trois personnages encore de ce côté : M. Lahirel, un quinquagénaire, sa jeune femme, Marceline, et un brillant viveur, M. Alfred des Esquimaux. Lahirel a épousé la plus gentille et la plus honnête petite créature, la seule peut-être, au dire de son ami Courtebec, qui fût capable de ne pas le traiter selon les mérites de sa jalousie. Pourquoi est-il jaloux ? C’est qu’il a cinquante ans et elle vingt-deux ; c’est qu’il la regarde et qu’il se regarde et qu’il compare ; après avoir comparé, il conclut : « Il est impossible qu’un jour ou l’autre cette femme-là ne me trompe pas. Si j’étais à sa place, moi je me tromperais ! » Comment l’a-t-il épousée ? Il l’a demandée en mariage, parce qu’il était amoureux d’elle et « que c’était le seul moyen. » D’ailleurs, il s’est cru jeune, alors, et cette illusion a duré jusqu’au moment où il a obtenu l’objet de son amour. On lui a donné Marceline, « parce qu’il était riche ; elle s’est laissé donner, parce que cela l’ennuyait de ne pas être mariée, » Ah ! que tout cela est vraisemblable ! Fatigué lui-même de sa jalousie, relâche-t-il sa surveillance : « Va ! dit-il à sa femme, mais songe que ce serait mal d’abuser de la confiance d’un homme qui en a si peu. » À peine a-t-il « inauguré cette nouvelle manière, » qu’il en a du regret ; ballotté d’un sentiment à l’autre, il n’a pas un moment de quiétude ! « Mon pauvre ami, lui dit Courtebec, ce qu’il y aurait de mieux à souhaiter pour toi, ce serait que la femme le trompât réellement : tu serais plus tranquille ! »

Marceline, cependant, est serrée de près par Alfred. La scène où il l’aborde, où elle accepte le combat, en femme vertueuse, mais gaie, et qu’une escarmouche n’effraie pas, cette première entrevue, quelque peu scabreuse, est traitée avec une sûreté, une légèreté de main qui sont d’un maître, a eu bon français, monsieur, vous me demandez de tromper mon mari. — Oh ! — Non !.. Ce n’est pas cela ?.. — Heu !.. — Oui !.. Combien avez-vous en de… maîtresses dans le monde ? — Combien ?.. — Oui, je ne demande pas les noms, mais le chiffre. — Cinq. — Quel âge avez-vous ? — Vingt-quatre ans. — Ce qui fait, si vous avez commencé à dix-neuf, un an par… liaison. Vous venez donc me demander d’oublier mes devoirs, parce que vous avez envie de me garder un an. — Oh ! — Si fait ! Eh bien ! il y a trois cas où je comprends qu’une femme oublie ses devoirs : primo, si elle est perverse,.. je ne le suis pas… Ensuite, si son mari est insupportable… — Ah ! — Oui, je sais, mon mari l’est presque, et s’il continue à l’être autant, il finira, par l’être assez… Enfin, si celui qui vous aime est irrésistible… Êtes-vous irrésistible ? — Heu… — Oh ! oui… — Cependant… — Oh ! non. — Mais le jour où je vous aurai donné une preuve d’amour qui me rende irrésistible… — Ah ! ce jour-là, je vous le promets, et je ne vous résisterai pas… à moins qu’un autre ne me donne une preuve d’amour encore plus belle… » Tout ce dialogue n’est-il pas de la même façon que la Petite Marquise ? Mais si, comme Henriette de Kergazon, Marceline doit être sauvée, elle devra une part de son salut à elle-même. Elle aime son mari par grâce de nature et par grâce d’état, parce qu’elle est honnête et parce qu’elle est sa femme ; elle l’aime aussi parce qu’elle est femme : « S’il ne m’aimait pas tant, soupire-t-elle, il ne serait pas si bête ; et on a beau dire, ces choses-là nous touchent ! »

Survient la lettre galante. Y a-t-il sur l’enveloppe : Madame, ou : Monsieur Lahirel ? « Il doit y avoir Monsieur, » dit le mari, et il rompt le cachet. Le soir même, devant témoins, il affiche l’opinion qu’il a de la conduite de sa femme en prenant la banque, au baccara, et déclarant qu’il est sûr de gagner. Il gagne, en effet, ce dont il enrage et triomphe à la fois. Exaspérée par ses ricanemens, Marceline songe à la vengeance. Elle reste seule, Alfred arrive ; depuis leur premier entretien, nous savons qu’il s’est mis à l’aimer tout de bon. « Ah ! lui dit-elle, vous allez me donner un conseil. Il y a ici quelqu’un qui m’aime…

— Moi ! — Non, un autre. Mon mari a tant fait qu’il finit par gagner sa gageure contre moi : voilà trop longtemps qu’il me pousse par ses sottises à me mal conduire, et que je m’en défends… N’ai-je pas le droit d’aller trouver un brave garçon et de lui dire : Faites-moi la vie douce, puisque celui dont c’est le devoir s’y refuse ! — Ne faites pas cela ! — Pourquoi ? — Parce qu’il ne faut pas tromper son mari ! » Et Alfred, en prétendant jaloux d’abord, puis en galant homme et en ami, lui montre les suites de son dessein : les mauvais propos du monde, la complicité humiliante des domestiques, l’affreuse apparition du commissaire. Revenue à elle-même, elle remercie Alfred de l’y avoir ramenée : « Et maintenant je peux vous le dire : ce brave garçon, chez qui je voulais courir, c’était vous. — Je le savais, réplique-t-il… La voilà, ma preuve d’amour ! » Aussi à la fin : « Vous avez été trop gentil ! lui dit-elle, il faut que je vous embrasse. » Elle lui saute au cou, et son mari entre juste à point pour entendre claquer deux baisers sur les joues d’Alfred.

Cette fois c’est fini, on ne peut mieux fini : c’est le divorce. Lahirel a foudroyé Marceline de ses griefs : elle lui a répondu par des aveux, comme à un fou qu’elle ne veut pas contrarier, et aussi comme à un intolérable tyran dont elle trouve une occasion de s’affranchir. Sur ces entrefaites, il reçoit une dépêche : la lettre galante était adressée à Gotte, et Marceline hérite de dix-huit millions. Le mari annonce cette nouvelle à sa femme en prenant congé d’elle. « Vous savez, s’écrie-t-elle, que j’ai dix-huit millions, et vous me laissez partir !

— Mais certainement ! » Ah ! la voilà, la preuve d’amour, la plus belle de toutes ! Marceline en est si touchée qu’elle trouve des accens pour convaincre Lahirel de son innocence, et lorsqu’elle lui répète qu’elle ne l’a jamais trompé, c’est avec le sourire d’un homme heureux qu’il murmure : « Je ne peux pas me faire à cette idée-là ! »

Ainsi ce vaudeville s’est transformé en comédie double : je l’ai montré sans peine, et je n’ai pas voulu montrer autre chose ; j’ai même négligé, pour m’attacher à cela, le curieux personnage de Gotte, qui est d’une réalité si simple et d’une drôlerie si forte. Quant à citer les traits de caractère, les boutades, les inventions plaisantes, j’y renonce. Qu’il suffise de dire que jamais la qualité de l’esprit de M. Meilhac ne fut plus rare, ni cet esprit plus abondant.

S’il en a bien distribué la dépense, on dispute là-dessus. Que cette comédie, mi-partie bouffonne, mi-partie délicate, ne soit pas une pièce « faite, » comme on dit en argot de théâtre, — c’est-à-dire composée, — quelque préjugé qu’on puisse avoir contre le fantaisiste écrivain, on ne peut soutenir cet avis après réflexion. Chacune des parties de la pièce est bien liée en soi ; elles sont entrelacées l’une à l’autre avec art. Mais d’aucuns se plaignent d’être déroutés : à chaque changement de piste, ils craignent d’être fourvoyés dans une impasse ; et, bien qu’ils reconnaissent chaque fois que leur crainte est vaine, ils en sont gênés ; bien que leur plaisir aille jusqu’au bout, il n’y va pas sans inquiétude. Soit ! Assurés, maintenant, que l’ouvrage est amusant jusque-là, qu’ils y retournent : sinon, je les tiens pour suspects. Dites, si vous le voulez, que les scènes bouffonnes, — jouées par Mlle Lavigne avec un burlesque toujours énorme et pourtant varié, par M. Daubray et Mme Mathilde avec une verve étourdissante, — dites que cette farce convient plus proprement au Palais-Royal ; dites que les scènes délicates, — où Mlle Sisos est on ne peut plus aimable, et M. Numa fort adroit, et M. Pellerin consciencieux, — ne seraient pas déplacées à la Comédie-Française. Mais prétendez-vous, parce qu’il y a des changemens de ton, que ces changemens ne se peuvent souffrir et que ceci détonne à côté de cela ? (Et peut-être vous prétendez aimer Shakspeare ! ) Maintenez-vous que ceci est trop fin pour le Palais-Royal, et que cela seul devrait y rester ? Alors, j’en ai peur, cela tout seul ne vous plairait pas davantage. Ce qui ne vous plaît pas, ou ce qui vous déplaît même, ce qui vous échappe ou ce qui vous incommode, c’est proprement le comique, bouffon aussi bien que délicat. Vous êtes gâté par le vaudeville, qui ne vous demande pas de penser, pas même de penser gaiment, entre neuf heures et minuit, pendant votre digestion. Il surprend et secoue vos nerfs par ses grimaces et ses culbutes : vous lui savez gré de cet office, vous lui réservez votre indulgence, vous ne voulez rien de plus que ce qu’il vous donne.

C’est que, depuis quelques années, un arrêt, un recul même s’est produit dans la transformation de la comédie en vaudeville. Combien de vaudevilles avons-nous vus sous le nom de comédies, non-seulement au Vaudeville même ou au Palais-Royal, non-seulement au Gymnase ou aux Variétés, — ni à Cluny, aux Menus-Plaisirs, à Déjazet, où c’est leur place, — mais à la Comédie-Française ! Ou plutôt nous n’en avons vu partout qu’un petit nombre et toujours les mêmes, et l’habitude de ces types a rendu paresseux beaucoup de gens. Ce n’est plus de « pompeuses inutilités, » ni de « platitudes mélodramatiques » qu’on nous fait un répertoire, mais d’inutilités triviales et de platitudes foraines.

Cependant, au lieu que cette nourriture vous ait fait le goût grossier, vous dégoûte-t-elle enfin ? « Êtes-vous, pour votre bonheur, assez blasé pour n’être plus amusé que par les œuvres où se rencontre un grain d’originalité, » ou même plusieurs ? « Alors, vous dirai-je, — comme M. Montégut, il y a vingt-six ans, — allez voir la pièce de M. Meilhac ! »


Louis GANDERAX.