Revue dramatique - 14 décembre 1912

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Revue dramatique - 14 décembre 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 911-922).
REVUE DRAMATIQUE


PORTE-SAINT-MARTIN : Les Flambeaux, pièce en trois actes par M. Henry Bataille. — VARIETES : L’Habit vert, comédie en quatre actes par MM. Robert de Flers et A. de Caillavet.


M. Henry Bataille est l’auteur d’un théâtre très spécial, et auquel on ne peut refuser d’avoir sa marque bien à lui. Plus encore que brutal, ce théâtre est morbide. Les personnages dont on y étudie la mentalité singulière et bizarre, exceptionnelle et anormale, sont des déséquilibrés, des détraqués, des névrosés. Victimes le plus souvent de quelque tare physiologique, ils ne sont pas dans les conditions de l’humanité moyenne, saine et bien portante. Les propos qu’ils tiennent, propos de malades, de fous lucides, de maniaques suivant leur idée fixe, sont ce qu’on peut imaginer à la scène de plus irritant. Ils agissent sur nos nerfs. Comme d’autres émeuvent, ils exaspèrent. L’auteur nous demande de sympathiser avec les anomalies de la nature et les perversions du sentiment. Et dans quel monde il lui arrive de nous transporter ! Sa dernière pièce évoluait dans un milieu de filles, de larbins, de bookmakers, et contait tout au long une histoire de chantage. A-t-il changé de manière ? Voici maintenant qu’il nous conduit dans une sphère totalement différente. Les êtres qu’il choisit cette fois pour types, sont des êtres supérieurs, d’une intelligence lumineuse qui rayonne sur l’univers entier, qui éclaire la route, et qu’on appelle pour cette cause les « flambeaux. » La société qu’il dépeint est encore une société exceptionnelle, mais parce que l’élite est une exception. Ceux qui la composent, compagnons d’études et de recherches désintéressées, mettent en commun les plus hautes facultés, celles qui font la noblesse de notre nature. Leur fraternité est celle du génie. Leurs existences sont uniquement tendues vers un but, la découverte des secrets de la vie, ayant pour conséquence le soulagement de la souffrance. Voyons donc ce que l’auteur de Maman Colibri et de l’Enfant de l’amour rapporte de cette excursion aux régions sereines, à ces templa serena dont parle le poète, aux calmes demeures qu’habite la science et que n’ébranle pas le souffle des mauvaises passions.

Nous sommes à l’Institut Pasteur, qu’on appelle l’Institut Claude Bernard. Le fondateur en est Laurent Bouguet, qu’ont illustré d’admirables travaux et dont la gloire va être consacrée par une dernière et sensationnelle découverte : la guérison du cancer. Il a, pour associée de ses travaux et confidente de sa pensée, sa femme, géniale et modeste, l’épouse idéale, qui joint aux mérites d’un esprit éminent tous les dons du cœur. Tous deux ont trouvé un collaborateur indispensable en la personne de Blondel, élevé et ami de Bouguet. La découverte que le monde attend sera l’œuvre commune des trois savans, sans qu’on puisse exactement dire quelle est la part de chacun. L’attention universelle est fixée sur ce coin de faubourg parisien où va s’accomplir, un de ces miracles qui jalonnent l’histoire du grand duel entre l’esprit de l’homme et l’hostilité de la nature.

Entrons-y. Surprenons les conversations qui s’y tiennent. Une maladresse vient d’être commise par une jeune fille, Edwige, employée au laboratoire. Elle a apporté un bacille quand on lui en demandait un autre. Apporter le bacille de la peste, quand c’est le bacille du choléra qui est demandé, quelle étourderie ! C’est un scandale dans l’Institut Claude Bernard. C’est surtout l’occasion pour Marcelle Bouguet, la fille du savant, de prendre à part sa mère, de lui parler les yeux dans les yeux, et de lui révéler un bien autre scandale. Voici. À force de vivre dans le bleu des recherches scientifiques, Mme Bouguet en est venue à ne plus redescendre sur terre. Ce que toute femme verrait, à sa place, elle ne le voit pas, car elle n’est plus une femme, elle est une sainte laïque. Elle seule n’entend pas ce qui se chuchote sur son passage, c’est que son mari est l’amant d’Edwige, et que, comme gouaillent les préparateurs au laboratoire, le patron fait avec sa dactylographe de la physiologie appliquée. Ce bruit est-il exact ? En tout cas, il faut qu’il cesse. Il n’y a pour cela qu’un moyen : non pas renvoyer Edwige, mais la marier. Le mari, on l’a sous la main : c’est Blondel. Il aime la jeune fille : qu’il l’épouse !… Pour notre part, notre conviction est faite. La souffrance irritée de Marcelle qui n’a pas craint de se faire l’écho d’une telle accusation, l’émoi de Mme Bouguet se raidissant contre cette force de conviction qui émane de ce qui est, parce qu’il est : « Tu troubles ma sérénité, je t’en veux : il ne faut jamais ouvrir les yeux à personne ; » tout se réunit pour ne nous laisser aucun doute : Laurent Bouguet est l’amant d’Edwige. Tel est le fait initial, la donnée première sur laquelle est échafaudée toute la pièce. Un mari a trompé sa femme, la femme est avertie ; mais cet homme et cette femme ne sont pas des gens ordinaires, de pauvres gens comme nous ; ce sont des êtres supérieurs, dégagés de nos préjugés, placés au-dessus des vaines contingences : comment vont-ils se comporter ?

Une première scène s’impose : la scène d’explications entre le mari et la femme. M. Bataille ne nous la fait pas attendre. Il possède à fond son métier et va droit au but. Et nous savons, nous, comment la scène tournerait entre personnages pétris du limon commun. Le mari nierait sur toute la ligne. N’avouez jamais ! a dit, à l’adresse de tous les maris coupables, un criminel fameux. La femme, un peu réconfortée par l’assurance de cette dénégation, irait au plus pressé et au plus sûr, qui est de marier sa rivale présumée… Mais ce mari est un « flambeau de l’humanité, » et cette femme, unique dans le siècle et peut-être dans les siècles, est l’honneur de son sexe. Écoutons-les… A brûle-pourpoint et pour en éprouver l’effet sur son mari, Mme Bouguet propose l’idée qui vient de lui être suggérée : marier Edwige avec Blondel. Il y aurait bien une objection ; Edwige, qui arrive d’une vague Hongrie, a eu dans son pays une aventure : c’est une jeune fille avec tache. Mais ce qui aurait de l’importance dans un autre milieu, n’en a pas dans celui-ci : nous sommes entre intellectuels. Chez les intellectuels, il parait qu’une jeune fille avec tache en vaut une autre. C’est bien la preuve qu’ils ne pensent ni ne sentent aucunement comme nous. Surprenant chez son mari un certain trouble, Mme Bouguet lui pose nettement la question et fait appel à sa loyauté : « Laurent, promets-moi que tu me diras la vérité. Peux-tu me jurer qu’entre Edwige et toi il n’y a rien eu ? Au cas où tu aurais cédé à une surprise des sens, je suis de taille à entendre un tel aveu. Je suis la compagne de tes idées : je ne m’occupe pas des moindres choses. » Laurent Bouguet jure ses grands dieux qu’il n’y a rien entre la jeune fille et lui ; il ne sait de quoi on lui parle ; il ne comprend rien à cette absurdité : il est abasourdi… Et donc, il ment, il ment avec effronterie, il ment comme mentirait à sa place tout mari qui aurait une petite amie, et qui n’aurait inventé aucun sérum… Cependant Mme Bouguet insiste pour marier Edwige et pour brusquer le mariage. Sur l’heure, elle va la faire venir, savoir d’elle si elle est « susceptible d’aimer » Blondel. (« Susceptible d’aimer… » est de bien mauvaise langue, et détonne dans une pièce où son auteur a certainement voulu faire un effort de littérature.) En somme, Mme Bouguet tient exactement la même conduite que tiendrait, à sa place, toute femme qui soupçonnerait son mari, et qui n’aurait collaboré à la découverte d’aucun sérum. Ce ménage de savans géniaux se comporte comme n’importe quel ménage de bourgeois cossus ou de petits boutiquiers.

Edwige, consultée, se récuse. Elle est très heureuse de sa condition présente ; elle ne veut pas se marier ; elle perdrait au change. Mais, lui demande Mme Bouguet, si la vie t’apportait, tout à coup, ses plus éclatantes « réalisations ! » (Ah ! que cette Mme Bouguet parle donc une langue incorrecte et lourde ! Je sais bien quelle est une « scientifique ; » mais la pièce est littéraire, et dans une pièce littéraire, « réalisations » est rude.) Pour cette petite déracinée sans fortune, sans patrie, sans avenir, qu’est Edwige, quelle chance inespérée, quel beau rêve : devenir Mme Blondel ! Pourtant elle s’obstine dans son refus. Et Mme Bouguet, persuadée que son mari saura seul dire à cette obstinée les mots qu’il faut pour la décider, laisse les deux-complices en tête à tête.

Nous savons très bien ce que, dans une telle conjoncture et dans un tel tête-à-tête, dirait un mari, pris au hasard. « C’était charmant, notre liaison, tant qu’on n’en savait rien, mais nous allons être découverts. Je ne veux ni bouleverser toute ma vie, ni gâcher toute la tienne. Il se présente pour toi un parti magnifique. C’est le salut. Soyons sérieux ! C’est fini de rire. » Aurait-il tort ou raison, ce mari à la douzaine ? En tout cas, il aurait pour lui l’autorité d’une longue tradition et d’exemples en nombre incalculable… Mais Laurent Bouguet, auprès de qui nous ne sommes que de la poussière humaine, peut-il avoir sur l’amour et sur la morale les mêmes idées que nous ? Pour un homme tel que lui et tellement en dehors de l’ordre commun, les actes n’ont pas la même valeur, ni les mots le même sens. Et pour que nous n’en ignorions pas, il le dit, le répète, le clame et le proclame. « Je vous ni appartenu, » lui rappelle Edwige. Il répond : « Et après ? » La jeune fille continue : « Contraindre la femme qui vous aime à épouser un homme qu’elle déteste, c’est monstrueux. » Il réplique : « Non pas quand on est Laurent Bouguet, dispensé, pour cause de génie, d’obéir à la morale vulgaire. » Si, d’ailleurs, Edwige ne se décide pas à épouser Blondel, tant pis pour elle ; qu’elle s’en aille, qu’elle crève la misère et qu’on n’entende plus parler d’elle !… En fait, le grand homme agit ici comme ont agi dans des situations analogues des tas de petits hommes, seulement avec une nuance de grossièreté en plus. Dans toute cette scène, où Edwige a l’accent de la femme aimante, abandonnée et qui souffle, la dureté, l’égoïsme, la froideur raisonneuse, et finalement la brutalité de Laurent Bouguet le rendent quasiment révoltant. « Je vois une chance harmonieuse se lever sur ta vie, » dit-il à Edwige. (Qu’est-ce qu’une « chance harmonieuse ? » Je sais bien que Laurent Bouguet n’est qu’un chimiste de génie ; mais au moins devrait-il être soucieux de la propriété des termes.) « Ce que je vois, lui répond Edwige-, c’est que vous ne m’aimez plus. Mais vous êtes le maître : je suis l’esclave. Vous ordonnez : j’obéirai. » A cet instant et par l’effet même de cette soumission aveugle, un revirement se fait chez Laurent Bouguet. Il se demande s’il est un modèle de délicatesse. « De la meilleure foi du monde, je suis peut-être un malhonnête homme. A tout envisager du point de vue biologique, je risque de perdre le sens social. A force d’étudier la vie, peut-être me suis-je mis en dehors de l’humanité. Je vais causer avec Blondel et éclairer ma conscience. » Les deux hommes vont être en présence.

Supposons un ami conduit par les circonstances à laisser son meilleur ami épouser une jeune fille qui a été sa maîtresse. Il hésiterait. Il chercherait à rendre ce mariage impossible, à trouver une autre combinaison, ou tout au moins, pris dans cette alternative de trahir le secret d’une femme ou de trahir le devoir de l’amitié, il s’efforcerait de dégager sa responsabilité. Laurent Bouguet n’hésite même pas. Il éprouve à peine un peu de gêne. Il conseille à Blondel d’épouser Edwige. Et Blondel lui ayant demandé catégoriquement : « Voyons, d’homme à homme, elle a été ta maîtresse ? » il nie sans sourciller. C’est un homme qui a toujours un mensonge à portée de la main. Homme de génie, si vous Avouiez, un des « cerveaux consultans de l’espèce humaine, » comme l’appelle un personnage de la pièce, qui probablement se comprend lui-même, porte-flambeau et porte-sceptre, Laurent Bouguet, dans l’intimité de la vie, est exactement au niveau des plus médiocres ; il est seulement un peu moins scrupuleux. Et l’attitude qu’on lui prête, mélange d’égoïsme et de duplicité, le rend parfaitement antipathique.

A la fin de l’acte, on apprend que Laurent Bouguet a le prix Rockfeller, auquel le littérateur Herner a renoncé en sa faveur : sa femme lui demande pardon d’avoir douté de lui ; elle bénit le couple futur Edwige-Blondel, en recommandant à ces tourtereaux de prendre modèle sur son ménage. Et la toile tombe après un acte très nourri, très plein, très dru, très long aussi, — il dure une heure d’horloge, — et où l’auteur s’est volontairement abstenu de mettre aucune détente, aucun ornement, aucun agrément.

Les deux actes qui suivent seront pour le savant l’expiation de sa vilenie initiale : fertiles en incidens, allées et venues, surprises, rencontres et traquenards, intrigués, compliqués et machinés, ils sont moins intéressans que le premier et la pièce y dévie pour tomber dans un dramatique trop connu et même banal. Sachez donc qu’Edwige, devenue Mme Blondel, continue d’habiter l’Institut Claude Bernard. C’est une grande imprudence. A vivre ainsi près du Maître qu’elle aime toujours, sa passion s’irrite, s’aggrave de jalousie : ce soir surtout où, dans une fête que l’Institut donne en l’honneur de son fondateur, Laurent Bouguet lui apparaît triomphant, tel un antique demi-dieu. Elle ne se résigne pas à n’être pour lui qu’une amie. Elle s’insurge contre sa froideur : décidément il ne l’aime plus, puisqu’il observe avec tant de correction le pacte conclu entre eux. Elle le supplie et lui arrache enfin la promesse qu’il viendra cette nuit auprès d’elle et qu’elle se retrouvera encore une fois dans ses bras. Vous pensez bien que Laurent se fera surprendre. L’auteur ne l’a engagé dans cette aventure que pour le faire surprendre, et tout à la fois par sa femme et par son ami. Devant cet écroulement de sa tendresse et de sa foi, Mme Bouguet souffre et se résigne. Blondel, lui, entre en une violente colère dont les éclats rempliront toute la seconde moitié de l’acte. « Pourquoi m’as-tu fait épouser ta maîtresse ? Gredin ! Tu prétends que tu n’es plus son amant. Tu l’as été. Tu es le dernier des lâches. Tu n’échapperas pas à la correction que tu mérites… » Et il va, écumant, furieux, dans un torrent d’invectives et de menaces.

Laurent se défend comme il peut. L’amant d’Edwige, l’a-t-il été vraiment ? Un soir, une heure, c’est tout. Cela vaut-il que deux hommes, frères d’armes dans la plus glorieuse des luttes, oublient tout leur passé ? Laurent se fait plaintif et séduisant ; il implore ; il s’agenouille devant son ami ; il fait appel à son exceptionnelle noblesse de sentimens : « Elève-toi au-dessus des autres hommes ! » Bon conseil à donner à autrui ! comme Blondel en fait la remarque. « Mais je ne suis supérieur à rien et à personne : je souffre comme tout le monde. » Le fait est que cette souffrance, étant simplement et bonnement humaine, trouve le chemin de nos cœurs ; tandis que Laurent Bouguet, biaisant, subtilisant, larmoyant, nous semble pitoyable de pleutrerie. Et comme si la colère de Blondel n’était pas encore montée à un diapason assez haut, voici, pour la porter à son paroxysme, Edwige qui accourt au bruit et déclare qu’elle aime Laurent Bouguet et n’aimera jamais que lui. Blondel quitte la scène en proie à une espèce de délire. Il va se venger, mais comment ? Vengeance de savant. Il dérobe le manuscrit du livre que prépare Laurent Bouguet, et qui devait être son testament philosophique, la Bible de l’humanité nouvelle. Il le jette au l’eu. Il achève d’en disperser sous nos yeux les derniers débris… Faut-il chercher à ce dernier épisode un sens abscons et croire qu’il y ait là dedans un soupçon de symbole ? L’art de M. Bataille est, par endroits, lyrique. Bouguet personnifierait la pensée, Blondel la passion. La vertu destructive de la passion ruinerait l’œuvre de la pensée. Peut-être…

Entre le deuxième et le troisième acte, la fureur de Blondel ne s’est pas apaisée. Bien au contraire. Et il s’est produit un fait des plus regrettables. Jusqu’ici tout s’était passé dans l’ombre, et sans témoins. L’Institut Claude Bernard lavait son linge sale en famille. Le scandale vient d’éclater publiquement. Blondel s’est porté à-des voies de fait sur Bouguet, en pleine Académie des sciences.


Tant de rage entre-t-il dans l’âme des savans ?


Vrai régal pour la badauderie et la malignité : toute la presse est en mouvement et les reporters se déchaînent. Mieux encore. Tandis que Mme Bouguet, anxieuse, attend son mari, et s’inquiète de ne pas le voir rentrer, celui-ci se bat avec Blondel : après le colletage, le duel. Le savant professeur qui sait tout, sauf l’escrime, est mortellement blessé et ne revient en scène que pour expirer sous nos yeux. Tout ce dernier acte est rempli par son agonie. Avec une belle énergie, il réglera le sort de chacun, lui tracera son devoir. Edwige repartira dans sa Hongrie qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Car c’est elle qui est la cause unique de tous ces désastres ; elle a fait de joli travail : nos complimens, mademoiselle ! Quant à Blondel, qui vient de le frapper à mort, et à Mme Bouguet qui ne peut voir en Blondel que l’assassin de son mari, voici la volonté suprême que leur signifie le savant. Qu’ils abdiquent leurs rancunes ! Eux seuls, par le travail en commun, peuvent achever l’œuvre commencée, la découverte du remède à une terrible maladie. Qu’ils franchissent la dernière étape ! Ainsi ils honoreront la mémoire de celui qui meurt au seuil de la terre promise, et ils témoigneront de leur culte pour la science qui ignore les passions des individus… Cette conclusion ne manque pas de grandeur, et tout l’acte, encore que par endroits il se traîne, a fait verser bien des larmes.

Telle est cette pièce qui, tout compte fait, ne diffère pas essentiellement des autres pièces de M. Bataille. Elle figurera en bonne place dans son théâtre, qu’elle continue, sans y apporter, comme on aurait pu le croire et l’espérer, une note nouvelle. Si elle n’est pas inférieure par le talent à ses aînées, il s’en faut qu’elle soit moins déplaisante. Je ne sais même pas si l’impression qu’elle laisse n’est pas plus amère. Que les détraqués et les vicieux, qui composaient jusqu’ici la clientèle habituelle de l’auteur, se conduisent comme des détraqués et des vicieux, c’est dans l’ordre. Que dans les bas-fonds où opérait l’Enfant de l’amour, nous eussions affaire aux plus bas instincts de l’humanité, il n’y avait rien là que de très naturel. Mais cette fois l’auteur met à la scène des êtres choisis parmi ceux dont une époque et un pays s’enorgueillissent, et c’est pour découvrir et dévoiler leurs turpitudes ! Il n’est question que de coucheries, de trahisons, de mensonges, de rixes et d’avanies. Gredin, canaille, lâche, misérable, assassin, sont les mots qui retentissent dans cet asile des calmes recherches. On se trompe, on s’injurie, on se bat, on se tue chez ces savans, comme chez les autres crocheteurs. C’est dans la posture la plus humiliée ou c’est dans les altitudes les moins sereines, que nous sont présentés ces héros de l’intelligence. Et on ne nous convie à contempler leur gloire que pour nous la montrer qui glisse dans la boue et dans le sang.

Le tableau est d’autant plus choquant, qu’on le devine noirci à plaisir, et qu’on a la sensation d’être en dehors du vrai, en contradiction avec la réalité. Certes une haute culture ne met pas les hommes à l’abri de vulgaires défaillances : ç’a été notamment l’erreur du XVIIIe siècle de prétendre que savoir et vertu fussent synonymes. Il arrive que les compagnies savantes aient, elles aussi, leur chapitre dans la chronique scandaleuse. Avouons toutefois que, dans ces milieux consacrés à d’austères travaux, les erreurs de conduite sont plus rares qu’ailleurs : l’étonnement qu’elles provoquent, lorsqu’elles viennent à la connaissance du public, est un hommage rendu à la pureté de mœurs qui est ici la règle. Cela se conçoit aisément. Il plaît aux sceptiques de ne regarder qu’aux pieds de la statue, qui sont d’argile. A les en croire, grands par l’esprit, ou médiocres par l’intelligence, tous les hommes, en tant qu’hommes, se valent. Allons donc ! Quand on a orienté toute sa vie dans le sens du travail et mis toute son ardeur à la conquête des joies intellectuelles, on ne songe guère à la bagatelle : on n’a pas le temps. L’air qu’on respire sur ces hauteurs est vivifiant et pur ; l’esprit s’y libère, autant qu’il est humainement possible, du joug de la matière ; Ariel l’emporte sur Caliban. D’ailleurs, les faits sont là. De grands savans qui ont été les « cerveaux consul-tans » du genre humain, nous en avons connu, Dieu merci ! et leur exemple nous revient irrésistiblement à la mémoire. Un Pasteur et un Berthelot étaient aux antipodes de la pensée ; mais l’un et l’autre se ressemblaient par la dignité de leur vie : Laurent Bouguet ne ressemble assez ni à l’un ni à l’autre.

Laissons de côté ce genre de considérations. Ce qui me paraît être à cette pièce l’objection essentielle, c’est que l’auteur n’y a pas rempli son propre dessein. A la façon dont il nous présente Laurent Bouguet, à la place qu’il lui donne au centre de l’ouvrage, à certaines déclarations qu’il met dans sa bouche, il semble bien qu’il ait voulu nous présenter un type, nouveau en effet au théâtre, et dont la psychologie pouvait être des plus intéressantes : celui du surhomme. Il fallait donc lui prêter une morale de surhomme. Il se peut que l’homme de génie, par une habitude de tout rapporter à lui-même ou parce qu’il aperçoit les choses de plus haut que nous, n’attache pas la même importance à des actes qui nous scandalisent. Il se croira dispensé des devoirs du mari, de l’amant, de l’ami. Il désolera sans scrupules le cœur de ceux qui auront mis leur confiance en lui ; il ravagera les existences qui auront rencontré la sienne ; il sacrifiera, avec sérénité, le bonheur d’autrui à son inconscient égoïsme ; enfin, il bousculera toutes les conventions, tous les usages ou toutes les règles d’une société qui n’est pas à sa mesure : il se conduira à travers l’ordre moral comme une manière de forban… Oui, mais il ne se conduira pas comme un pleutre. Il ne sera pas vil. Mentir est vil : c’est la ressource des âmes peureuses et basses. Il ne mentira pas. Il sera odieux, il ne sera pas méprisable. Il relèvera la tête et proclamera les droits qu’il s’attribue comme à un être d’exception… Or, Laurent Bouguet a le mensonge pour péché d’habitude. Tout du long de la pièce, il se comporte comme le plus piètre d’entre nous. C’est ce que j’ai essayé de montrer au cours de mon analyse. Pour agir comme Laurent Bouguet, il n’est pas nécessaire de se distinguer de l’humanité moyenne : il suffit d’être n’importe qui. Entre l’espèce d’homme sur qui on a voulu projeter la lumière de la scène et les actes par lesquels on prétend le peindre, il n’y a pas de rapport On nous annonce un surhomme : nous ne voyons qu’un pauvre homme.

De même, il y a disproportion entre ce qu’on appelle, au Palais, les faits de la cause et le jugement qu’on nous invite à en porter, entre l’espèce choisie par l’auteur et les conséquences qu’elle entraîne. L’idée de la pièce, — si tant est qu’il y ait dans la pièce une idée et non plusieurs, qui se contrarient, — est indiquée dans une conversation entre le littérateur Herner et Laurent Bouguet, au second acte, Herner a commencé par la vie des sens, continué par celle du sentiment, pour aboutir à celle de l’esprit. Laurent Bouguet fait le chemin inverse. C’est l’homme qui longtemps n’a vécu que par le cerveau, et chez qui sur le tard s’éveille la sensualité. Toute son œuvre est compromise par cette tardive apparition de la bête… Mais, en vérité, tant de dévergondage tient-il dans sa petite aventure, telle qu’elle nous est contée ? Car il est facile de voir qu’Edwige s’est jetée à sa tête : il a cédé par une faiblesse passagère et sans lendemain. Il n’a pas été le séducteur qui fait ensuite épouser à un ami la jeune fille dont il a abusé. Edwige avait eu un premier amant ; sa liaison avec elle n’a été qu’une passade : c’est fort différent. Pour cette brève amourette, on l’insulte, on le déshonore, on déchire ses travaux et finalement on le tue. Trop est trop. Nous en arrivons à le plaindre. Nous trouvons qu’il n’avait pas mérité un tel châtiment. La pièce perd de sa signification et de sa portée. Qu’est-ce d’ailleurs au juste qu’elle signifie ? J’en aperçois plusieurs interprétations qu’on pourrait soutenir et pour lesquelles on pourrait parier à chances égales. L’impression dernière est confuse et obscure.

Les Flambeaux sont très bien joués. M. Le Bargy, que nous regrettons et même que nous déplorons de ne plus trouver à la Comédie-Française, prête son autorité au rôle déplaisant, difficile et ingrat de Laurent Bouguet. M. Huguenet, éminemment sympathique, a eu des accens de passion vraie et de douleur émouvante dans le personnage de Blondel. Mme Suzanne Desprès, dont je n’aime guère la diction traînante, a composé avec largeur et simplicité la figure austère de Mme Bouguet. Mlle Yvonne de Bray, qui a un rôle tout en sanglots, sanglote à ravir. Et M. Jean Coquelin se tire comme il peut du rôle à peu près inutile et souvent déclamatoire du littérateur Herner.


On a de tout temps plaisanté l’Académie française. Cela date de la fondation. Les Quarante n’étaient pas encore au complet, que déjà Saint-Évremond les mettait en scène dans sa Comédie des Académistes, illisible aujourd’hui, mais qui lit rire à l’époque. Le règlement de la Compagnie n’ayant jamais changé, depuis l’origine, les plaisanteries, elles non plus, n’ont pas changé et sont restées telles qu’à l’origine. Elles amusent toujours. On les connaît ; on les salue au passage, comme de vieilles connaissances. L’Académie, qu’on croit prude et qui est philosophe, se réjouit de cette douce familiarité. Elle comprend que rien ne saurait être plus précieux pour elle et plus flatteur. Le plaisir que trouve le public même illettré à entendre parler d’elle, est un signe certain qu’elle jouit d’une popularité dont bénéficient rarement les corps d’élite. Le pays tient à son Académie, parce qu’il tient à la tradition littéraire qu’elle représente. Il lui sait gré du plaisir qu’elle a fait, en les accueillant, à des poètes, à des romanciers, à des auteurs dramatiques dont il aime les œuvres. Elle travaille au Dictionnaire de l’usage, et les Français sont amoureux de leur langue et sévères sur le bon usage. L’autre semaine, quand l’Académie accorda le droit de cité à un mot qui jusque-là avait été consigné à la porte, ce fut un événement, — je ne dis pas : un scandale. La nouvelle fit le tour de la presse. Dans l’univers entier, nul n’ignore plus que, le 5 décembre, sur les quatre heures de l’après-midi, le mot « épatant » a fait son entrée dans le monde et dans le meilleur, et qu’il exprime, entre l’étonnement et l’admiration, une nuance qui précisément consiste dans « l’étonnement admiratif. » Le jour où le roman, le théâtre, la chanson, la caricature ne plaisanteraient plus ses candidatures, ses élections, ses réceptions et son Dictionnaire, l’Académie s’attristerait et concevrait de justes inquiétudes. Ce jour n’est pas venu, puisque voici, pour continuer la tradition, l’Habit vert dont le succès prouve que ces plaisanteries n’ont pas cessé de plaire.

Le genre de la « comédie parisienne, » renouvelé, sinon créé par Meilhac et Halévy, repris par les Lavedan, les Donnay, les Capus, et qui a déjà valu tant de succès à MM. R. de Flers et A. de Caillavet, est un genre délicat et subtil où l’art consiste surtout à doser dans des proportions savantes la comédie et la farce. Cette fois, les auteurs ont eu la main moins légère que d’habitude. Ils ont poussé à la farce. La duchesse de Maulévrier qui, nous étant venue d’Amérique, baragouine le français et dit « pistache » au lieu de pastiche et « prostitution » au lieu de prostration, le compositeur Parmeline qui, pour faire mieux connaître les gens dont il parle, les décrit au piano, ce vieux cocu de Maulévrier et ce jeune fantoche de Latour-Latour, et d’ailleurs tous les autres, sont des personnages de vaudeville. Nous sommes au bord de la mer, à Trouville, je crois, chez le duc de Maulévrier, qui représente, à l’Académie, ce qu’on appelait jadis : le parti des ducs. Pinchet, le légendaire Pinchet, chef du secrétariat de l’Institut, est venu donner des nouvelles de la maison qui est au bout du pont des Arts. Il y a une vacance ; et les candidats ne manquent pas ; mais ce qu’on voudrait, c’est un bon candidat. Le bon candidat est celui qui n’a jamais rien écrit. On cherche un écrivain qui n’ait jamais rien écrit, pour en faire un académicien. Cela doit se trouver… Une atmosphère de tristesse et même de deuil règne chez le duc de Maulévrier. Car l’amant de la duchesse, — disons mieux, le dernier en date des amans de la duchesse, — se marie. Il épouse Mlle Iscariote. Un défilé d’invités rient présenter ses condoléances à la duchesse… C’est drôle, si l’on veut, mais d’une drôlerie un peu appuyée… La duchesse est une de nos virtuoses mondaines ; elle « compose ; » entendez qu’elle met de la musique inepte sur des paroles idiotes. Pendant qu’elle est au piano, le jeune baron Hubert de Latour-Latour entre et lui applique un baiser sur les lèvres. Il n’est pas très difficile de deviner que ce jocrisse remplacera l’amant que vient de perdre la duchesse et qu’il sera le bon candidat que le duc va pousser à l’Académie. Au troisième acte, la séance de réception sous la coupole ; elle n’est guère bien réglée : nous sommes habitués aujourd’hui a plus d’exactitude et de soin dans la mise en scène. Le discours du récipiendaire est une parodie qui aurait pu être plus fine. Tout cela fait rire, dans un sujet qui eût plutôt comporté le sourire. Mais le succès même de la Prise de Berg-op-Zoom, qui triomphe à l’autre bout du boulevard, prouve que le public demande avant tout de la gaieté, encore de la gaieté, quelle que soit cette gaieté.

La troupe des Variétés est excellente et met la salle en joie. Ici, chaque artiste a une grimace, un tic, qui déchaîne le rire : il le répète à satiété. M. Max Dearly marche, les jambes molles ; M. Brasseur écarquille ses yeux et gonfle ses joues, comme si elles étaient de baudruche ; Mlle Lavallière parisianise comme Gavroche et fait des gestes de marionnette. L’effet est sûr, et le mieux est de s’y tenir. Je n’en goûte que davantage la finesse de M. Guy, qui joue en vrai comédien, et la mesure avec laquelle M. Prince a composé le rôle de Pinchet, chef du secrétariat de l’Institut. Mme Jeanne Granier, dans le rôle bouffon de la duchesse, reste comédienne excellente.


M. Henry Bidou réunit en volume sous ce titre l’Année dramatique les charmans et brillans feuilletons qu’il publie chaque semaine aux Débats. J’aurai sans doute à y revenir. Je me borne aujourd’hui à signaler à tous les amateurs de théâtre ce recueil d’études souvent profondes, toujours alertes, vives et spirituelles.


RENE DOUMIC.