Revue dramatique - 14 décembre 1922s

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René Doumic
Revue dramatique - 14 décembre 1922s
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 943-946).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : L’Ivresse du Sage, comédie en trois actes, par M. François de Curel. — Les Grands Garçons, un acte, par M. Paul Géraldy.


La nouvelle pièce de M. François de Curel ne satisfera peut-être ni ceux qui veulent qu’une pièce soit bourrée de péripéties, ni ceux qui aiment à voir sur la scène un grouillement de personnages. Elle réjouira ceux qui préfèrent la conversation sous un lustre, le jeu des idées, l’escrime des ripostes, le jaillissement et l’outrance des paradoxes. Une fois de plus, M. de Curel nous expose ses vues très particulières sur le train du monde et la vie des haras, sur les gens et sur les bêtes, sur l’éducation et sur l’élevage, sur les jeunes gens et sur les étalons. Et jamais sa philosophie amère, voire un peu cynique, ne s’était exprimée en un langage plus dru et plus savoureux.

L’oncle Sautereau est un oncle de comédie, riche, indulgent, et qui aime à se donner la comédie. Il a fait élever sa nièce, Hortense, comme une fille pauvre, qui serait la nièce d’un oncle besoigneux. Aussi quel n’est pas l’étonnement de cette jeune personne, quand, débarquant chez celui qu’elle s’attendait à trouver dans un taudis, elle découvre un décor somptueux : château, parc, prairies, bois, pièces d’eau, fermes et dépendances !

Le premier émoi passé, en bonne nièce et filleule, elle conte à son bon oncle et parrain sa petite histoire, qui est une histoire de petite fille moderne. Hortense est une intellectuelle ; elle suit les cours de la Sorbonne ; conséquence : elle s’est toquée de son professeur de philosophie, le célèbre Parmelin. Pour plaire à Parmelin et le conquérir, elle écrit un livre qu’elle intitule la Création sensuelle. L’énoncé de ce titre a d’abord un peu suffoqué le bon oncle. Il se rassure en constatant que le vocabulaire de sa gentille nièce est un peu incertain, et qu’elle donne au mot « sensuelle » la signification qu’avant elle le Dictionnaire de l’Académie réservait au mot « sensible. » Hardie et naïve, Hortense est allée voir Parmelin, et lui a fait l’offre de sa main. Le philosophe s’est montré touché, mais non pas tenté ; il ne se soucie pas d’épouser une fille pauvre. Non qu’il soit avide, à la manière de Trissotin ; mais il ne veut pas être distrait de sa méditation par les tracas du ménage. « Qu’à cela ne tienne, répond l’oncle-providence. Tu es mon héritière, tu es riche : il se trouve d’ailleurs, par un de ces hasards qui ne sont pas rares au théâtre, que Parmelin est mon ami et qu’il sera ici avant un quart d’heure. Tu épouseras Parmelin. »

Voici Parmelin. A l’entendre causer avec son ami Sautereau, nous nous rendons tout de suite compte que, pour être métaphysicien, on n’en est pas moins sot. Il faut l’entendre conter, sans rire, certaine aventure de maison Tellier, qui fut de sa vie de philosophe la minute la plus philosophique. La présence inattendue de sa jeune élève lui cause d’abord quelque surprise ; mais un philosophe ne doit s’étonner de rien. Et tous deux parlent idées pures et mariage riche, en un jargon qui ferait de Parmelin un autre Bellac ; mais il s’en faut qu’il ait le charme pédantesque et la cuistrerie avantageuse de son illustre prédécesseur. Survient un voisin de campagne, le baron de Piolet. Celui-là n’est pas un métaphysicien, c’est un éleveur, et on s’en aperçoit tout de suite. Un éleveur, paraît-il, n’entre ni ne sort, ne pense ni ne parle comme ferait un homme qui ne serait pas éleveur. Éleveur des pieds à la tête, et dans les moelles, il offre ce trait caractéristique que chez lui tout sentiment se transpose aussitôt et s’exprime en langage d’éleveur. Le madrigal qu’il sert à une jeune fille est le compliment qu’il ferait sur une pouliche. C’est l’homme de la nature, comme Parmelin est l’homme de la pensée. Contraste et antipathie éclatent entre eux dès la première rencontre. L’éleveur est d’ailleurs un jeune et beau gars. Et il est aisé de voir qu’il n’a pas été sans faire impression sur la petite intellectuelle. Cependant Hortense se fiance à Parmelin.

Le second acte, sans répéter le premier, servira surtout à en développer et en renforcer l’impression. Le dessin des caractères se précise et s’accentue. Le professeur qui reculait à épouser une jeune fille pauvre, hésite maintenant à épouser la jeune fille devenue riche. C’est décidément un homme que la vie du cerveau rend impropre à la vie réelle. Tout à l’heure ne va-t-il pas demander à lire le livre de sa disciple, afin de savoir si par hasard leurs concepts philosophiques ne seraient pas en opposition, ce qui compromettrait gravement la vie du ménage ! Quand on est en proie à tant de scrupules, le mieux, évidemment, est de ne pas se mettre en ménage. Le Piolet, lui, ne s’embarrasse pas de subtilités, Son âme n’est pas compliquée : ce serait plutôt un tempérament. Sensible, il l’est à sa manière : un jour qu’il avait à se défaire de neuf chiens, il les a fusillés lui-même, tous les neuf, pour leur bien. Il aurait parfaitement compris, jeudi dernier, les belles choses que disait Mgr Baudrillart sur les chiens que l’Académie a récompensés d’un prix Montyon. Mais pas de vaines rêveries. Avant de philosopher, il faut vivre. Il est, lui, plein de vie, débordant de vie. Santé robuste, humeur joyeuse... De plus en plus, dépitée et déçue par les atermoiements du philosophe, Hortense incline vers le bel étalon.

Au dernier acte, elle fait, pour dégeler Parmelin, une tentative suprême. L’ayant aperçu qui se promenait dans l’allée voisine, à la manière des péripatéticiens, elle se baigne dans le réservoir aux carpes. Lui, baissant pudiquement les yeux sur son livre, s’empresse de protester qu’il n’a rien vu... Quelqu’un pourtant a vu. Car Hortense a nettement distingué un regard luisant dans un buisson. Piolet serait-il l’Actéon de cette nouvelle Diane ?... Ce n’était pas lui. L’indiscrète, car c’était une femme, est une paysanne, Angelina Pierrot, dont il nous a été plusieurs fois parlé, comme d’une personne de mœurs peu farouches. La scène, où elle nous est présentée, est une des meilleures de la pièce. C’est plutôt un bout de scène ; mais il n’en fallait pas très long pour camper ce type de la bonne nature animale. Une sorte de poésie naturaliste s’empare de la scène et trouve en Piolet un interprète presque lyrique. Le couplet où il évoque une impression de jeunesse et de printemps, lors d’un retour à la campagne, est à mettre à côté des meilleures pages que l’émotion des grands paysages ait inspirées à M. de Curel. L’ivresse de la nature est en lui.

C’est pour une autre ivresse que se réserve Parmelin. Qu’allait-il faire ? Succomber à la tentation ? Sombrer dans la matière ? S’enfermer dans la prison des sens ? Il s’éveille à temps. L’unique griserie dont puisse s’exalter un philosophe, c’est celle de la pensée pure ; le seul vertige, celui de l’infini. Parmelin boucle sa valise, sa petite valise d’homme d’étude, et cède à l’éleveur sa fiancée qui accepte et le remercie.

La pièce, on le voit, est toute en conversations. Mais on sait que M. François de Curel excelle à rendre vivants, étonnamment vivants, de simples discoureurs. Le portrait dessiné du crayon le moins net, est celui du philosophe ; au surplus, ne s’agit-il pas d’une conscience inquiète ? Celui de l’éleveur est le mieux venu, peint en pleine pâte et haut en couleur. Mais ce qui leur donne, à l’un et à l’autre, une physionomie particulière, ce qui en fait bien des personnages de M. de Curel, c’est qu’ils sont vus sous l’angle de l’ironie par un observateur sarcastique. « Va, philosophe, pense et rêve, raisonne et ratiocine. Grimpe dans ta cervelle ; te voilà bien embarrassé pour en redescendre. Enivre toi de tes idées : voilà que le monde t’apparaît dans un brouillard d’ivresse... » — « Toi, gentilhomme campagnard, qui te confines dans la nature, tu crois t’y conformer : tu oublies que l’humanité commence où cesse l’animalité... » — « Toi, jeune savante, petite sœur de l’Armande de Molière, tu te leurres de phrases creuses. Vienne à passer un beau garçon... » M. François de Curel ne veut certainement pas dire que l’instinct soit notre souverain maître. Mais sa philosophie désenchantée se complaît au spectacle des mille et un tours que l’instinct joue aux fragiles humains.

M. Alexandre est un baron de Piolet accompli : c’est un de ses meilleurs rôles. M. Bernard, dans celui de l’oncle, est plein de souriante bonhomie. M. Hervé nous a présenté un Parmelin bien triste. Mme Piérat est charmante de jeunesse et de grâce mutine sous les traits d’Hortense. Et Mlle de Chauveron a dessiné une plaisante silhouette de campagnarde bonne fille.


Il me reste peu de place pour parler des Grands garçons de M. Paul Géraldy, assez tout de même pour dire que cet acte est charmant de fine sensibilité et d’observation aiguë. On parle volontiers de l’hostilité qui oppose la génération des enfants à celle des parents. C’est fort exagéré, et c’est un poncif. Le mérite de M. Paul Géraldy est d’avoir très exactement démêlé, et exprimé avec nuances, un sentiment d’espèce particulière, cette espèce de gêne qu’un fils peut éprouver vis à vis d’un père qu’il aime tendrement, qu’il admire et de qui il a hérité, comme il convient, le fond de ses idées. Tout cela indiqué plutôt que dit, suggéré plutôt qu’expliqué, et de la nuance la plus juste. Ce petit acte, dont va s’emparer le répertoire, est interprété à ravir par M. de Féraudy, émouvant dans le rôle du père, et MM. Roger Monteaux et Fresnay qui jouent avec jeunesse et naturel des rôles de jeunes gens.


RENÉ DOUMIC.