Revue dramatique - 14 février 1895

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Revue dramatique - 14 février 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 935-942).
REVUE DRAMATIQUE

GYMNASE : L’Age difficile, comédie en trois actes de M. Jules Lemaître.
COMEDIE-FRANCAISE: Le Pardon, comédie en trois actes de M. Jules Lemaître.

Cette quinzaine nous a apporté deux comédies de M. Jules Lemaître. Les délicats ne se plaindront pas. A vrai dire ni l’une ni l’autre ne nous a entièrement satisfaits ; mais elles contiennent des parties remarquables, et, alors même qu’il se trompe, M. Jules Lemaître reste infiniment séduisant. Ces deux comédies sont par le système de composition et par l’apparence extérieure assez différentes. L’Age difficile est l’étude d’une crise morale ; c’est aussi une comédie de mœurs du genre qu’on est convenu d’appeler « bien parisien. » Un « vieux marcheur, » une jeune détraquée, un Alphonse de manières distinguées, y figurent les spécimens les plus modernes d’une société qui, paraît-il, est la nôtre et que l’Europe aurait tort de nous envier. Comment ces passagers du dernier bateau parisien peuvent-ils être en intimité avec les autres personnages de la pièce, gens de vie paisible et d’allure bourgeoise, et comment ont-ils pu « s’accrocher » avec eux ? On ne le voit pas clairement. C’est une disparate qui nous gêne. Certaines situations scabreuses, des mots d’une crudité voulue, une tirade d’un cynisme sans gaîté, sont des concessions à l’esprit du boulevard. Cela fait contraste avec l’esprit qui est proprement celui de M. Jules Lemaître, tout d’élégance et de discrétion. De là une impression d’incohérence. Elle est encore augmentée par la nature de l’interprétation. La présence de Mme Judic, si charmante du reste sous ses cheveux blancs, réveille en nous je ne sais quels souvenirs d’opérette. Mme Judic est restée la fine diseuse que l’on sait : elle détaille la prose de M. Lemaître comme elle faisait les couplets de jadis. C’est au Théâtre-Libre que nous fait songer M. Antoine; rien de plus amusant d’ailleurs que de voir le jeu de M. Antoine à côté de celui de M. Dieudonné : c’est le rapprochement ironique et l’antithèse suggestive de deux poncifs. Les autres interprètes : M. Calmettes, Mlles Yahne et Lecomte, sont excellens. Il faut louer surtout M. Mayer pour la souplesse et le naturel de son jeu. M. Mayer est l’un des meilleurs comédiens que nous ayons aujourd’hui. — Le Pardon est uniquement une pièce d’analyse. Cela en fait l’originalité et la valeur. Pas de décors, pas d’épisodes, pas de mots d’auteur. Rien qui vienne distraire notre attention. Un dialogue direct où tous les mots portent. Une action rapide où les faits se pressent et se hâtent au risque de heurter la vraisemblance. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, nous sommes ici pour faire de la psychologie, semblent dire Georges, Suzanne et Thérèse. C’est du théâtre d’expérimentation. Nous sommes au laboratoire. On se souvient de la Visite de noces plus encore que de nos comédies classiques.

Une pièce de ce genre ne pouvait être confiée qu’à des interprètes d’élite. Elle les a trouvés à la Comédie -Française. M. Lemaître sera le premier à reconnaître tout ce que le Pardon doit à Mlle Bartet. Elle a été admirable. Il est impossible de mettre dans la composition d’un rôle plus d’intelligence, plus de profondeur et plus de variété. L’accent qu’elle donne à chacune de ses répliques nous laisse deviner tout un travail de vie intérieure. M. Worms et Mme Barretta ont fait de leur mieux. Par malheur ils ont cru que ce qu’il y avait de mieux à faire c’était d’être eux-mêmes. Ils ont interprété leurs personnages à leur propre ressemblance. Ils ont contribué parla à nous les rendre plus difficiles à comprendre. Mme Barretta est exquise de douleur vertueuse ; nous n’admettons pas que cet ange ait pu faillir ainsi que cela arrive aux femmes de chair. M. Worms est concentré, joue en dedans et nous donne l’impression d’on ne sait quelle sombre énergie ; on ne s’explique pas qu’un homme si maître de soi ait sa part, une si large part, de l’humaine faiblesse.

Je ne m’attarderai pas à exposer le sujet de ces deux comédies et à indiquer par le menu les moyens dont l’auteur s’est servi. Cette étude a été faite partout. Il en est une autre qui me semble devoir être beaucoup plus attachante et plus instructive. Ce qu’il y a en effet de plus intéressant dans les pièces de M. Lemaître, c’est encore M. Lemaître. Il s’y met lui-même et nous y livre beaucoup de soi. Il y exprime ses idées, il y traduit les nuances de sa propre sensibilité. C’est lui que nous devinons derrière ses personnages, et ceux-ci ne sont que les porte-parole de sa philosophie. Il l’avoue de bonne foi, avec cette ingénuité qui prend sous sa plume un si grand charme. Dans le feuilleton où il nous conte la genèse de l’Age difficile, il écrit : « Imaginer c’est toujours se ressouvenir, et c’est toujours de nous-mêmes que nous nous ressouvenons. La fable que je cherchais est sortie peu à peu d’une pensée qui m’est habituelle et qui est elle-même un des fruits de mon expérience individuelle et de ma vie même. » Il nous convie ainsi à écarter le voile de ces fictions légères. Le théâtre, comme la critique ou le roman, n’est pour lui qu’un moyen de nous renseigner sur le dernier état de son âme et sur la tournure que prennent ses réflexions. Nous n’avons garde de nous en plaindre. Un esprit tel que le sien est d’une qualité trop rare pour qu’il ne soit pas d’un prix inestimable d’assister à toutes les phases de son développement. M. Lemaître est par essence un moraliste. Ce qui fait l’objet de sa curiosité toujours en éveil, c’est l’objet même qui s’impose à la réflexion de tous ceux qui pensent. Il voudrait se rendre compte des mobiles les plus secrets d’où dépendent nos actions. Demandons-nous donc quelle est, aux dernières nouvelles, la conception qu’il se fait de l’activité humaine. Elle est d’une précision, d’une simplicité et d’une netteté qui ne laissent véritablement rien à désirer.

« Es-tu inconscient ? » demande au vieux marcheur un personnage de l’Age difficile. Lui, sans se troubler: « Si j’étais inconscient, je ne le saurais pas. » Cette réponse, si spirituelle, est un aveu. Inconscient, ce Vaneuse, qui fait avec le détachement le plus philosophique la théorie et l’apologie de ses vices, persuadé qu’on a le droit de faire ou de laisser faire toutes les vilenies pourvu qu’on ait l’air de ne pas s’en apercevoir. Inconscient ce Montaille qui se livre tranquillement au plus ignoble des métiers, soucieux seulement de conserver un extérieur de dignité. Inconsciente surtout cette Yoyo, petite bête de joie, guidée uniquement par son instinct dont les manifestations lui semblent tout à fait dénuées d’importance. Ce trio est éminemment méprisable. Et c’est bien pour tel que nous le donne M. Lemaître. C’est le côté des coquins. Voici le côté des honnêtes gens. On peut négliger Jeanne Martigny, créature toute passive. Pierre, son mari, est fait d’une étoffe pareille : c’est une étoffe très peu résistante. L’analyse de son caractère est dans la pièce de M. Lemaître une partie vraiment supérieure. Pierre est de ceux que leur complexion destine à être toujours dominés, à subir toutes les influences, à flotter sans direction à la merci des êtres et des choses. Il agit contrairement à ses désirs et à rebours de ce qu’on n’ose appeler sa volonté. Sa conduite donne à ses sentimens et à ses résolutions un perpétuel démenti. Il trompe sa femme sans avoir cessé de l’aimer. Peut-on même dire qu’il la trompe? Bien plutôt il s’est laissé séduire. On l’a pris. Il n’a rien mis de son cœur dans une aventure à laquelle il est resté comme étranger. C’est un timide. — M. Chambray n’est pas un timide. Il serait plutôt le contraire. Il a le goût de l’autorité et il en a la manie. Il est énergique. Il a vécu. Il connaît le monde. Il n’est pas seulement un homme de science : il est un homme d’action. Il a le premier remonté les sources du Niger, il a découvert son coin d’Afrique. Il le dit avec une modestie qui témoigne bien de la grandeur de son âme ; car, après tout, nous n’avons pas tous découvert notre coin d’Afrique. Il s’est dévoué à l’éducation d’une petite fille qui n’est pas sa fille. Il lui a sacrifié sa carrière. Il fait de nobles choses sans affectation, sans fracas, sans en tirer vanité, très simplement. Cela n’est pas banal. En vérité, celui-là est un homme... M. Chambray marie sa nièce : par son affection tyrannique il trouble et compromet le bonheur des jeunes gens. Quand on l’avertit de sa maladresse, il ne sait pas prendre virilement son parti: il préfère s’attarder à de mesquines taquineries. Cela nous surprend un peu. Mais on nous fait observer que le cœur a de ces contradictions. Tels sont d’ailleurs les effets de l’« âge difficile » ; et en cela même consiste l’enseignement que l’auteur a voulu nous donner. Nous passons condamnation, bien persuadés au surplus qu’il est telles postures ridicules et malpropres où jamais un Chambray ne se laissera surprendre. Il a déjà mis à la raison le mari de Yoyo. Voici que Yoyo maintenant essaie sur lui ses séductions. Il accueille les avances de la jeune femme de la façon même que nous avions prévue, et lui répond avec une franchise dépourvue d’élégance. Ce grain de brutalité ne nous déplaît pas. Un Chambray ne saurait être dupe des évanouissemens sur commande. Attendez. Que s’est-il donc passé? Tout d’un coup, Chambray conclut le marché qu’on est venu lui proposer. Il sera auprès de Yoyo le successeur de son neveu. Subitement, il s’est converti à la doctrine du « tout à la joie ». L’austère Chambray s’est changé en Chambray le fêtard. Cependant il reçoit la visite d’une vieille dame qu’il a aimée du temps qu’elle était jeune. Il suffit de quelques mots d’entretien et Chambray opère en sens inverse une conversion aussi brusque et soudaine que celle à laquelle nous venons d’assister. Décidément si cet homme est de fer, c’est à la manière des girouettes, qui tournent à tous les vents.

Cette inconsistance éclate de façon plus significative encore dans la conduite des personnages du Pardon. Suzanne a trompé son mari. Grâce à un interrogatoire que le mari lui fait subir dans une scène cruelle, — admirable d’ailleurs de hardiesse et de vérité, — nous savons très bien comment les choses se sont passées. Suzanne est romanesque. Elle est de celles qui aiment à aimer. Son mari est un laborieux, très absorbé par des travaux scientifiques, obligé à de fréquentes absences, et à qui il arrive de négliger sa femme. L’amant, bon psychologue et spécialiste avisé, a profité de ces circonstances. Il a meublé un appartement. Suzanne y est venue. Elle y est revenue. Nous savons tout cela. Suzanne n’en sait rien. Quand elle y songe, elle se demande, dans toute la sincérité de son cœur, comment cela a bien pu arriver, et si par hasard ce ne serait pas l’histoire d’une autre. — Thérèse est l’amie de Suzanne, mais elle ne lui ressemble guère. Elle n’est pas romanesque. Elle est raisonnable. Elle est froide. Elle désapprouve Suzanne de toutes les forces de son honnêteté et de toute la conviction de son insensibilité. Bientôt d’ailleurs elle se conduit exactement de la même manière que sa coupable amie. Et il est bien vrai que chez elle la faute nous paraît moins digne d’excuse, parce qu’il nous avait semblé qu’elle fût moins accessible à l’entraînement. — Georges a été trompé par sa femme. Il a souffert dans son amour-propre. Et il a souffert aussi dans son amour. Car il aime vraiment celle qui l’a trahi ; il l’aime, même infidèle; il le prouve en pardonnant. Il jure que désormais le passé sera aboli, qu’il n’en sera plus jamais question, qu’une vie nouvelle va commencer. A peine a-t-il fait ce serment qu’il y manque. Il torture Suzanne de toutes les questions qu’il avait promis de lui épargner. Cela est humain; nous ne songeons pas à y contredire. Cette enquête à laquelle le mari ne peut s’empêcher de soumettre sa femme témoigne de sa jalousie et atteste donc sa passion. Attendez quelques minutes. Georges tout à l’heure auprès de Suzanne rugissait comme un Othello. Il soupire maintenant aux pieds de Thérèse. Il est guéri comme par enchantement de ses rancunes et trouve qu’on a bien tort d’empoisonner ainsi la vie, qui est courte. Et lui aussi il connaîtra les douceurs de l’adultère ! Laissez encore passer quelques jours. Georges est déjà dégoûté de sa brève aventure. Il laisse Thérèse attendre vainement aux rendez-vous qu’il lui a donnés, à peu près comme Chambray manquait au rendez-vous de Yoyo. Car tous ces personnages ont médité sur l’art de traiter les femmes comme elles le méritent. Il n’aime plus Thérèse. L’a-t-il jamais aimée? Il a trompé Suzanne comme elle-même l’avait trompé, sans savoir comment ni pourquoi... Ainsi vont les choses. Des forces agissent en nous que nous ignorons. Nous en constatons l’existence le jour où elles se révèlent par leurs effets. Nous assistons à notre propre vie en témoins. Nous y sommes spectateurs, non pas acteurs. La conséquence est qu’il faut assister à ce spectacle avec beaucoup de détachement.

Cette théorie nous est présentée avec un caractère de généralité. M. Lemaître ne nous laisse pas entendre qu’il ait voulu étudier des cas particuliers. Il ne nous donne pas ses personnages pour des êtres d’exception. Bien au contraire. Il s’est appliqué à écarter tout ce qui, chez eux, aurait pu être un trait individuel. Georges, Suzanne, désignés par un simple nom de baptême, c’est un homme et une femme comme ils sont tous. Sont-ce des malades, et faut-H les plaindre? Nullement. Faut-il les haïr? Moins encore. Ils n’ont pas été choisis comme des spécimens de laideur morale; ce seraient plutôt personnages sympathiques. C’est peu de dire qu’ils représentent l’humanité moyenne. Ils appartiennent à l’élite. Ils sont très cultivés. Ils s’expriment en un langage dont la délicatesse est souvent exquise. Cette délicatesse du langage est signe de la délicatesse de leurs âmes. Ils ont une vie intérieure. Ils analysent leurs sentimens avec une acuité dont peu sont capables. Ils ont conscience qu’ils ne sont pas parmi les plus mauvais d’entre nous. Ils le disent, non sans en éprouver quelque satisfaction. Ils font partie de l’humanité supérieure. — Et ce sont des pleutres !

De là vient l’espèce particulière de la morale qui se dégage de ces comédies Car ceux qui feraient à M. Lemaître le reproche de ne pas se préoccuper de morale lui feraient le plus injuste des reproches. Il n’est pas pareil à un artiste soucieux uniquement de faire une belle œuvre d’art. Il n’est pas un observateur qui se contente de nous renseigner sur ce qui est, sans s’inquiéter de nous instruire de ce qui doit être. Il est au contraire attiré par le plus louable des instincts vers ce qui a trait à la direction morale. Il a toujours mis le soin le plus attentif à nous proposer des règles de conduite et des principes de vie. C’est de ce souci même que procède chacune de ses pièces. C’est sous la forme d’une maxime de morale qu’elles se présentent d’abord à son esprit. « La vérité, c’est de se marier à vingt-cinq ans, d’être grand-père à cinquante, et ainsi de suite. » Tel est l’aphorisme sur lequel repose l’Age difficile. La sagesse des nations et la prudence bourgeoise ne nous donnent pas de leçons plus solides ni plus incontestables. Il est vrai seulement que cette morale prend un accent un peu spécial quand on sait de quelles déductions elle est chez M. Lemaître l’aboutissement. C’est parce qu’il est très persuadé de notre faiblesse que l’auteur nous conseille d’étayer cette faiblesse de tous les soutiens qu’ont inventés les hommes. La famille lui semble utile surtout parce qu’elle nous met en garde contre nous. Et alors cette objection se présente trop aisément, c’est que les devoirs eux-mêmes que nous impose la famille sont une sauvegarde insuffisante ; car, pour se conformer à ces devoirs, encore faut-il y apporter de l’abnégation, un esprit de sacrifice, et, pour tout dire, une certaine dose d’énergie personnelle. — De même ce ne sont pas les préceptes moraux qui manquent dans le Pardon. Il en est un qui revient à plusieurs reprises : c’est qu’il ne faut pas faire de mal à autrui, qu’il faut éviter de répandre autour de nous la douleur et qu’il ne faut pas faire souffrir les innocens. Les personnages de M. Lemaitre proclament cette règle avec insistance ; et ils la violent avec continuité. — Y a-t-il une thèse dans le Pardon? Le mot serait bien gros pour une pièce si mince. Du moins est-il vrai qu’on nous y donne un conseil, celui de l’indulgence. Évitons les excès d’une sévérité fâcheuse! Ne soyons pas impitoyables à la faute d’autrui ! Soyons charitables et bons ! Mais cette indulgence encore quelles sont les raisons qui doivent nous y incliner? Hélas ! c’est que nous ne sommes pas sûrs de nous. Ceux qui ont commis le péché de suffisance et qui ont beaucoup présumé de leurs forces reçoivent de la réalité des démentis cruel s’et ironiques. Cette erreur que nous condamnons aujourd’hui chez notre prochain, demain peut-être elle sera la nôtre. C’est cela qui doit nous rendre modestes et pitoyables. La bonté est un corollaire de la faiblesse. Elle est un autre aspect de l’universelle veulerie.

J’ai essayé d’indiquer comment M. Lemaitre se représente le jeu de notre activité — ou, si l’on préfère, les états de notre passivité, — et quelle morale découle de sa théorie psychologique. Que vaut en elle-même cette conception? Est-elle vraie? Est-elle humaine? Est-elle intéressante? Je n’ai pas à le rechercher. Je dois ici l’examiner seulement au point de vue dramatique. Or, j’ai peur qu’elle ne soit en contradiction avec les exigences du théâtre, entendues au sens le plus large et le plus général du mot. Ce dont nous avons surtout besoin au théâtre, c’est de clarté. Nous voulons comprendre le drame auquel nous assistons. Nous voulons suivre l’enchaînement des causes et des effets. Nous voulons voir naître les actes dans les mobiles qui les ont produits. Le devoir de l’auteur dramatique est d’éclairer pour nous la conscience de ses personnages. Mais la conscience des personnages de M. Lemaître, par définition, est obscure. Comment pourraient-ils nous renseigner sur ce qui se passe en eux, puisque eux-mêmes ils l’ignorent? Ils sont tout les premiers étonnés par le spectacle de leur propre conduite, et ils ont peine à s’y reconnaître. Ils ne sont occupés qu’à se démentir. Nous assistons à des transformations imprévues et à des contradictions inexpliquées. Cela nous déconcerte et nous fâche. — D’autre part il semble bien que l’un des élémens essentiels au théâtre soit l’action. Cette action ne consiste pas dans les épisodes plus ou moins habilement agencés d’une intrigue compliquée. Elle résulte de la lutte entre la volonté et les obstacles que lui opposent soit des volontés étrangères, soit la passion ou l’instinct. L’issue de cette lutte est ce qui produit l’intérêt et ce qui provoque une curiosité d’ordre supérieur. Mais vouloir, c’est justement ce dont les personnages de M. Lemaître sont incapables. Lutter, ils ne l’essaient même pas. Ce sont les circonstances qui les conduisent. C’est le hasard qui agit à leur place. Leur vie dépend de toutes les sollicitations extérieures. Elle n’a pas de centre et de principe fixe. De là vient que les pièces où elle nous est contée n’ont pas d’unité. Elles semblent toujours près de finir. Elles ne se continuent pas, elles recommencent. Et de là vient aussi qu’elles sont languissantes. Ce qui leur manque, c’est le principe même du mouvement.

Telle est la cause la plus profonde par laquelle s’expliquent les reproches qu’on est en droit d’adresser aux comédies de M. Jules Lemaître. Il en est une autre qui, jusqu’ici, a compromis le succès de toutes ses tentatives dramatiques. C’est la nonchalance qu’il apporte à la composition de ses pièces. Cette nonchalance peut être un charme sous la plume de l’écrivain, surtout si elle n’est qu’apparente. Elle est insupportable au théâtre. Or elle est partout sensible et se traduit de toutes sortes de manières dans les pièces de M. Lemaître. Par dédain des habiletés où excellait ce pauvre Scribe il néglige les menus artifices de la scène. Il fait entrer ses personnages ou les congédie suivant qu’il a besoin d’eux ou suivant qu’il trouve qu’on les a assez vus. Je ne le chicanerai pas sur ce point outre mesure. Mais comment se fait-il qu’il emprunte au théâtre de Scribe ces mêmes moyens artificiels qu’il tient en si fort mépris ? Dans le Pardon c’est une voilette oubliée qui renseigne la jalousie de Suzanne. Oh! cette voilette, usée pour avoir traîné dans tant de drames et tant de vaudevilles ! — Ceci est plus grave. A mesure que l’œuvre s’avance, il semble que l’auteur se fatigue, qu’il perde patience et courage. Dans l’Age difficile, le premier acte est un acte d’exposition très agréable ; au second acte se trouve une fort belle scène, celle de l’explication entre les deux jeunes gens ; au troisième arrivent toutes les scènes contestables, celles-là mêmes qui soulèvent objections les plus sérieuses, qui nous font craindre d’avoir les mal compris les intentions de l’auteur et qui gâtent notre plaisir. Dans le Pardon le premier acte et la moitié du second sont de l’allure la plus franche et du dessin le plus arrêté. Les hésitations commencent avec le revirement imprévu du caractère de Georges. Le troisième acte semble ne pas avoir été écrit de la même main. Tout y est incertain et indécis. On y devine le remplissage. Les acteurs eux-mêmes ne se sentant plus soutenus par leur rôle, débitent leurs répliques sans y mettre le même accent. On ne les suit plus. La pièce s’achève dans la double indifférence des interprètes et des spectateurs. On dirait que l’écrivain s’est avant le temps lassé de son œuvre et qu’il lâche la partie. — Cette même négligence fait qu’on accuse M. Lemaitre de manquer de vigueur. Il se contente d’indications où il faudrait des développemens ; il ne pousse pas une situation à bout ; il laisse ses personnages se raconter et analyser leurs sentimens au lieu de chercher à traduire ces sentimens en actes et à nous en donner une expression visible et tangible. Ces personnages ne nous apparaissent qu’en de superficielles esquisses; on se demande si l’auteur croit à leur réalité et si pour les faire vivre devant nous il a commencé par vivre de leur vie. Cela est grêle. Et cela est incomplet. L’impression dernière est d’une déception. On espérait un tableau : on est en présence d’une ébauche dont quelques parties seulement sont poussées et mises au point. M. Lemaitre, depuis six ans qu’il travaille pour le théâtre, n’est plus un débutant; c’est pourquoi on lui ferait injure en lui dissimulant la vérité. Tout ce qu’il met de pénétration dans l’analyse, d’acuité dans l’observation, de simplicité et de naturel dans le dialogue, et de vigueur même dans quelques scènes, sert surtout à nous faire regretter qu’il ne se soit pas cru encore obligé de faire l’effort nécessaire afin de réaliser l’œuvre complète qu’il nous doit, qu’il semble chaque fois près de nous donner et que nous en sommes encore à attendre.


RENE DOUMIC.