Revue dramatique - 14 février 1908
- VAUDEVILLE : Un divorce, pièce en trois actes par MM. Paul Bourget et André Cury. — COMEDIE-FRANÇAISE : Les Deux hommes, comédie en quatre actes, par M. Alfred Capus. — GYMNASE : Le bonheur de Jacqueline, comédie en quatre actes, par M. Paul Gavault.
Voici une de ces œuvres de grand caractère, qui sont un régal pour les connaisseurs, et devant lesquelles ceux mêmes qui ne se soucient pas d’analyser leurs impressions se sentent étreints par une émotion d’espèce particulière et de qualité rare. On ne cesse de nous redire en effet que le théâtre est le royaume de l’artifice et la terre d’élection du mensonge ; tout y est disposé d’après une optique qui fausse l’aspect des choses et on détruit les proportions ; tout y est arrangé et truqué ; les événemens y obéissent à une logique spéciale qui nous fait accepter l’invraisemblable et croire à l’absurde ; les personnages nous sont présenté d’une façon si singulière que les mêmes caractères pour lesquels nous éprouvons, à la ville, du mépris et de la répulsion, nous inspirent, à la scène, de l’estime et de la sympathie ; la morale n’y est pas seulement conventionnelle, mais elle est un ambigu de préjugés baroques qui sont les dogmes de l’endroit ; les mœurs, les usages, le ton des conversations qu’on y admet, seraient partout ailleurs pour nous surprendre ou nous choquer. Or il est bien exact que cela se passe ainsi dans beaucoup de pièces, et des plus fêtées. Mais qu’un écrivain, formé par des méthodes très différentes et maître dans un autre domaine, aborde la scène sans autre souci que celui des règles générales de l’art, Celles qui recommandent, où que ce soif, l’étude de la nature, la simplicité des moyens et la franchise de l’expression ; qu’il apporte et conserve sur ce terrain nouveau ses habitudes d’esprit, le souci des questions de morale sociale, l’inquiétude des problèmes de la vie intérieure, la curiosité à démêler les élémens qui conditionnent le milieu moderne ; qu’il néglige les ficelles à portée de la main et bouscule, avec une robuste ingénuité, les conventions en état de plaire ! Aussitôt on respire une autre atmosphère ; au lieu du jeu des partis pris, des combinaisons et des apparences, c’est la réalité complexe, ce sont les lignes mêmes et les couleurs de la vie ; au lieu de situations et de rôles, nous avons devant nous des êtres, choisis parmi les meilleurs, mais pareils à nous, aux prises avec des circonstances où nous pouvons nous trouver nous-mêmes engagés, se débattant parmi des difficultés qui peuvent surgir demain sur notre route, tenant un langage qui est celui du bon sens ou de l’égarement, de la raison ou de la passion, de la tendresse ou de la colère. On reconnaît l’accent de la vérité. C’est une joie sans égale. Et c’est celle que nous devons aux auteurs de Un divorce.
Leur pièce est tirée du roman publié ici même, il y a trois ans, par M. Paul Bourget. Des romans excellons sont si souvent devenus de méchantes pièces, que ce genre d’opération est justement tenu pour suspect. Mais comment oublier que nous lui devons quelques-uns des chefs-d’œuvre du théâtre contemporain : la Dame aux Camélias, le Gendre de M. Poirier, le Marquis de Villemer ? C’est donc qu’avec un roman, il est possible de faire une comédie ; seulement il y faut la manière. Cette manière consiste d’abord à refaire l’œuvre de fond en comble. On sait quelle transformation a subie l’agréable et humoristique récit de Sandeau, Sacs et Parchemins, en passant par les mains puissantes d’Emile Augier. Sous le romancier que fut d’abord Dumas fils perçait déjà le dramaturge. Et il est vrai que George Sand était totalement dénuée des dons qui font l’auteur dramatique ; mais un autre, qui n’a pas dit son nom, les avait pour elle. Un roman qui arrive à la scène sans avoir beaucoup changé en route, a toutes les chances d’y échouer : l’erreur consiste à croire qu’il suffise d’y découper des scènes, d’en détacher des épisodes et des phrases, en respectant avec scrupule le texte qui a plu au lecteur. Au contraire, il faut, là comme partout, que l’écrivain de théâtre domine sa matière, et, s’il est son propre adaptateur, qu’il accomplisse le tour de force de briser les cadres où sa pensés, une première fois, a pris forme. Il faut qu’il se borne à dégager du roman l’élément de drame qui pouvait y être contenu ; une fois isolé du reste, ce principe, en se développant, créera une œuvre nouvelle. Encore cela n’est-il possible qu’avec une certaine famille de romans. Mais on sait que M. Paul Bourget a toujours aperçu la vie sous un aspect tragique. Ce qu’on lui reprochait, au temps de ses premiers romans, c’est que ses personnages, ingénieux à se torturer, faisaient beaucoup d’affaires pour des mésaventures si banales ! Ils avaient un art de dramatiser toutes choses, et leur cœur était le champ clos où se livraient d’interminables combats. Romancier psychologue, M. Paul Bourget a recueilli la leçon des classiques qui, pour nous présenter dans un vigoureux raccourci le tableau de la vie intérieure, choisissaient l’instant de la crise : chacun de ses livres est l’exposé d’un drame de conscience. Quant à ses derniers romans ils sont chargés de beaucoup plus de matière ; un plus grand nombre des élémens dont se compose la vie contemporaine y est utilisé ; l’individu n’y est plus isolé, mais considéré dans ses rapports avec l’ensemble : autour de lui se livre une autre lutte, aux longues péripéties et aux conséquences infinies, la lutte des grandes forces sociales, celles qui conservent et celles qui détruisent.
C’est un épisode de cette lutte qui nous est présenté ici ; en sorte qu’on pourrait dire que les protagonistes n’y apparaissent pas, qu’on les devine à l’arrière-plan, et qu’ils s’appellent Tradition et Révolution, Foi et Négation, Discipline et Anarchie. M. Paul Bourget a lui-même défini Un divorce une pièce à idées. Ai-je besoin de répéter, après y avoir si souvent insisté, que c’est la forme de théâtre non seulement la plus relevée, mais aussi la plus neuve. Il y a une quinzaine d’années, en tête d’un recueil d’études dramatiques, j’essayais de dessiner l’esquisse d’un théâtre en formation et en espérance, que j’appelais le « théâtre d’idées. » La formule fut accueillie aussi dédaigneusement qu’il convenait par les professionnels du théâtre ; mais les critiques voulurent bien se l’approprier ; et, ce qui achève de la légitimer, c’est qu’elle définissait déjà les caractères essentiels des meilleures entre nos pièces récentes.
Le premier trait où se reconnaît une pièce à idées, c’est qu’elle n’est pas une pièce à thèse. Le genre cher à Dumas fils a eu sa vogue et il a ses titres de gloire ; mais il est aujourd’hui passé de mode : il nous choque par ce qu’il a tout à la fois, de trop concerté, et de toujours décevant. La pièce à thèse a pour raison d’être de prouver quelque chose, et pour essence de ne rien prouver ; car allez donc admettre qu’un « cas, » dont toutes les données ont été combinées à souhait, puisse avoir quelque valeur de signification générale ! Elle fait porter tout l’effort de la démonstration dans un même sens : elle met d’un côté tous les argumens solides et tous les braves gens, de l’autre côté tous les sophismes et tous les coquins. Au contraire, la pièce à idées ne sacrifie aucune des idées qu’elle doit mettre en relief. Elle présente chacune d’elles sous son meilleur jour. Certes l’auteur dramatique, pas plus que l’historien, ne se pique de neutralité ; il n’affecte pas de rester impassible, ce qui ne pourrait provenir que d’indifférence et engendrer que froideur. Il n’a pas la faiblesse de croire que toutes les idées se valent. Mais il sait que même les plus fausses peuvent par quelque côté séduire une âme honnête. En le montrant, il fait effort de loyauté. Cette attitude loyale du moraliste vis-à-vis des idées entre lesquelles va s’établir le conflit, est ce qui frappe d’abord dans Un divorce.
Ces idées, ce sont les diverses conceptions du mariage qui coexistent dans notre société d’aujourd’hui, si diverses vraiment qu’elles mettent entre ceux qui les ont adoptées des différences plus profondes que la race ou l’époque, l’écartement de l’angle facial ou la couleur de la peau. La conception religieuse d’abord. Pour ceux qui croient que nous sommes des créatures dans la main de Dieu, il va sans dire que le mariage est un acte essentiellement religieux. Ils ne nient pas que l’intervention de la loi ne soit nécessaire : c’est elle qui règle l’état des fortunes, tranche les questions d’intérêt et précise les droits. Mais quel pouvoir a-t-elle pour unir les âmes ? Le mariage est un « sacrement, » et hors du sacrement il n’y a pas de mariage ; mais tout ce qui est une émanation de la vie divine ayant part à son éternité, de son essence religieuse découle pour le mariage son indissolubilité. — La conception laïque. Si au contraire nous avons exorcisé de la création le sens divin et si nous croyons n’avoir affaire qu’à la société de nos semblables, le mariage devient un contrat pareil à tous ceux qui régissent les rapports sociaux. Comme tout contrat, il a pour objet de nous défendre contre les autres d’abord, mais aussi contre nous-mêmes, de s’opposer aux caprices de notre humeur, aux suggestions de notre instinct et de nous hier par nos propres engagemens. Contrat délicat et grave entre tous, mais qui se conforme au caractère de toutes les choses humaines, toujours révocable et toujours fragile. La conception individualiste. Chaque individu est par définition un être libre. Il ne relève que de sa conscience. Lorsque deux êtres, pareillement indépendans, ont résolu de se donner l’un à l’autre, en quoi cela regarde-t-il la société ? Comment n’aurais-je pas, à tout moment, le droit de rejeter un lien que j’ai forgé moi-même ? Tout engagement qui limite mon indépendance n’est-il pas contraire à la nature et ne porte-t-il pas atteinte aux droits de la personne ? — Telles sont les idées qui, en se heurtant, vont faire jaillir le drame, idées irréductibles, idées inconciliables et dont la rencontre ne peut manquer d’être fertile en catastrophes.
Une lutte d’idées, si dramatique soit-elle, ne constitue pas un drame ; d’aucuns diront qu’elle en serait plutôt le contraire. Si l’auteur a d’abord conçu sa pièce in abstracto, au lieu de voir se dresser devant lui des créatures de chair et de sang, on peut craindre qu’il ne sache pas réparer dans la suite cette erreur initiale. Ses acteurs ne seront que des entités bataillant à coups d’argumens, comme on voit dans l’enfer païen des fantômes sans os se poursuivre de vaines blessures. Tel est le danger, quand on met des idées au théâtre : elles risquent d’y rester à l’état d’idées, sans parvenir à trouver un corps où se loger. Le dialogue du Juste et de l’Injuste est un beau thème à discussion, mais qui aurait sa place dans l’école des sophistes mieux encore que sur la scène. Il nous faut ici des êtres concrets, et non de purs esprits, mais des hommes dont la raison est échauffée, exaltée, égarée par la passion. Cela même fait l’attrait du théâtre et, pour un Bossuet, en faisait le danger ; c’est qu’on y voit de vrais yeux d’où coulent de vraies larmes. Là même est le mérite essentiel de Un divorce, celui sur lequel on ne saurait trop insister : on y respire une atmosphère de réalité, et les êtres qui s’y meuvent, dans un milieu qui est exactement celui de notre temps, y font constamment figure d’êtres vivans.
Chaque personnage, en effet, nous apparaît comme type et comme individu, avec sa physionomie nettement marquée à l’empreinte d’aujourd’hui, tel que nous avons pu le rencontrer hier, ou tel que nous le coudoierons demain, dans la rue ou dans un salon. Darras est le libre penseur honnête homme. Très laborieux, très scrupuleux il est un exemplaire accompli de toutes les vertus laïques. Ces vertus qui, chez un chrétien, auraient pour support la charité, sont, chez lui, à base d’orgueil. Il fait volontiers étalage de sa raison et montre de sa supériorité d’esprit. Il a le pédantisme de ses convictions, comme on reconnaît le parvenu à l’ostentation de sa richesse. Non content, au surplus, d’être détaché des croyances qui ont longtemps bercé l’humanité, il les tient pour funestes : au fond de lui gronde une sourde irritation contre ces ouvrières d’erreur. Il déteste le prêtre et son influence. Il voudrait chasser de nos mœurs et déraciner de nos cœurs tant de germes qu’y ont déposés des siècles de christianisme. Mais cet homme d’une certaine mentalité est aussi l’homme d’une certaine condition. Bourgeois riche et bien posé, il a à défaut d’autre, le culte de la respectabilité. Le code des bienséances lui tient lieu de Credo. Et l’audace de sa pensée expire au seuil des convenances mondaines. Ajoutez que Darras n’est pas seulement un cerveau et n’oubliez pas de tenir compte de sa sensibilité : le cœur a ses raisons qui sont plus fortes que la raison même d’un libre penseur. Amoureux d’une catholique, il va s’embrouiller dans toute sorte de contradictions. Il fera de son beau-fils son disciple et lui fabriquera une âme libre de préjugés, à la ressemblance de la sienne ; mais il consentira que sa fille, sa propre fille, soit élevée dans cette religion qu’il abhorre. Et cette concession sera pour lui la source de grands malheurs.
Mme Darras est une chrétienne qui a passé par une crise de révolte. Mariée à un affreux mari, libertin, alcoolique, elle était du grand nombre de celles aux yeux de qui leur infortune individuelle est un argument terrible contre la Providence. Peu à peu sa piété, qui subsistait, se faisait moins ardente et elle songeait, non sans un regret, à ce qu’aurait pu être sa vie auprès d’un autre homme, qui aurait su l’aimer. L’affaiblissement de la foi chez la femme que la vie a déçue, l’âpre désir qui pousse l’individu à rattraper le bonheur, l’influence amollissante du milieu complaisant et des exemples chaque jour plus fréquens, tout s’est réuni pour lui faire accepter le divorce suivi d’un second mariage. Mais chez la femme qui a été façonnée par le christianisme et dont l’âme fut vraiment chrétienne, devait s’éveiller, certain jour, sous le coup d’émotions qu’on pouvait prévoir, une irrésistible nostalgie des choses religieuses. Dirai-je que le voisinage de ce Darras, si honnête homme mais si insupportable ! n’a pu manquer d’y contribuer ? Au contact de cette raison imperturbable, une sensibilité de femme et de femme pieuse est sans cesse froissée. En reprenant, pour y accompagner sa fille, le chemin de l’église, la mère a retrouvé ses impressions d’autrefois. Tout son passé, qui se ravive en elle, lui révèle la misère de son état présent. Elle fait une découverte dont, un jour ou l’autre et de toute nécessité, elle devait s’aviser : elle s’aperçoit avec horreur qu’elle n’est pas mariée !
Darras est un type de transition. Il s’arrête à moitié route. Pour pousser ses théories jusqu’au bout, comptez sur la génération qui vient ! Elle est représentée ici par le jeune Lucien et par Berthe Planat. L’intérêt de ces deux rôles est de nous montrer à quel point il est vrai de dire que les idées vont vite. Nous y pouvons contempler, non sans effroi, la forme que certaines théories prennent dans des consciences toutes neuves, dénuées, du lest de l’expérience et férues d’intransigeance. Lucien, c’est Darras à vingt-cinq ans. Lui aussi, ce petit bourgeois, fils et beau-fils de gens bien posés, il n’aurait pas mieux demandé que de s’organiser une existence régulière, en accord avec l’ordre établi. Mais survient celle qu’on n’avait pas priée et qui s’invite elle-même : la passion. C’est elle, l’implacable logicienne, qui va tirer des principes de Darras des conclusions en rapport avec la situation de Lucien. C’est elle qui, par-delà l’honorable façade des mots, ira tout de suite au sens vrai, et de la doctrine où se leurre un conservatisme naïf, dégagera soudain l’âme révolutionnaire.
Berthe Planat est, à sa manière, une croyante comme Mme Darras. Seulement, on lui a proposé un autre idéal. Elle s’y attache avec la même ferveur, avec cette puissance d’absolu et cet excluvisisme qui caractérisent l’âme féminine. Elle croit à la médecine, comme, autrement élevée, elle aurait cru à Dieu. Elle adhère au formulaire de la Faculté comme elle aurait fait aux enseignemens du catéchisme. C’est l’enfant de Marie de la Sociologie athée. Et sa foi est la foi sincère, celle qui agit. Elle brûle de se dévouer pour l’évangile des temps nouveaux. Le même instinct, qui fera de la femme éternellement une sacrifiée, — là sacrifiée volontaire, — la pousse au martyre. Elle est, au sens littéral, la martyre de l’union libre, celle qui « témoigne » en s’immolant. Le mysticisme qui l’illumine transfigure, à ses yeux qu’elle ne veut pas dessiller, l’aventure la plus banale et la plus plate. J’ai entendu un vieux moraliste critiquer assez vertement ce rôle. « Berthe Planat, grondait-il, mais nous la connaissons tous, et depuis toujours ! Ce n’est que la dernière venue dans l’innombrable théorie des filles-mères. Elle avait le goût du plaisir ; elle a suivi n’importe quel libertin, celui qui passait. Après quoi, instruite par l’expérience et devenue très forte, elle a songé au moyen de reprendre pied dans la société régulière. Le moyen est classique : il consiste à s’introduire dans une famille honnête. Hier elle aurait été institutrice ou lectrice, aujourd’hui elle est infirmière ; c’est la turlutaine du moment : le tablier d’hôpital est pour une jeune fille le colifichet à la mode. Elle séduit le fils de la maison qui est un grand nigaud. Laissez-nous donc tranquilles avec les balivernes d’union libre, de foyer modern-style ! Autant de mots nouveaux pour cacher les vilenies de toujours… » Oh ! que la boutade de ce vieux moraliste m’a ravi, et que j’aimerais à abonder dans le même sens ! Mais ce n’est pas de morale, c’est de critique théâtrale qu’il s’agit ici. Il faut prendre le type tel qu’il nous est présenté. Balivernes, si l’on veut : Berthe Planat en a été dupe. Elle y a cru, dur comme fer. C’est le trait de psychologie que tous ces personnages ont en commun. Ils se réfèrent à un idéal, faux peut-être, mais qui est leur idéal. De là vient qu’ils échappent à toute vulgarité. Ils ont leur noblesse.
Ainsi, au cours de l’action se dessinent les personnages de Un divorce. L’étude en est si poussée qu’ils nous sont bientôt familiers comme les êtres avec qui nous avons longtemps vécu, et dont le passé nous est entièrement connu. Chacun de leurs actes s’explique aussitôt pour nous, grâce à ce que nous savons de leur formation intellectuelle ou sentimentale et des circonstances qu’ils ont traversées. Chaque mot est un indice du travail intérieur, révèle des dessous de conscience, ouvre des perspectives sur des lointains de réflexion ou de souffrance. La pièce de MM. Bourget et Cury peut avoir d’autres mérites ; au point de vue de l’art, la merveille en est cette intensité de vie prêtée à des êtres imaginaires.
Encore fallait-il trouver un moyen de réunir ces individus venus de coins si différens de la société, aménager un terrain où pussent se rencontrer sans invraisemblance le libre penseur, le prêtre, le petit intellectuel bourgeois et la jeune anarchiste. C’est, me dit-on, M. Cury qui a eu l’idée d’ajouter, aux personnages du roman, celui de la vieille Mme Darras ; s’il en est ainsi, son intervention a été vraiment efficace : elle a permis à M. Bourget d’apercevoir tout de suite la forme scénique que pouvait prendre son œuvre.
Donc, la vieille Mme Darras, la mère du libre penseur, a été gravement malade. L’étudiante en médecine, Berthe Planat, l’a soignée avec une belle conscience professionnelle, et l’a vraiment arrachée à la mort. Toute la famille éprouve pour la jeune fille de la gratitude et du respect. Chez Lucien, qui a rencontré Berthe au chevet de sa grand’mère, il est naturel que ces sentimens se changent en amour. Pareillement se trouvent légitimées les visites du prêtre, et il est tout simple que la femme de Darras se confie à lui et lui demande secours dans sa détresse morale. Dès le début de la pièce, on est très frappé de l’espèce de solennité avec laquelle ce prêtre énumère tous les malheurs que le divorce entraîne-après soi ; ces paroles, qui sont une prédiction, donnent en effet à la pièce sa véritable signification et lui impriment un caractère de tragédie. Le hasard, se révélant par des coups de théâtre, est le dieu du mélodrame ; au contraire, la présence toujours devinée d’une force invisible, fatalité, providence, logique immanente des choses, qui domine et dépasse chacune de nos volontés particulières et relie les actes, en apparence isolés, dans la chaîne ininterrompue de » causes et des effets, voilà ce qui donne à une pièce, antique ou moderne, l’allure tragique… Clairvoyant, mais impuissant, Darras assiste à cette désagrégation d’une famille faite d’élémens trop disparates. Il sent lui échapper l’âme de sa femme. Il essaie de se créer un nouveau titre à sa reconnaissance en sauvant Lucien. Pour cela, il a eu recours à un moyen héroïque : il a mené une enquête sur les antécédens de Berthe Planat ; il en livre brutalement les résultats au pauvre amoureux. Berthe a vécu avec un étudiant, Méjean, dont elle a eu un enfant, et qui l’a abandonnée. Révélation à mettre en fuite un garçon… qui n’aimerait pas.
Après ce premier acte, très plein de choses et pourtant très net et qui sert d’excellente préparation, on sent que l’air est tout saturé d’électricité : les adversaires sont prêts pour la bataille. Deux scènes capitales s’imposent. Nous voulons voir Lucien en face de Berthe et ensuite Lucien en face de Darras. Ces deux scènes M. Bourget nous les a données telles que nous les attendions. Lucien a résolu d’interroger lui-même Berthe Planat qui sûrement a été calomniée. Que la jeune fille en avouant les faits eût plaidé les circonstances atténuantes, se fût excusée, eût cherché à nous apitoyer, c’était la scène cent fois refaite depuis qu’il y a des filles-mères et que le théâtre prend parti pour elles. Mais Berthe Planat ne s’attendrit pas sur elle-même. Elle ne se repent pas, et, Dieu me pardonne ! elle ne regrette rien. Elle se souvient d’avoir agi volontairement et consciemment ; elle revendique ce droit à l’erreur, qui est la rançon même de la responsabilité. Étrange dialogue où tout est neuf, où tout porte ! Quant à la « scène des deux hommes, » l’ampleur du développement, la gravité du débat, la justesse des répliques y atteignent à une perfection toute classique. Ce qui en fait la valeur théâtrale, c’est qu’au lieu d’être une simple rencontre d’argumens, elle est rythmée sur les mouvemens d’un cœur d’amoureux. Lucien répète à son beau-père le récit de Berthe Planat ; et ce récit qui confirme sur tous les points les accusations auxquelles tout à l’heure son honnêteté refusait de croire, il le répète victorieusement ! Les faits sont les mêmes, mais l’aveu prononcé par des lèvres chéries, les a purifiés. Et voilà un trait profond de vérité humaine… Lucien a parlé dans la candeur et dans l’aveuglement de la passion. A sa grande surprise, il ne communique pas à son interlocuteur son propre attendrissement. Dans cet homme, hier presque un père, qui résiste à se laisser convaincre, il ne voit désormais que l’ennemi. Il n’a plus qu’une inspiratrice, la colère ; c’est elle qui lui suggère les ripostes méchantes, les argumens meurtriers, cette parfaite assimilation du divorce avec l’union libre devant laquelle l’infortuné Darras reste confondu, humilié, révolté et stupide. — Cet acte est, sans aucun doute, un des plus beaux qu’il y ait dans notre littérature dramatique.
Le troisième acte, auquel on pouvait seulement demander de ne pas laisser faiblir l’intérêt, apporte une conclusion telle quelle. Berthe Planat reparaît, mandée par la vieille Mme Darras et tient un langage moins farouche. Lucien, qui avait jusqu’ici beaucoup discuté, pleurniche un peu ; nous lui en savons gré. Mais l’un et l’autre ne peuvent que redire autrement ce qui a été déjà dit ; ils n’ont rien de nouveau à nous apprendre. Quel sera le dénouement ? La famille va-t-elle se résigner, accepter Mlle Planat ? On nous a donné une trop haute opinion du sentiment que les Darras, mari et femme, ont de leur dignité. Berthe va-t-elle disparaître ? Lucien va-t-il renoncer à elle ? Vous ne le croyez pas un seul instant. Lucien part pour Lausanne où Berthe contractera avec lui sa seconde union libre. C’est la vérité même. Mme Darras, qui a songé à quitter son mari, lui est ramenée par l’abbé Euvrard, tant il est vrai qu’on fait ici assaut de politesse ! Ces époux sont trop malheureux pour pouvoir maintenant se quitter. Ils continueront d’aller ensemble sur le chemin de la vieillesse désolée. Ainsi se sera accomplie la prédiction.
Telle est cette œuvre qu’on a plaisir à louer, et à trouver bien digne de son grand succès. Car il faut en faire la remarque : cette pièce d’un art si sobre, d’une si hautaine sévérité, où pas une concession n’est faite au désir d’amuser, a été acclamée par le public. Cela est important à noter. On a coutume de dire que la frivolité du public est le principal obstacle qui arrête les auteurs dans leur empressement à écrire des pièces sérieuses. Rien n’est moins exact. Le public prend ce qu’on lui donne, mais il le prend pour ce qu’il vaut. Quand les pièces à prétentions de grand art distillent l’ennui, comment lui en vouloir, s’il refuse d’y aller ? Mais qu’on lui présente une œuvre saine et forte, pénétrée de pensée et d’émotion, éloquente et vraie, il y court : il comprend qu’en l’applaudissant il se fait honneur à lui-même ; à sa joie se mêle quelque fierté.
L’interprétation est excellente. Citons d’abord et mettons hors de pairs M. Gauthier qui est de tout premier ordre dans le rôle de Lucien. Il y a mis cette fougue, cette ardeur de jeunesse qui donnent au rôle son grand charme. Il a été surprenant d’émotion et de sincérité dans la scène des deux hommes. Le jeu sobre et triste de M. Lérand convenait bien au personnage de l’infortuné Darras. Mme Brandès, mieux qualifiée pour les rôles d’amoureuse, a été une mère attendrissante. Et Mlle Jeanne Heller a eu toute la sécheresse qui convenait pour personnifier cette affreuse petite cérébrale de Berthe Planat.
En passant de Un divorce aux Deux hommes de M. Capus, nous ne quittons pas le genre philosophique. La pensée de la pièce tient dans un couplet fort joliment tourné, suivant l’ancienne mode, celle du couplet des pêches à quinze sous. M. Capus définit deux sortes d’hommes dont les uns sont destinés à l’emporter toujours dans la lutte pour la vie, et les autres à être les éternels vaincus. « Chaque époque a ses armes. Seulement, les uns savent les manier et les autres ne le savent pas. Les uns prennent sans effort, par un instinct naturel, le courant, les habitudes et la moralité de l’heure où ils vivent, et quand l’heure change ils changent comme elle ; tandis que les autres sont immobiles dans la foule toujours mouvante, et ils finissent par être piétines. Enfin, voyez-vous, il y a deux grandes catégories d’hommes civilisés : ceux qui s’adaptent exactement à leur époque et ne lui demandent que ce qu’elle peut donner, et c’est parmi ceux-là que la vie choisit les vainqueurs, car ce qu’on appelle la chance, c’est la faculté de s’adapter instantanément à l’imprévu. Et puis, il y a ceux qui ne s’adaptent pas, qu’ils soient nés trop tard ou trop tôt, qu’ils aient encore les idées d’hier ou qu’ils aient déjà celles de demain. Et ceux-là ce sont les vaincus… » Ainsi présentée l’idée paraît un peu trop simple. Cela aurait besoin d’être creusé. Mais que voilà une belle théorie et si commode pour un chacun ! Car tout le monde y trouve son compte, les coquins dont nous dirons désormais qu’ils sont plutôt les virtuoses de l’adaptation, et les imbéciles, les paresseux, les insociables, qui, de la triste condition de ratés, se trouvent soudain et magnifiquement métamorphosés en hommes de l’ancien temps.
Dans quelle mesure M. Capus prend-il pour son propre compte la théorie qu’il met dans la bouche de son « personnage sympathique » Marcel Delonge ? Cela est d’autant plus difficile à dire, que l’intrigue imaginée par l’auteur dramatique ne semble pas une démonstration très rigoureuse de la théorie proposée par le philosophe. Une honnête femme, Thérèse Champlin, se trouve placée entre deux hommes, son mari Paul Champlin, et son cavalier servant Marcel Delonge. Le mari est un arriviste. Avocat de province qui rêve du barreau de Paris, il n’a de cesse qu’il ne se soit fait présenter au financier Bridou, homme taré et grand brasseur d’affaires. Il en fait la connaissance dans le salon d’une certaine Jacqueline, femme d’une réputation déplorable. Bientôt il devient lamant de Jacqueline qui lui fait quitter sa femme, et l’amènera doucement à l’épouser. Nous voyons bien que ce n’est pas là un monsieur très propre. Nous voyons moins bien à quoi arrive cet arriviste, si ce n’est à se déclasser. Mais en face de ce « vainqueur, » voici l’homme des anciens temps, Marcel Delonge. Il a compris tout de suite que dans notre piètre époque il n’y avait pour lui rien à faire. Donc il ne fait rien et vit de petites rentes, en oisif et en parasite. Intransigeant pour tout ce qui touche à l’honneur, il est tout de même en bonnes relations avec le financier Bridou. D’une rare délicatesse sur l’article du sentiment, il est au surplus l’un des amans de Jacqueline. Éperdu de mépris pour les gens d’affaires et les hommes de Bourse, cela n’empêche pas qu’il joue à la Bourse, comme les camarades, et hasarde un « coup » sur un conseil sollicité par lui-même auprès de Bridou !… Et puisque Marcel Delonge est l’homme qui ne s’adapte pas, nous nous demandons ce qu’il pourrait bien faire de plus s’il s’adaptait ! — M. Capus a-t-il voulu nous donner à entendre qu’au fond, tous les hommes se valent et que l’unique différence est celle du succès ? Son fameux optimisme de jadis s’est-il changé en ce pessimisme farouche ? Je crois plutôt que son idée, restée obscure et mal débrouillée, a été insuffisamment précisée par une exécution hésitante.
Le rôle de Thérèse a été pour Mme Bartet l’occasion d’un grand succès personnel. Et Mme Pierson a été parfaite comme toujours en bonne dame indulgente. Mais M. de Féraudy nous a paru moins gai, et M. Le Bargy moins irrésistible qu’à l’ordinaire. Eux non plus, ils ne se sont pas adaptés.
Voulez-vous le voir, l’homme des anciens temps, le héros chevaleresque, le Don Quichotte et le terre-neuve ? Vous le trouverez au Gymnase, dans le Bonheur de Jacqueline. Il s’appelle Fernand Ravenel. Il aimait Jacqueline de tout son cœur ; mais, devinant que Jacqueline lui préférait un godelureau, il s’est effacé. Le mari de Jacqueline la rend affreusement malheureuse. Donc Fernand s’ingénie à cacher les frasques de ce coureur : il se battra à sa place ; que sais-je encore ? Enfin Jacqueline comprend où est son bonheur : il consiste à congédier le mari indigne pour épouser, le bon, le brave, le chevaleresque Fernand. — Joli succès pour M. Tarride et Mme Marthe Régnier.
RENE DOUMIC.