Revue dramatique - 14 février 1913

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 février 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 908-922).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Marignv : Les Eclaireuses, pièce en quatre actes, de M. Maurice Donnay. — Théâtre Sarah-Bernhardt : La Chienne du Roi, pièce en un acte, de M. Henri Lavedan ; Servir, pièce en deux actes, de M. Henri Lavedan. — Comédie-Française : L’Embuscade, pièce en quatre actes, du M. Henry Kistemaeckers. — Renaissance : Reprise de l’Enchantement, pièce en quatre actes, de M. Henry Bataille.


Le féminisme est dans l’air, du moins dans celui qu’on respire au théâtre, et sous toutes ses formes. M. Brieux, l’autre jour, réclamait en faveur de la femme qui travaille et fonçait avec sa fougue habituelle sur l’égoïsme masculin. Cette fois, M. Maurice Donnay prend à partie le féminisme des femmes du monde et se joue autour de cette turlutaine avec sa nonchalance et son ironie coutumières. J’imagine, sans en rien savoir, que l’idée première de sa pièce a dû lui venir de l’agacement que lui auront causé certaines conversations de salon. Il se dit dans les salons mille riens aimables, et ce n’est pas moi qui partirai en guerre contre les usages de ce qu’on appelait jadis la société polie ; il s’y tient aussi des propos exaspérans. Vous y entendez le clubman, riche, égoïste, inutile, déclarer qu’il est socialiste. Et vous y rencontrez pareillement la petite perruche qui jacasse contre la captivité des perruches. « Moi, je suis pour l’égalité des sexes... -— Comme vous auriez tort ! Votre mari est à vos pieds. — Je veux que la femme puisse gagner sa vie... — On la gagne si bien pour vous ! — Il ne s’agit pas de moi : le féminisme est une question générale, une affaire d’idées. — Oh ! alors... » Ainsi remis à sa place et réduit au silence, M. Maurice Donnay aura médité de prendre sa revanche par des moyens qui ne sont pas à la disposition de tous : c’est de mettre à la scène les plus séduisantes et les plus irritantes, les plus agréables et les plus insupportables des féministes, de montrer ce que représente pour elles le féminisme et en quoi consiste ce qu’elles prennent pour des « idées. »

Jeanne Dureille est une de ces femmes,-, comme il y en a quelques-unes, que la destinée s’est plu à traiter en enfans gâtées, en réunissant autour d’elles toutes les conditions de bonheur. Elle a beauté, fortune, des enfans bien portans, une mère ingénue et, par-dessus tout, un mari qui est un mari modèle. Car on connaît des maris qui ont été d’excellens maris ; on n’en cite pas un qui ait été, au même degré que Paul Dureille, la perle des maris. Jeune, vigoureux, bien de sa personne, avec une sorte d’élégance militaire, il est honnête, fidèle, laborieux. Il s’est lancé dans de grandes affaires et y réussit à merveille, possédant cet ensemble de qualités qui fait aujourd’hui de l’industriel un roi de notre démocratie. C’est déjà quelque chose ; il y a mieux. La bonté de Paul n’est pas une de ces bontés à la douzaine qui ne sont qu’un autre nom de la veulerie : c’est une bonté énergique. Il a un intérieur, et il tient à ne pas y être un zéro. Il a un fils et il s’en occupe, non pour le gâter, mais pour l’élever. Il aime sa femme, avec le souci de la protéger contre elle-même. Il a cette certaine rudesse de caractère qui est la seule façon qu’on ait encore trouvée d’avoir du caractère. Un tel homme, sa femme devrait l’adorer, ou, du moins, si elle n’est pas complètement sotte, le garder. Comme mari, on ne fait pas mieux... Jeanne l’exècre, brûle de le quitter et se plaint d’être la plus malheureuse des femmes.

Au temps du romantisme, elle se serait posée en « femme incomprise. » Nous sommes au XXe siècle ; elle se déclare « féministe. » Elle attire auprès d’elle, et traite en amie, une certaine Germaine Luceau, « pauvre et fière, » qui est une théoricienne du féminisme intégral. L’émancipation intellectuelle de la femme, son égalité civile et politique avec l’homme, le divorce par volonté unilatérale, l’union libre, etc., toutes les « revendications féministes » sont inscrites au programme de Germaine Luceau. L’exposé de ces belles doctrines, qui remplit la moitié du premier acte, met en fureur le mari, Paul Dureille, et en joie le célibataire Jacques Lehelloy. Celui-ci est un de ces « amis des femmes « qui, par malin plaisir et intérêt bien entendu, se rangent toujours du parti des femmes. C’est celui qui, jadis, du temps que les hommes fumaient, restait au salon, pendant que ses congénères fuyaient vers le fumoir. Paul, dont l’exaspération va croissant, finit par mettre à la porte la petite anarchiste « pauvre et fière, » qui n’a décidément pas sa place dans un intérieur bourgeois. Qui de nous n’en aurait fait autant ? Mais il ne fallait pas fournir de prétexte à un dissentiment conjugal, qui, depuis longtemps, n’attendait qu’une occasion pour éclater.

Jeanne refuse d’accompagner son mari à une soirée chez les Steinbacher, et décide d’assister à la réunion électorale de Blanche Virieu. C’est sa déclaration de guerre. Les hostilités sont commencées. Vainement, avec la clarté de l’évidence, Paul objectera-t-il que sa femme n’a ni obligation ni excuse d’aucune sorte à figurer dans une réunion ridicule et inutile, en compagnie d’utopistes, d’hystériques ou de folles, et qu’au contraire elle a le devoir d’aller chez des amis qui peuvent rendre service à son mari. « Nous n’avons plus qu’à divorcer, » s’exclame cette épouse à bout d’argumens. Mais le mari, qui, lui, ne souhaite pas le divorce, mais les enfans qui en souffriront ? Rien ne compte plus, au point où en est Jeanne — disons : de son développement intellectuel. « A mesure que je prenais conscience du monde, de la société et de moi-même, j’ai senti naître en moi un singulier désir de liberté, un véritable besoin d’indépendance. L’état de servitude dans lequel est enfermée la femme mariée, l’incapacité dont elle est légalement frappée, me sont apparus des choses monstrueuses et que je ne peux plus supporter. Quand tu m’ordonnes ou quand tu me défends quelque chose, quand tu exerces ton autorité, ce n’est pas de l’impatience que j’éprouve, ni même de la colère, mais c’est de la souffrance, une véritable souffrance. Voilà. » D’ailleurs elle n’aime personne. Elle ne rompt pas son mariage pour en contracter un autre. Elle n’obéit qu’à des motifs tout rationnels. Quand on a des idées, c’est pour les appliquer. Jeanne Dureille divorce pour être féministe, encore féministe, rien que féministe.

Nous en aurons tout de suite la preuve au second acte où l’heureuse divorcée s’est meublé un appartement dont la décoration à elle seule est un manifeste. Des tons qui hurlent, des dessins puérils, c’est le genre ballet russe, le seul qui convienne à une femme d’avant-garde. Car M. Maurice Donnay en fera la très juste remarque : tout se tient. Et maintenant, aimez-vous les féministes ? On en a mis partout. L’une amenant l’autre, elles ont envahi toute la maison, du salon où pérore Blanche Virieu, à l’office où la cuisinière est du choix de Blanche Virieu déjà nommée. Il y a Rose Bernard, qui est médecin et Lucienne David, qui est avocat. Il y a Charlotte Alzette, née à Montmartre, grandie parmi les nudités d’un atelier de sculpteur, romancière de profession, dont le talent sincère, oh ! combien ! consiste à oser tout ce qu’on ne permettrait pas à un romancier. Il y a encore Germaine Luceau, qui est une vieille connaissance à nous, et Mrs Schmidt, suffragette anglaise ; car il en vient de l’étranger, et qui ne sait que les grands courans d’idées sont internationaux ? Notre néophyte du féminisme, au milieu de toutes ces sœurs, se sent vaguement mal à l’aise ; il est, en effet, deux libertés que ces dames ont tout de suite réalisées : celle des manières et celle des mœurs. Elles sont, comme on dit dans le langage ancien style, remarquablement mal élevées ; et pour ce qui est du nombre des amans, elles ont considérablement augmenté la moyenne usitée parmi les non-féministes. Mais Jeanne est encore dans l’illusion du premier enthousiasme. La « cause » avant tout.

Celles qu’il importe de gagner à cette cause, ce ne sont pas les pauvres filles, sans foyer, sans avenir et converties d’avance, ce sont les privilégiées d’une société, où partant elles ne trouvent rien à changer. Pour les attirer, un seul moyen : les conférences. Vous l’auriez parié. Une Université ! réclame le chœur des féministes. Fondons une Université, un Institut, une École, l’École féministe ! M. Maurice Donnay a bien démêlé ce goût du pédantisme qui est un des traits des mœurs élégantes d’aujourd’hui. « Mais ne craignez-vous pas, objecte une voix timide, que ce nom d’École féministe ne fasse peur à ces femmes élégantes que vous voulez attirer ? — Au contraire. On a reconnu que ces mots Institut, Collège, École, exercent un singulier prestige sur les personnes frivoles. C’est comme le mot intellectuel sur les imbéciles. » Et les fonds ? Ils seront fournis par Steinbacher, un financier libidineux, accouru à l’odeur de femme que dégage ce foyer du féminisme, comme naguère ses pareils accouraient au foyer de la danse. Vive donc l’École féministe ! Sa bienvenue au jour lui rirait dans tous les yeux, si l’on ne voyait surgir à l’improviste celle qu’on n’a pas invitée, la féministe intransigeante, du type Vierge noire ou Vierge rouge. Le professeur Orpailleur, — c’est son nom, — est la mégère venue pour jeter un mauvais sort à la filleule de toutes les fées. C’est la sorcière qui prophétise à Macbeth tous ses crimes. Elle dit à l’École féministe : « Tu seras frivole ! » et à Jeanne : « Tu te remarieras. »

Ces malédictions vont s’accomplir ; et ce sera le troisième acte. A l’École féministe on récite des vers, et d’une princesse encore ! Aux conférences, les étudiantes sont exclues des places qui, à l’origine, leur étaient réservées. C’est très grave. D’autres incidens, qui semblent se produire tout exprès, achèvent de dessiller les yeux de Jeanne. Maintenant elle aperçoit dans un jour cru l’étrangeté du milieu où elle s’est fourvoyée et la fausseté de la situation où elle se débat. Germaine Luceau donne auprès d’elle les signes terriblement expressifs d’une tendresse trop exaltée pour n’être pas inquiétante. Steinbacher, qui a commencé par lui offrir des conseils de bourse et les Méditations de Lamartine, devient de plus en plus entreprenant. Mais le pire danger que coure le féminisme intégral de Jeanne, c’est d’elle-même qu’il vient, de son cœur et, s’il faut le dire, de ses sens. Elle est trop jeune pour avoir renoncé à l’amour. Si elle repousse vertueusement Steinbacher, c’est qu’il lui fait horreur ; mais Lehelloy ne lui fait pas horreur et elle est devenue sa maîtresse. Pourquoi sa maîtresse et non pas sa femme ? Il se trouve que ce Lehelloy est à l’âge où Don Juan converti aspire aux douceurs du foyer. Il a fait cette découverte que si l’amour existe c’est dans le mariage et là seulement. Il le dit, en termes excellens, au cours d’une scène où il adjure Jeanne de renoncer à ce qu’il appelle, d’un mot spirituel et profond, ses idées de 1900. « Je les reconnais ; je les ai eues toutes, entre vingt-cinq et trente ans, comme la plupart de ceux de ma génération. Oui, j’ai été un démolisseur, et, en fait de nuées, je n’en craignais pas une : l’union libre, l’antimilitarisme, l’irresponsabilité des bons criminels, l’abolition de la peine de mort et la réforme de l’orthographe. J’ai fait de tout ça, car tout ça se tient étroitement. J’ai révéla fraternité universelle. Et j’ai réclamé aussi la liberté de l’amour, l’affranchissement de la passion, l’intégralité du bonheur. Mais je me suis aperçu qu’on appartient à un pays, à une société. On vit sous certaines lois. C’est pourquoi j’ai l’honneur, madame, de vous demander votre main. » Jeanne est bien embarrassée : « Oubliez-vous, monsieur, que je suis féministe ?... »

C’est elle qui va l’oublier, aussi complètement que possible, avant qu’il ne soit quinze jours. Elle vient, d’elle-même, relancer Lehelloy dans sa vieille maison familiale et campagnarde, afin qu’il la mène du moins devant M. le maire, puisque M. le curé s’obstine à ne pas bénir le remariage des divorcées. Ainsi elle ne s’est évadée du mariage que pour y rentrer. Ses idées ont changé avec la situation qui les avait fait naître. Auprès d’un mari qu’elle n’aimait pas, elle tenait l’autorité maritale pour le plus scandaleux des abus ; et elle la tiendra pour la plus sacrée des lois auprès d’un mari qu’elle aime ! Son féminisme n’a été qu’une crise de sensibilité. « Les idées, les idées, disait dans son rude langage Paul Dureille, le mari autoritaire : une femme ne devrait jamais employer ce mot-là : les idées. » Ce que M. Donnay transposerait à peu près ainsi : « Les idées, les idées, pourquoi une femme n’emploierait-elle pas ce mot-là ? Mesdames, parlez de vos idées ! Nous y lirons vos sentimens. » Telle est la signification et telle la conclusion ironique de sa pièce.

Voulez-vous maintenant pousser plus loin et, suivant les personnages dans les conditions nouvelles où ils vont se trouver, apercevoir, par delà la conclusion de l’auteur, celle de la vie ? A cette minute du premier enivrement, Jeanne, qui n’est plus féministe, s’applaudit de l’avoir été, puisque le féminisme lui a servi de transition entre un mariage qui lui déplaisait et un autre qui lui apparaît tout en rose. Repassons dans quelques années ! Lehelloy est un traditionaliste ; pour l’instant, il fait bon marché des préjugés sociaux et religieux : « Vous ne serez pas reçue par ma vieille voisine, la marquise de Couroy, dont vous voyez le beau château là-bas... En revanche, elle a fait son amie intime d’une vieille danseuse galante qui a rôti tous les balais... mais veuve et remariée... pour qui les cloches ont sonné. Religion ! Société ! » Un jour, cela ne lui sera pas du tout agréable que Mme Lehelloy ne soit pas reçue dans les beaux châteaux des environs. Il en voudra à la religion et à la société, mais aussi à Mme Lehelloy. Il en concevra contre elle quelque aigreur. Ce Lehelloy est un homme qui aime les femmes : cela n’est pas du tout rassurant pour la femme qu’on aime. Il a de la douceur et de la bonne grâce, qui se concilient souvent avec un égoïsme foncier et féroce. Et il ne fait rien ; c’est un oisif et un dilettante. Le premier mari de Jeanne était très occupé ; les occupations du mari, c’est la sécurité de la femme. Je crains que Jeanne n’ait perdu au change. Féminisme d’aujourd’hui ou romantisme d’hier, revendications intellectuelles ou droits de la passion, autant de mirages auxquels les éternelles imprudentes sacrifient le bonheur qu’elles avaient sous la main ; car on les appelle des éclaireuses et ce sont des gâcheuses. Ou plutôt la lumière qui les attire et qui leur donne cet air de se mouvoir dans de la clarté, c’est un feu destructeur où elles viennent brûler leurs ailes inquiètes de papillons égarés.

La pièce de M. Donnay, un peu lente et qui aurait gagné à être resserrée, est une charmante comédie, d’un tour gracieux et fin, pleine de jolis traits, surtout au troisième acte. En insistant, dans mon analyse, sur les parties d’étude de mœurs et de comédie satirique, j’ai laissé de côté toute la partie sentimentale, qui a beaucoup porté sur le public. Les Éclaireuses ont brillamment réussi.

L’interprétation est excellente. Mlle Dorziat a été nerveuse, passionnée, vibrante à souhait dans le rôle de Jeanne. Mlle Lender est la plus belle des candidates à la députation et Mlle Spinelly la plus amusante des romancières gavroches. Mlle Ellen-Andrée dessine avec beaucoup de fantaisie la silhouette du professeur Orpailleur et Mlle Alice Nory celle de la suffragette anglaise. M. Claude Garry est élégant et sympathique en Lehelloy. Et M. Henry-Roussell est non moins sympathique en mari méconnu.

M. Henri Lavedan excelle à porter à la scène de nobles conflits d’idées, comme jadis son confrère Aristophane fit dialoguer le Juste et l’Injuste. Dans le Duel, il exécutait ce tour de force de mettre aux prises la science et la foi et d’émouvoir une salle de spectacle par la discussion d’un problème de métaphysique. C’était le moment où diverses circonstances de la vie publique posaient avec le plus d’acuité la question religieuse. Aujourd’hui l’idée vers laquelle sont tendus les esprits est surtout celle du devoir patriotique. La patrie est d’actualité. C’est elle dont le personnage mystique, la grande figure invisible et présente domine la nouvelle pièce de M. Lavedan : Servir.

Ce qu’il faut noter avant tout, c’est la belle franchise, la coquetterie d’intransigeance artistique avec laquelle l’auteur a traité son sujet. Ni ornemens, ni atténuations, ni escamotages. Chacun sait qu’il existe un genre de pièces patriotiques qui, par un jeu convenu d’images et de pensées réconfortantes, provoquent l’applaudissement irrésistible et facile. M. Lavedan a répudié avec une espèce d’horreur tout ce clinquant. Il a voulu aller jusqu’au bout de l’idée choisie par lui, en développer tout le contenu, la présenter sous son aspect le plus austère, le plus âpre, rendre d’autant plus forte la preuve et plus convaincante la démonstration. Servir le pays est un de ces devoirs absolus, un de ces impératifs catégoriques, un de ces ordres qui n’admettent nulle discussion, quel que soit le service qu’exige de nous le pays, et quelle que soit la façon dont il reconnaît nos services ; voilà ce qu’il fallait rendre sensible et tangible à la scène. L’officier qui gagne ses galons sur le champ de bataille fait besogne de héros ; encore est-il entraîné, encouragé par l’enivrement de la lutte et par une espérance de gloire. Mais supposez que sa carrière toute d’honneur et de dévouement soit brisée, et brisée par le plus vil des instrumens, la délation ! L’ingratitude nationale et l’injustice de ses chefs ne le libèrent pas de cette obligation : servir et servir quand même. Supposez alors qu’un seul moyen de servir s’offre à lui, consistant à se cacher, se déguiser, surprendre et livrer des secrets, en un mot faire ce métier d’espion qui nous inspire une invincible répugnance. Il acceptera le louche moyen pour la fin sublime. Sa devise est : « Quand même ! « — Voilà à peu près le chemin par lequel l’auteur a été amené à choisir, pour incarner en lui le type de la servitude et de la grandeur militaires, non pas un officier dans le brillant de l’action guerrière, mais un officier auquel on a retiré son emploi et qui fait, dans l’inaction de la paix, métier d’espion.

A ce farouche représentant du devoir envers la patrie, quel partenaire va-t-il donner ? Dans quelle bouche mettra-t-il la théorie antimilitariste ? La plupart du temps nous la trouvons sous la plume de philosophes habitués à raisonner dans l’abstrait et à considérer les choses du point de vue de Sirius. D’autres fois, elle est un article du programme anarchiste. Qu’un ennemi de la société s’attaque à la patrie, cela est dans l’ordre : c’est l’ordre dans le désordre. Qu’un philosophe utopiste réclame la suppression de la guerre, il est dans sa définition et dans son rôle : vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Mais que l’antimilitariste soit un militaire, que le pacifiste soit celui-là même qui a pour métier de faire la guerre, la violence du contraste entre la fonction et les sentimens, entre le costume et le langage, donnera une valeur exceptionnelle au boniment humanitaire qui atteindra ainsi son maximum de portée. — L’auteur fera donc de son antipatriote, lui aussi, un officier ; et cet officier sera en activité, et il paraîtra à la scène en uniforme.

On le voit, M. Lavedan a joué la difficulté, comme d’autres l’auraient esquivée. Comment en a-t-il triomphé ? Il ne s’est pas dissimulé ce qu’il pouvait y avoir de pénible pour le spectateur français à entendre sur la scène un officier français, en uniforme, prêcher la désertion. — Et, à ce propos, puisque la question a été bruyamment soulevée, n’ayons pas l’air de l’ignorer et répondons-y en toute simplicité : nous ne croyons pas que la pièce eût été à sa place à la Comédie-Française où tout prend une importance exceptionnelle et un caractère quasiment officiel. Ailleurs l’auteur est libre et fait ce qu’il veut, à ses risques et périls. — Pour que cette exhibition d’un officier antimilitariste fût seulement supportable, il fallait créer une atmosphère spéciale. Une incertitude dans la marche de la pièce, une hésitation sur le dessein de l’auteur eût tout compromis. Or l’idée maîtresse de Servir apparaît avec une telle clarté, la pièce est lancée dans un tel emportement, que les mots les plus dangereux passent, roulés comme autant de scories, dans le flot de l’enthousiasme belliqueux.

Servir n’a que deux actes. Le premier, où l’auteur a placé presque tout l’exposé d’idées, est de beaucoup le meilleur et celui qui donne à la pièce sa valeur littéraire. Nous sommes chez le colonel Eulin. Un intérieur d’une simplicité toute militaire ; quelques meubles réalisant la perfection dans l’inconfort ; au mur, une carte d’Afrique ; des photographies sur un bureau ; un drapeau dans une vitrine ; par la fenêtre, on aperçoit le dôme des Invalides et parfois on entend la musique d’un régiment qui passe. Mme Eulin attend une lettre de son second fils, qui fait campagne au Maroc. Ah ! l’angoisse de la lettre attendue et qui ne vient pas ! Et elle relit d’autres lettres, lettres d’officier celles-là aussi, et lettres de fils, tout ce qui lui reste de son fils aîné mort à l’ennemi. Elle a un troisième fils, Pierre, lieutenant d’artillerie. Fille, femme, mère de soldats, elle a donné tous les siens à l’armée, vécu pour elle, souffert par elle. Son mari, le colonel Eulin, brave entre les braves, devant qui s’ouvrait un avenir magnifique, a vu sa carrière brutalement fermée : il a été victime des fiches. Depuis lors, il a des allures étranges, qui déconcertent et désolent sa femme. Il est continuellement hors du logis, prolonge pendant des semaines ses absences mystérieuses et sans motif connu. Ce qui ne chagrine guère moins cette mère douloureuse et passionnée, c’est qu’elle devine, entre le colonel et son fils Pierre, un antagonisme latent. D’instinct, elle fait cause commune avec ce fils, son dernier né, son préféré ; et peut-être le devine-t-elle en secrète sympathie avec elle, tout près de son cœur, de ce cœur meurtri par la guerre que détestent les mères.

Allons droit aux deux scènes capitales pour lesquelles tout l’acte a été fait. L’une, entre la mère et le fils, est destinée à nous faire connaître la situation morale, le drame intérieur où se débat le lieutenant Pierre. Il est entré dans l’armée par force, comme ces prêtres qui entrent dans les ordres sans vocation. Il déteste le sang versé par les hommes. Il sacrifierait sa vie pour abolir la guerre. Son goût était pour la science ; c’est un homme de laboratoire : il a une âme de chimiste. Or, par une espèce de dérision et de cruelle ironie, il a, lui, l’ennemi de la guerre, inventé le plus merveilleux et le plus formidable des engins de guerre. C’est une poudre nouvelle, la poudre verte, qui dépasse en puissance destructrice tout ce qu’on a jusqu’ici imaginé. Les expériences qu’il en a faites sont décisives. Il en a déposé une cartouche dans une île de Bretagne : l’île a disparu. La nation qui posséderait cette poudre aurait avec elle la maîtrise du monde. Il a trouvé cela, lui, le mystique de la paix ! Que fera-t-il donc de son invention ? II s’est juré de l’anéantir.

L’autre scène met aux prises le père et le fils. Le colonel a appris que Pierre aurait déclaré devant ses hommes qu’en cas de guerre chacun doit agir suivant sa conscience, ce qui est l’euphémisme usité pour signifier le refus de marcher. Son fils, son propre fils, a-t-il tenu ce langage impie ? « Si la guerre éclatait, qu’est-ce que tu ferais ? — Mon devoir. — Lequel ? Il n’y en a qu’un : partir. Partirais-tu ?… Ah ! misérable, tu ne réponds pas ! Qu’arriverait-il si toute l’armée en faisait autant ?… Tu es un malfaiteur dangereux. » Et il se jette sur lui, lui arrache ses boutons, le dégrade en lui enlevant ses galons. « Ils ne sont pas à toi. C’est une avance qu’on vous fait. Les galons, ça se gagne dans le sang. Quand le sol est menacé, verser son sang, on n’a pas encore trouvé mieux. Tu te crois brave, parce que tu as ton brevet d’aviateur et que tu as exposé dix fois ta vie. Si tu as compté les fois, ça ne compte plus. Et puis la bravoure, ce n’est pas de choisir son genre de mort, c’est d’accepter le sacrifice, tel que le devoir nous l’envoie. » Et il agite un drapeau qu’il a repris sur l’ennemi à Rezonvllle. Et il jure sur ses plis sacrés qu’il tuerait de ses mains le fils déserteur. — Toute cette scène, d’une vraie éloquence, sans vaine déclamation, est d’un grand effet. Elle a été acclamée. Les salves d’applaudissemens éclataient comme des feux de salve et des crépitemens d’artillerie.

Le premier acte était surtout en conversations ; le second est surtout en action ; je l’aime moins. Cela se passe dans une maison isolée, sise à Vincennes, dont Pierre a fait son laboratoire. C’est là qu’il fabrique la poudre sans pareille. Les papiers où le secret est consigné sont enfermés dans une cassette. Nous assistons d’abord à une scène muette, sorte de pantomime. Le colonel s’introduit dans la pièce obscure, allume une bougie, atteint la cassette, l’ouvre, prend les papiers ; puis il les remet au ministre de la Guerre accompagné de son chef de cabinet, le général Girard, à qui il a donné rendez-vous. Alors le ministre rompt le silence et annonce au colonel deux événemens, deux malheurs : un privé, un public. Son fils, Jacques, celui qui était parti au Maroc, est mort à l’ennemi, dans un guet-apens. Le crime vient d’Europe. Il va déchaîner la guerre, qui éclatera aujourd’hui même. Le colonel a été choisi pour remplir une mission périlleuse, qui assurera la victoire à la France, et dont il est impossible qu’il revienne Ai vaut. Telle est sa récompense : il mourra pour la patrie. Hommage à celui qui va mourir. Effusions.

Le colonel reste seul, mais, entendant des pas, se réfugie dans un cabinet voisin. C’est Pierre qui arrive à son tour, accompagné de sa mère. Il s’aperçoit tout de suite qu’on l’a volé. Qui cela ? Quelqu’un qui se cache derrière cette porte et qu’il somme de se montrer, en le menaçant de son revolver. La porte s’ouvre ; Pierre se trouve en présence de son père : « Vous m’avez dérobé mon invention. — Je l’ai réquisitionnée pour le pays. — Ainsi, vous pratiquez l’espionnage ! — En service commandé. » Le colonel s’est fait espion : tel est son secret. C’est l’explication de ces démarches étranges, qui inquiétaient Mme Eulin. Nous avons vu au théâtre pas mal d’espionnes, qui étaient des femmes fatales et dont on flétrissait la coupable industrie. Telle, dans la pièce d’Alexandre Dumas, la femme de Claude qui volait le fusil inventé par son mari et auquel fait pendant l’explosif du lieutenant Pierre. Mais je ne crois pas qu’on eût encore mis à la scène lu personnage de l’espion en temps de paix et pour en faire un héros. C’est une création originale et hardie. Profitant de la stupeur où il voit plongés sa femme et son fils, le colonel reprend son avantage. C’est lui qui mène le jeu. Il change de ton, s’attendrit pour annoncer la mort de Jacques. Cependant on entend un coup de canon. La guerre est déclarée. « Je pars ! » s’écrie Pierre subitement converti. « Va te battre ! » lui ordonne sa mère soudain redevenue militariste... Je ne puis m’empêcher de trouver que ce revirement est bien rapide. Je sais d’ailleurs ce que l’auteur serait en droit de me répondre. Ce coup de canon, c’est le coup de la Grâce. C’est le dénouement de Polyeucte : « Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé. » Aussi bien, tel est l’antimilitarisme chez les Français. C’est une fanfaronnade du temps de paix, qui ne résiste pas au premier appel de la patrie. C’est une nuée qui se dissipe au premier feu.

Telle est cette pièce brève, haletante, et qui devait l’être. L’auteur a compris la nécessité, dans un tel sujet, de faire court. Il a dû, dans le peu d’espace dont il disposait, accumuler beaucoup de faits qui ne sont pas du répertoire de la vie ordinaire. Comme on disait de Corneille à propos du Cid, on sent qu’il travaille à l’heure. Il n’avait pas le loisir de nous faire assister à une évolution de caractères, ni davantage de nous initier à cette complexité de sentimens, à ces influences du milieu, des circonstances, du moment, qu’il a su, en d’autres pièces, nous présenter dans des études si curieusement fouillées. Il a dû laisser de côté tout un ordre de recherches psychologiques, morales, sociales, qui eussent été singulièrement intéressantes, mais aussi très scabreuses. Le lieutenant Pierre est antimilitariste ; mais comment l’est-il devenu ? Par où s’est infiltré chez lui le poison ? Quelle propagande a eu raison chez lui d’un long atavisme ? Il eût fallu le dire pour expliquer le rôle et rendre le personnage vivant. Mais la question était délicate et le tact le plus élémentaire interdisait de la porter au théâtre. L’auteur, avec un juste sentiment des limites où il convenait de se tenir, s’est borné aux grandes lignes. Il s’est contenté d’indications. Il a ramené son art à des procédés volontairement sommaires, avec un évident parti pris de sécheresse et d’austère nudité. C’est un art de Primitif. Ses personnages, comme ceux des vieilles enluminures ou de la statuaire naïve d’autrefois, sont fixés dans une attitude, réduits à un geste expressif. Ils figurent une idée : ils sont cette idée qui a pris corps. Quant aux incidens, il ne faut pas les prendre en eux-mêmes ; ils ont une valeur de symboles et de signes : ils ont je ne sais quoi de théorique et qui tient du schéma. Servir est-il même une pièce de théâtre, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et qui doive être jugée d’après l’habituelle esthétique de la scène ? C’est plutôt une moralité épique, un « Mystère » inspiré par la religion du drapeau. C’est un dialogue sous un lustre, où s’entre-choquent des répliques cornéliennes. Tout le mérite en est dans l’expression de certaines idées qui sont à l’ordre du jour de la conscience française ; et je ne sais ce qu’il faut en louer davantage, ou la noblesse de ces idées elles-mêmes, ou la sobriété vigoureuse de leur expression.

M. Guitry est pour le rôle du colonel Enfin un interprète d’une belle puissance. A défaut de la variété et des nuances qui ne sont pas dans le texte et qu’il ne pouvait y introduire, il a une sorte d’énergie sombre et continue. Il a joué la maîtresse scène qui termine le premier acte avec une sincérité d’émotion que je lui avais rarement vue à ce degré. M. Capellani joue avec tact le personnage de l’officier pacifiste qui si facilement aurait pu paraître odieux. Grand succès pour Mme Gilda Darthy qui a composé avec un art des plus délicats la figure grave et triste de la mère.

Servir est précédé d’un petit acte, la Chienne du Roi, reconstitution historique qui fait songer à quelqu’un de ces « vieux papiers » où M. Lenotre met son art charmant du détail curieux et de la vision pittoresque. Cette évocation des derniers jours de Mme Du Barry, prisonnière à Sainte-Pélagie, donne très bien l’illusion d’une estampe ancienne. Mme Hading y est très émouvante.


De la Porte-Saint-Martin, où il a triomphé avec la Flambée, M. Kistemaeckers nous arrive à la Comédie-Française. Il y apporte toute sorte de qualités extrêmement appréciables, et que les plus lettrés parmi nos auteurs dramatiques d’aujourd’hui dédaignent trop. Ce sont des qualités de métier. Il a le plus louable souci de la pièce bien faite. Il sait ajuster les scènes, équilibrer les développemens, ménager l’intérêt de surprise. Il a ce goût du romanesque qui lui est commun avec la plus grande partie du public. Il pense qu’il faut du dramatique dans un drame, et le mélodramatique n’est pas pour lui faire peur. Il est d’avis qu’il faut au théâtre des coups de théâtre et qu’on n’en saurait trop mettre. Il affectionne les grandes catastrophes, les grands sentimens et les grands mois. Il secoue, il remue. Et on arrive au bout de ces quatre actes, où on a passé par tant d’impressions diverses et de sentimens excessifs, non pas ennuyé, ni lassé, ni déçu, mais un peu fatigué, brisé, rompu, fourbu et demandant grâce. C’est du théâtre, incontestablement ; il est moins certain que ce soit de la littérature.

Le premier acte de l’Embuscade est un acte d’exposition très rempli et assez bien ordonné. Nous sommes à Nice, sur la terrasse d’une villa au bord de la mer, pendant une fête de nuit. Il y a des lampions, il y a de la musique, il y a des couples qui vont et qui viennent, et qui s’extasient devant le décor féerique d’une nuit méditerranéenne. Les invités et les bouts de dialogue s’entre-croisent. Un général russe se livre à des facéties que lui seul trouve plaisantes. Peu à peu tout ce tumulte s’apaise et nous entrons dans le vif du sujet par une conversation entre M. Guéret, le maître de céans, et le jeune Robert Marcel. M. Guéret, riche fabricant d’automobiles, a reconnu chez le jeune ingénieur des dons qui confinent au génie. Il brûle de l’attacher à son usine. Mais Robert est à la veille de partir pour Sidney. Car il est enfant naturel et il estime qu’il n’y a pas de place en Europe pour les enfans naturels. Comme tous les enfans de l’amour dans tous les premiers actes de toutes les pièces de théâtre, il ignore le secret de sa naissance. Ce secret, son protecteur, M. de Limeuil, le connaît, mais refuse obstinément de le lui livrer : Robert continuera d’être l’enfant du mystère. A cet instant, la fille de la maison, Mlle Anne-Marie Guéret, vient sur la terrasse chercher un danseur ; Robert lui offre son bras, et les deux jeunes gens entrent dans la danse. Une conversation de Limeuil et de Mme Guéret nous apprend que Mme Guéret est la mère de Robert. Elle a eu une faiblesse avant le mariage. Les mères, dans ce genre de théâtre, ont très facilement avant le mariage une faiblesse, qu’elles ont bien soin de ne pas avouer au mari, ce qui ne les empêche pas d’être les plus estimables des femmes, bien entendu, et ce qui ménage pour l’avenir des situations remarquablement compliquées et fertiles en pathétique. Robert revient grisé par la danse et par le charme de sa gracieuse compagne. Lui, le Robert à la triste figure, il parle avec une inlassable volubilité ; il fait des mots et même des théories ; il fait la théorie de l’embuscade. On a échappé à toute sorte de dangers, on s’est tiré des pas les plus difficiles ; mais la destinée est là qui veille : vous étiez prêt pour une bataille rangée, vous succombez dans une petite embuscade. A ce moment précis, M. Guéret décide Robert à entrer à son usine. Voilà l’embuscade. — On voit comme tout cela est manié d’une main sure. Peu à peu, la vérité se découvre, la situation des personnages s’éclaire et se précise, comme la lumière se lève sur un paysage qui sort de l’ombre. Nous ne pouvons douter que le drame va se dérouler entre Robert et Anne-Marie. « J’ai trouvé un admirable sujet, écrivait Alexandre Dumas fils à l’un de ses confrères. Un jeune homme et une jeune fille sont frère et sœur ; ils l’ignorent et ils s’aiment. Seulement, le sujet est trop difficile pour moi : je vous le laisse. » En route pour l’idylle tragique d’un frère et d’une sœur !

Malheureusement ce n’est pas cela du tout... Et telle est la déception que nous apporte le second acte. Une sympathie est-elle née entre Robert, devenu chez les Guéret l’enfant de la maison, et Anne-Marie ? Oui certes. Et Robert a-t-il vaguement entrevu l’espoir d’épouser quelque jour la jeune fille ? Cela va sans dire. Mais cette velléité d’un inceste qui s’ignore n’est qu’un ressort du drame véritable auquel nous allons assister et qui est le drame de l’industrie moderne, un épisode de la lutte entre le capital et le travail. Ah ! cela, nous ne nous y attendions pas... M. Guéret est le patron intelligent, actif, laborieux, énergique, mais entêté. Le mécontentement gronde parmi ses ouvriers. La grève est aux portes de l’usine. De quel côté va se ranger Robert ? Nous avons assisté à une scène un peu vive entre lui et Mme Guéret qui, affolée, l’a traité d’employé. Robert, furieux, prend parti pour les ouvriers. Cela nous paraît excessif, terriblement excessif, et insuffisamment expliqué. Est-ce la sourde haine du bâtard contre la société qui transforme soudain Robert en gréviculteur ? Oh ! alors, l’affreux petit drôle !

Et plus abominable encore que vous ne pouvez l’imaginer... La grève dure depuis deux mois. Des deux côtés on est à bout de résistance. Il faut en finir. C’est Robert qui apporte à M. Guéret l’ultimatum des grévistes. Ou M. Guéret acceptera des conditions humiliantes, ou l’usine va sauter. M. Guéret a vingt-cinq minutes pour se décider. Il est, nous le savons, le patron qui ne cède pas. En outre il est le mari qui croit avoir devant lui l’amant de sa femme. L’occasion est bonne à régler les deux comptes d’un coup. Il prend Robert à la gorge et va l’étrangler... Entre Mme Guéret ; « C’est mon enfant !... » Guéret desserre l’étreinte. Une détonation : l’usine saute... Comment se fait-il que Robert, qui d’un coup de téléphone pouvait empêcher l’explosion de la mine, n’ait pas rendu ce léger service à M. Guéret, dans la vie de qui il a par ailleurs apporté un si sérieux ennui ?

Le dernier acte s’encadre dans les décombres de l’usine. M. Guéret, qui renonce à diriger des ouvriers en France, va partir pour la Russie, afin d’y rejoindre la belle Mme Robinne. C’est compter sans « l’ingénue » à qui il appartient de raccommoder les familles. Une voix dans la coulisse crie : « Papa ! » C’est Anne-Marie qui cherche partout son père. Le seul bienfait de sa présence suffit à rafraîchir les âmes et à rasséréner l’atmosphère. M. Guéret fera passer Robert pour son fils, et la mère coupable, le père dupé, le fils révolté ne feront qu’un même cœur. M. Guéret est de bonne composition. C’est Guéret héros et martyr. Et la pièce finit dans des flots de larmes, de sublime et de convenu.

L’Embuscade est très bien montée. M. de Féraudy a composé avec sa science consommée le personnage de l’usinier. Le rôle de Robert est très bien tenu par M. G. Le Roy, un jeune, vraiment jeune, et qui a montré une grande variété de ressources : de la souplesse, du feu, de l’émotion. Mlle Cerny a beaucoup de dignité dans le rôle de la mère, et Mme Robinne s’est montrée extraordinairement séduisante dans un rôle d’aventurière russe. M. Granval s’est taillé un joli succès en dessinant la silhouette faubourienne de l’ouvrier Paget.


A la Renaissance, reprise de l’Enchantement. C’est, si je ne me trompe, la pièce par laquelle M. Henry Bataille débuta il y a douze ans. Une jeune fille est amoureuse de son beau-frère. Celui-ci voudrait écarter la petite malheureuse ; mais sa femme, qui ne veut pas manquer à son devoir de sœur aînée, exige au contraire qu’elle reste en tiers dans le ménage. A la fin le mari, qui est un honnête homme et qui a fait une belle résistance, cède à l’enchantement. Il y a dans cette première pièce des qualités incontestables d’écrivain de théâtre et aussi tout l’artifice et toute la morbidité qui seront les caractéristiques du théâtre de M. Bataille. Quatre heures durant, nous avons le spectacle d’une petite hystérique qui se frôle à son beau-frère, sans qu’il vienne à aucun des personnages l’idée de l’envoyer recevoir la bonne douche qui, en pareil cas, est si indiquée ! Comment nous intéresser aux souffrances, à la jalousie, à la détresse de l’épouse qui a, elle seule, attiré le malheur sur le ménage, puisqu’elle n’a pas accepté cet éloignement de la jeune fille qui s’imposait ?

Mme Berthe Bady est excellente dans le rôle de l’infortunée et gaffeuse Isabelle. M. Dubosc a de la bonhomie, du tact, de la tenue dans le rôle du mari. Et Mlle Renouardt a fait bien ressortir toute l’instinctive perversité de cette petite peste de Janine.


RENE DOUMIC.