Revue dramatique - 14 janvier 1887

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 janvier 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 455-466).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Michel Pauper. — Le Lion amoureux.

L’Odéon, en un mois, nous a donné de l’extraordinaire et de l’ordinaire : Michel Pauper et le Lion amoureux.

Qu’un homme du peuple, élevé par son intelligence et par son travail au-dessus de sa condition, devenu inventeur et chef d’usine, épouse une fille du monde ; que celle-ci, avant le mariage, ait appartenu à un gentilhomme ; que, le soir même des noces, une explication éclate et le couple se sépare ; que le mari, rejeté par le chagrin dans l’alcoolisme, expire, après quelques mois, sous les yeux de la femme repentante, rien de tout cela n’est extraordinaire sur le théâtre ; et cette action, pourtant, n’est pas celle du Lion amoureux, mais de Michel Pauper. Si cet ouvrage, un des premiers de M. Becque, n’offrait rien de plus rare que cette suite d’événemens, on s’étonnerait que l’auteur, après plus de seize années, eût mis sa coquetterie à le faire reprendre ; on s’étonnerait même qu’il eût produit naguère une pareille fable, alors qu’il n’était pas tenté par ces exemples de succès, par tel morceau applaudi du Maître de forges, ou du Prince Zilah, ou de l’Assommoir. Aussi bien, pas plus en 1886 qu’en 1870, ce ne serait là un objet d’indignation ni d’enthousiasme : on aurait peine à croire que le public, en l’une et l’autre épreuve, eût été ballotté par des passions si fortes ; qu’hier comme jadis il eût regimbé, ricané, grogné, au deuxième et au troisième acte ; que, dompté au quatrième, il eût acclamé frénétiquement son dompteur ; que, d’un bout à l’autre de la pièce, — tantôt captivé, tantôt défiant, puis révolté, puis repris de main de maître et comme enivré de sa défaite, et, à la fin, attentif même à un spectacle pénible, — il eût gardé le sentiment qu’il écoutait une œuvre peu vulgaire : voilà pourtant ce que nous avons vu, et nous disons que l’instinct du public ne s’est pas trompé.

Non, ce n’était pas, malgré les apparences de l’action, un mélodrame bourgeois. Et d’abord, à je ne sais quelle grandeur épique des personnages, on se doutait que l’auteur avait eu dessein de faire autre chose. Le héros, sous ce nom de Pauper, n’avait-il pas la valeur symbolique de quelque Dêmos moderne, non pas bonhomme, celui-ci, mais rude homme de peine et de pensée ? Il s’efforçait vers la science, vers l’impersonnel ; et, trahi par la beauté, par le réel, il tombait en chemin et mourait. À ses côtés, le représentant d’une aristocratie finissante déclarait ses vices avec la crudité d’un type ; et, d’autre part, une sorte de chorège, issu de vieille race et tourné vers les idées neuves, essayant de consommer l’alliance de l’ancienne loi et de la nouvelle, se montrait impuissant et bafoué. Celui-ci et celui-là, en certaine rencontre, étaient suspects de déclamation ; mais, déclamatoire ou grande, cette œuvre de jeunesse n’était nulle part banale. Une âme agitait ce drame, qui était encore l’âme d’un poète, préoccupé de philosophie sociale, et déjà celle d’un pessimiste, implacable en ses conclusions sur la vie quoique pitoyable à l’homme.

Ce qui n’était pas non plus d’un mélodrame, c’était la simplicité, la naïveté même de la facture. Une exposition faite en trois scènes, dont la dernière, au moins, dialoguée par un maître ; un quatrième acte formé presque entier d’une seule scène, qui élevait l’ouvrage, avec une singulière puissance, jusqu’à son point culminant. Cette ingénuité de l’auteur n’avait-elle que de bons effets ? Il semblait que, par endroits, elle pût se nommer gaucherie. Pour quatre personnes, au deuxième acte, trois monologues : la mère d’abord, et puis la fille, et enfin le père usaient sans scrupule de ce moyen de s’épancher. Pour amener un nouveau personnage, et justement le plus difficile à introduire, le procédé le plus élémentaire suffisait. La mère sortie, la fille restée seule, comment faire paraître l’amant ? « Adèle, disait la fille à sa femme de chambre, courez chez M. de Rivailles. Vous lui direz que je suis seule et que j’ai désiré le voir. — Bien, mademoiselle, » répondait Adèle ; et, un moment après, elle rouvrait la porte : « Voici M. le comte. » Posées à si peu de frais l’une auprès de l’autre, plusieurs scènes, avec une belle carrure, avaient un air d’incohérence : au moins la cohésion de toutes ensemble n’était que celle de blocs cyclopéens. Une telle architecture, antérieure à l’architecture, imposait ici le respect par ses beautés naturelles, et ailleurs déconcertait et inquiétait l’esprit par son manque de façons. Rien ne ressemblait moins à cette œuvre d’artifice et à ce chef-d’œuvre d’ajustage, à la charpente d’un mélodrame.

Mais s’il y a, dans le mélodrame, quelque chose de bien fait pour ne pas étonner, c’est les fantômes de caractères qu’un auteur y met en jeu. Aucun n’est vrai, mais tous, pour la durée du spectacle, sont vraisemblables. Tous les personnages sentent, agissent, parlent selon les mêmes conventions : leur concert est comme un orchestre où tous les instrumens, d’accord, joueraient faux. Or, chez M. Becque, c’était justement le contraire. On s’apercevait, on aurait juré, sur la foi de l’évidence, que ces deux caractères, ceux du père et de la mère, n’étaient pas seulement vraisemblables, mais vrais ; vrai encore, malgré le souffle allégorique dont il était enflé, celui de Michel Pauper ; et de même celui du vieillard bien intentionné, mais prolixe, et que l’écrivain n’eût pas imaginé ainsi pour le plaisir. Oui, tous ces personnages étaient vrais ; ils sentaient, ils agissaient selon la nature : et, chacun ayant son langage aussi bien que sa voix, ils parlaient à l’ordinaire dans un même ton, qui se trouvait celui de la comédie bourgeoise : comment leur refuser attention ou sympathie ? Mais voici que deux caractères, et d’une importance capitale, celui de la jeune fille et de l’amant, étaient invraisemblables, aussi bien que leurs actions ; et voici que l’une s’exprimait en lyrique, et l’autre en cynique ! Ce qu’on trouvait d’odieux à leurs sentimens, et d’absurde à leur conduite, et de plus ou moins détonnant à leurs discours, on estimait que l’auteur le leur avait gratuitement prêté, on en restituait le fâcheux honneur à sa fantaisie, et la restitution ne se faisait pas sans colère ni tumulte. Non, une telle jeune fille, un tel jeune homme n’avait pas existé ; aucune créature humaine ne s’était comportée ainsi ; jamais, en un pareil milieu, n’avaient résonné ces paroles. Tout cela n’était qu’une invention méchante de l’auteur, soudainement égaré : on lui faisait bien entendre, et par des murmures et par des rires, qu’on n’y croyait pas et qu’on en rejetait sur lui seul toute l’abomination. Comment de cette parfaite vérité avait-il passé à ce parfait mensonge ? Pendant le deuxième acte et le troisième, où ces singulières amours occupaient une grande place, on lui tenait rigueur. Après quoi, détournée de cette passion, l’héroïne rentrait dans le naturel, tandis que ce scandaleux héros était mis à l’écart. Devenue la femme de Michel Pauper, elle écoutait avec les sentimens qu’il fallait sa déclaration nuptiale ; comme il convenait aussi, elle y répondait par l’aveu de sa honte. Lui, cependant, c’est par un juste progrès qu’il s’était peu à peu monté au lyrisme, et ses accens avaient touché d’abord, puis ravi tous les cœurs ; éclatant comme elle le devait et au sommet de l’ouvrage, la foudre de sa colère ébranlait toutes les âmes. L’émotion, après ce coup, se calmait à peine pour le cinquième acte, où l’on assistait, avec une curiosité respectueuse, à son agonie. Non, décidément, ce n’était pas là un mélodrame ordinaire !

Voilà les sensations du public et le compte qu’il s’en est rendu ; il a éprouvé ces étonnemens divers, il s’en est donné ces raisons. Cependant ces raisons, étaient-ce bien les véritables ? On s’indigne, on admire, c’est un fait ; mais sur les causes de cette admiration ou de cette indignation, sur quelques-unes au moins, à l’heure même où l’on subit ce trouble, on peut se tromper. Ici, l’espèce même de la faute qu’on impute à l’auteur fait que ce reproche est un peu suspect. On l’accuse, en effet, d’une absolue contradiction : il aurait interrompu la nature, qu’il laissait parler toute seule, pour faire parler sa pure fantaisie.

Or, le secret de ces vicissitudes, au rebours de ce qu’on a cru d’abord, c’est précisément que M. Becque, dans son œuvre dramatique, ne veut rien mettre du sien. À côté du vrai s’il place l’invraisemblable, c’est que l’invraisemblable était vrai, et qu’il n’a pas consenti à l’orner pour le rendre vraisemblable.

L’an dernier dans une conférence, M. Becque nous expliquait l’École des femmes : « Ah ! s’écriait-il, ne demandez pas à Molière qu’il vous donne cette explication. Molière n’est pas homme à parlementer avec son public. Ce n’est pas lui qui a inventé ce personnage de nos comédies modernes qui est chargé de nous présenter et d’étiqueter tous ses camarades… Il ne connaît ni les petits moyens ni les procédés vulgaires, il jette sur la scène des caractères, et ce sont ces caractères qui s’expliquent eux-mêmes devant nous. » M. Becque assurait que Molière « se borna à prendre des personnages dans le monde » et à les transporter au théâtre, et qu’il néglige ou dédaigne d’éclairer le public sur « l’esprit » et « la direction » de ses ouvrages.

Si ce portrait ressemble exactement à Molière, nous n’avons pas à le dire aujourd’hui ; mais c’est le portrait du peintre. Oui, le voilà bien, ce terrible homme qui refuse de « parlementer avec son public : » — il tire dessus, bien plutôt, sans sommation préalable ; à ses risques et périls ! Tant pis si le public riposte ! Et, non-seulement, il n’use pas du « Desgenais, » de ce commode compère qui passe aujourd’hui tant de revues, non seulement il rejette ce « petit moyen, » mais il se dispense de tous les moyens, petits et grands, pour aller droit à sa fin : entendez que cette fin est la représentation de la vie, et non le succès de cette représentation. Il ne connaît pas « les procédés vulgaires, » ni les autres : par principe, il manque de procédés. Vous en êtes ravi ? C’est bon ! Vous vous en fâchez ? À votre aise ! Ce système, ou plutôt cette absence de système, dont M. Becque fait profession, sous le patronage de Molière, en 1886, déjà en 1870 il en donnait un exemple. Il transportait des caractères, tels quels, du monde sur le théâtre : si les effets de ce sans-gêne étaient heureux ou malheureux, si le vrai paraissait vraisemblable ou invraisemblable, s’il paraît encore l’un ou l’autre après ce délai d’appel, c’est selon chacun de ces caractères.

Il n’est guère possible d’avoir des dessous plus solides que ces deux figures, peintes en pendant l’une de l’autre : le père et la mère de l’héroïne, M. et Mme de la Roseraye. Dès le premier acte, on aperçoit leurs différentes complexions : la femme, en causant avec le vieux baron von der Holweck, et le mari, en répondant à Michel Pauper, se découvrent à nous. Au second, c’est toute l’histoire de leur vie commune qui se trahit dans leur unique entretien : le dialogue de cette scène est peut-être un peu compact, et j’imagine que M. Becque, plus tard, l’eût aéré davantage; mais que la matière morale en est bonne et abondante! Balzac approuverait cette substance de roman. Mme de la Roseraye honnête, douce, soumise, résignée; intelligence et volonté bornées par la modestie, par la tendresse, par une mélancolie habituelle; vertu imprévoyante et faible, inutile à elle-même et à autrui, car elle n’a de sursaut d’énergique sous la menace du malheur, alors qu’il est trop tard pour en parer le coup. La Roseraye, esprit alerte, souple et brillant, probité précaire, bravoure persistante. Il a engagé, sur le tapis vert de l’industrie moderne, une partie dont la vie et l’honneur, d’une part, la fortune, d’autre part, sont les enjeux. A mesure que l’homme, dans la lutte sociale, se débarrassait de ses scrupules, la femme, au foyer domestique, se laissait opprimer davantage. La poule n’a pas chanté devant le coq; et le coq, après avoir combattu le bon combat, s’est risqué dans les pires aventures. Un jour, enfin, elle jette un cri d’alarme : vain avertissement, ce n’est plus qu’un signal de mort Mme de la Roseraye, avec mansuétude, avec charité, avec amour encore, invite son mari à établir le bilan de leur existence conjugale en même temps que celui de ses affaires, à s’arrêter, à se retirer dans la sagesse et dans la paix. Mais, la veille déjà, il a choisi entre une chance de salut et l’honneur: appelé par sa femme à un examen de conscience, il ne peut plus que la consulter comme si ce choix était encore à faire. C’est l’honneur qu’elle lui recommande : d’un seul mot, de ce mot vertueux, elle le tue. Ne l’a-t-elle pas, sans le savoir, jugé, condamné? Il s’exécute. Il tourne un pistolet contre sa poitrine : « Crève, gredin! » Cette exhortation qu’il s’adresse devient son oraison funèbre. La pauvre femme survit à cette catastrophe. Elle adjure sa fille de se presser plus étroitement contre elle; et, comme cette fille ne s’accommode guère à son affection, elle reporte sur un ami, son gendre bientôt, l’épargne de ses tendresses. Quand son gendre reste seul, — on sait par quel autre malheur, — elle le chérit plus encore et le soigne comme un fils. Elle défend que sa fille reparaisse devant elle, et même qu’on lui en parle : « Je l’ai pleurée vivante, dit-elle, plus que je ne la pleurerai morte. » À ce moment, l’exilée se dresse sur le seuil; la mère se précipite, les bras ouverts : « Mon enfant ! » c’est que son cœur est demeuré le même, et non-seulement son cœur, mais tout son caractère. Celui-ci, non plus que celui de La Roseraye, n’a étonné personne : ni cette variété d’honnête femme, ni cette variété de « gredin » n’est rare ; si déterminés que soient les individus, il suffit qu’ils se présentent pour qu’on les reconnaisse ; si vrais qu’ils soient, oserai-je dire, ces caractères sont vraisemblables. D’ailleurs, les actions et les paroles de ces personnages sont telles que les commandent leur naturel et leurs mœurs. Voilà donc qui va bien, et qui va tout seul : sans intervention de l’auteur, on s’intéresse au roman de ce ménage, au drame qui l’achève, et à cette suite qui est l’histoire d’une veuve.

Michel aussi est un être vivant, qui « s’explique lui-même, » et dont l’explication s’admet aisément. Un ouvrier qui a un grain de génie et qui veut le faire lever, dans ce siècle où les Arts et Métiers sont rois ; qui rêve la gloire des découvertes scientifiques, et qui d’abord se distrait de ses mécomptes et des duretés de la vie par un peu de vin ; qui pose la bouteille et redouble d’efforts, se purifie, s’élève et s’ennoblit par la grâce de l’amour et pour mériter une femme ; qui, trahi par cette femme, la chasse; qui, pour se consoler de l’amour, reprend le pèlerinage de la science, mais, chemin faisant, retombe dans son vieux péché; pour tout dire en trois mots, un fils du peuple, intelligent et passionné, est-ce un monstre? Non, c’est un homme. Cet homme se comporte, en des circonstances qui n’ont rien de merveilleux, suivant son tempérament et sa condition ; il s’exprime avec la même convenance, il hausse et rabaisse son langage selon ses habitudes et sa passion de l’heure présente. On s’attache à lui dès qu’il paraît, on ne l’abandonne que mort.

Le baron von der Holweck, gentilhomme de race et savant par vocation, vieillard léger d’écus et chargé de manies, cerveau chimérique, plein d’honneur et de billevesées, est-il besoin qu’on certifie et qu’on excuse son existence ? Nous l’avons vu cent fois sur les quais, devant l’étalage d’un bouquiniste : à un seul pli de sa vaste redingote, à une mèche de ses cheveux gris tombant sur le collet, nous retrouvons notre bonhomme. Il agit peu et il parle beaucoup : c’est le contraire qui nous surprendrait; mais il agit et il parle comme il lui appartient de le faire. D’abord quémandeur, mais non sans dignité, un moment vient où il essaie de faire aumône du seul bien qu’il ait gardé : il offre à la jeune fille perdue par son neveu la protection d’un nom pur. La démarche est chevaleresque et naïve: elle ne messied pas au personnage. La moindre de ses phrases convient à ses qualités de noble étranger, « naturalisé citoyen français, ancien franc-maçon, auteur d’un mémoire couronné par l’Académie des sciences, etc. : » — que dire des plus longues? Aussi l’écoute-t-on avec complaisance : il est ainsi parce qu’il est, et l’on ne peut douter qu’il soit.

La Roseraye, sa femme, Michel Pauper et le baron, voilà donc quatre caractères jetés sur la scène, qui se meuvent et s’expriment sans guide ni truchement. Ils seraient ainsi partout ailleurs, et nous le savons. Ils resteraient les mêmes s’il n’y avait pas d’auteur derrière le décor et si nous n’étions pas dans la salle : nous en sommes convaincus sans que l’auteur ait eu la peine de nous persuader. D’ailleurs, sans qu’il ait soufflé une réplique, sans que personne de nous ait pensé tout haut, nous connaissons bien son jugement sur eux et nous connaissons le nôtre; c’est le même : nous sommes assurés que c’est le seul possible. Il n’est pas deux degrés de pitié pour Michel Pauper ni de blâme pour La Roseraye : il n’en est qu’un dans toutes les consciences, et l’on voit assez lequel ; et, de même, pour Mme de La Roseraye, un seul degré de sympathie. A peine si, devant le baron, le sentiment public pourrait hésiter : on se met d’accord pour sourire de lui et lui sourire. Nous regardons, nous écoutons ces gens-là comme il est naturel de regarder et d’écouter son prochain; nous prenons part à leur bonheur et à leur malheur dans une mesure qui est la seule juste, — nous n’avons pas d’inquiétude là-dessus.

A présent, une question : admettez-vous qu’il existe, hors du théâtre, une jeune fille romanesque, un jeune homme brutal? Oui, sans doute; il en peut même exister plusieurs, et de plusieurs sortes. La jeune fille dont je parle serait née d’un père aventureux et d’une mère honnête ; elle tiendrait de l’un plus que de l’autre; elle aurait de l’imagination et de l’énergie plutôt qu’une morale assurée. Tandis que son père, financier de profession et homme de plaisir, irait à ses rapines de civilisé ou chez ses maîtresses, tandis que sa mère, bourgeoise douce et quelque peu inerte, irait causer de ses chagrins au cimetière avec de chers morts, la jeune fille s’affolerait en de fébriles rêveries. D’autre part, le jeune homme en question serait noble de naissance, grossier en ses appétits, ne se souviendrait des traditions de sa race que pour mépriser « un siècle de bavards et d’écrivassiers, » et se donnerait tout à l’action : courageux en temps de guerre, effronté en temps de paix, il n’aurait ni la peur des hommes, ni le respect des femmes. Un misanthrope sans vertu, un barbare dans le monde, et par goût et par raisonnement, voilà ce qu’il serait. S’il pensait au mariage, il se réserverait d’épouser, sur le tard, pour faire souche, quelque paysanne de ses terres, animal qui lui inspirerait confiance; jusque-là, vivant de la vie des villes, tout ce qu’il trouverait sous sa main, il le prendrait pour instrument de son caprice. Or, s’il arrivait que cette jeune fille rencontrât ce jeune homme, elle serait dominée, en esprit d’abord, par sa force ; elle le choisirait, en pensée du moins, pour son maître. Il lui paraîtrait supérieur à tout ce qu’il méprise, à tout ce qu’il brave, c’est-à-dire à l’humanité; il deviendrait le héros de son roman, l’idole de l’autel élevé dans ses méditations à un dieu inconnu. Lui, cependant, la regarderait comme une occasion de volupté qui s’offre : et toute résistance qu’elle opposerait, il n’y verrait qu’une hypocrisie, une coquetterie. A sa défense il répondrait par des quolibets, même par des injures : autant de signes de puissance, pour la malheureuse qui l’adorerait. N’y a-t-il pas des femmes qui aiment à être battues, au moins par une certaine main? Au moral, ce serait le cas de cette jeune fille. Elle reculerait, pourtant, lorsque son vainqueur voudrait tout de bon la saisir. Et lui, après une feinte retraite, s’animant au jeu, se rapprocherait de sa proie, ferait patte de velours et soudain, d’un coup de griffe, abattrait la victime. A demi séduite, à demi violée, entièrement perdue, elle repousserait avec horreur l’offre d’une vie de luxe et de vanités; ce qu’elle eût espéré, l’amour de cet homme consacré par son nom, il le lui refuserait. Il ne prendrait au sérieux ni ses exigences ni sa douleur; et si, un moment, il était tenté d’y croire, il en conclurait seulement : « Elle doit être une maîtresse moins agréable que je n’avais supposé. » Ayant renoncé au bonheur, elle penserait revenir à l’honneur et trouver une expiation en épousant un autre homme, un homme qu’elle n’aimerait pas : une austère existence, toute dévouée au devoir, c’est le nouveau roman qu’elle s’imaginerait. Mais ce beau sophisme de sa conscience ne tiendrait pas contre l’explosion inattendue de la passion de cet époux : le cri de son indignité s’échapperait de ses lèvres. Chassée alors, rejetée du devoir comme de l’amour, elle se rabattrait sur le plaisir : elle irait le demander à celui qui tout à l’heure ne lui offrait que cela. Mais le plaisir n’a qu’un temps, et ce temps est bref, plus que partout ailleurs, où les seuls apports sont la brutalité de l’homme et le désenchantement de la femme. Maltraitée, repentante, l’instable créature se retournerait bientôt vers son mari, — bientôt, mais trop tard, si celui-ci l’avait aimée à en mourir !

Oui, ce caractère d’homme, ce caractère de femme, peuvent exister; et ces façons d’agir seront les leurs; et cette jeune fille, en ses oraisons de vierge folle, aura les élancemens lyriques d’Emma Bovary à l’âge où elle se nourrissait de romans ; et ce Camors de caserne la cinglera de mots cyniques, aussi résolument qu’il frappera une jeune bête, pour la dresser, d’une lourde cravache de manège. Ces caractères sont rares, compliqués, odieux et, en certaines conjonctures, ridicules; mais ils sont: — un auteur peut-il les transporter sur la scène?

Des exemples nous viennent d’abord à l’esprit : M. Alphonse et le duc de Septmonts ne sont pas des caractères communs, ni simples, ni d’une beauté recommandable, ni d’une dignité tragique; la femme qui, jeune fille, a cédé à M. Alphonse et a eu de lui un enfant, et qui s’est mariée sans rien dire de cette aventure à son mari, celle-là, pour ne citer qu’elle, n’a même pas eu la loyauté d’Hélène de la Roseraye. Il est vrai que M. Dumas a noyé cette faute dans la nuit du passé : il ne fait connaître au public Raymonde de Montaiglin que purifiée par dix années de vertu, de remords et de cette double torture, supplice d’une femme et supplice d’une mère. Il est vrai que, cet Alphonse, il ne le montre que prudemment, discrètement : on raconte que le comédien chargé de ce rôle, les premiers soirs, tournait le dos à la salle, par honte et par pudeur ; de même, au figuré, on peut dire que l’auteur a présenté le personnage de dos, tout au plus de trois quarts. D’ailleurs, il a corrigé la tristesse de la situation par la jovialité de cette commère, Mme Guichard. Enfin, il a donné mission à Montaiglin, à Raymonde elle-même et à Mme Guichard de juger perpétuellement ce pauvre sire ; l’opinion sévère qu’ils ont de lui et qu’ils expriment, c’est évidemment celle de M. Dumas, et le public s’y range volontiers : pas d’incertitude, pas de malaise de conscience. Mêmes précautions dans l’Étrangère : la vilenie morale de Septmonts est sauvée par l’élégance et par l’esprit; et tous les personnages, sans relâche, commentent ses actions et ses paroles au nom de l’auteur et pour la satisfaction de l’auditoire. C’est ainsi que de semblables héros paraissent des hommes et non pas des monstres, et que le spectateur, sans se plaindre, en supporte la vue.

Mais, chez M. Becque, c’est une autre affaire. Des caractères de cette sorte, il les lâche sur la scène et ne s’en occupe plus. Il permet qu’ils apparaissent de face, en pleine lumière, sans voile ni parure, sans reflet de la gaîté ni de la morale d’autrui. Ces gens-là nous affrontent, ils font librement ce qu’ils ont à faire, ils disent tout de go ce qu’ils ont sur le cœur; et ni leur allure, ni le tour de leurs paroles, ni le commentaire d’aucun autre personnage ne nous signifie au fur et à mesure ce que l’auteur pense d’eux et ce que nous en devons penser. A peine entrée, cette jeune fille envoie chercher un jeune homme; et, toute seule, elle s’écrie : u Viens, viens, mon gentilhomme, mon guerrier!... » Ce gentilhomme paraît, et voici le début de l’entretien : « Dites-moi ce que vous faisiez lorsque vous avez reçu mon message. — J’étais en train de voir un cheval que j’achèterai probablement. — Et comment l’appellerez-vous, ce cheval? — Mais il a déjà un nom : Cadet-Roussel ! Voulez-vous que je le débaptise pour lui donner le vôtre? » Sans doute, un cavalier appartenant à une de nos meilleures écuries a pu faire cette galante réplique; et, de même, une liseuse de romans a pu improviser cette ode au guerrier. Mais quand le public, à la première approche des personnages, reçoit de telles bordées, il fait : « Oh ! oh ! » et puis : « Ah ! ah ! » Il se révolte, il ricane.

Ce jeune homme dit à cette jeune fille : « Je n’ai qu’une proposition à vous faire; si le fond ne vous en déplaît pas, je lui donnerai la forme que vous voudrez. » Eh bien ! ni lui ni elle, avec un fond véritable de sentimens humains, ne leur donnent la forme que voudrait le public. Et ce n’est pas seulement leurs paroles qui l’étonnent, mais leurs actions. Toute la conduite de l’héroïne, si l’on y réfléchit à loisir, on la comprendra (nous avons vu plus haut que des personnes réelles pourraient la tenir et par quelles raisons;) cela n’empêche pas que sa femme de chambre, dans un tableau supprimé pour cette reprise, s’écriait naguère : « En v’là une qui ne sait pas ce qu’elle veut! » Le public fait comme la bonne. — Celle-ci ajoutait : «On peut dire tout ce qu’on voudra de madame, qu’elle n’a pas deux idées de suite, mais elle n’est pas grimacière. » C’est justement parce qu’elle n’est pas grimacière qu’elle paraît n’avoir pas deux idées de suite : elle ne fait pas la grimace qu’il faudrait pour en indiquer la liaison. A la lumière de la rampe, le caractère ne se tient donc pas. Le public a peine à croire que de pareils personnages existent; il les soupçonne d’être inventés. Et, comme l’auteur ne montre pas qu’il les trouve vilains ni ridicules, plus de doute ; ce sont ses créatures. Il a imaginé ces monstres pour calomnier l’humanité : oh! le méchant projet! Il leur a soufflé ces discours emphatiques ou cyniques : oh ! le vilain style ! Et voilà comment M. Becque, pour n’avoir mis à la scène que des caractères vrais, tels que la nature les a pu fournir, en a mis d’invraisemblables; et comment, par une suite de son parti-pris de ne pas intervenir dans le drame, c’est contre lui que le public se fâche !

Après le deuxième et le troisième acte, où ces causes produisent leurs pires effets, pour que le quatrième ait triomphé d’une rancune presque générale, ne faut-il pas qu’il soit beau? Un juste progrès de sentimens, poussé jusqu’aux extrêmes avec une rare puissance, et, pour traduire les mouvemens de deux âmes, tantôt des mots simples, tantôt des phrases éloquentes, ce ne sont pas de piètres mérites. Cet épithalame du mari, cette confession de la femme, ont une grandeur tragique. Il s’approche, tendre et empressé; elle, par un scrupule instinctif, l’éloigné d’abord; par une avantageuse subtilité, elle veut que leur union soit, de part et d’autre, un acte de raison, et non un entraînement du cœur ni des sens : elle veut être prise, non pour les perfections qu’elle n’a pas, mais pour ces bienfaits du mariage qu’elle croit pouvoir donner et recevoir encore. Il célèbre, en paroles naïves et brûlantes, cette innocence qu’il s’excusera de profaner : elle essaie de détourner sa louange. Il la juge trop modeste et redouble d’éloges; fascinée alors par l’idée plus présente de son indignité, elle murmure je ne sais quoi d’ambigu, où paraît se trahir l’embarras d’une conscience trop délicate. Enfantillage, sans doute ! « Confesse-toi, » dit Michel en souriant. Et elle, tout bas : « Je voudrais le pouvoir. » Il croit la deviner, il l’absout du tort qu’il suppose : ne l’a-t-elle pas méconnu naguère ? Et, en retraçant l’histoire de son stage amoureux, il s’anime encore, et sa reconnaissance grossit et déborde en véritable hymne nuptial. « Honte! honte! » balbutie Hélène. Il s’étonne de son trouble, il l’interroge ; elle s’accorde un répit, puis un autre : « Est-il vrai, demande-t-elle, qu’en me perdant vous vous perdriez vous-même ? — Je te le jure ! » Et elle résout d’entrer dans cette chambre vers laquelle il l’entraîne. Sur le seuil, pourtant, elle s’arrête : « Pardonnez-moi ! » Il pardonne, quoi ? Les négligences, les menues erreurs dont il a l’idée. Elle tombe à genoux et répète : « Pardonnez-moi ! » Alors un atroce éclair illumine l’esprit de cet homme ; il tord les poignets de cette femme, il la frappe, il la renverse, il l’injurie: une colère d’ouvrier remonte à ses lèvres en même temps que sa force d’ouvrier dans son bras. Il saisit un couteau, il le lève sur cette poitrine coupable ; au moment de l’enfoncer, il hésite ; il s’enfuit en poussant des cris sauvages.

Cette scène pathétique a eu les honneurs de triomphe ; quelques amateurs, pourtant, garderont une préférence pour la seconde partie du premier acte. « M. de la Roseraye est une canaille, et je suis venu ici pour le lui dire : » c’est sur ces paroles de Michel que La Roseraye est entré; il l’a entendu; il lui tend la main: «Bonjour, cher ami, vous avez à me parler. » Le bouillonnement de l’homme du peuple, d’abord, tombe devant le sang-froid du monsieur. Puis la grossièreté reprend le dessus : « Vous me volez ! » Et, de nouveau, l’ascendant de l’adversaire la domine. Michel se radoucit, et La Roseraye s’explique : « Si je voulais voler quelqu’un, je ne vous choisirais pas. — Je ne sais pas ce que vous faites avec les autres. — Les autres sont des hommes considérables et beaucoup mieux élevés que vous. » L’entretien se développe, tour à tour diminuendo et crescendo, et, commencé par cette dissonance, il s’achève à l’unisson. Venu en créancier, Michel sort en ami. Voilà le mouvement de la comédie, et d’une comédie naturelle. Voilà aussi de quelle main M. Becque, une douzaine d’années avant les Corbeaux, une quinzaine avant la Parisienne, excelle à noter le langage des hommes : on reconnaît la netteté de son écriture.

M. Paul Mounet, dans le rôle de Michel Pauper, s’est fait justement applaudir : il a les intonations, les gestes et l’âme qu’il faut sous la jaquette de l’artisan parisien et de l’inventeur crotté, sous la redingote du patron, sous la chemise brodée du marié de faubourg. Au premier acte, allumé d’un peu de vin, il garde une curieuse mesure; au quatrième, passionnément épris et ensuite forcené, il est magnifique et terrible. Au dernier, son agonie d’alcoolique me touche et ne me dégoûte pas : je le dispenserais, pourtant, de sa culbute finale. Piquer une tête sur les planches, assurent les docteurs, est le dernier trait d’un ivrogne : c’est aussi un tour qui m’émerveille plutôt qu’il ne m’apitoie ou me terrifie. Mme Segond-Weber, qui fait l’héroïne, a trop de sécheresse et de dureté : elle a mimé, toutefois, et déclamé en bonne actrice de drame la difficile scène de la confession. Mme Favart donne au personnage de la mère la langueur, la tendresse et la dignité convenables. M. Albert Lambert joue La Roseraye : ce « gredin » a de la tenue. M. Dumény en a trop : on peut être le « gentilhomme, » le « guerrier » que nous savons, sans cette constante raideur d’insolent au port d’armes. J’ai là deux dessins[1] qui représentent M. Dumény en deux scènes différentes : il a la même cambrure; trop de hanche! Inquiet, sans doute, sur l’accueil que ferait le public à un pareil héros, ce bon comédien a exagéré la bravade ; un peu plus d’aisance, au contraire, eût peut-être séduit quelques récalcitrans.

J’ai donné à Michel Pauper, dans cette revue, la part du lion, et même celle du Lion amoureux: c’est que l’extraordinaire, à étudier, est plus amusant que l’ordinaire. Non, décidément, ce n’est rien de mieux, cette poésie dramatique de Ponsard : du « grand ordinaire, » comme disent les sommeliers, soit; mais du nectar, non pas! On s’en est régalé, je le sais, en 1866 : c’est qu’on avait trop de plaisir, sous l’empire, à entendre parler de république. Et l’empire lui-même, issu de la révolution, applaudissait la tirade du conventionnel Humbert. Quelques-uns, cependant, jugèrent l’ouvrage à sa valeur : Saint-Victor, éclairé sur les faiblesses de Ponsard par le soleil de Hugo; Saint-René Taillandier, par la pure lumière d’une haute raison. Ici même, Saint-René Taillandier démêlait, dans l’auteur du Lion amoureux, un historien de la révolution, un moraliste annonçant la fin des partis, un écrivain dramatique; et, avec justice, il préférait les deux premiers au troisième. L’historien, aujourd’hui que nous sommes un peu déniaisés sur cette matière, nous paraît trop naïf; le moraliste, hélas! nous paraît chimérique; reste la moindre personne de cette trinité : elle n’a rien gagné en vingt ans. La pièce offre encore le même intérêt, un intérêt modéré ; le style, les vers sont ce qu’ils étaient : l’éloquence alterne avec la platitude et la fermeté avec la mollesse. Il sera toujours malséant de parler de cet ouvrage sans respect; il est impossible aujourd’hui d’en parler avec enthousiasme. Le principal attrait de cette reprise est le charme honnête d’une nouvelle comédienne. Mlle Panot : elle a une jolie voix, de la grâce et de la distinction ; elle joue finement la marquise de Maupas; elle jouera mieux encore, s’il plaît au destin, la marquise de Presles.


LOUIS GANDERAX.

  1. Les Premières illustrées (sixième année). M. de Brünhoff, directeur ; Piaget, éditeur. Paris, 1887.