Revue dramatique - 14 janvier 1909

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Revue dramatique - 14 janvier 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 442-447).
REVUE DRAMATIQUE


Renaissance : L’Oiseau blessé, comédie on quatre actes par M. Alfred Capus. — Vaudeville : Le Lys, comédie en quatre actes par MM. Pierre Wolff et Gaston Lereux.


M. Capus est revenu au genre qui lui avait valu ses premiers succès, genre agréable, où il entre assez d’observation pour que nous y reconnaissions les mœurs et la société d’aujourd’hui, assez de fantaisie pour que nous ne soyons pas tentés d’y aller chercher le sérieux d’une étude. On se rend bien compte que, dans ce théâtre, le personnel n’est pas d’un niveau très relevé et ne nous offre pas de l’humanité une image à nous rendre très fiers ; mais il y règne une telle atmosphère de sérénité ! Peu à peu nous nous sentons gagner à l’insouciance avec laquelle évolue ce petit monde falot. Il arrive même qu’on y côtoie l’émotion ; mais tout de suite l’esprit intervient pour apporter à une situation qui risquait de s’aggraver la solution élégante. Il y a, dans cet ingénieux mélange, de la légèreté, de la mesure, de l’harmonie, qualités précieuses en tout temps, mais qui nous deviennent plus chères par le contraste qu’elles font avec le flot montant de la brutalité et de la niaiserie.

Le premier acte de l’Oiseau blessé nous renseigne tout de suite sur la manière de M. Capus : c’est celui qui porte davantage sa marque. Nous sommes dans un intérieur de petits bourgeois, tout récemment débarqués de leur province à Paris : une veuve. Mme Janson ; le fils, un garçon d’une vingtaine d’années, Roland ; la fille, Yvonne Janson, qui sera l’héroïne de la pièce. J’ai lu, un peu partout, que cette jeune fille personnifie l’ingénue à la mode d’aujourd’hui : c’est l’ingénue avec enfant. Pour tranquilliser Mme Janson, qui. hâtons-nous de le reconnaître, considère l’aventure de sa fille comme une catastrophe, on essaie bien de lui faire croire que le séducteur ne demande qu’à réparer. Mais c’est une éventualité sur laquelle Yvonne n’a plus d’illusion. Elle s’en explique avec son frère. Et dès les premiers mots qu’elle prononce, nous goûtons la saveur très particulière de son langage. Nous en avons vu beaucoup de filles-mères, au théâtre. Nous avons encore dans les yeux l’air de détresse de leur visage et dans les oreilles le bruit de leurs lamentations. Admettons que l’expression de leur douleur eût été quelque peu dramatisée pour les besoins de la scène. C’était pourtant la note humaine et vraie. Que peut faire une malheureuse qui vient d’être abandonnée, sinon maudire celui qui l’a trahie, et trembler devant l’avenir qui l’attend ? C’est avec une absolue tranquillité d’âme qu’Yvonne Janson nous conte son affaire. A quoi bon se plaindre, récriminer et se frapper l’imagination ? L’important est de se débrouiller... — Et nous mettrions notre main au feu que, depuis qu’il y a des filles-mères et qui sont « lâchées, » aucune n’a jamais pris les choses avec cette allégresse.

Ce n’est rien encore : toute l’originalité du personnage va éclater dans la scène principale, et qui remplit l’acte à peu près en entier, celle qui met en présence Yvonne et M. Salvière. Ce M. Salvière est le cousin du séducteur : il vient d’apprendre l’affreuse conduite du jeune drôle ; tout de suite, accompagné de sa femme, il est accouru. Nous avons affaire ici à des gens très bien. Salvière est un monsieur important, écrivain de grand talent, qui joue avec dignité le rôle honorable de « directeur de la jeunesse » et prononce dans les banquets des discours tout pleins d’appels à l’énergie. Il a quarante-cinq ans ; c’est un excellent mari ; il représente l’ordre et la morale. Il est révolté dans son honnêteté, affligé dans son cœur de brave homme par la mauvaise action commise tout près de lui. Le voici, très sincèrement bouleversé, avec la mine spéciale et les sentimens assortis qui conviennent quand on va tomber en plein drame.

Vous est-il arrivé, au cours d’une visite de condoléances, de trouver les gens déjà consolés, et de rentrer des phrases dont la préparation vous avait coûté quelque peine ? C’est une « déception » de ce genre qu’éprouve Salvière. Il s’attendait à de la douleur, à de la colère. Il est reçu par une jeune fille très libre d’esprit, souriante et qui lui récite, en fine diseuse, des fables de La Fontaine. Il est abasourdi : nous sommes nous-mêmes un peu déconcertés. En vérité, cette petite Yvonne a été extraordinairement prompte à régler son plan de conduite. Elle ne veut pas recevoir d’argent, et, d’autre part, elle renonce à l’espoir d’une carrière régulière. Elle a la passion du théâtre. Elle rêve de se produire en public. Qu’à cela ne tienne ! Salvière est l’ami d’un ministre, Yvonne viendra dire des fables à la prochaine soirée de ce ministre... Cette conversation est jolie, spirituelle, divertissante. Nous y avons d’ailleurs l’impression très nette qu’aucun des deux personnages ne dit un mot de ce qu’il devrait dire. Ils sont, non pas dans la convention, non pas dans le faux, mais hors du vrai. Impression singulière en effet et qui, pourvu qu’on en ait pris son parti et qu’on soit entré dans le jeu, a son charme.

Au cours des deux actes qui suivent, il arrive... ce qui devait arriver. Un quadragénaire se fait, en tout bien tout honneur, l’imprésario de « la débutante. » Il la présente, l’accompagne, la chaperonne. C’est un voisinage et ce sont des frôlemens continuels. Le moyen de n’y pas perdre la tête ! Le fait est que Salvière est très vite tombé amoureux de sa petite protégée ; et il lui fait l’aveu de sa flamme dans cette soirée du ministère où Yvonne est acclamée. Yvonne deviendra-t-elle la maîtresse de Salvière ? Portera-t-elle le trouble dans la maison de ces braves gens ? On nous la donne pour une petite fille brave et forte, qui connaît la vie maintenant, et qui, pour la droiture et la loyauté, n’en craint pas une. Mais nous savons de reste que la droiture et la loyauté n’ont rien à voir en ces affaires-là. Et, quand le rideau se relève, nous apprenons, sans ombre d’étonnement, que Salvière est devenu l’amant d’Yvonne. Hélas ! cette liaison est pour lui cause de plus de tourment encore que de plaisir. Il a la sensation qu’il n’est pas aimé d’Yvonne comme il le voudrait. Elle le traite gentiment en monsieur un peu mûr et en bon papa ; il rêvait de régner sur ce cœur en conquérant, comme un Almaviva : il est bien de son âge ! Le malheur est qu’à Paris, comme ailleurs, tout se sait. Mme Salvière a été informée des faiblesses auxquelles a cédé le trop jeune quadragénaire. Elle l’invite à choisir entre sa femme et sa maîtresse. Salvière n’hésite pas à sacrifier une maîtresse qui ne l’aime pas... quand il découvre qu’Yvonne l’aime, à sa manière. Aimé, il est aimé ! Tout est remis en question.

Nous ne sommes pas très inquiets. Nous savons que dans le monde, voisin du nôtre, mais si différent ! dont M. Capus est l’ingénieux magicien, tout finit toujours par s’arranger à la satisfaction universelle. Lorsque, au dernier acte, Salvière et sa femme se rencontrent chez Yvonne, c’est pour apprendre que celle-ci quitte Paris et suit une troupe de comédiens en tournée dans le Midi. Salvière part, lui aussi, de son côté : il vient d’être nommé ambassadeur auprès d’une cour du Nord. Mme Salvière reprend son mari, et elle sera ambassadrice. Ainsi chacun suivra sa destinée. Yvonne sort définitivement du droit chemin et Salvière y rentre. L’ordre est rétabli.

Faut-il regarder ici d’un peu près ? Les divers personnages, que nous présente M. Capus, semblent médiocrement recommandables, et la sympathique Yvonne toute la première. A peine émue par l’incident qui a fait d’elle une fille-mère, elle le considère plutôt comme une circonstance heureuse et de nature à favoriser ses projets d’avenir. Accueillie, protégée, patronnée par Mme Salvière, elle ne trouve rien de mieux, pour lui prouver sa reconnaissance, que de lui prendre son bêta de mari. Ce n’est pas très joli. Je suis très tenté de croire, en outre, que, dans la réalité, l’aventure avait deux chances pour une de se terminer moins en douceur. Salvière pouvait s’entêter. Les messieurs mûrs, qui se croient aimés pour eux-mêmes, sont capables de grandes folies... Mais ce seraient de vaines querelles, et mieux vaut entrer dans le dessein de l’auteur.

On a souvent parlé de l’optimisme de M. Capus. N’allons pas, pour le plaisir de la contradiction, dénoncer son pessimisme ! Toutefois l’idée qui se dégage de sa pièce, si aimable et gaie qu’en soit la forme, est au fond assez morose. C’est qu’il ne faut pas demander à tous les êtres la même somme de vertu. Il est d’aimables filles qui auraient eu toutes les peines du monde à rester honnêtes et qui, dans la vie régulière, se seraient trouvées mal à l’aise et comme déplacées. Certes, le « séducteur » est sans excuse ; mais elles sont contre lui sans colère : elles ont l’obscure conscience que leur destinée s’accomplit. C’est la F...atalité, comme on dit dans l’opérette. Peut-être, en fulminant contre ces personnes complaisantes, Dumas fils avait-il naguère forcé la note et dérangé pour peu de chose les foudres du Sinaï. L’essentiel est qu’on ne propose pas la fille-mère à notre admiration et la femme entretenue à notre estime. Il arrive aussi que les meilleurs ménages soient troublés ; mais l’orage passe, le calme se rétablit. L’humanité n’est pas parfaite. L’important est que la société continue de vivre, et pour cela qu’elle conserve les abris qui ont été, de tout temps, une protection pour sa faiblesse. Cette morale indulgente n’est ni d’un apôtre, ni d’un réformateur, mais elle est assez bien d’un homme de théâtre. Fataliste ou résignée, sceptique ou apitoyée, c’est une sagesse de bon usage courant. Elle exprime l’état d’esprit du plus grand nombre des spectateurs. Et c’est encore une des causes du succès de M. Capus.

On a fêté Mlle Lavallière, dans le rôle d’Yvonne. On aime sa gaminerie, sa gaieté parisienne et son accent montmartrois. On l’applaudit pour elle-même. Après cela, que le jeu soit en contradiction à peu près absolue avec le rôle, cela n’a guère d’importance. C’est l’actrice qui plaît par un charme aigrelet, auquel on ne songe pas à se soustraire. M. Guitry (Salvière) est excellent dans ces rôles marqués et un peu lourds.


Et maintenant, en pleine déclamation ! Le Lys appartient au cycle de pièces du genre « avènement des temps nouveaux : » il y occupera une place des plus honorables. Le poncif en est d’une simplicité touchante et peut se résumer en quelques mots : c’est que tous les gens qu’on appelle honnêtes, sont d’affreux coquins ; en revanche, tous ceux, — ou plutôt encore toutes celles, — que la société tient en médiocre estime, doivent enfin recevoir le juste tribut de considération qui leur a été trop longtemps refusé. De toute évidence l’esprit ni l’agrément n’ont ici rien à faire. Mais il faut s’attendre à de beaux cris et à des tirades passionnées. C’est un genre où l’éloquence sévit.

Le comte de Magny a un fils, deux filles et pas le sou. Pour réparer l’injustice du sort, le jeune Gérard de Magny dispose d’un moyen, qui est de faire un mariage d’argent ; il y travaille de tout son cœur. Mais les filles sans dot peuvent faire leur deuil de l’hyménée : Odette de Magny, qui frise les trente-cinq ans, s’est installée dans son rôle de vieille fille ; la cadette, Christiane, est pareillement menacée des horreurs du célibat. Aussi brûle-t-elle d’épouser son voisin de campagne, le peintre Arnault. Mais celui-ci est marié, n’a pu obtenir le divorce, et voilà Christiane prévenue... Un peu de temps se passe. Le mariage de Gérard est à la veille d’être conclu, lorsque le jeune homme se heurte à un refus inattendu. Les réticences polies du futur beau-père sont terriblement inquiétantes. Gérard se livre à une enquête dont le tragique résultat est : qu’on accuse sa sœur Christiane d’être la maîtresse d’Arnault ! C’est sur cette situation que s’engage le troisième acte : cet acte est, à lui seul, toute la pièce.

La nouvelle, encore incertaine, de l’affreux scandale plonge toute la famille dans la consternation. Il s’agit d’obtenir de l’inculpée ou des aveux ou, ce qu’on espère encore, une dénégation formelle. M. de Magny, le père, disserte avec émotion sur l’honneur du nom. M. de Magny, le fils, plaide avec chaleur pour son bonheur compromis. Odette enfin, la grande sœur, commence par garantir la réputation sans tache de sa petite Christiane. A cet instant, celle-ci, pressée, harcelée, torturée, « cuisinée, » à bout de patience, jette dans une minute d’exaspération l’aveu redouté : « Eh bien ! oui, ce qu’on a insinué est vrai. Je suis la maîtresse de M. Arnault. » Stupeur. Reproches. Malédictions. MM. de Magny père et fils écrasent la coupable de leur mépris. Mais alors, Odette, qui est restée muette pendant ces minutes d’affolement et de vociférations, rompt le silence. Ce qu’elle va dire ne peut manquer de prendre une autorité toute particulière. Car elle est celle qui s’est sacrifiée pour le bien de tous, la sainte et l’ange de la famille : elle est le lys. Or, l’arrêt qui tombe de ces lèvres immaculées, c’est l’approbation donnée aux écarts joyeux de Christiane. « Tu as eu raison ! » Telle est son opinion. Il n’y a, comme on sait, que le premier mot qui coûte : si Odette s’est tue longtemps, elle se dédommage. Ah ! elle ne le leur envoie pas dire, à son père, à son frère et à tous ceux de leurs pareils qui se pavanent dans leur égoïsme et dans leur hypocrisie. Pour cette billevesée d’être le chef d’une famille honorée, son père l’a empêchée de connaître les joies de l’amour. A l’ambition de son frère et à ce calcul qu’il faisait de pouvoir s’allier un jour à une famille riche, elle a immolé les désirs dont elle sentait frétiller tout son être. Et maintenant on trouve que ce n’est pas assez d’une malheureuse dans la famille ! On voudrait que Christiane, elle aussi, eût renoncé à des satisfactions qui sont naturelles au point d’être exigées par l’instinct ! Allons donc ! Qu’elle en prenne au contraire, tant et plus, pour elle et pour sa sœur qui en a été privée. Elle a droit à double ration... Odette est lancée : rien ne l’empêchera d’aller jusqu’au bout. Quand elles sont dans cet état-là, il est clair qu’on essaierait vainement de les arrêter : il faut que la crise se passe.

Au dernier acte, dans le décor voluptueux de Sorrente, Christiane et son peintre font l’amour, tandis qu’Odette, dans l’ombre, les contemple d’un œil d’envie. Ce dernier acte est aussi inexistant que les deux premiers étaient longs et ennuyeux. En vérité, il n’y a que l’explosion du troisième acte. Dirai-je que je l’ai trouvée plus déplaisante ou plus comique ? Une vieille fille à qui sa virginité remonte au cerveau... fi donc ! mademoiselle, est-ce qu’on raconte ces choses-là devant le monde ?

Mme Suzanne Desprès (Odette) a été excellente de lassitude ennuyée et d’emportement trivial. Mlle Madeleine Lély (Christiane) a eu tour à tour de la grâce et de l’émotion. Et le jeu triste de M. Lérand fait merveille dans le rôle du père qui a le malheur d’avoir de telles filles !


RENE DOUMIC