Revue dramatique - 14 janvier 1912

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Revue dramatique - 14 janvier 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


VARIETES : Les Favorites, comédie en quatre actes par M. Alfred Capus. — VAUDEVILLE : Les Sauterelles, pièce en cinq actes par M. Emile Fabre. — GYMNASE : Le Bon petit Diable, comédie en trois actes en vers par Mme Rosemonde Gérard et M. Maurice Rostand, d’après le roman de Mme de Ségur.


Notre régime politique a été assez malmené par le théâtre, pendant ce dernier mois. Que ses ennemis ne se hâtent pas de s’en réjouir ! Qu’ils n’y voient surtout pas un signe des temps et une nouveauté ! Le théâtre est toujours de l’opposition. Sous tous les régimes, il est contre le régime. Un théâtre qui ferait l’éloge du gouvernement aurait d’abord contre lui tous ceux qui défendent ce gouvernement et ont donc besoin qu’on l’attaque. Il existe d’excellens ouvrages où de consciencieux érudits ont fait l’histoire de l’opposition en France, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, rien qu’en racontant des pièces de théâtre. Il n’y a qu’un exemple d’une pièce où il soit parlé du « prince » en termes honnêtes : et le malheur veut que la comédie où se trouve le vers fameux


Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude…


soit celle qui a été le plus exploitée par les fauteurs d’idées subversives. Sous la monarchie de Juillet, le théâtre de Victor Hugo, auquel on peut joindre celui de Dumas père, fut un long réquisitoire contre la royauté. A l’époque du second Empire, les Effrontés, et aussi la Grande-Duchesse, furent la satire de l’époque impériale. Au temps de la République conservatrice, Rabagus fut un pamphlet contre le personnel républicain d’alors ; et depuis que la République athénienne a cédé la place à sa sœur, la béotienne, les Rois ont mené une joyeuse et ironique farandole autour d’un Bloc qui ne leur dit rien qui vaille. Et pourtant, de Dumas père à Meilhac et de Victor Hugo à MM. de Flers et de Caillavet, les auteurs dramatiques ont eu peu de part aux mésaventures des politiques successives que le siècle a vu s’effondrer comme autant de châteaux de cartes. Je n’oublie pas le Mariage de Figaro ; mais la pièce ne devint redoutable que du jour où elle fut interdite. On dit souvent que le théâtre est un puissant moyen de propagande et même d’action. Je serais aujourd’hui plus disposé à croire qu’il sert à l’opinion comme d’une soupape, pour se détendre et s’évaporer. En France, disait-on jadis, tout finit par des chansons. Nous ne chantons plus guère, ayant beaucoup perdu de notre ancienne gaieté. Mais nous raffolons du théâtre, parce que nous nous ennuyons chez nous. Dans la France d’aujourd’hui, tout finit par des comédies.

Les Favorites de M. Capus et les Sauterelles de M. Emile Fabre appartiennent à ce genre de l’actualité satirique. Mais la manière est différente. C’est à une reprise de la Vie parisienne que la pièce de M. Capus a succédé sur l’affiche des Variétés ; même elle a dû attendre que le succès étourdissant de cette reprise commençât à s’épuiser ; et c’est un des « petits faits » de l’histoire théâtrale les plus curieux à noter que ce regain de succès dont bénéficie, après tantôt un demi-siècle, un ouvrage si mince, si fantaisiste, et fait, semblait-il, pour le plaisir d’un moment. A vrai dire, la comédie de M. Capus ne succédait pas seulement à la comédie fameuse de Meilhac et Halévy ; elle la continuait. C’est le même art délicat, léger, insouciant, qui effleure, qui égratigne, qui se garde d’appuyer et d’insister. C’est la même nonchalance à conduire une intrigue dont il est clair que l’auteur est peu préoccupé, si même elle n’est le dernier de ses soucis. Même discrétion dans les effets et même subtilité de nuances. Les partisans de la pièce « bien faite » ne sont guère contens ; et ceux qui ont besoin d’un dialogue un peu monté de ton se déclarent déçus. Mais ceux qui dans la comédie de mœurs goûtent par-dessus tout de fins croquis, une satire à fleur de peau, une ironie partout répandue, sont servis à souhait.

Les « favorites, » ce sont les maîtresses de nos maîtres. Les moralistes de la troisième République ont beaucoup reproché à nos rois de n’avoir pas toujours été des maris modèles ; ils ont eu bien raison ; et il est certain que ceux qui gouvernent les États devraient donner l’exemple de toutes les vertus. Pourquoi faut-il que, sous un régime que Montesquieu tenait pour être spécialement celui de la vertu, la morale n’ait pas eu moins à gémir que sous les tyrans ? Il n’y a plus de Montespan ni de Pompadour ; tout s’est démocratisé ; mais la chronique scandaleuse n’y a rien perdu. En arrivant à Paris, du fond de la province où ils avaient mené une existence austère, de petits avocats ou des magistrats sans gloire, promus députés, sont assez sujets à une soudaine griserie : pour être législateur, on n’en est pas moins homme. Ils ne résistent pas à l’atmosphère de la ville où le plaisir est le plus facile et au meilleur marché, disait Rolla ; mais tout augmente. Les dames qui se consacrent au bonheur des politiciens forment une variété du demi-monde. Elles ont des « salons » où elles se réunissent sous l’égide de l’une d’entre elles, arrivée à l’ancienneté. Tel est ce salon de la « Comtesse, » où l’on trouve des financiers, des journalistes, des ministres d’hier ou de demain, et qui mêle dans d’agréables proportions les affaires d’État et les affaires de cœur, ou, si vous préférez, de mœurs.

Parmi les fantoches qui font l’ornement de ce salon, le plus en vue est un certain Bourdolle, présentement ministre de l’Instruction publique. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Mais aussi pourquoi un autre plutôt que lui ? C’est un de ces personnages vides et sonores, dont l’étonnante fortune scandalise les simples et réjouit les philosophes. Leur élévation ne s’explique par aucune raison appréciable. Elle est parce qu’elle est. Jusqu’ici les joies du pouvoir ont suffi à contenter sa vanité toute neuve. Il préside des réunions, harangue des délégations, et trouve, à s’entendre appeler Monsieur le Ministre, une volupté qui n’est pas encore épuisée. Mais Dalila n’est pas loin. Elle s’appelle Luce Brévin, doit avoir été vaguement institutrice, et promène à travers les maisons d’édition, peu hospitalières à ce genre de littérature, un « Traité de l’éducation des filles. » C’est tout ce qui nous reste de Mme de Maintenon.

Le deuxième acte, où nous assistons à l’effondrement de Bourdolle, est délicieux. Nous qui en avons tant vu tomber de ministres, nous n’en avons vu aucun tomber plus joyeusement que celui-là. Il arrive tout étourdi et, — par ce temps de records, — un peu fier de sa chute, l’une des plus soudaines et des plus complètes dont on se souvienne dans les annales parlementaires. Il était à la tribune, sans méfiance, et, dans une interpellation de tout repos, escomptait déjà un triomphe aisé, lorsqu’un incident minuscule a tout à coup changé la victoire en déroute. Un obscur député lui ayant inopinément « sorti » un de ses discours d’autrefois, la Chambre a eu l’indiscrète curiosité de lui demander quelle opinion était vraiment la sienne, celle d’hier ou celle d’aujourd’hui. Superbe, il a répondu : Celle de demain. Cette bouffonnerie oratoire aurait pu, tout autre jour, provoquer des trépignemens d’enthousiasme. Pourquoi, ce jour-là, soulève-t-elle des protestations indignées ? Tels sont les hasards de la vie publique.

Qu’est-ce qu’un ministre qui n’est plus ministre ? Rien ? Vous exagérez. D’abord, quand on a été ministre, on peut le redevenir. Le personnel gouvernemental est fort restreint ; en un certain sens, c’est une élite. Ce sont les mêmes que nous voyons sans cesse revenir au pouvoir, comme les figurans de cirque : ils ont seulement des attributions différentes, n’ayant pas d’aptitudes spéciales. Ensuite, oubliez-vous la presse ; ? Entre la politique et la presse les échanges sont continuels, et elles se repassent bénévolement leurs éclopés. Justement il a été, dans les actes précédens, beaucoup parlé de la fondation d’un grand journal. C’est un des traits de nos mœurs : il y a toujours en préparation, sur le pavé de Paris, un grand journal, plus grand, mieux informé et surtout plus « indépendant » que tous ses aînés. Pour réaliser ce vaste projet, il faut de gros capitaux. Mais on en trouve toujours. Cela est même très digne de remarque. Dans un pays où les capitaux sont si timides, où tant d’entreprises industrielles périclitent et tant d’œuvres charitables languissent, faute d’un peu d’argent qui consente à s’y aventurer, comment se fait-il qu’on trouve indéfiniment des amateurs pour subventionner, à fonds perdus, des journaux et des théâtres ? Quelle sorte de compensations offrent ces commandites, généralement désastreuses ? Mais revenons à la pièce de M. Capus. Ce sont les « favorites » qui ont poussé leurs protecteurs à faire les fonds du futur journal. Il paraît qu’elles aussi y ont intérêt. Le deuxième acte nous avait introduits dans l’antichambre d’un ministère. Le troisième ouvre devant nous l’intérieur d’un grand journal parisien : Ciel et Terre. C’est plein de dames, et de dames excessivement élégantes, un grand journal parisien en 1912. C’est même ce qui le caractérise. Je dois à la vérité de dire que ce grand journal ne ressemble, ni de près ni de loin, à ceux que je connais. Mais je ne les connais pas tous, et il y en a, comme le Journal des Débats, qui ont pu beaucoup changer depuis que je n’y vais plus. Au reste, ce n’est pas moi qui reprendrai Alfred Capus sur la topographie parisienne.

Bourdolle est devenu le directeur de Ciel et Terre. Bien entendu, il y a tout de suite installé Luce Brévin, qui d’ailleurs ne manque pas de talent et donne des chroniques très remarquées ; et, bien entendu aussi, Luce Brévin lui a tout de suite accordé la juste récompense. Elle a la plume facile et ce n’est pas encore ce qu’elle a de plus facile. Littérature et galanterie, l’une aidant l’autre. L’agrément de la femme sert à la carrière de la femme de lettres ; mais le prestige de la femme de lettres n’est pas sans ajouter à la séduction de la femme. C’est un peu le cas de la femme de théâtre, qui doit une part de son succès personnel à la publicité. Maintenant, Luce Brévin est tout à fait lancée. Lui aussi, hélas ! Bourdolle est lancé, et à corps perdu, dans le désordre. Il a quitté le domicile conjugal. Il est entré dans la bande joyeuse, entraîné dans la folle sarabande…

Donc, voilà un politicien d’une nullité reconnue, un ancien ministre titulaire d’une chute particulièrement burlesque, un homme marié qui n’a plus pour domicile que celui de sa maîtresse, — le ridicule et le scandale. C’est lui que la situation désigne et exige pour être président du Conseil ! Hors de Bourdolle, il n’y a point de salut pour la République. Nommons Bourdolle ! Nommons-le, puisqu’il le faut, mais d’abord faisons-lui un peu de toilette. Ce n’est pas tout d’être ministrable. Cet imbécile, si on l’avait laissé faire, allait divorcer pour épouser Luce Brévin. Mais c’est Luce d’abord qui ne le laissera pas faire. Elle est bien trop intelligente pour s’embarrasser dans la vie d’un colis aussi encombrant. Bourdolle lui a été une aide, au début ; il ne lui serait plus qu’une gêne : elle lui tire gentiment sa révérence. Et Mme Bourdolle, — car il y a une Mme Bourdolle, et qui même est l’honnête et l’admirable femme qu’il n’est pas rare de trouver auprès de ces sinistres pantins, — lui rend sa place au foyer. Elle ne pardonne pas ; elle n’oublie pas : elle recueille une épave. Il y a dans l’indulgence dédaigneuse de son geste toute l’infinité du mépris qui s’attache justement à Bourdolle, à ses comparses, à leurs favorites et généralement à toute cette société, qui est à la société française ce qu’est l’écume aux eaux d’un fleuve troublé dans son cours.

Si vous prenez la peine d’y réfléchir, vous vous apercevrez sans peine que, sous ses apparences de légèreté, cette comédie va assez avant dans l’étude de nos mœurs et qu’elle en découvre de tristes dessous. Car dans ce singulier milieu ce sont nos destinées et celles du pays qui se décident. Ce que nous apercevons de la vie publique, nous tous badauds et simples contribuables, c’est la parade et le boniment. Mais le théâtre est truqué, machiné ; le spectacle est obtenu à l’aide de ressorts secrets et de ficelles invisibles, qui se rejoignent sous la scène. Entre le parlementarisme, le journalisme, le théâtre et la finance, il y a toute sorte de communications secrètes et de ramifications qui courent à l’infini. Le nez de Cléopâtre, des Folies-Bergère, s’il eût été plus court, la face de notre politique était changée. Optimiste, M. Capus l’est, encore une fois, à la façon de ce philosophe qui se hâtait de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. La légèreté même de la pièce, la fragilité de l’intrigue, l’inconsistance des caractères sont ici des garanties d’observation fine et de justesse. Nous sommes dans le domaine de l’absurde et dans le royaume des ombres, c’est-à-dire dans le plein de la vie contemporaine.

Les Favorites groupent une interprétation de premier ordre et chère au public. Mlle Eve Lavallière, qui prête à Luce Brévin sa mutinerie de gavroche et son accent montmartrois, M. Albert Brasseur, qui est un Bourdolle magnifique en baudruche soufflée, M. Max Dearly, M. Prince, d’autres encore, n’ont qu’à paraître pour mettre la salle en joie. On les applaudit chaque soir, avec frénésie. Je suis convaincu d’ailleurs qu’ils nuisent à la pièce — de tout leur pouvoir. Ils sont les virtuoses de la bouffonnerie, les maîtres du grotesque, les rois de l’abracadabrant ; ils prodiguent les ahurissemens, les pantalonnades, les grimaces et tous les tours qu’ils ont coutume d’exécuter avec une si incomparable maestria ; seulement, cette fois, c’est de sobriété, de mesure et de demi-teinte qu’il eût été besoin. Le seul M. Guy, avec sa bonhomie narquoise, est en harmonie avec le texte. Les autres le faussent à l’envi. C’est un exemple remarquable, plutôt que rare, d’une pièce desservie par l’excellence même des acteurs.


Dans les Sauterelles de M. Emile Fabre, il n’y a pas beaucoup plus de pièce que dans les Favorites ; il n’y a qu’un tableau de mœurs, mais dans la manière noire. L’auteur de la Vie publique, des Ventres dorés, des Vainqueurs, est fidèle à lui-même ; on connaît de reste l’art robuste et sans nuances de cet écrivain ennemi des concessions. Il n’a qu’un procédé : la violence continue. Il l’applique, ou, si vous préférez, il l’inflige, — avec conscience et impartialité, — à chacune des manifestations de notre vie contemporaine. Après avoir stigmatisé les mœurs électorales, les pratiques financières, et diverses tares des temps modernes, il a résolu de nous montrer les colonies françaises telles qu’elles sont.

Elles sont à faire frémir.

A Shong-Hoï, chez les Tmères, les colons français, — tous fonctionnaires, — se sont abattus sur le pays, comme jadis les sauterelles sur l’Egypte. A tous les degrés de la hiérarchie, administrateurs de tous ordres et leurs dames pillent, rançonnent et se gobergent. Mme Lebray, résidente supérieure, est une ancienne habituée du Moulin-Rouge ; c’est même l’unique raison pourquoi M. Lebray est résident supérieur. Petit journaliste, et qui jusqu’alors avait ignoré jusqu’à l’existence de la colonie où il va résider supérieurement, le jour de son mariage, il a trouvé dans la corbeille sa nomination qu’y a galamment déposée un puissant protecteur de sa femme. Sa conception de l’administration coloniale est des plus simples. De toute évidence, nous ne resterons pas éternellement en possession de nos colonies ; un jour ou l’autre, elles échapperont au joug de la métropole : il importe donc d’en tirer, avant ce jour de l’inévitable séparation, tout ce qu’il est possible, et, pour mieux y réussir, de les pressurer à outrance. Il arrive que dans cette fièvre d’exactions on se laisse entraîner un peu loin ; mais le point de vue ne saurait être le même en France et à quatre mille lieues des rives de la Seine. Il y a des matières où ce n’est pas trop de deux morales. Vérité en Europe, erreur en Asie. Au reste, qu’un gouverneur zélé et naïf n’essaie pas de dénoncer ces abus, et surtout de les réformer : il serait immédiatement rappelé, tandis que M. Lebray, lui, est intangible.

Le second acte est consacré à mettre en scène le système de colonisation qui est proprement celui de la France. Il consiste à tout bouleverser, tout révolutionner, sans respect pour les traditions, sans égard au passé, au milieu, au climat. « Déjà, s’écrie avec une grandiloquence imbécile le gouverneur Régial, j’ai donné des ordres pour que la Table des Droits de l’homme et du citoyen fût traduite en mer et affichée dans toutes vos écoles… » Et ce Homais galonné continue : « Bref, ma volonté est de changer la face économique de ce pays par l’emprunt… et par notre civilisation, de transformer vos mœurs, vos lois, vos coutumes, de briser les liens et les traditions qui vous rattachent au passé. Vous voyez que j’ai de grandes choses à accomplir. » En échange de ce que nous leur dérobons, qu’est-ce que nous apportons à ceux dont nous avons résolu de faire le bonheur malgré eux ? Nos arts, nos sciences, notre industrie ? Voyez les faits. Dans ce pays qu’elles « protègent, » nos sacro-saintes Administrations rivalisent de grotesque impéritie. La Marine fait exécuter de grands travaux ; mais, les travaux terminés, port et cale, un beau jour, tout a disparu, englouti dans la vase : on avait négligé de faire des sondages. La Guerre fait établir une batterie. « On travaille, pendant un an, pour placer quatre énormes pièces. Un matin, le général vient en tournée d’inspection. Plus de batterie. Il écarquille les yeux, ouvre sa carte, fait des recherches. Mais rien, plus un canon. Les ingénieurs avaient construit leur batterie à la place même où la Marine avait fait son port, et les canons du général de Tourmalin étaient allés rejoindre, au fond de la mer, les pierres du contre-amiral Miron. » Et c’est tout le temps ainsi. La grande pensée du règne est, comme vous le pensez bien, un emprunt. Avec l’argent de cet emprunt, ou du moins avec ce qu’en auront laissé échapper tant de mains avides tendues au passage, qu’est-ce qu’on fera ? Des maisons de détention pour les femmes indigènes, des maisons de correction pour les jeunes détenus, des commissariats de police, un bagne, deux pénitenciers et huit gendarmeries. Après cela, si les indigènes ne sont pas contens !…

Voilà pour l’administration civile, et voici pour l’action militaire. « Muong-Bâ a trois cents hommes à lui, déclare le général : j’en prendrai trois mille avec moi. Je le harcèlerai. Je le traquerai dans ses repaires. Je lui ferai la guerre même qu’il nous fait : à pirate, pirate et demi. J’empoisonnerai l’eau des puits ; je détruirai les récoltes et les bestiaux ; je brûlerai les villages qui donneraient asile à Muong-Bâ. Et quand je reviendrai, je vous apporterai sa tête… » Il apporte en effet la tête du pirate, et, pour cet exploit, reçoit la cravate de commandeur de la Légion d’honneur. Seulement, quelques mois plus tard, l’insurrection reprend de plus belle. Et elle est fomentée par qui ? par Muong-Bâ lui-même, qui ressuscite, autant qu’on peut ressusciter quand on n’était pas mort. Tels sont les succès de nos armes aux colonies. Telle est la guerre, comme nous la savons faire : sauvage et impuissante, atroce et risible.

C’est déjà un sujet bien vaste et, semble-t-il, peu approprié aux conditions du théâtre, que l’étude de notre politique coloniale. Mais M. Emile Fabre est de ceux qui aiment à élever le débat et élargir la question. Au troisième acte, il pose dans toute son ampleur le problème philosophique. La civilisation crée-t-elle un droit en faveur des races parvenues à un degré de culture plus avancé ? Ou le droit d’un peuple, même barbare, à s’administrer lui-même, prime-t-il tous les autres ? Les deux thèses s’entre-choquent, et, comme il convient en pareil cas, l’auteur laisse le débat indécis.

Mais nous ne tardons pas à savoir de quel côté inclinent toutes ses sympathies. Car nous sommes très fiers de notre civilisation ; mais écoutez ce qu’en pensent ceux à qui nous prétendons en appliquer les bienfaits. Dong Hoï a fait un voyage en France, comme jadis le jeune Anacharsis en fît un en Grèce. Ses compatriotes lui demandent quelles impressions il a rapportées de son séjour parmi nous et ce que sont les Français. « Des barbares, » répond-il, sans hésitation. Et il développe cette opinion avec abondance : « Ils se croient des civilisés, parce qu’ils ont des canons et des fusils, des télégraphes, des téléphones, des machines qui roulent sur la terre ou volent dans le ciel ; mais nous savons, et nos livres sacrés nous rapprennent, que la civilisation n’est pas dans les conquêtes de la science : elle est où est la pureté des mœurs, la bonté et la bienveillance réciproques, la charité universelle… Ils m’ont mené dans une vaste salle où délibèrent leurs mandarins, et je les ai vus qui s’injuriaient entre eux comme nos conducteurs de buffles… J’ai assisté à la fête du travail que leurs ouvriers célèbrent chaque année à l’époque où les fleurs éclosent, et pour cette fête j’ai vu comme un vent de terreur qui passait sur la ville, les rues désertes, les fenêtres, les portes verrouillées et des gardes à cheval qui recevaient, des ouvriers en fête, des coups de pierres, et leur rendaient des coups de sabre. » Et j’accorde volontiers que ni le ton de nos débats parlementaires, ni les rites de notre premier mai ne sont pour rehausser beaucoup notre prestige aux yeux de nos administrés… Le couplet est ingénieux, sans d’ailleurs prétendre à la nouveauté. Ce sont d’agréables variations sur un thème connu : Dong Hoï s’est appelé le Paysan du Danube, le Huron, et de plusieurs autres noms encore.

En regard de notre barbarie, M. Fabre a mis le tableau de la véritable civilisation, qui est celle des Tmères, c’est-à-dire des Annamites, des Cochinchinois, des Tonkinois, des Zoulous et de quelques anthropophages. Dans leurs assemblées, les délibérations se déroulent au milieu d’un calme édifiant. Leur dévouement à la chose commune est sans réserve et sans ostentation. Autant que le culte de la patrie, ils ont celui de la famille. Et chez eux les maris trompés prennent tout de suite une figure de héros qu’ils ont rarement en pays gaulois. — Après ce diptyque, on pourrait dire que la pièce est terminée, s’il n’était plus exact qu’elle commence. A tant de dissertations il n’était pas mauvais en effet de joindre un peu d’action. Mais nous n’aurons pas perdu pour attendre. Songez qu’une révolte vient d’éclater et que les Français sont cernés dans le palais du gouverneur. Il y a des morts et des mourans. Tout s’achève dans de grands "mouvemens de foule, où je m’obstine à ne voir qu’un artifice de figuration. Et le vain bruit des paroles est couvert par la grande voix du canon.

Qu’il y ait dans cette pièce de la vigueur, et un remarquable souci de la documentation, cela ne fait pas de doute. Mais aussi pourquoi ne pas dire à M. Emile Fabre, avec la franchise à laquelle son très estimable talent lui donne droit, que, cette fois, il s’est lourdement trompé ? Il a confondu la scène avec le journal et l’exposé dramatique avec la polémique de presse. Dans les endroits où sa pièce n’est pas l’ennui même, elle choque en nous des sentimens profonds, instinctifs aussi bien que raisonnes et qui sont au-dessus de la discussion. Ce qui, dans un conte à la manière de Voltaire, serait un divertissement de l’esprit et un jeu de l’ironie, prend, à la scène, un caractère de brutalité insupportable et de révoltante injustice. Nos colonies ont été achetées au prix de trop de sacrifices, leur conquête a été consacrée par trop d’héroïsme, pour que nous en parlions avec ce détachement philosophique et cette philosophie transcendante. Il a coulé sur ce sol lointain trop de sang français, pour que ce sol ne nous soit pas devenu sacré comme celui d’une autre patrie. Nos officiers et nos soldats, ceux qui sont morts pour le drapeau, et ceux qui, à leur exemple, aujourd’hui et demain, s’exposeront aussi allègrement aux mêmes dangers, méritent mieux que l’amertume d’une facile dérision. Au surplus, ce n’est pas seulement notre œuvre coloniale que M. Fabre poursuit de ses sarcasmes, c’est tout le rôle historique delà France qu’il bafoue : « — Régial. Vous n’ignorez donc pas que nous avons été les conquérans et les éducateurs du monde. Avec Guillaume de Normandie, nous avons pris et civilisé l’Angleterre ; avec saint Louis, la Terre Sainte ; avec Charles d’Anjou, l’Italie et la Sicile… — Le petit Empereur… où tous les Français ont été massacrés, le jour des Vêpres siciliennes, en 1282. — Régial. Nous sommes encore le peuple qui a soutenu les plus pénibles guerres, livré le plus grand nombre de batailles. — Le petit Empereur. Mes professeurs français m’ont cité leurs noms : Crécy, Azincourt, Pavie… » Voilà des professeurs « français » qui ont une manière à eux d’enseigner l’histoire de France… Ailleurs il est montré que notre empire colonial est en réalité sans défense, — privé de télégraphe, de canons, de torpilleurs, — et à la merci du premier coup de main… Comment l’auteur n’a-t-il pas eu la sensation que de tels propos sont intolérables à des oreilles françaises ? Le public d’aujourd’hui ne proteste plus guère. Il se contente de ne pas venir aux pièces qui lui déplaisent. Les Sauterelles ont eu à Paris un nombre de représentations assez faible. J’espère vivement qu’on ne les jouera pas à l’étranger, où je craindrais qu’elles n’eussent trop de succès.

Beaucoup de personnages, dont aucun n’a un rôle de premier plan. Citons néanmoins, dans le nombre des interprètes, M. Lérand excellent dans le rôle de Nam Trieu, M. Joffre, un méridional très pittoresque, MM. Duquesne et Gauthier, et Mlle Polaire.


Je me plaignais récemment qu’on ne laissât pas tranquilles, dans leur glorieux repos, les œuvres consacrées par une juste admiration et, par exemple, qu’on se plût à dénaturer nos plus fameux romans pour les adapter à la scène. Il est des chefs-d’œuvre pour tous les âges et de toutes les tailles. Si nous avons la « Comédie humaine, » nos enfans ont la « Bibliothèque rose. » Mme de Ségur est leur Balzac. C’est exactement le contraire d’être leur Berquin. J’entends par là que dans sa riche galerie, si elle a été un admirable peintre de l’âme enfantine, elle en a toutefois ignoré un aspect. L’enfance rêveuse, amie du merveilleux, créatrice inépuisable de fictions et de chimères, lui a échappé. (J’en parle de souvenir, et mes souvenirs remontent à bien plus de quarante ans. Mais j’ai su par cœur les Malheurs de Sophie et le Bon petit Diable). Elle a démêlé chez ses petits personnages toute la variété d’instincts qui, lorsqu’ils auront grandi, s’appelleront les passions. Sophie est curieuse, gourmande, emportée, indiscrète, et par-dessus tout indisciplinée. Son cerveau est sans cesse en travail d’une invention nouvelle, délicieusement saugrenue et perverse. Je me suis souvent demandé, avec énormément d’intérêt, ce que deviendrait Sophie quand elle serait femme. Charles Mac Lance, orphelin, est recueilli par une vieille parente, Mme Mac Miche. Pour la remercier de ne pas le laisser à l’abandon, il n’est pas de méchant tour qu’il ne lui joue. C’est sa manière d’être « bon. » Mme de Ségur dirait volontiers, comme La Fontaine : « Cet âge est sans pitié. » Elle en a connu la malice, l’espièglerie, la cruauté inconsciente, la logique imperturbable, la fougue et la diablerie. Elle en a ignoré le côté tendre, sentimental et poétique.

Alors, quelle idée singulière d’avoir, sur le thème réaliste de cet incontestable chef-d’œuvre, le Bon petit Diable, brodé une fantaisie poétique, sentimentale, oratoire et lyrique, qui est un contresens ingénieux, je le veux bien, mais un perpétuel contresens ! La pièce est divisée en trois actes dont le premier représente l’enfance de Charles et les tourmens que lui fait subir la terrible Mac Miche ; le second nous le montre adolescent, auprès de la petite aveugle Juliette dont il est amoureux ; au troisième, après de folles orgies, il revient à la maison de son enfance. Mais que ce soit dans sa soupente chez Mme Mac Miche, ou chez Juliette dans son jardin et qu’il soit enfant ou jeune homme, il y a dans la destinée de Charles un trait toujours pareil, et si inattendu ! Il est sans cesse entouré de fées. Il en sort de tous les coins. C’est un pullulement. Il y a Mab et Titania, celles de Shakspeare, celles de Mme d’Aulnoy, toutes les fées connues et d’autres qu’on appelle les « fées du subconscient, » quelque chose comme des fées de Sorbonne issues des livres de Hartmann et de Guyau. Charles Mac Lance est en outre un furieux idéaliste et un phraseur impitoyable. Tout lui est prétexte à développemens imagés et émus. Trop de fleurs ! Trop de fées ! Trop de tirades !

Et parfois cela ressemble à certains morceaux d’Edmond Rostand. C’est bien regrettable. Ceux qui aiment la manière d’Edmond Rostand sont un peu affligés de la retrouver ainsi transposée quelques tons au-dessous. Pourquoi donc n’exprimerai-je pas en terminant le regret que ces choses, agréables sans plus, nous arrivent de ce même Cambo où ne devrait fleurir et s’épanouir que la poésie d’un seul poète ? Si j’avais été directeur de théâtre, il me semble que j’aurais accueilli les auteurs du Bon petit Diable avec toute l’amabilité dont je suis capable et que je leur aurais tenu à peu près ce langage : « Votre pièce est charmante, pas très gaie, pas très en relief, mais il y a beaucoup de facilité. Je vous en fais tout mon compliment… Et je ne la jouerai pas… Je prive mon théâtre d’un succès. Mais pour moi il n’y a qu’un Rostand. Assez de gloire poétique s’est attachée à ce nom : il y en a pour plusieurs générations. Dans l’histoire des lettres, l’atelier familial n’a jamais donné de très heureux résultats. On peut très bien vivre sans faire de littérature. Vous ne le croyez pas ? Faites donc des romans, de l’histoire, de la pédagogie, qui est si à la mode, et même des conférences : laissez les vers à Edmond Rostand, qui les fait très bien. » Mais je crois que mon amabilité aurait été peu goûtée ; et d’ailleurs, j’aurais été un directeur de théâtre détestable.

M. Galipaux, dans le rôle de Mme Mac Miche, est d’une fantaisie tout à fait divertissante. Le reste de l’interprétation est assez terne.


RENE DOUMIC