Revue dramatique - 14 juillet 1921

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 juillet 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 463-468).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Un Ennemi du peuple, drame en cinq actes d’Henri à Ibsen, traduit par le comte Prozor. — Théâtre de l’Œuvre : Le Pécheur d’Ombres, pièce en quatre actes, par M. Jean Sarment. — Les Escholiers : Le feu qui reprend mal, pièce en trois actes, par M. Jean-Jacques Bernard.


Donc, voilà Ibsen à la Comédie-Française. Il y est entré avec éclat et sans scandale, comme une gloire incontestée, à l’applaudissement universel. Les purs ibséniens en ont éprouvé un peu de mauvaise humeur. Esprits d’élite, qui ne l’ignorent ni ne s’en cachent, ils n’aiment pas beaucoup être de l’avis de tout le monde. Il leur plaît que leur dieu soit entouré de quelques nuages ; ils préfèrent l’adorer dans la tempête. La belle représentation de l’Ennemi du peuple, que vient de donner la Comédie-Française, s’est déroulée avec une lenteur majestueuse dans une atmosphère de sympathie, devant un public attentif, intéressé, ému et respectueux de cet art austère et probe. Ceux de la première heure se rendaient compte qu’Ibsen a cessé d’être leur propriété. Et pour peu qu’on ait été du temps de l’initiation, sous les auspices d’Antoine et de Lugné Poë, on ne pouvait manquer d’être frappé du contraste. Où étaient ces représentations d’il y a trente ans, dont chacune prenait des airs de révélation et soulevait de si beaux tapages ? Trente ans sont un grand espace de temps en littérature. L’esprit français s’est familiarisé avec ces littératures du Nord. Le théâtre d’Ibsen a perdu sa crudité de vin nouveau : le temps l’a décanté : il en a dégagé une saveur voisine de certains crûs de chez nous.

Le changement de l’interprétation est, lui aussi, pour beaucoup dans cette différence d’impression. Les premiers interprètes d’Ibsen étaient avant tout soucieux de paraître ibséniens, très ibséniens : ils en ajoutaient. Ils s’appliquaient avec conscience à déconcerter le public, ils s’ingéniaient à des étrangetés qui étaient à leurs yeux le comble de l’ibsénisme. Ils avaient tout le temps l’air de nous dire : « Voyez comme je suis Scandinave ! » Persuadés, tout au contraire, qu’il n’y a dans l’humanité qu’un certain nombre de types, comme il n’y a au théâtre qu’un nombre connu de situations, les acteurs de la Comédie-Française n’ont pas cru nécessaire, pour devenir des personnages d’Ibsen, d’oublier tous ceux qu’ils avaient interprétés jusqu’alors. Ainsi dépouillée, l’œuvre du dramaturge norwégien nous est apparue grave, solide, puissante, sérieuse, éminemment sérieuse, nullement mondaine, donnant à penser plutôt que prêtant à rire, sociale, philosophique, humanitaire, quelque chose comme un drame de Diderot, moins larmoyant et moins déclamatoire.

Pour cette entrée à la Comédie Française, l’Ennemi du peuple ne me semble pas du tout avoir été mal choisi. C’est le drame de l’homme de génie. L’action y résulte de l’évolution d’un caractère sous la pression des événements. Le docteur Stockmann est un médecin de ville d’eaux, à qui il est arrivé cette singulière aventure de s’apercevoir que les eaux de la ville sont empoisonnées. Fier de sa découverte, il s’attend que ses concitoyens lui en soient éperdument reconnaissants et lui tressent des couronnes. Du savant peut-être a-t-il la science : il en a sûrement la naïveté. Aussi reçoit-il comme une douche l’accueil glacial que font à sa belle découverte le préfet, le délégué des propriétaires, le directeur du journal et quelques autres. Les pouvoirs publics, les capitalistes et la presse sont contre lui. C’est le cas d’en appeler à la foule, comme d’autres en appellent à la postérité. La foule lui est aussi nettement et plus brutalement hostile. Alors il se fait en lui un grand changement : c’est une soudaine illumination intérieure, un brusque franchissement d’étapes. D’une simple constatation pratique il s’élève aux considérations d’ordre philosophique les plus hardies. Du particulier il conclut au général. Du concret il fait un saut dans l’abstrait. Pour avoir vu de ses yeux, et trouvé au bout de ses appareils, les microbes qui empoisonnent les eaux amenées à la ville par des conduites mal orientées, il en conclut que les sources de la vie morale sont pareillement empoisonnées dans son doux pays Scandinave. Il adjure ses concitoyens de se réformer. Le résultat, l’immanquable résultat, est que tous lui jettent la pierre, une grêle de pierres, et qu’il est contraint à partir en exil avec ses enfants, comme un outlaw avec ses petits. Pour avoir voulu le bien du peuple, il a été traité d’ennemi du peuple. La seule couronne qu’on lui ait tressée, ç’a été la couronne du martyre.

Jadis, à l’aube de l’hégire ibsénienne, je m’étais évertué à démontrer que les pièces d’Ibsen sont des pièces à idées sans être des pièces à thèse. J’étais de bonne foi, et je pense bien qu’alors je me comprenais moi-même. Je ne vois plus aujourd’hui comment on pourrait contester que l’Ennemi du peuple soit une pièce à thèse, conçue suivant un violent parti pris et résolument systématique, c’est-à-dire pareille, dans sa constitution, à toutes les pièces à thèse de chez nous et d’ailleurs. Ibsen prend parti pour l’inventeur génial devenu apôtre et, afin de nous gagner à sa cause, il use du meilleur moyen, qui est de le montrer persécuté et malheureux. D’un côté, le Christ : savant et désintéressé, Stockmann a toutes les perfections. De l’autre côté, les pharisiens : le préfet, esprit étroit et cœur dur, le délégué des propriétaires, timoré et routinier, le directeur de journal, type d’arriviste quand même, la foule composée d’imbéciles, — tous atteints de ce vice congénital et incurable : l’égoïsme.

Cette intrépidité de parti-pris a un avantage : elle nous permet de garder toute notre liberté de jugement. Nous n’avons pas à craindre les surprises d’une argumentation captieuse et d’une diplomatie insinuante. Les objections que suscite la thèse, soutenue avec tant d’âpreté, se présentent à nous dans tout leur jour et avec toute leur force. Le docteur Stockmann dénonce l’hypocrisie sociale. Ayant reconnu que la société tout entière repose sur un mensonge, il entend substituer à ce mensonge la vérité. A l’égard de cette vérité, qu’il vient fort à propos de découvrir, il n’a ni une minute de doute ni une seconde d’hésitation. A l’occasion, vous pourrez compter sur lui pour ne pas ménager les transitions. Quand on dispose du bonheur de l’humanité, le moyen d’attendre ?... Voilà qui est bien. Si pourtant cette vérité n’était pas la vérité ! Si par hasard la vérité selon Stockmann n’était qu’une autre forme de l’erreur ! Si ce docteur, qui après tout n’est qu’un homme, s’était trompé ! Admettons même qu’il ait raison. Sa découverte, telle qu’elle vient de sortir tout armée de son cerveau, n’est encore qu’une vérité de l’ordre rationnel, une vérité de laboratoire. Reste à la faire passer dans l’application, à la changer en principe de vie. Qui sait le déchet qu’elle devra subir dans la pratique et comment elle pourra s’assouplir, pour se plier aux conditions du réel ? Cela vaut réflexion. Seulement ce genre de réflexion, qui était si bien dans la manière d’un Fontenelle, n’est pas du tout dans celle d’un Stockmann. Faisons donc grâce au héros d’Ibsen de ce titre d’ennemi du peuple qui le désoblige, encore qu’il en tire vanité. Rendons-lui sa place parmi les amis du peuple, au premier rang, — parmi les plus dangereux.

Une autre gageure, fort imprudente, d’Ibsen et de son docteur Stockmann, c’est ce défi jeté à la foule, ce dessein non seulement d’isoler l’homme de génie, mais de le mettre en antagonisme avec le peuple. Ils oublient que le génie n’est ni un accident isolé, ni un phénomène de génération spontanée, proles sine maire creata. Il sort de la foule ; il s’y est formé par une lente élaboration ; il y plonge par de profondes racines ; il en est l’expression ou la résultante. De même qu’il vient de la foule, il faut qu’il y revienne sans cesse, qu’il s’y retrempe, en communiant avec elle, en se penchant sur ses souffrances pour les soulager, en s’associant à ses rêves pour les réaliser. C’est l’insociable et paradoxal romantisme qui a fait de l’homme de génie un monstre et l’a séparé du reste de l’humanité. Ibsen aura beau clamer que l’homme le plus seul est le plus fort, il a contre lui la parole de l’Écriture et l’expérience des siècles : Malheur à celui qui est seul !

Naguère, à la même époque où commença de souffler en littérature le vent d’individualisme venu de Norvège, et par une singulière coïncidence, un autre danger surgissait à l’autre pôle du monde des idées. Apôtre de la théorie justement opposée, Tolstoï humiliait le génie et prônait l’homme de la foule. Il faisait de la multitude la dépositaire de toute sagesse, magnifiait son ignorance et divinisait son instinct. Ainsi la société organisée était attaquée des deux côtés. De ces deux périls sociaux, celui que véhiculait la littérature russe, avec son admiration mystique pour les masses incultes, a été le premier prêt. On sait aujourd’hui ce que produit dans la réalité des faits l’évangile selon Tosltoï. Et, à voir la marche que suit l’humanité, il est trop clair que, pour longtemps, la menace qui met la civilisation en péril sera de ce côté. Tout de même la société sera bien avisée en continuant à se garder des dangereux amis qui lui offrent, pour entrée de jeu, de la jeter par terre.

L’Ennemi du peuple a été mis en scène à la Comédie-Française avec beaucoup de soin : le tableau de la réunion publique est très bien réglé l’interprétation, dans son ensemble, est excellente. Il faut mettre hors de pair M. de Féraudy, qui nous a présenté du docteur Stockmann une création des plus originales. Est-ce tout à fait le personnage d’Ibsen ? En tout cas, ce n’est pas celui qu’on nous avait montré jusqu’ici et avec qui nous étions familiarisés. Nous voyions surtout en lui l’ardeur du combatif, la flamme de l’illuminé, l’intransigeance du révolutionnaire. M. de Féraudy lui a prêté une âme assez différente. Il lui a généreusement fait don de toutes les qualités qui sont celles mêmes que nous avons coutume de goûter dans le jeu de M. de Féraudy : finesse, mesure, sentiment des nuances, art des sous-entendus, ironie légère, bonhomie narquoise. Stockmann devient un brave homme, paisible et modeste, ingénu et timide, que rien dans son passé, rien dans sa longue carrière de petit médecin de province ne semblait désigner pour le rôle qu’il va jouer. Le hasard des circonstances l’a brusquement jeté dans la zone des tempêtes. Cela même le rend pour nous plus intelligible et plus réel. Nous le reconnaissons. L’histoire des révolutions, à commencer par la nôtre, est pleine d’exemples de ce genre. Ainsi M. de Féraudy, en humanisant le rôle et le rapprochant de nous, a fortement contribué au succès de la pièce. Compliments aussi à M. Grandval pour son interprétation du personnage d’Aslaksen, le délégué des propriétaires. Il en fait une réplique scandinave de Joseph Prudhomme. Tout le monde est fait comme notre famille, disait déjà le philosophe Arlequin.


L’année théâtrale qui vient de s’achever a été remarquablement faible. Il en est peu, même pendant la guerre, qui aient été aussi pauvres en œuvres et en hommes. Cela tient en partie au déséquilibre général. Aucun grand courant ne s’est encore manifesté. Les esprits vont à l’aventure et hésitent entre des voies qu’ils sentent désuètes et d’autres encore mal frayées et obscures. La faute est aussi, elle est peut-être surtout aux conditions matérielles dans lesquelles s’exerce aujourd’hui l’industrie du théâtre, et qui risquent de mener tout droit l’art dramatique à sa perte.

La nouveauté la plus intéressante a été ce Pêcheur d’ombres de M. Jean Sarment, qui a soulevé d’ardentes admirations et fait courir au théâtre de l’Œuvre le Tout-Paris dilettante. La pièce, qui a des qualités incontestables et de très visibles défauts, est bien faite pour attirer les curieux d’art tourmenté. Il s’agit, comme on sait, d’un poète, Jean, devenu fou par amour. La jeune fille, dont la cruauté l’a désespéré, se prend à aimer malade celui qu’elle avait dédaigné bien portant. Consolé par cette tendresse qui vient à lui, le poète guérit. Mais soupçonnant que la cruelle vient seulement de jouer un jeu plus cruel encore, la comédie de l’amour, il se tue. La façon dont Jean est mis sur la voie de l’erreur qui le conduira au suicide est choquante. C’est son frère qui lui fait croire à une supercherie bien intentionnée. Ce frère est proprement odieux. Le soupçon aurait dû naître de lui-même dans L’esprit inquiet du fou mal guéri. Et je sais bien que toutes les anomalies se rencontrent dans le détraquement de notre pauvre machine humaine. Le docteur Landouzy aimait à répéter qu’il n’y a pas de maladies, il y a seulement des malades. Toutefois, ce n’est pas l’ordinaire que les fous se promènent en répétant qu’ils sont fous et raisonnant sur cette donnée. Peu importe : lucide ou non, ce fou qui court après ses souvenirs, s’efforce à ressaisir des bribes d’idées et à rattraper sa raison en déroute, ne laisse pas de faire un spectacle pénible et fort déprimant. M. Jean Sarment, interprète de ses propres pièces, excelle dans ces rôles de malade. Il aurait bien tort de s’y attarder et de s’y limiter. Le souhait que nous formons, c’est qu’il consacre son double talent d’acteur et d’auteur à un art plus large et plus sain, qui lui vaudra le grand succès auquel il peut prétendre.

Aux Escholiers, trois actes de M. J.-J. Bernard qui témoignent d’un réel sens du théâtre. Le Feu qui reprend mal, c’est la difficulté qu’ont eue quelques-uns des plus braves parmi les combattants à se réadapter à la vie civile, et quelques-uns des meilleurs foyers d’avant-guerre à reprendre la douce chaleur d’autrefois. Une jeune femme, restée parfaitement fidèle à son mari, a logé chez elle un officier américain pour qui elle n’a eu que les coquetteries permises. Le mari, qui revient des prisons d’Allemagne, est hanté par ce souvenir, travaillé par un soupçon qu’il rougit de formuler. Cela irait jusqu’à une rupture, si, à l’instant où les deux époux vont mettre entre eux de l’irréparable, la vérité de leurs sentiments ne se faisait jour et ne reprenait ses droits. On souhaiterait parfois au dialogue une forme un peu plus recherchée. C’est la vigueur avec laquelle sont traitées quelques scènes maîtresses, qui a fait le succès de la pièce. M. J.-J. Bernard est de ceux dont nous aurons plaisir à beaucoup attendre.


RENÉ DOUMIC.