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Revue dramatique - 14 juin 1886

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Revue dramatique - 14 juin 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 933-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Le Fruit défendu; — Visite à Corneille, poème de M. Emile Blémont. — Odéon : la Lettre du cardinal, comédie en 1 acte, en vers, de MM. George Bertal et René Lafon.

Dans la maison de Molière il y a des chambres d’amis : M. Camille Doucet en habite une. A la vérité, ce n’est pas une des plus grandes ni des plus somptueuses : l’aimable auteur n’y prétend pas ; chez un tel hôte, plus que partout ailleurs, il met sa coquetterie à rester modeste et peu gênant. Je l’aperçois distinctement, cette chambrette, dans un pavillon; elle est saine, claire et gaie, tendue de perse ou de cretonne, garnie de meubles bien rangés, au bois uni et peint en gris de fin ou vert d’eau; elle donne sur un jardinet ordonné sagement; au bord de la fenêtre est un pot de pensées; une cage est accrochée au-dessus, où jase un oiseau, — non pas un de ces musiciens qui sont à la fois de grands artistes et de grands virtuoses, ni de ces ténors exotiques, brillans de plumage et de ramage, qui chantent même pour ne rien dire, mais quelque passereau de France, d’habit discret et d’esprit sensé, gentiment babillard, bruant ou chardonneret.

L’homme de cet asile frais et propre, ce n’est assurément ni Molière chez lui, ni Hugo chez les autres: c’est un petit-neveu de Gresset et de Collin d’Harleville, un neveu d’Andrieux, demeuré fidèle, par nature, par éducation et par tenue, à cette morale modérée, à cet enjouement raisonnable, à ces procédés de développement régulier, à ces grâces légères et décentes du discours, à ces innocentes pointes d’un judicieux badinage, qui faisaient les délices habituelles de nos arrière-grands-pères et de nos grands-pères, et qui peuvent encore, à certains jours, — maintenant que ce genre d’agrément est classé à sa date et n’est plus mis en question comme sous nos pères, nous donner du plaisir... N’est-ce pas quelque chose que d’être un tel homme et d’avoir sa place? On aime à l’y voir de temps à autre, ne serait-ce que pour se reposer du spectacle de personnages plus considérables, ou plus ambitieux aussi, ou plus ambitieux seulement : de même, quelquefois, au lieu de grands crus ou de liqueurs savamment composées, on est bien aise de boire un pur petit vin de pays. C’est justice que M. Camille Doucet soit secrétaire perpétuel de l’Académie française et visiteur intermittent, du moins, de la Comédie-Française; il a, pour ce double honneur, un titre tout simple, mais original à présent que nous faisons tant d’échanges avec l’étranger : c’est qu’il est Français ; non pas, je le sais bien, grand Français comme tel de ses collègues; mais enfin, c’est quelque chose encore, c’est peut-être même quelque chose de plus rare et de plus piquant aujourd’hui, que de consentir à être petit Français.

« Le petit Français ! » ce nom lui va bien ; il sied à son activité discrète, sa bonhomie malicieuse, au trottinement allègre de sa muse pédestre. Je demande que M. de Lesseps le lui décerne, de la part de l’illustre compagnie, en plein foyer du théâtre, un soir que cette reprise du Fruit défendu atteindra un nombre estimable de représentations. L’orateur, à la fin de son speech, annoncera que, pour la prochaine reprise, le canal de Panama sera terminé ; puis il portera un toast, et l’on sentira


Les cœurs se rencontrer alors comme les verres;


car M. Doucet ne peut pas dire, ainsi que tels personnages de sa comédie :


Nous aimons tout le monde... — et n’avons pas d’amis!


S’il aime tout le monde, c’est qu’il en trouve le temps, ayant le cœur aussi vif que l’esprit; mais il a des amis, et qui se réjouissent de son regain de succès. Un de ses héros, celui qui le représente à peu près dans cette épître dialoguée, le docteur Desrosiers, dit avec une indulgence honnêtement sournoise :


J’aime les jeunes gens, quand ils ne sont pas vieux...


Nous-mêmes, jeunes gens, aimons M. Doucet justement par la même raison: ce vieillard n’est pas vieux; il est plus jeune que nous, au contraire, l’étant depuis plus longtemps, et d’une certaine date où on l’était davantage. Est-ce des cheveux blancs qui couronnent cette figure nette et rose, où les yeux pétillent? Non pas; mais depuis le XVIIIe siècle, où la mode était de ne pas vieillir, M. Camille Doucet reste poudré.

J’ai parlé d’épître dialoguée : n’est-ce pas, en effet, une épître mise en action et adressée au public, cet agréable Fruit défendu? Depuis le temps de Boileau jusqu’à celui de M. Viennet, le Français, ne disciple d’Horace, cultiva ce genre de poésie familière; au siècle dernier, il se plut même à le porter sur la scène. Au théâtre, comme sur le papier, le thème d’un de ces petits ouvrages doit être une vérité morale, une de celles qu’admet sans débat et par habitude la sagesse des nations. Le fondement de cette comédie est bien de l’espèce requise : l’attrait du fruit défendu est connu depuis Eve, et l’on sait par tous pays que ce fruit a une vertu spéciale pour faire venir l’eau à la bouche. Voilà donc une matière où personne ne trouvera rien à redire, qui n’est ni rebutante ni inquiétante; il est vrai qu’elle n’a pas par elle-même une rare valeur: la question est de savoir par quelle forme ingénieuse le poète en renouvellera l’aspect.

M. Camille Doucet s’est attribué trois nièces... Mais non! disons: le docteur Desrosiers ; car on croirait qu’il s’agit de l’Académie des sciences morales, d Q l’Académie des beaux-arts et de l’Académie des inscriptions... Le docteur Desrosiers donc a trois nièces, trois fraîches orphelines, laissées à sa charge, et un neveu, leur cousin, encore étudiant. Ce vieux célibataire, instruit par l’aventure d’un de ses parens qu’il connaît bien, pour l’avoir rencontré chez Collin d’Harleville, ne s’occupe de rien au monde plus que de faire le bonheur de cette jeunesse. Il avait offert à son neveu Léon le droit de choisir pour femme une des deux aînées, Claire ou Marguerite; mais le papillon s’est envolé loin de ces fleurs permises. L’oncle se décide à marier Marguerite et Claire: dès lors, fruit défendu par-ci, fruit défendu par-là; Léon devient amoureux de ses deux cousines. L’oncle est philosophe; il connaît le cœur humain et l’art de tourner à bien ses travers : il déclare au neveu que, pour la troisième, Jeanne, il n’y doit point songer, attendu « qu’un obstacle éternel les sépare. » Jeanne est le dernier fruit défendu, et même plus défendu que les autres : c’est donc le plus appétissant, et celui que le jeune homme, au dénoûment, croque en de justes noces. — Tandis que se développait cet exemple en partie double, les maris de Claire et de Marguerite, MM. de Varenne et Jalabert, en fournissaient un autre sur la marge. M. de Varenne est Parisien, M. Jalabert campagnard; l’un se fait donc de la campagne une idée adorable; et l’autre, de Paris : toujours le fruit défendu ! l’un échange son hôtel contre le château de l’autre, malgré les goûts de leurs femmes. Mais ici la satiété suit de près la gourmandise: l’objet, apparemment, pour chacun des amateurs, n’avait d’autre mérite que celui d’être interdit; faut-il que ce mérite soit fort! Un nouvel échange, à la fin, remet chacun à sa place. Auprès de la comédie de M. Doucet, on le voit, le récit de la Genèse n’est qu’une saynète : l’auteur primitif, pour démontrer la vérité en question, n’avait qu’une pomme ; le nôtre en a plusieurs dans son verger.

Les personnages, entre qui le soin de cette démonstration se distribue, sont des caractères tracés d’un crayon léger, mais juste. Ce vieillard, bon naturellement, et qui l’est demeuré à travers un long commerce avec les hommes, sans être leur dupe; malin, et qui n’use de sa malice que pour les desseins de sa bonté; bienfaisant et moraliste, mais qui ne fait d’embarras ni de ses bienfaits ni de sa morale; qui paraît l’obligé de ceux qu’il sert, et qui met, pour un gain honnête, le diable même dans son jeu, — ce vieillard, qui joint la bénignité à l’adresse, doit avoir un modèle qui n’est pas loin ; mais, quel que soit l’original, ce pastel est charmant.

Le neveu d’un tel oncle serait dénaturé s’il n’était jeune, et vous entendez bien de quelle façon; jeune comme on l’est encore, sans doute, mais comme les auteurs, qui choisissent leurs vérités, ne disent plus qu’on le soit. Oui, je gagerais qu’il y a encore en province, voire à Paris, des bacheliers amoureux d’une cousine et même de deux. Pourquoi ne les laisse-t-on pas sortir? Celui-ci, lâché sur la scène, y gambade comme un poulain et fait mille tours. Il va, vole, fuit le mariage et la famille, bel oiseau bleu, et roucoule sa romance à quelques fenêtres; il reparaît


Et rentre de lui-même, en chantant, dans la cage;


mais d’abord pour y voleter au-dessus du nid des autres. Honni soit qui mal y pense :


r où l’on revient, l’enfant est une femme,


et, ce qui mieux est, la femme d’autrui! On s’aperçoit, en la regrettant, qu’on l’aime un peu... Qu’on l’aime? Laquelle, s’il y en a deux? L’une et l’autre, puisque l’une et l’autre ont le même attrait. Mais, comme dit l’oncle, avec cette raison enjouée qui fait enrager un neveu,


Quand on en aime deux, on n’en aime pas une !


Aussi sommes-nous tranquilles; nulle idée d’un drame rempli d’adultères et d’incestes n’émeut notre imagination : la famille Desrosiers ne sera pas la famille des Atrides. Léon déjeunera chez Marguerite, il dînera chez Claire, voilà tout : comme dit encore l’oncle aux maris de l’une et de l’autre,


Il faut bien qu’on déjeune... Il faut bien que l’on dîne...


Mais en vain Léon s’encouragera lui-même, de temps à autre, avec une ingénuité plaisante :


Allons, décidément, c’est celle-là que j’aime!


Il ne soupera que chez la troisième, et le jour où


Las de tout adorer, sans rien aimer jamais,


il en fera sa femme; où le bonhomme Desrosiers, avec un sourire entre les pattes blanches de ses favoris, aura donné ce consentement, d’une douce ironie :


Allons, mariez-vous !.. enfans ; c’est malgré moi !


Elle est fort gentille, cette mignonne Jeanne qui, au premier acte, pour avoir une corbeille de mariage comme celles de ses sœurs, et peut-être déjà pour autre chose, voudrait être aussi grande qu’elles; dans l’intervalle du premier au second, en pensant à ce cousin « qu’elle déteste, » elle se hâte de grandir; vers la fin du second, elle le déteste « moins; » vers la fin du troisième, elle lui fait ce reproche, mêlé joliment d’un aveu :


Jadis tu me trouvais trop petite et trop blonde.
— Moi?
— Je ne l’ai pas cru ; mais enfin tu l’as dit !


Voyez-vous la petite futée? Ce ménage ne sera point déplaisant ni mélancolique.

Les deux autres, le couple de Varenne et le couple Jalabert ont moins de fraîcheur : il semble qu’ils se soient un peu fanés dans le magasin de Picard ou de Bayard. C’est pourtant un assez bon type de Parisien que celui-ci, avide de l’air des champs et qui, après quatre mois, y périt de langueur et ne sait comment tromper son ennui :


Si j’allais pêcher?.. Diable!.. Encore des goujons,
Comme hier!.. Plus j’en prends, et plus nous en mangeons!

Il se félicitait d’abord de la sécurité qu’un mari trouve à la campagne; mais bientôt il le déclare : — j’ai compris


Que j’étais bien nigaud, quand ma femme est si sage,
De lui faire porter des fers... que je partage!


Et le témoignage de sa femme, qui n’a jamais aimé que Paris, s’accorde avec le sien :


Je m’ennuie, il s’ennuie, et nous nous ennuyons.


L’agreste Jalabert, ahuri bientôt et harassé par la vie mondaine, fournit à son beau-frère un pendant convenable : c’est une marmotte tombée dans un guêpier. Marguerite non plus, qui a des goûts paisibles, n’est pas contente; et Léon, qui de Paris à Brunoy fait la navette, peut porter à Claire l’écho de ses plaintes :


Ses secrets sont souvent plus tristes que les tiens !


Aussi quoi d’étonnant que l’une prenne plaisir à recevoir le petit cousin à sa table pour le déjeuner, et l’autre pour le dîner? Quoi d’étonnant que Marguerite, ayant cette consolation, hésite à changer de résidence, et réponde à Jalabert, qui lui demande ce qui lui plaît à Paris : « Tout et rien !.. » — Cependant Léon essaie de se donner une contenance, et Varenne, qui voit clair dans le ménage du voisin, de même que le voisin chez lui, le désigne à Desrosiers :


Voyez-vous « Tout et rien, » qui brosse son chapeau!


Enfin, quoi de surprenant si la sœur, interrogée de même sur ce qui lui plaît à la campagne, fait une réponse pareille, — de sorte que son mari, quand Léon reprend sa posture, s’écrie avec une violence tragi-comique :


Léon, je te défends de brosser ton chapeau!


Tout cela est naturel et présenté aisément; les silhouettes de ces divers pantins sont drôles, d’une drôlerie vraisemblable et modérée.

Comment l’auteur les manœuvre, il vaut la peine de l’observer, car c’est une des marques de son temps, ou plutôt du temps auquel il appartient; et, même si l’on n’en regrette pas la mode, cette marque franchement appliquée à une œuvre n’est pas désagréable à voir. L’art du théâtre, pour cette école, est surtout celui des oppositions : ne donnent-elles pas aux personnes ou aux situations plus de clarté, celle-ci profitant du reflet de celle-là? Ne ménagent-elles pas aux gens qui regardent l’œuvre un plaisir plus facile? Or la clarté dans l’objet et le moindre effort pour le spectateur, voilà chez nous deux conditions de succès. D’ailleurs, en balançant le public d’ici là, et réciproquement, et ainsi de suite, sans qu’il risque jamais d’être jeté hors du sujet, ces oppositions lui procurent un amusement spécial. Ce mouvement sans péril, ce jeu bien réglé, est pour la moyenne des esprits français un délassement gracieux et même une distraction piquante. Plus ce jeu sera prolongé, pourvu qu’il soit bien réglé tout le temps, et mieux l’auteur d’une comédie sera récompensé par les petits rires de l’auditoire. Or, M. Doucet, patient et habile, excelle en ces artifices de symétrie.

Nous avons vu que, dans son paradis, il a plus d’une pomme, ou plutôt qu’il a plusieurs vergers en un seul. Possesseur d’un petit bien où le fruit défendu abonde, il l’a disposé à la française, et d’une manière si heureuse qu’en se promenant avec lui, par les allées droites, on trouve à chaque instant un point de vue d’où l’on découvre un double spectacle, amusant par le contraste, et d’où l’on peut sans peine évoquer un double écho. De ci, de là, les voix se répondent, et se répondent encore, comme des balles renvoyées par de persévérantes raquettes. A pointer les coups, on se fatiguerait ; la partie dure quelquefois, sans une pause, pendant une scène entière :


Marguerite aime trop les champs : cela m’ennuie,
— Du monde et des plaisirs Claire a trop la manie.
— Diable d’oncle! — Cela m’inquiète: à Paris,
Je connais les dangers que courent les maris.
— Je connais les dangers qu’on court à la campagne.


Et ainsi continuent les a parte, suivis d’un dialogue sur le même mode : amat alterna Camillus...


Tu connais mon hôtel dans les Champs-Elysées?
— Tu connais mon donjon aux tourelles brisées?
— Il est neuf... — Il est vieux et laid... — Il est fort beau!
— j’achète ton hôtel ! — j’achète ton château !


Et cette scène du premier acte aura un pendant au troisième :


Je te rends ton hôtel! — Je te rends ton château!


Ce procédé rythmique pour rendre sensible à l’oreille et à l’esprit les contrariétés des caractères et des situations, on le retrouverait plus ou moins facilement d’un bout à l’autre de la pièce. Il y faut joindre enfin, — tant la vertu de ce système agit par toute l’œuvre, — un procédé de mise en scène qui égaie les yeux de façon analogue : Léon s’évanouit à gauche, à côté d’une petite table, en apprenant le mariage de Claire, et celle-ci, le croyant incommodé par la chaleur, ouvre la fenêtre; en apprenant le mariage de Marguerite, un moment après, il s’évanouit à droite, à côté d’une petite table pareille, et, comme il accuse le froid, Marguerite ferme la fenêtre.

Cette perfection dans la pratique d’une certaine méthode, même pour ceux qui ne voudraient pas que cette méthode revînt en usage, n’est-elle pas au moins curieuse? Nous préférons aujourd’hui, dans l’art de présenter les personnages et d’ajuster les situations, dans toute la conduite d’une pièce et jusque dans la mise en scène, un peu plus d’abandon naturel et même de fantaisie, ou du moins nous voulons que les habiletés nécessaires de l’auteur soient plus déguisées ; des pièges si peu couverts ne nous prendraient plus. Nous nous prêtons cependant à ceux-ci, pour un moment, de bonne grâce et avec plaisir : l’artifice est naïf; sa naïveté même nous désarme, et nous lui sourions sans colère. Aussi bien, je ne jurerais pas que, derrière tel dégoûté qui fait le bon prince et applaudit avec indulgence, il n’y ait pas un gros d’innocens qui se laissent capter encore, sans nulle arrière-pensée, par ce que cette naïveté a d’artificieux. J’entendais trop de murmures de contentement, l’autre soir, pour que les raffinés fussent seuls à se réjouir. Au théâtre, il y a toujours des enfans. Et le gâteau que l’on offre à ceux-ci est feuilleté selon une recette qui plut à leurs bisaïeuls: elle peut bien leur plaire encore !

Mais cette pâte ainsi disposée, est-elle dorée, a-t-elle bonne mine? Cette comédie, enfin, a-t-elle les agrémens extérieurs du style? Des légendes en faisaient douter, créées par quelques romantiques et entretenues par des badauds, assez irrévérencieuses, sinon hostiles à ce vétéran de l’école du bon sens. Eh bien ! à l’épreuve, il se trouve quelques vers, par bonheur, pour alléger les remords de ces gens-là :


Quand on ne sait que faire et qu’on ne voit personne,
Pour le premier venu le cœur se passionne.
— Quand on vit au milieu d’un tas de garnemens,
On finit tôt ou tard par les trouver charmans...


Je ne prétendrai pas que ce langage soit fort relevé, ni cette poésie musicale. Je ne fais pas mes délices de ce distique :


C’est un dérivatif par contradiction,
Remède tout nouveau de mon invention.


J’aime peut-être encore moins :


Tu n’iras plus au bois,
Pauvre oiseau qu’on nommait Chérubin autrefois!

Et je reconnais volontiers que cette simplicité n’est plus la nôtre, si l’on me cite :


Ce brave Jalabert, combien je l’aimerai !
Du commerce des grains à trente ans retiré,
Propriétaire heureux d’un château qu’il habite,..
C’est juste le mari que voulait Marguerite.


Je ne demande même pas que l’on examine si nous n’avons pas d’autres façons de ramper, qui pourront de même prêtera rire à nos petits-fils; ni si, plus souvent, nous ne sommes pas fiers d’une enflure inopportune, qu’une piqûre d’aiguille fera tomber. Je veux que, sur tous ces points, M. Doucet, au lieu de reporter l’attaque chez ses adversaires, plaide coupable : il aura, pour atténuer sa faute, assez de bons vers de comédie, dans le goût de ceux que j’ai cités, presque au hasard, depuis le début de cette analyse.

Assurément sa muse est pédestre ; elle porte cotillon court et souliers plats : c’est la muse de la comédie en vers, qui est chez elle sur la scène française, et non celle de la poésie lyrique fourvoyée sur les planches à la faveur d’un passeport étranger. Elle s’est vêtue et chaussée ainsi pour marcher droit et vite; elle ne dit que ce qu’elle a pensé d’abord, et le plus souvent elle le dit bien, sans y ajouter d’ornemens par vanité, sans rien en retrancher par faiblesse. Elle le dit même avec grâce, étant accorte et enjouée. Elle le dit, sans le chanter, avec un rythme facile et souple à l’ordinaire, quelquefois agréable et plus souvent spirituel : car cet esprit, qu’elle joint au bon sens, elle l’applique volontiers à toutes choses, et à la coupe d’un vers, sans qu’elle paraisse y travailler, aussi bien qu’à la peinture d’un ridicule. Avec des mots simples et presque toujours propres, selon une construction aisée, — quand l’inversion ne s’en mêle pas, — elle façonne sa phrase ; et tantôt elle glisse une série de vers qui forme un discours familier; tantôt elle jette celui-ci comme un trait, qui va toucher juste; tantôt elle suspend celui-là, d’une façon plaisante, sur l’hémistiche ; ou même elle retient cet autre en quelque point excentrique, et le précipite en-deçà ou au-delà, pour un effet qui ne manque pas. Sa rime enfin, sans ostentation, n’est pas misérable : elle a cette même heureuse médiocrité que sa morale, sa connaissance du cœur, son art du théâtre et son langage. Ah! qu’il est rare et qu’il est aimable d’être ainsi médiocre, en ce temps où l’usage est que l’on soit grand, à moins que l’on ne soit rien !

Écoutez seulement cette modeste harangue de Desrosiers à ses nièces, à la fin du repas de noces des deux aînées :


Votre mère, en mourant, me légua tout son bien :
Trois filles sans fortune, à moi qui n’avais rien...

Mais, dès que l’on vous vit, on me trouva charmant ;
Il semblait que chacun se fût fait une loi,
De ne pouvoir guérir ni mourir que par moi,
Si bien qu’après dix ans d’excellentes affaires,
Je revins ici pauvre… et vous millionnaires !


N’est-ce pas spirituel avec délicatesse, et touchant avec discrétion ? — Et ceci encore, extrait de la philippique du neveu contre l’oncle, qui veut faire épouser à Jeanne


Quelque petit notaire ou quelque médecin,
Pour causer avec lui de son métier malsain ;
Pour se faire amuser quand il sera maussade,
Pour se faire soigner quand il sera malade !


N’est-ce pas limpide et sapide comme du petit Regnard ? M. Doucet, décidément, est d’un terroir voisin des meilleurs ; et je reviens à lui confirmer le surnom que j’ai proposé d’abord : il est le petit Français !

Le Fruit défendu est joué, comme il convient, avec un entrain de bonne compagnie, avec gaîté, avec gentillesse : les acteurs semblent payer une dette à l’ancien directeur des théâtres, demeuré le plus gracieux et le plus utile de leurs amis. C’est la jeune troupe qui donne dans cette escarmouche, — Mlle Reichenberg en tête, n’en déplaise à M. Paul Lindau[1] : Mme Marsy et Durand, ses sœurs cadettes par le talent, représentent ses sœurs aînées. — M. Le Bargy, qu’on aurait tort de borner aux amoureux transis parce qu’il a soupiré naguère le rôle d’Octave dans les Caprices de Marianne, mène brillamment le personnage de Léon, ce demi-Cœlio bourgeois ; MM.de Féraudy et Baillet font le campagnard et le Parisien. Le plus vieux, dans cette affaire, est M. Coquelin cadet, fort plaisant sous la perruque blanche du docteur Desrosiers. Bref, c’est les premiers de la petite classe qui tiennent à honneur et se font une joie, évidemment, de jouer cette comédie, comme pour la fête de l’auteur, leur vieux principal. Y a-t-il des amendes, à l’heure qu’il est, dans les théâtres ? Il faut que M. Doucet proclame l’amnistie.

Aussi bien, s’il y a plusieurs maisons dans la maison du Seigneur, le Seigneur lui-même n’habite pas toujours la plus grande ; et, même dans une des petites, il n’est pas toujours seul. On nous l’a rappelé, chez Molière, l’autre semaine, en jouant le troisième acte de Psyché pour l’anniversaire de la naissance de Corneille. À l’Odéon, le même soir, on donnait les trois premiers actes de l’Illusion comique. Nous ne sommes pas de loisir, aujourd’hui, pour dire notre sentiment sur ces deux épreuves, ni sur les chances de succès qu’auraient ces ouvrages remontés en entier et plus posément qu’ils ne peuvent l’être pour un spectacle de circonstance. N’est-il pas question de représenter Psyché, l’hiver prochain, à la Comédie-Française? Et quelqu’un, à retrouver tel quel ce fragment de l’Illusion comique, n’a-t-il pas dû concevoir que ce serait un régal pour les oreilles d’entendre sonner le rôle du capitan par la spirituelle trompette de M. Coquelin? Ces divertissemens, toutefois, n’iraient pas sans difficultés : nous remettons à une audience moins chargée d’affaires le soin de nous expliquer là-dessus.

Mais Corneille, ou Corneille aidé de Molière, n’a pas fait tous les frais de ces cérémonies données le 6 juin en son honneur : la piété publique ne l’eût pas souffert. Outre que, ce jour-là, on a couru le Grand Prix, M. Emile Blémont, sur la rive droite, MM. George Bertal et René Lafon, sur la rive gauche, ont dédié quelques vers au poète : ceux-ci, une petite comédie, la Lettre du cardinal; celui-là, un discours intitulé Visite à Corneille. Ce grand homme est encore, parmi nos classiques, celui qu’on célèbre le plus volontiers par un à-propos: d’ordinaire, soit dans une scène tirée de l’histoire de sa vie ou de sa légende et farcie d’anachronismes, soit dans un poème lyrique, soit en prose rimée, soit en vers romantiques, on glorifie familièrement ses vertus provinciales, on exalte sa gloire par des prophéties prêtées à un contemporain ou à lui-même ; on dit son fait à Louis XIV, accusé d’avoir gardé tout le poulet pour Molière, ou plutôt pour ses courtisans ; on salue enfin l’auteur d’Horace comme un vieux bourgeois stoïcien, véritable fondateur de la république romaine et précurseur de la révolution française.

La pièce de MM. Bertal et Lafon n’est pas tout à fait contre les coutumes du genre : on y voit, à la fin, les principaux héros du théâtre de Corneille envahir le salon de son futur beau-père, M. de Lampérière, lieutenant-général des Andelys; au milieu.de cette assemblée, Rotrou, venu tout exprès de Paris pour être le deus ex machina de ce petit drame, couronne un buste du fiancé fait récemment par Pierre Puget. (Le sculpteur, alors, n’a que dix-sept ans à peine; par compensation, il a vieilli le poète: car ce buste, en face d’un original de trente-trois ans, est la tête de vieillard que nous connaissons tous.) Rotrou encourage Corneille, génie méconnu, et le traite « d’apôtre; » il l’assure que ses vers enfanteront des héros et feront « trembler les rois. » Mais le sujet de cet opuscule est gentil, l’action assez vraisemblable et vivement conduite. Pour ce qui est de l’idée première, les auteurs se sont inspirés d’un passage de Taschereau, d’après lequel Bichelieu en personne aurait décidé M. de Lampérière, d’abord récalcitrant, à bien vouloir accepter Corneille pour son gendre. Ils l’ont fait après M. Pontsevrez, dont j’ai signalé ici même certain Mariage de Corneille, publié en 1884 ; comme M. Pontsevrez, ils ont supposé, en faveur du poète, une lettre de son protecteur. Le premier en date de ces à-propos était peut-être le plus corsé ; il avait l’avantage de placer ingénieusement Corneille dans une de ces conjonctures où lui-même place volontiers ses héros : il lui donnait une occasion de délibérer sur le sacrifice de sa passion. Mais, dans le plus récent, l’aspect de la fable est renouvelé par une spirituelle hypothèse, qui détermine même la disposition de toute l’intrigue : si Lampérière veut d’abord éconduire Corneille, c’est parce que le cardinal vient de blâmer son dernier ouvrage, — ce qui permet à ce père prudent de faire à sa fille cette réponse, plaisamment ironique en sa simplicité : « Vous n’épouserez pas l’auteur du Cid ! » Survient Rotrou, porteur du message, qui invite le lieutenant-général à résigner ses fonctions ou à se résigner à cette alliance : revirement, pleurs de joie, couronnement du buste et stances prophétiques !

M. Emile Blémont a pris plus de libertés contre l’usage. Il a voulu qu’après le Cid, parmi les personnages en costume, une jeune femme, une Parisienne, s’avançât, « vêtue à la mode du dernier printemps, » pour présenter au vieux poète, en un discours familier qui se relève par endroits jusqu’à l’éloquence, l’hommage des Françaises. A la vérité, c’est surtout l’éloge des Françaises elles-mêmes que fait ce joli orateur de la troupe, et l’on ne voit pas toujours par où sa conférence peut se rattacher à Corneille, sinon par le caractère de Pauline. Mais cette fantaisie n’en est que plus originale; et comme, entre une tirade à la mode contre le pessimisme et l’ordinaire morceau patriotique, les définitions précises et justes, les vers d’une figure nette et d’un tour agile ne manquent pas, comme d’ailleurs Mlle Bartet a dit ce poème avec la grâce émue, avec l’esprit et les nerfs qu’il méritait, on n’a pas marchandé les bravos à M. Blémont.


LOUIS GANDERAX.

  1. Voir, dans la Revue d’art dramatique du 1er juin, un curieux article sur les impressions que M. Lindau a rapportées d’un récent voyage : un Critique allemand à Paris.