Revue dramatique - 14 juin 1914

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Revue dramatique - 14 juin 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 925-936).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Macbeth, traduction de M. Jean Richepin. — THEATRE DU VIEUX-COLOMBIER : La Nuit des Rois, traduction de M. Théodore Lascaris. — Bibliographie : Deux études sur Shakspeare. — Ce qu’il faut taire, comédie en trois actes de M. Arthur Meyer.


Si les chefs-d’œuvre de notre théâtre classique ne doivent jamais quitter le répertoire de la Comédie-Française, il est juste que les grands drames de Shakspeare y reparaissent à des intervalles qui ne soient pas trop éloignés. Ils appartiennent à la littérature universelle. Il ne suffit pas qu’on puisse les lire dans des traductions plus ou moins fidèles. Ils ont été écrits pour le théâtre : c’est au théâtre qu’il faut les voir. Ils sont l’œuvre d’un des plus grands poètes qui aient existé : il est à souhaiter qu’un poète se fasse leur interprète dans notre langue. Comme toutes les créations immortelles de l’art, ils vivent, ils évoluent, ils se modifient avec le temps ; à moins que ce ne soit le milieu où ils sont représentés qui change, et les publics successifs qui, dans un état d’esprit différent, en aperçoivent des aspects différens et y découvrent d’autres raisons de les admirer. A vingt ans de distance, le système d’adaptation n’est plus le même ; car nous aurons beau faire, et, quel que soit notre moderne et très légitime scrupule d’exactitude, on ne pourra jamais transporter les chefs-d’œuvre du théâtre étranger sur notre scène qu’en les y adaptant. La mise en scène, ou, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui, la « présentation » se renouvelle. Enfin certains artistes mettent leur empreinte sur le rôle qu’ils incarnent et en enrichissent d’autant l’histoire. De même que nous avons su gré à la Comédie-Française de nous avoir donné, le mois dernier, une excellente reprise des Femmes savantes, félicitons-la donc, ce mois-ci, d’avoir monté avec beaucoup d’intelligence et de soin la traduction en vers de Macbeth due à M. Richepin, véritable traduction de poète au verbe éclatant, où l’image jaillit sans effort, où la souple versification se prête aisément aux nécessités de la scène. Et remettons-nous docilement en face de ce magnifique « document humain » qu’est le drame shakspearien.

Entre une tragédie d’Euripide, une tragédie de Racine, un drame de Shakspeare, qu’il y ait toute sorte de différences cela va sans dire. Mais le procédé essentiel est le même. Il consiste à prendre un sujet situé dans le lointain des temps et à y transporter tout le trésor d’idées dont s’est enrichie la conscience durant les siècles. Le poète choisit ses personnages dans une société barbare et projette dans l’obscurité de leur âme la lumière d’une psychologie raffinée. Du point de vue de l’histoire, il est évident que la méthode est des plus scabreuses. La « couleur locale » laisse furieusement à désirer. A l’époque des sacrifices humains, où nous reporte la sombre tuerie des Atrides, Iphigénie n’a sûrement rien soupçonné des paroles touchantes que devaient lui prêter Euripide et Racine. Auprès de ce que durent être les mœurs du xi’ siècle, le tableau que Shakspeare en trace dans Macbeth est certainement d’une douceur idyllique. De là ce reproche d’anachronisme qu’on adresse à notre tragédie classique et qui ne retomberait pas moins justement sur le drame shakspearien ; comme si un poète tragique devait faire œuvre d’historien et non de poète ! Les héros de Racine sont des petits-maîtres de la cour de Louis XIV, disait Saint-Évremond. Mais il se trompait. Et les personnages de Shakspeare ne sont pas davantage des gentilshommes du temps d’Elisabeth. En plaçant ses héros dans le cadre d’un passé très ancien, le poète échappe à l’obsession du présent. Aux êtres humains qu’il met en scène il ne donne que les traits caractéristiques de l’humaine condition. Des détails particuliers il dégage ce qui est général ; sous les apparences fugitives il retrouve ce qui est permanent. C’est un fait d’expérience qu’en superposant plusieurs images, on obtient un dessin très simplifié et réduit aux grandes lignes. Ainsi en est-il pour ces pièces qui superposent l’une à l’autre plusieurs civilisations et d’où surgit le type humain dans sa simplicité idéale.

Entre autres méjites éminens, elles offrent celui-ci que l’action y est de toutes parts enveloppée de merveilleux. Or dans l’étude de l’âme on se heurte nécessairement et très vite au mystère. Une psychologie qui se bornerait à enregistrer ce qui tombe sous l’observation et se refuserait à tenir compte de ce qui échappe à l’analyse, serait singulièrement courte. Ce fut celle u XVIIIe siècle. Celle d’aujourd’hui, pour ne pas parler de « mystère, » y a substitué ce qu’elle appelle « l’inconscient. » Mais il n’y a de changé que le mot. Philosophes, physiologistes, neurologistes, tous s’accordent à reconnaître que notre activité réfléchie est à peine une traînée de lumière dans le vaste domaine de l’inconscient ; ou, si l’on préfère une autre comparaison, nos résolutions affleurent dans la conscience, mais elles ont dans l’inconscient leurs racines profondes. Le merveilleux des anciens était puisé directement à leur mythologie ; nos écrivains du XVIIe siècle le leur ont emprunté, par admiration de lettrés et « aussi par scrupule de chrétiens qui ne voulaient pas mêler aux fictions de la littérature les vérités de la religion. Le XVIe siècle anglais n’a pas connu cette rupture avec le Moyen âge qui, en France, a été l’œuvre des humanistes et des poètes de la Pléiade. Aussi Shakspeare n’hésite-t-il pas à faire de la rencontre avec les sorcières le prologue de Macbeth, non plus qu’à faire de l’apparition du spectre la préface d’Hamlet. Et les fatidiques sœurs sont des sœurs véridiques, car elles sont des instrumens au service du diable, qui dispose des pièges sous les pas des hommes afin de les faire tomber dans le péché.

Écartons ce voile de symbole, allons aux réalités : nous assistons à la naissance de l’idée criminelle dans une âme ambitieuse et jusque-là vertueuse. Macbeth est un bon officier qui, dans la situation secondaire où le confinaient sa naissance et son rang, s’est comporté en serviteur irréprochable. La guerre, où il s’est engagé sans arrière-pensée, uniquement attentif à défendre son maître, a fait de lui un général victorieux. La libéralité du Roi qui accumule les honneurs sur sa tête fait de lui le premier personnage du royaume. Cette prospérité si brillante, si rapide, et qui arrive en coup de vent, c’est ce qui va le perdre. Il est pareil à tant d’autres, qui n’ont pas pu supporter la bonne fortune et que leur succès a grisés. Cette couronne dont hier il était trop éloigné pour songer même à la convoiter, il l’aperçoit maintenant à portée de sa main et n’en est plus séparé que par l’épaisseur d’un crime. Mais entre ce crime et lui il y a tout son passé d’honnêteté. Ce passé, rien ne saurait faire qu’il n’ait été et qu’il ne se survive au fond d’une conscience même égarée. C’est là tout le rôle et de là vient toute sa richesse à la fois dramatique et psychologique. Certes il faut voir en Macbeth le mélange, qui n’est pas rare, de la bravoure militaire avec la faiblesse de caractère : sur le champ de bataille, il a le coup d’œil sûr et l’exécution prompte ; dans l’ordinaire de la vie, on ne le reconnaît plus, il semble que rien ne lui reste de son énergie. Brave et timide, quand il n’est pas aux prises avec le danger, il tremble. Il hésite avant d’agir, et, après avoir agi, il se repent. Mais il y a plus. Macbeth criminel conserve une conscience d’honnête homme. C’est sa définition. Et on s’en aperçoit dès la première minute, à celle même où l’idée du crime lui apparaît pour la première fois. Car une idée n’est pas ce je ne sais quoi d’abstrait qu’imaginent parfois les philosophes. C’est un être vivant, formé à la ressemblance de celui qui la porte en lui. Dès le début, et dans un raccourci d’avenir, l’idée du crime se présente à Macbeth telle qu’elle peut apparaître à un homme de sa complexion, avec son cortège d’angoisses physiques et morales, de terreurs et de remords.

Laissé à lui seul, Macbeth aurait-il commis le crime ? Peut-être. Toujours est-il qu’une volonté étrangère s’est substituée à la sienne et, sans lui laisser le temps de se reconnaître, l’a mené au but impérieusement. Lady Macbeth est le cerveau qui conçoit et ne lui laisse qu’à être le bras qui exécute. Encore une fois Eve a été la tentatrice. On s’est étonné que, dans ce couple tragique, Shakspeare ait mis du côté de la femme la promptitude et la netteté de décision. C’est que la femme, toute à sa passion, ne réfléchit pas : elle agit. L’homme, moins dominé par son désir, conserve assez de liberté d’esprit pour apercevoir les conséquences et supputer les objections. Ce rôle de lady Macbeth, on a coutume chez nous de le jouer comme celui d’une mégère ou d’une virago. Reconnaissez là notre amour de la logique. Cette femme aux mains sanglantes doit être, à tous les momens et dans toutes les circonstances de la vie, une furie. On comprend le rôle tout autrement en pays anglo-saxon. Je ne l’ai pas vu jouer en Angleterre ; mais je l’ai vu jouer en Amérique. L’actrice, qui d’ailleurs était Polonaise, Mme Mojeska, faisait de lady Macbeth une amoureuse, coquette et mièvre. Je crois qu’elle exagérait. Il reste que lady Macbeth n’est ni une dévergondée, une femme de luxure et de sang, ni une politique gouvernant par le meurtre ; c’est une épouse tendre, affectueuse, entièrement dévouée à son mari, au bien de son mari, à la grandeur de son mari, dévouée jusqu’au crime. Elle ne vit et elle ne se damne que pour lui. Elle l’admire, et, tout en l’admirant, discerne le défaut de sa nature trop pleine du lait de l’humaine tendresse. Elle se porte à son secours ; elle lui est protectrice et maternelle. En d’autres termes, elle est femme et ne cessera pas d’être femme. J’ajoute qu’elle est excellente maîtresse de maison, s’entend à improviser une fête, a le sourire de l’accueil, sait parer de grâce l’hospitalité du home. C’est une lady. Elle n’en est pas moins atroce ; elle l’est peut-être davantage, mais c’est d’une atrocité plus complexe, plus humaine, plus vraie. Cette interprétation est celle qu’a adoptée Mme Bartet, rompant avec la tradition ou la convention française. Elle a eu grandement raison. Elle l’a fait d’ailleurs avec le tact, l’intelligence, le sens artiste dont elle est si admirablement douée. Elle a obtenu un grand succès personnel et contribué puissamment au succès de l’ensemble.

A partir du moment où il a accompli la chose abominable, à quel sentiment appartient Macbeth ? Au remords, cela va sans dire. Mais le remords peut prendre toutes sortes de formes. Celle que Shakspeare a étudiée ici, et qui en est une forme à la fois physiologique et morale, c’est la peur. On connaît ces hallucinations produites par la peur et qui abusent aussi bien les individus et les foules. Macbeth y est en proie dès la nuit du crime, dès l’instant même qui précède le crime. Ce poignard dont il aperçoit dans les airs la vaine image, qui le guide vers la chambre de Duncan, et qui s’évanouit quand il tente de le saisir, c’est une hallucination de la vue. Cette voix qu’il entend lui crier : « Tu ne dormiras plus… Glamis a tué le sommeil… Macbeth a tué le sommeil, » c’est une hallucination de l’ouïe. L’épouvante l’a saisi et ne le lâchera plus ; elle le tient à la gorge et l’empêche de prononcer ce mot « Amen » au moment où il aurait le plus besoin de bénédiction ; elle le secoue d’un tremblement convulsif au moindre bruit, elle le fait blêmir, pâlir à la vue de ces mains tachées de sang que ne laveraient pas toutes les eaux de la mer. C’est elle encore qui fera surgir, à l’heure du festin, le spectre de Banquo, visible pour lui seul. Les paroles incohérentes, les cris qui lui échappent, le frisson qui l’agite, sont d’un homme affolé par la peur.

La peur rend cruel. Le phénomène est bien connu, puisqu’il se renouvelle à toutes les époques de guerre civile, et de persécution même en temps de paix. Nous en avons fait l’expérience, pour ainsi dire, en grand, sous la Révolution. La Terreur a mérité d’être ainsi appelée non pas seulement à cause de la peur qu’inspiraient les terroristes, mais pour celle qu’eux-mêmes éprouvaient et qui les faisait impitoyables. Les crimes qui vont maintenant se multiplier et qu’engendrera le premier crime de Macbeth, ce sont les crimes de la peur. Macbeth redoute la clairvoyance de Banquo, son compagnon sur la lande où les sorcières lui ont prédit : « Tu seras roi. » Des assassins contre Banquo et contre le fils de Banque ! Il redoute Macduff : des assassins contre la femme et contre les enfans de Macduff ! Les assassins à la solde de Macbeth parcourent l’Ecosse, et sèment le meurtre jusqu’en Angleterre. C’est une série rouge dont cette fois Marbpth est seul responsable. Car lady Macbeth est étrangère à ces hécatombes, et maintenant sur la route de l’horreur, où ils se sont engagés ensemble, son mari l’a dépassée.

La peur paralyse. A mesure que l’orage s’accumule contre lui, Macbeth s’immobilise dans une inertie qui équivaut à l’abandon de soi-même et de sa propre cause. Il assiste impuissant et insouciant aux progrès de ses adversaires. On n’avait jamais vu perdre avec autant d’indifférence un royaume si chèrement acheté. Une à une, ses places fortes ont été emportées et il ne lui reste que ce château de Dunsinane. Il s’aveugle volontairement et se leurre lui-même d’illusions, opposant aux derniers de ses fidèles, qui réclament de lui des ordres et des troupes, les paroles ambiguës des sorcières qui le dispensent de lutter et de se défendre. En est-il dupe lui-même ou ne cède-t-il pas plutôt à ce fatalisme des joueurs qui sentent la partie perdue et abattent leur jeu ?

De même, à propos de lady Macbeth, il faut préciser ce qu’on entend par le remords. Si le remords consiste à se repentir d’un acte, à s’accuser soi-même de l’avoir fait, à le regretter, à en rougir, à chercher tous les moyens de l’expier, il est certain qu’il n’y a chez lady Macbeth pas ombre du remords ainsi défini. Pas un mot d’elle ne nous permet de supposer qu’elle souhaiterait n’avoir pas eu de part au meurtre de Duncan et qu’elle ne le referait pas si c’était à refaire. C’est pourquoi, lorsqu’on voit lady Macbeth reparaître malade au dernier acte, on s’est souvent demandé s’il n’y avait pas entre les deux parties du rôle une solution de continuité et même une contradiction. Celle que nous voyons, en état de somnambulisme, revivre, avec une extraordinaire intensité d’angoisse physique, toute la scène du meurtre, est-ce la même qui naguère a conçu ce meurtre sans une hésitation, l’a combiné avec un imperturbable sang-froid, en a recueilli le profit en toute tranquillité d’âme ? La réponse ne saurait faire de doute. Oui certes, c’est bien elle, et, pour apercevoir ici une contradiction, il faut avoir commencé par fausser l’idée du rôle, comme j’ai indiqué plus haut qu’on le fait volontiers chez nous. Si lady Macbeth est ce bourreau femelle, cette bête fauve qu’on imagine, ou si elle est tout simplement une de ces reines cruelles, comme l’histoire en a connu, il est clair que, même en songe, elle ne doit pas voir ses victimes sortir de la tombe et lui reprocher ses cruautés. Mais notez qu’aucun crime n’avait précédé son grand crime et qu’aucun ne l’a suivi. Nous venons de voir que, depuis le meurtre de Duncan, elle n’a plus aucune part dans les actes de son mari et n’intervient que pour calmer ses terreurs et secourir ses défaillances. Elle a été la femme d’une heure tragique. Pour cette heure, elle a fait un effort surhumain, elle a fait appel à toute sa volonté contre sa nature et contre la nature. « Venez, venez, esprits qui assistez les pensées meurtrières ! Désexez-moi ! » Elle a tendu ses nerfs, exalté toutes ses énergies, dans cette crise d’une prodigieuse intensité. Les images qui ont occupé ces minutes se sont, une fois pour toutes, inscrites dans sa mémoire et ce sont elles qui réapparaîtront chaque fois que la volonté n’interviendra pas pour les chasser, ou que la place ne sera pas occupée par la fantasmagorie des spectacles qui nous distraient pendant le jour. Il ne s’agit en effet, dans le cas de lady Macbeth, que d’images qui réapparaissent dans le sommeil de la volonté ; et c’est toute la scène du somnambulisme. La dormeuse aux yeux grands ouverts ne gémit pas sur son crime, et ses sanglots sont ceux d’une poitrine oppressée non d’un cœur ulcéré. Mais elle revoit tous les détails de la nuit terrible, elle entend chaque bruit qui a frappé son oreille, elle assiste à toute la scène, et, comme si cette scène se recommençait, elle y redit les mêmes mots, elle y refait les mêmes gestes. Elle est pareille à tous ceux qui ont dans leur passé un souvenir où toute leur vie s’est ramassée, et qui appartiennent désormais à ce souvenir. Le remords habite donc en elle, mais un remords qui affecte la forme presque matérielle de la « hantise. »

Et nous aussi nous restons hantés par ces images et par ces mots, où le génie de Shakspeare a joint à la divination du psychologue la puissance plastique du poète. « Macbeth a tué le sommeil… Cette tache, toutes les eaux de la mer ne l’effaceraient pas… » ces phrases, entrées dans la langue courante, sont devenues pour nous les formules mêmes du remords. Cette pièce qui met en scène des demi-barbares et des demi-fous éclaire dans ses replis les plus secrets et dans ses profondeurs les plus obscures la conscience humaine. L’art de Racine et l’art de Shakspeare sont aux deux pôles opposés et aboutissent aux mêmes trouvailles.

Macbeth est encadré, à la Comédie-Française, dans des décors du plus heureux effet : lande et caverne des sorcières, cour et salles du château féodal. Un seul m’a paru détonner dans l’ensemble ; il représente un parc moderne, en automne : on a eu l’idée bizarre d’y placer l’assassinat du fils de Macduff, qui, d’après le texte de Shakspeare, a été frappé dans une chambre. Apparemment le théâtre avait ce décor en magasin, on s’est dit qu’un beau parc est beau et fait partout le meilleur effet. J’ai déjà dit que le grand succès de l’interprétation est allé à Mme Bartet. C’est une des meilleures créations que nous devions à l’admirable artiste. Il est impossible de mettre plus de science et de goût dans la composition générale du rôle et plus de force et de pathétique dans les scènes principales. Je regrette seulement qu’on ait, dans l’acte du somnambulisme, renoncé à l’effet traditionnel qui consistait à nous montrer la blanche apparition descendant lentement les marches d’un escalier. Changer est bon, quand il y a une raison de changer, mais non pas changer pour changer. L’artiste au surplus n’y est pour rien et mon reproche ne va qu’au metteur en scène. M. Mounet-Sully est un Duncan plein de dignité, M. Paul Mounet un Macbeth plein de brutalité. M. Fenoux a eu dans le rôle de Macduff des accens de douleur vraie qui nous ont été au cœur. Et je ne sais comment on pourrait s’arranger pour laisser aux scènes des sorcières leur valeur et néanmoins estomper des détails qui ne produisent pas du tout un effet d’horreur. Cette cuisine du diable avec ce chaudron qui fait des bulles, fait des bulles, fait des bulles… provoque une hilarité que contient mal un public respectueux. Il ne saurait être question de supprimer ces scènes, qui sont essentielles, mais peut-être d’en élaguer certains traits d’une main que les uns appelleront sacrilège et les autres pieuse.


Pendant que Macbeth reparaissait à la Comédie Française avec la magnificence que je viens de vous dire, le théâtre du Vieux-Colombier donnait de la Nuit des Rois une série de représentations où s’est pâmé un petit public. Située sur la rive gauche, dans le quartier Saint-Sulpice, la rue du Vieux Colombier devait jusqu’ici toute sa notoriété à sa caserne de pompiers et à ses magasins d’objets de piété. Il y avait là une salle de spectacle réservée surtout aux ébats des patronages. Un jeune artiste, M. Jacques Copeau, s’est avisé que, pour amener tout Paris dans ce fond de cour, il suffisait de s’en donner la peine. Tout-Paris a toujours besoin d’un théâtre où se donnent les rendez-vous de bonne compagnie. Et pour cet office spécial la rue du Vieux-Colombier vaut bien l’impasse de l’Elysée des Beaux-Arts ouïe boulevard des Batignolles. L’initiative de M. Jacques Copeau a été couronnée d’un plein succès. Sa petite salle est trop petite pour l’affluence des spectateurs, ce qui est superbe on ces temps de cinématographe. M. Jacques Copeau n’est pas un ennemi des classiques : il joue Eschyle, Molière, Racine, Musset et Courteline. Mais il est un ami des novateurs : il a représenté Paul Claudel, Francis Viélé-Griffin et Jacques Copeau.lui-même. Son théâtre est à la fois rétrospectif et futuriste, et répond ainsi à toutes les aspirations d’un public qui se plaît aux contrastes et à qui même une certaine incohérence ne déplaît pas. Ce que pour ma part j’en goûterais le plus volontiers, c’est qu’on y représente les pièces sans décors. Des draperies qu’on tire ou qu’on referme tiennent lieu de toile de fond, de portans et de praticables. Pas de trucs, pas de machines, pas de somptueux accessoires et surtout pas d’effets de lumière, pas d’éclairages électriques et multicolores. Ici il faut aimer les pièces pour elles-mêmes. Ce système rappelle-t-il, de plus ou moins loin, celui qui était en usage au temps de Shakspeare ? Laissons discuter les érudits. Et bornons-nous à reconnaître qu’il convient très bien à la représentation de la Nuit des Rois.

La Nuit des Rois — que les précédentes traductions appelaient le Soir des Rois — fait partie de la série des farces shakspeariennes. C’est une des plus insipides et je dirais une des plus plates, si ce n’était aussi une des plus grosses. Aucune de ces échappées de rêve et de fantaisie qui, ailleurs, vous ouvrent un coin de ciel. L’imbroglio et le quiproquo. La comtesse Olivia pleure un frère perdu en mer et ne veut rien savoir de la passion qu’elle a inspirée au duc Orsino. Viola, qui elle aussi a fait naufrage mais en a réchappé, s’habille en homme, et entre comme page au service du duc qui l’emploie à porter ses messages amoureux à Olivia. Celle-ci s’éprend du beau page, qui, de son côté, étant femme, s’est éprise du duc. Cela finit par un double mariage, Olivia, trompée par la ressemblance, ayant épousé Sébastien frère jumeau de Viola. Plaisanteries d’ivrognes, jeux de mots et calembredaines, dans les scènes entre ce sac à vin de messire Tobie et cette pinte d’ale de messire André. Mystification énorme : on fait accroire à l’intendant Malvolio que la comtesse Olivia soupire pour lui. C’est la farce de tréteaux, qui d’ailleurs se donne pour telle, en dehors de toutes prétentions et dans toute sa simplicité.

Je me suis beaucoup amusé — non pas à écouter la pièce qui est une des choses les plus ennuyeuses que je connaisse, — mais à regarder le public. Ah ! ce public ! Il vaut le voyage. Il semblait prendre à ces bouffonneries très anglaises un plaisir sans mélange. Les plus naïfs coq-à-l’âne, les facéties les plus ingénues déchaînaient d’interminables tempêtes de rires. Entre la cause et l’effet, la disproportion était évidente. C’était, pour tout dire, une joie un peu délirante. Les grâces d’état réservées aux publics spéciaux opéraient. La composition de ce public était d’ailleurs des plus curieuses par sa variété même. Certes il s’y rencontrait quelques types de bousingots attardés et d’esthètes errans, quelques étrangers aussi et de ces blasés qu’attire tout ce qui est fait pour inquiéter le bourgeois ; mais on y voyait surtout d’honnêtes bourgeois et de ces braves gens que, dans l’ordinaire de la vie, rien ne distingue de la foule anonyme. On se trompe quand on croit que les Cénacles se recrutent exclusivement dans telle ou telle catégorie sociale. Leurs adhérens viennent des points les plus opposés du monde littéraire et se reconnaissent à de secrètes affinités.


Deux volumes viennent de paraître, consacrés à Shakspeare, et dont l’un est à peu près la contre-partie de l’autre. Le premier, intitulé A travers Shakspeare[1], est la réunion des conférences faites aux jeunes filles de l’Université des Annales par M. Jean Richepin. C’est une étude des plus instructives et des plus attachantes, tour à tour ou tout ensemble analytique et lyrique, œuvre d’un poète et quand même d’un professeur. A la méthode abstraite et doctorale d’une leçon qui est une dissertation sur un sujet, M. Richepin préfère celle plus concrète, plus vivante, plus libre, d’une sorte de lecture commentée.

Il raconte les pièces en citant les plus beaux passages. Son opinion se fait jour à mesure et c’est à peine s’il a besoin de la résumer dans quelques mots de conclusion. C’est une opinion tout ensemble enthousiaste et raisonnée et qui m’a paru presque toujours judicieuse. Je ne sais pas, par exemple, pourquoi il qualifie Shakspeare de « poète maudit, » et il me semble que nul n’a moins mérité cette appellation ultra-romantique. C’est vrai qu’aujourd’hui on conteste à Shakspeare l’honneur d’avoir écrit les pièces de Shakspeare ; mais cela lui est bien égal et il se soucie de lord Rutland comme du chancelier Bacon. Et il est bien évident que celui-là n’a jamais connu les affres de la littérature. C’était un petit bourgeois de campagne, fort entendu en affaires, qui ravauda de vieilles pièces, en fabriqua de neuves, gagna à ce métier une certaine réputation et une honnête aisance, et, dès qu’il put quitter le théâtre, s’en revint vivre et mourir paisiblement sur ses terres. Mais d’ailleurs l’exposé rapide et facile de M. Richepin abonde en vues ingénieuses. M. Richepin montre très bien en quoi consiste l’invention d’un Shakspeare et que ce n’est pas à inventer les sujets, et aussi que l’auteur de Macbeth et d’Othello connaissait son métier comme personne, et qu’il avait découvert avant Dumas fils et Sarcey l’art des préparations. Les conférences de M. Richepin sont une excellente introduction à l’étude de Shakspeare.

Le second de ces livres est intitulé : Shakspeare et la superstition shakspearienne[2] et a pour auteur un savant universitaire, M. Georges Pellissier. Le titre seul indique la tendance du livre et l’introduction en précise l’objet. « Le théâtre shakspearien, y est-il dit, en propres termes, nous apparaît comme un énorme fatras où brillent, çà et là, quelques scènes de premier ordre… Ayons le courage de le dire, ce « dieu du théâtre » est un très mauvais dramatiste. Nous montrerons qu’il taille ses pièces à coups de hache, que l’invention lui manque, que son pathétique relève en général du mélodrame et son comique de la farce, qu’il n’observe le plus souvent ni la vérité matérielle, ni la vérité morale, qu’il ne sait pas composer un personnage, qu’il substitue des effets de scène ou des déclamations ampoulées à l’analyse psychologique, qu’il prend enfin la place de ses acteurs pour parler lui-même par leur bouche. » Et M. Georges Pellissier le fait comme il le dit. S’étant tracé ce programme, il l’exécute point par point, avec méthode, avec régularité, avec application. Il examine d’abord la « composition, » pour en signaler ce qu’elle a de gauche, de factice, d’incohérent, et qui dénote un art rudimentaire. De là il passe aux « conventions » consistant en artifices que dédaignerait le dernier des vaudevillistes. Abordant ensuite l’ « invention, » il constate que Shakspeare ne tire presque jamais ses sujets de son propre fonds et que souvent, en les empruntant, il les gâte. Par exemple dans la nouvelle française de Belleforest, le caractère et la conduite d’Hamlet ne présentent pas ces incohérences qui, dans la pièce de Shakspeare, le rendent inintelligible. Et c’est bien mieux. Le chapitre sur les caractères comporte plusieurs subdivisions : les personnages incohérens — ils sont légion, — les personnages mal représentés — entre autres le roi Lear ; — quant aux personnages de femmes, il y en a d’excellens : Portia, Mme Ford et Mme Page, la nourrice de Juliette ; mais les autres ne méritent pas autant d’éloges. Ophélie n’existe pas. Desdémone est d’une niaiserie incroyable, etc. Cela continue ainsi pendant trois cents pages. Pendant trois cents pages, l’élève Shakspeare reçoit sur les doigts les coups d’une férule impitoyable… Est-ce un badinage ? Je ne crois-pas. Le livre a l’air des plus sérieux. Tel qu’il est, et à la date où nous sommes : 1914, il étonne. L’auteur nous avertit qu’il n’a voulu faire que la « critique des défauts. » Et nous nous en apercevons bien. Tout de même, ils sont trop !


M. Arthur Meyer publie en volume la pièce de théâtre qu’il a fait représenter aux Bouffes-Parisiens : Ce qu’il faut taire. Dans un court avertissement il indique, de la meilleure grâce du monde, quelles raisons l’ont fait s’aviser, vers les soixante-dix ans, de débuter à la scène. Il a, de tout temps, beaucoup fréquenté les salles de spectacle, par profession et par goût. D’autre part sa curiosité naturelle et sa situation de directeur d’un grand journal lui ont fait connaître nombre de gens et pénétrer dans les dessous de la société parisienne. La fantaisie lui a pris de se donner à lui-même le spectacle de ses souvenirs et de son expérience sous la forme concrète et vivante d’une pièce de théâtre. Donc il a pris pour principal personnage un homme politique, Pierre Chevalier, qui, très « avancé » lors de ses débuts, s’est assagi en vieillissant : cela s’est vu sous tous les régimes. Il a groupé autour de ce type de premier plan beaucoup de figures ou de silhouettes, dont aucune n’est un portrait, mais dont plusieurs, de près ou de loin, ressemblent fort à tels de nos contemporains ou plus souvent encore à telles de nos contemporaines. Car la plupart des rôles sont des rôles de femmes ou de jeunes filles. Les jeunes filles dansent le tango et savent tout ce qu’elles feraient beaucoup mieux d’ignorer ; les jeunes femmes ont des allures de demi-mondaines et se vantent d’être pour leur mari des camarades plutôt que des compagnes. Le caractère le plus poussé est celui d’Hélène Chevalier, en qui l’auteur a voulu nous peindre une curieuse, une intellectuelle, une individualiste, une de celles qui, suivant le credo moderne, réclament leur droit à « vivre leur vie. » Elle côtoie le précipice et même elle y tombe. L’auteur de Ce qu’il faut taire ne se dissimule donc nullement le danger de certaines théories et ne se fait pas d’illusions sur le genre des « revendications » à la mode. Mais il sait aussi qu’au-dessus des fautes des individus et de leurs souffrances il faut mettre l’intérêt général, celui de la famille et de la société. Toute sa pièce est un plaidoyer pour l’intégrité du foyer et la morale traditionnelle. Pierre Chevalier pardonne, ayant d’une longue pratique de la vie recueilli cette leçon que ce qu’il y a de meilleur ici-bas, et aussi de plus viril et de plus efficace, c’est la Bonté. M. Arthur Meyer est d’avis que ces idées sont celles dont on devrait s’inspirer dans la vie et au théâtre et qu’on s’en détourne chaque jour un peu plus. Il fait appel aux professionnels de la scène pour leur donner la forme dramatique à laquelle il a voulu seulement s’essayer. Il souhaite que le théâtre de demain réagisse contre la brutalité du théâtre d’hier. Plus heureux que Macbeth, nous dirons : « Amen. » On prendra un vif plaisir de curiosité à ce spectacle dans un fauteuil.


RENE DOUMIC.

  1. 1 vol. in-18 ; Fayard.
  2. 1 vol. in-18 ; Hachette.