Revue dramatique - 14 juin 1919
- COMEDIE-FRANÇAISE : Les Perses, traduction en vers de Mme Silvain et Jaubert. — ODEON : Le Crime de Potru, pièce en trois actes et un prologue, de M. Charles-Henry Hirsch. — THEATHE SARAH-BERNHARDT : Napoléonette, comédie historique de Mme André de Lorde et Jean Marsèle, d’après le roman de Gyp.
Les dieux, amis des Grecs, ne jugèrent point que ce fût assez de leur donner la victoire à Salamine. Ils voulurent que parmi les combattants se trouvât un des plus grands poètes de ce temps-là et de tous les temps. Alors la Grèce victorieuse reçut un genre de récompense, dont seule une race guerrière et artiste pouvait goûter tout le prix : dans ce décor d’une nature encore toute meurtrie par les dévastations de l’envahisseur, devant ce paysage marin où venaient à peine de mourir les derniers bruits de la bataille, elle assista à cette splendide et délicate apothéose d’elle-même qu’est la tragédie des Perses. Nous pourtant, après vingt-cinq siècles, nous n’avons pas cessé d’entendre l’immense lamentation qui emplit de deuil et de honte le palais de l’ennemi vaincu.
Les Perses sont sans doute le plus beau chant de triomphe qui ait jailli d’une poitrine humaine, le plus large, le plus soutenu, et en même temps le plus noble, le plus pur, digne du peuple qui, vers la même époque, taillait dans le marbre les blanches Victoires, restées sans égales au ciel de l’art. C’est le plus magnifique poème inspiré par la victoire, non par son ivresse, mais par son enthousiasme grave et réfléchi. Mme Silvain et Jaubert ont pensé que, dans l’atmosphère d’aujourd’hui, il prendrait une sorte d’actualité, et qu’au lendemain de l’épreuve dont nous sommes, nous aussi, victorieusement sortis, il éveillerait en nos âmes d’intimes et pathétiques résonnances. Ils ont eu grandement raison. Avant donc d’assister à la représentation de la Comédie-Française, remettons-nous en mémoire le vieux chef-d’œuvre. Jadis Ronsard relut en trois jours l’Iliade d’Homère ; il la relut en grec : il était bien heureux. Contentons-nous de l’honnête traduction d’Alexis Pierron, qui est d’ailleurs une excellente traduction, loyale et simple. Pour faire jaillir le rapprochement, nous n’aurons nul besoin de nous livrer à un pénible exercice et de forcer les choses. Les ressemblances se dégageront d’elles-mêmes, parce que les grandes situations se retrouvent pareilles dans l’histoire des peuples, comme les grands sentiments sont les mêmes qui en tout temps font battre le cœur humain. Deux civilisations se sont heurtées, au rivage fatidique de Salamine ; et de même deux cultures, aux bords de la Marne. Et si jadis on entendit courir sur la mer des sirènes ces paroles sacrées : « Allez, ô fils de la Grèce, délivrez la pairie, délivrez vos enfants, vos femmes et les temples des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux. Un seul combat va décider de tous vos biens ! » — c’est la même voix anonyme et collective, et c’est le même esprit de la race qui, un matin de septembre 1914, inspirait l’ordre fameux en vertu duquel une troupe qui ne pourrait plus avancer devrait se faire tuer sur place.
Ce qui donne sa grandeur à la pièce d’Eschyle, c’est son caractère non pas seulement patriotique, mais religieux. Remarque curieuse. Pour une fois la tragédie grecque, qui avait coutume d’évoluer dans le passé légendaire et de s’installer au cœur même des mythes sacrés, prenait son sujet en pleine actualité ; or, jamais le lien qui la rattache à la religion n’avait été plus fortement marqué. Une idée domine l’œuvre tout entière, y revient sans cesse, l’explique, la vivifie, une idée qui en est l’âme : c’est l’idée de la Némésis, de la Jalousie des dieux, si souvent mal interprétée et dont M. Paul Bourget, dans son dernier roman, nous rappelait le vrai sens, d’après le livre du savant Edouard Tournier. Expression de la nature des choses, elle n’est autre que cette loi de l’équilibre d’après laquelle rien de ce qui est excessif ne saurait être viable. Nulle explication de l’univers ne convenait mieux au génie des Grecs, fait de mesure et d’harmonie. En accord avec les règles du goût, se confondant avec le principe même de l’art, elle est la condamnation du kolossal. Aussi bien, la jalousie des dieux ne doit pas s’entendre de leur méchanceté ; mais, gardiens de l’ordre universel, c’est leur fonction de veiller à ce que l’homme ne s’enhardisse pas à le déranger. Le champ qui s’ouvre à son action comme à sa pensée est assez large. Qu’il s’efforce d’être complètement humain : ce sera la source d’actions belles et bienfaisantes. Vouloir être plus qu’humain, est le rêve d’un fou que sa folie mène au crime. Un toi vertige ne s’empare pas seulement des individus : il peut gagner une foule et s’étendre à un peuple tout entier. Tel fut le cas des Perses ; la même mégalomanie, qui avait affolé Xerxès, les atteignit de sa contagion : le châtiment ne pouvait manquer de s’abattre sur eux.
C’est pourquoi un funeste pressentiment étreint les cœurs des vieillards restés à l’arrière. Ils évoquent l’image de leur formidable armée. Archers, cavaliers, soldats de toutes armes ont afflué de tous les points du royaume. « La royale armée, dans sa marche destructrice, a déjà touché au continent… Tout cède devant le fougueux maître de la populeuse Asie. Par terre et par mer son immense armée s’élance vers les plaines de la Grèce… Quelle bravoure pourrait soutenir le choc de ce vaste torrent d’hommes ? Quelles barrières assez puissantes arrêteraient les flots de cette mer irrésistible ? » C’est la ruée. C’est le torrent de l’invasion. Il en vient de partout, interminablement, et le flot, qui ne cesse de s’écouler, a déjà en partie submergé la résistance. Jamais on n’avait vu un tel déploiement de forces, un tel appareil de puissance plus qu’humaine… Et voilà justement ce qui donne à penser aux sages vieillards et qui inquiète leur prudence. Trop est trop. « Quel mortel échappera aux perfides trahisons de la Fortune ? Quel est l’homme au pied agile qu’un bond heureux mettra hors du piège ? Caressante et flatteuse d’abord, la calamité attire les humains dans ses rets. » Car les succès trop faciles et l’excessive prospérité, qui excitent l’ambition et invitent à la folie des grandeurs, sont autant de moyens qu’emploie la Némésis pour provoquer ces grandes catastrophes destinées à remettre les choses en place et rétablir l’ordre dans l’univers.
Autre forme du même pressentiment : le songe d’Atossa. On sait que les songes, si fréquents dans la tragédie grecque, n’y sont pas un ornement, une machine poétique : ils expriment le lien qui subsiste entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà, incomplètement séparés l’un de l’autre dans cette jeunesse des temps imprégnée de surnaturel. Les morts continuent d’entretenir les vivants dans le silence des nuits : le songe est la parole des voix qui se sont tues. Les vivants, à leur tour, conversent avec les morts qu’ils appellent à leur aide. C’est elle-même, Atossa, qui, tout à l’heure, donnera aux vieillards le conseil d’évoquer l’ombre de Darius. Pour le moment, elle est toute à ce songe qui vient de la bouleverser : elle a dans les yeux l’image de ces deux femmes qui lui sont apparues personnifiant deux races et deux civilisations. L’une, attelée docilement au char du maître, s’enorgueillissait de sa servitude : l’autre, cabrée, a rejeté son frein et brisé son joug. C’est comme l’annonce et la préfiguration d’un désastre dont la menace est dans l’air.
« Le miracle de Salamine, » ainsi pourrait s’intituler l’immortel récit que débite le messager et qui vaut les plus belles narrations historiques. L’idée même en est de faire ressortir ce quelque chose de supérieur au nombre, à la puissance du matériel, aux combinaisons même de la stratégie, qui est : le « miracle. » « Un dieu déployant ses vengeances, quelque fatal génie fondant sur nous, voilà quelle a été la cause première du désastre. » La supériorité numérique était du côté des barbares, et combien écrasante ! « Mais un dieu a mis le poids de nos destins et des leurs sur une balance inégale et c’est ainsi que notre armée a dû périr. » Le poète n’entend pas diminuer par là le mérite de ceux que, soldat, il a vus à l’œuvre. Il a pu mesurer ce que la patrie doit à la science des chefs et à la valeur des combattants : est-ce une raison pour méconnaître cet autre facteur, impondérable et mystique, dont les plus grands capitaines savent que la victoire ne peut se passer ? Que n’a-t-on pas dit chez nous contre ce terme de « miracle de la Marne, » jailli spontanément de la conscience nationale dans l’effusion de notre reconnaissance ? On a prétendu qu’il était injurieux pour nos généraux et nos soldats. C’était, disait-on, une manière de les dépouiller de la gloire qui leur revenait, en attribuant à une intervention surnaturelle un succès dû aux causes les plus naturelles, et qui sont : l’excellence de nos méthodes1 de guerre et le moral de nos troupes. Ceux qui raisonnaient ainsi, le faisaient dans la meilleure intention, soucieux uniquement de rendre à notre admirable armée toute la justice qui lui est due. Mais ils prouvaient par-là qu’ils n’étaient très familiers ni avec l’idée de miracle, ni même avec l’idée de victoire. Ce n’est porter atteinte au mérite de personne, de constater qu’il y a une « partie divine » de la guerre. Napoléon le savait et les Grecs avant lui. Et Xerxès allait l’apprendre à ses dépens, ayant eu soin de tout disposer pour ne rien perdre du spectacle de sa propre débâcle. « Il s’était assis en un lieu d’où l’armée tout entière se découvrait à sa vue : c’était une colline élevée, non loin du rivage de la mer, » Guillaume à sa tour monte…
L’Ombre de Darius ne sort du tombeau que pour préciser le sens de l’événement. Nous sommes habitués à rencontrer dans la poésie antique, — nous les avons vues dans Homère et nous les reverrons dans Virgile, — ces Ombres d’abord vaines et inconsistantes, qui, peu à peu, vivifiées par notre lumière, reprennent corps et retrouvent la force de prophétiser. Mal éveillé de l’éternel sommeil et mal instruit des choses de la terre, Darius commence par interroger ; puis, quand il a été mis au courant du désastre, il le juge avec le regard du voyant qui des faits remonte aux causes, et, par-delà les contingences, découvre le principe et la loi.
Ça été de tout temps la grande difficulté, de concilier la prescience divine avec la liberté humaine. Si notre destinée est écrite de toute éternité, comment pouvons-nous en être les artisans responsables ? La doctrine de la Némésis n’omet pas cet aspect du problème : elle fait de nos malheurs le châtiment de nos fautes. Xerxès a péché par orgueil et il périt victime de son orgueil. Ceux qui, avant lui, s’étaient succédé sur le trône des Perses, lui avaient donné l’exemple de la modération : par sa folie, il a perdu l’héritage qu’ils lui avaient légué. L’armée perse paye la peine de son impiété : « Ils n’ont pas craint, dans cette Grèce envahie, de dépouiller les images des dieux, d’incendier les temples. Les autels sont détruits, les statues ont été arrachées de leurs socles et brisées en morceaux. » Maître et serviteurs sont solidaires et quand Xerxès viendra, se frappant la poitrine et déchirant ses vêtements, mener le deuil du royaume dont il a été le fléau, leurs lamentations pourront se répondre. La leçon de toute la pièce tient dans ces lignes : « Mortels, il ne faut pas que vos pensées s’élèvent au-dessus de la condition mortelle. Laissez germer l’insolence, ce qui pousse c’est l’épi du crime : on moissonne une moisson de douleurs. » Je ne crois pas que plus noble langage ait été jamais tenu devant un vainqueur.
Une tragédie ainsi conçue n’a presque rien de commun avec l’art du théâtre tel que devaient le comprendre nos maîtres du XVIIe siècle, et tel même qu’allaient le pratiquer, au propre temps d’Eschyle, un Sophocle et un Euripide. On a dit d’Œdipe Roi que c’est un mélodrame supérieur, une pièce admirablement « bien faite. » Les Perses sont une lamentation sur une grande infortune, une méditation sur un grand exemple. Tragédie toute lyrique, d’une simplicité de lignes qui exclut les péripéties, et dont l’austère beauté est faite de l’éclat des images qui traduisent à nos yeux des pensées éternelles.
Cela explique qu’à la façon dont les Perses nous ont été présentés par la Comédie-Française, ils n’aient éveillé en nous rien qui ressemble à cet enthousiasme dont il paraît qu’à Athènes tous les spectateurs furent embrasés. Non, nous n’avions, ce soir-là, aucune envie de courir à la frontière, qui heureusement n’avait aucun besoin d’être défendue. Mais nous nous demandions comment il se pouvait faire que du chef-d’œuvre grec il eût passé si peu dans l’actuelle transcription. Cela tient, je crois, en partie, au caractère lyrique de l’œuvre d’Eschyle. Certes, les vers de Jules Lacroix dans sa traduction d’Œdipe Roi sont à peine des vers ; pourtant la beauté de l’original subsiste : c’est qu’elle ne dépend pas uniquement de la forme, et qu’elle réside aussi bien dans le mouvement de l’action et dans la gradation des sentiments qui nous étreignent d’une angoisse grandissante. Mais la beauté d’une œuvre lyrique ne se sépare pas de la valeur, du style et des vers : elle ne s’accommode pas de la médiocrité. J’estime qu’une prose fidèle eût mieux valu. Traduire Eschyle en vers ! A moins d’être un très grand poète, il est sage de ne pas s’en mêler.
L’interprétation, comme la mise en scène, est sans éclat. Je ne vois à signaler que M. Albert Lambert qui a très bien dit le récit de bataille, et M. de Max qui vient, à la fin de la pièce, chanter, danser et faire mille folies devant le tombeau de Darius.
Le moment était-il parfaitement choisi pour mettre à la scène un soldat qui, un soir de ribote, a tué son sergent ? La pièce que vient de représenter le théâtre national de l’Odéon, le Crime de Potru, tirée d’un de ses romans par M. Charles-Henry Hirsch, a pour héros un soldat meurtrier de son sergent, et nous attendrit sur le sort de ce pauvre diable : — c’est l’assassin que je veux dire, non la victime.
Donc le soldat Potru a tué son sergent. S’il l’avait tué pour le voler, il y aurait à redire. Mais loin de ce brave garçon toute pensée intéressée ! Il avait bu ce soir-là : ce n’est pas un crime. Encore y a-t-il la manière : rien de plus touchant que la cause des libations abondantes auxquelles se livre Potru. Il aime Toinon, sa payse ; l’absence lui est intolérable ; alors, il noie son chagrin dans le vin : c’est classique. Comme il regagne la caserne en compagnie de son camarade Charonneau, un sergent vient à passer. Au lieu de passer tout simplement, ce gradé insiste. Il fait à Potru des remarques désobligeantes sur les zigzags de sa démarche. Il manque de tact. Ne va-t-il pas jusqu’à le menacer de le punir ? Alors Potru lui passe sa baïonnette au travers du corps. Voilà… Tel est le crime de Potru, si l’on peut appeler cela un crime….. Charonneau, qui n’a pas empêché Potru de commettre son crime, intervient, le crime une fois commis, il nettoie dans la terre la baïonnette ensanglantée et la graisse bien proprement. Après quoi, les deux compères, dégrisés, rentrent à la chambrée et se couchent.
L’enquête sur la mort du sergent ne donne pas de résultats. Il n’en serait donc rien de plus, si Potru eût été seul le soir du crime. Il était avec Charonneau : une idée infernale est en train de germer dans l’esprit de ce Charonneau, qui n’est pas, comme Potru, un brave et honnête garçon, mais un paresseux et un coureur de filles. Revenu au pays, il va se livrer à un affreux chantage sur Potru et toute la famille Potru, car les Potru sont riches. Ce chantage empoisonne la vie de Potru, qui, sans cela, estimé, aimé de tous, honnête et laborieux, bon fils, époux modèle, réunirait toutes les conditions du bonheur. La peur qu’inspire à Potru ce chantage, c’est toute la pièce. Il y aurait un moyen : ce serait de se débarrasser de Charonneau, comme Macbeth se débarrassa de Banquo. Mais vraisemblablement Potru n’a pas lu Shakspeare. De plus, il a une conscience : mauvaise condition, quand on a commis un crime. Son secret lui pèse. Le fait est qu’il le confie peu à peu à tout le monde et que bientôt c’est le secret de Polichinelle. Il le confie à son grand-père, type de vieux paysan autoritaire, gardien jaloux de la tradition, à cheval sur l’honneur du nom, et qui ne plaisante pas. Instruit de la chose, le vieillard en tire cette conclusion qu’il faut à tout prix empêcher Chadonneau de causer. Potru a fini par épouser Toinon : à elle aussi, il avoue. Apprenant que Potru a tué son sergent, cette bonne épouse ne va pas pour si peu cesser de l’aimer : elle le plaint, c’est-à-dire qu’elle l’en aime davantage. Vraiment il n’y a qu’un trouble-fète : c’est Charonneau. Comment clore le bec à Charonneau ? Nul doute que le grand-père n’en trouve, dans sa caboche solide et rusée, un sûr moyen. Conseillé par un grand avocat de Rouen, il suggère à Charonneau qu’en dénonçant Potru, il risquerait d’être lui-même inculpé comme complice. Charonneau se taira ; Potru recouvrera la tranquillité ; un petit Potru, dont on nous annonce la naissance prochaine, continuera l’honorable lignée des Potru. Tout sera pour le mieux.
Et le sergent ?
Quel sergent ?… Celui qui a été tué ?… Eh bien mais, puisqu’il est tué, il ne réclamera pas…
Ces choses se débitent dans l’obscurité presque complète où sont noyées la salle et même la scène, comme au cinéma. En somme, un gros mélodrame où manque ce qui fait d’ordinaire l’intérêt de ce genre de pièces, je veux dire l’intérêt de curiosité, puisque nous savons, dès le premier acte, quel cadavre il y a entre Potru et Charonneau. Dans le mélo d’autrefois, au dénouement le crime était puni. Ici, l’assassin n’est pas puni, son complice pas davantage : les temps ont marché.
La pièce est jouée par la troupe de l’Odéon dans la note conventionnelle adoptée pour la paysannerie de théâtre.
Au théâtre Sarah-Bernhardt, une aimable comédie historique d’après le roman de Gyp : Napoléonette.
On sait comment, à force d’esprit, de drôlerie, de verve et de fantaisie, Gyp a tenu et gagné cette gageure : rendre sympathique cet être insupportable qui s’appelle un enfant mal élevé. Naguère, dans un de ses plus fameux albums, Gavarni nous avait présenté le type de l’enfant terrible C’est celui qui, à table, au nez de l’invité ahuri, désignant le poulet qu’on vient de servir, demande : « Est-ce le petit crevé de ce matin que t’as dit qu’ce serait toujours assez bon pour lui ? » C’est celui qui, à cheval sur les genoux d’un visiteur, lui tient ce propos : « Dis-donc, Mossieu, comment qu’tu fais ? Maman dit que tu coupes les liards en quatre. Ça doit être joliment difficile. » Etc. Il ne rate pas une occasion de dire précisément ce qui n’est pas à dire. Il fait fuir les amis de la maison ; il met ses parents dans un continuel embarras : un fléau pour une famille ! Gyp en a fait une bénédiction pour le genre humain. C’est un joli tour de force.
Le procédé est le plus ingénieux qui soit et le plus simple : il consiste à doter l’enfant de toutes les qualités dont on voit trop souvent que les grandes personnes sont dépourvues. Gyp imagine que l’enfant a reçu en partage le bon sens, l’équité, la noblesse, une droiture, un goût du bien, un sentiment de la justice distributive qui ne se trompe jamais. Tous ces dons merveilleux, l’enfant les possède de naissance et d’instinct. Son esprit va, de lui-même, au vrai et au bien : malheureusement, l’éducation intervient et le fait dévier. Parlez-nous d’une nature d’enfant qui n’a pas été déformée par l’éducation ! Ses mauvaises manières et l’incorrection de son langage sont les meilleurs garants d’une bonté naturelle restée à l’état pur et que rien n’est venu altérer.
Alors le petit Bob et autres « amours d’enfants », se promènent à travers la société comme des manières de justiciers, distribuant l’éloge et le blâme, démasquant l’hypocrisie, raillant la vanité déjouant les combinaisons de l’amour-propre et de l’intérêt, s’élevant au-dessus des artificielles convenances, remettant chacun à son rang et chaque chose à sa place. Tout cela, bien entendu, par boutades, saillies, fusées de rire, avec une gaminerie impayable et une légèreté de bouche délicieuse. Dans ces exquises œuvrettes de Gyp, l’enfant personnifie la nature en opposition avec la convention sociale. Quand ils voulaient faire, la satire de la société, les littérateurs d’autrefois en chargeaient le paysan du Danube ou le Huron. L’amusante nouveauté est de l’avoir confiée à un gamin en culottes courtes et à un petit bout de femme.
Et cela est si bien d’aujourd’hui ! C’est l’achèvement de cette apothéose de l’enfant qui s’est poursuivie à travers tout le siècle dernier. Moins on avait d’enfants et plus on augmentait l’importance de l’enfant. On le gâtait, on se gênait pour lui, on se pliait à ses caprices. Et c’était déjà très joli ; mais le chef-d’œuvre, c’est d’avoir fait de ce gamin le sage de la famille.
Bien entendu, je ne critique pas et surtout je n’insiste pas. L’espiègle création de Gyp est toute fantaisie : ne chicanons pas avec notre plaisir. Le petit Bob a ravi et ravira des générations de lecteurs. Je remarque seulement que, charmant dans les livres de la spirituelle romancière, le type l’est beaucoup moins dans la réalité. Des enfants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, qui se permettent de juger les gens et vous lâchent des impertinences en plein visage, il y en a et nous en connaissons tous. Mais nous ne les aimons guère. Encore leur en voulons-nous moins à eux-mêmes qu’à l’absurde faiblesse des auteurs de leurs jours. Les parents d’autrefois, qui n’y allaient pas par quatre chemins et n’y allaient pas de main morte, leur appliquaient une bonne paire de gifles. Ainsi s’exprimait leur opinion.
Dans Napoléonette, Gyp a eu l’idée d’encadrer dans un décor d’autrefois son type favori. Elle a, si j’ose dire, transporté dans l’histoire son petit Bob. Napoléonette en est comme une sœur aînée. Cette filleule de Napoléon fait éclater dans l’ennui de la Cour de Louis XVIII sa fougue, son indiscipline, sa gaieté pétillante, sa belle franchise et son adorable gaminerie. Tout le monde a lu le roman où Gyp, pour notre plus grande joie, s’est essayée au genre historique. Mme André de Lorde et Jean Marsèle en ont tiré une pièce de théâtre en cinq actes et un prologue. Oublions donc le roman et suivons la pièce, telle qu’elle se déroule sur la scène du théâtre Sarah-Bernhardt. Au prologue, le canon de Waterloo. Le colonel de Sérignan est frappé à mort. Près de lui, sa fille, âgée de seize ans, qui l’a suivi aux armées, et qui sert comme lancier sous un nom et sous un uniforme d’emprunt. Au premier acte, dix-huit mois après, nous retrouvons la jeune fille à la Cour de Louis XVIII. Elle est élevée par son oncle et sa tante de Sérignan, deux ganaches. Ses incartades indignent et désespèrent ces deux vénérables momies, tandis qu’elles ravissent le vieux roi, sceptique et homme d’esprit. Elle va jouer, dans les affaires politiques et parmi les intrigues de cour, un rôle sur lequel jusqu’ici nous n’avions pas été suffisamment renseignés par les historiens de la Restauration. Déjà les ultras conspirent, aidés dans leurs mauvais desseins par Mme du Cayla. Cette dame artificieuse et perfide a promis d’obtenir de la complaisance de son royal amant qu’il lui livre des papiers compromettants de la dernière gravité. Mais Napoléonette veille. Elle a tout entendu. Et c’est elle, la filleule, l’admiratrice de Napoléon, qui va sauver le Roi ! Telle est son humeur Chevaleresque. Elle obtient du Roi qu’il lui confie les fameux papiers, et, pour les mieux garder, elle les porte ostensiblement dans son sac à main, à une soirée chez Mme de Rémusat, où elle danse, chante et se grise, ou plutôt fait semblant de se griser, afin de mieux duper les conspirateurs. A travers ces aventures et d’autres de même sorte, enlèvement du Roi, coups de pistolet, etc. Napoléonette conserve son imperturbable bonne humeur, semant sur son passage les termes d’argot comme autant de perles. « Sire, ne vous laissez pas embobiner, » dit-elle au Roi. Et à elle-même : « Ça va barder. » Sous Louis XVIII, déjà !… Tout cela un peu long et compliqué, mais gai et amusant, un peu enfantin, mais très bon enfant :
Mlle Danjou a obtenu un grand succès pour le brio avec lequel elle enlève le rôle de Napoléonette. Et M. Numès a dessiné une silhouette tout à fait remarquable de Louis XVIII placide et ironique.
RENE DOUMIIC