Revue dramatique - 14 juin 1921

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REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Cléopâtre, pièce en cinq actes, en vers, par M. F. Hérold ; — Odéon : Trois bons amis, comédie en trois actes par M. Brieux. — Théâtre du Vieux-Colombier : La Dauphine, pièce en trois actes, en vers, par M. François Porche.


L’aventure d’Antoine et Cléopâtre est assurément une des plus belles dont se soit emparé le théâtre. Du point de vue de l’histoire, ce sont deux civilisations qui se heurtent, deux mondes qui s’affrontent. Virgile, guidé par son instinct de poète national, l’avait bien vu et en quelques traits, dans son récit de la bataille d’Actium, il avait tout dit. Victoire sans lendemain, puisque c’en était fait des vieilles mœurs romaines qui, chaque jour, disparaissaient un peu plus devant les coutumes nouvelles importées d’Asie. Si l’on n’y veut voir que le drame humain, c’est l’éternelle lutte de Samson et Dalila, où Samson est l’éternel vaincu. Cléopâtre séduisante, artificieuse, perfide, offre à un analyste du cœur de la femme le plus merveilleux sujet d’étude. Aussi, après tant de fois qu’on l’a mis à la scène, ne cessera-t-on de l’y remettre. Et cela n’a pas grand sens de dire, comme l’ont fait plusieurs critiques, que le besoin d’une nouvelle Cléopâtre ne se faisait pas sentir. On a toujours besoin de revenir à ces types de l’histoire et de la légende, où la méditation des siècles et la divination de la poésie ont fait tenir tant d’humanité.

Il s’en faut d’ailleurs que la pièce de M. F. Hérold soit sans mérite. L’arrivée d’Antoine et de Cléopâtre au premier acte est un tableau d’un bel agencement. La discussion politique chez Octave est d’une trame serrée, d’une logique pressante : elle a porté sur le public. Et il y a, çà et là, des idées de poète. Celle-ci, par exemple. Dans l’armée démoralisée d’Antoine, ses derniers fidèles entendent soudain une étrange musique. Ils prêtent l’oreille. Un cortège invisible passe. C’est Bacchus, le conquérant de l’Inde, qui fait défection et retire à Antoine son concours mystique. J’ajoute que la versification de M. Hérold est des plus honorables : on saisit au passage plus d’un vers bien venu. Pourtant l’accueil a été des plus froids. Les jugements du public sont sans nuances. Tandis qu’il a dépensé des trésors d’indulgence pour des ouvrages qui n’étaient pas très supérieurs à celui-ci, il s’est montré sévère à la pièce consciencieuse de M. Hérold et n’en a voulu voir que les défauts.

La raison en est d’abord que M. Hérold n’a pas su prendre assez nettement parti. La vieille discussion entre classiques et romantiques n’est pas simple querelle d’école. Ce sont deux formes de l’art entre lesquelles le goût oscille et qui s’excluent parfaitement. M. Hérold a hésité entre Corneille et Shakspeare. Ce sont deux puissants dieux entre lesquels il faut choisir. Le second acte, la discussion politique, est tout cornélien. Chose curieuse, c’est le seul qui ait réussi. Il est vrai que c’est le seul qui ait été bien joué. On peut se demander s’il n’eût pas mieux valu que toute la pièce fût conçue dans cette manière abstraite et dépouillée. Le reste du temps M. Hérold a pris son inspiration dans Shakspeare, mais avec quelle timidité ! Il eût fallu prodiguer la couleur, multiplier les épisodes, heurter les contrastes, exaspérer la violence. On en a voulu à l’auteur de sa sagesse extrême.

On lui en a voulu surtout de ne rien apporter qui eût tout au moins l’apparence et donnât l’illusion du nouveau. Jamais plus qu’aujourd’hui on n’avait été avide de nouveauté, et rarement on en avait été aussi dépourvu. Nous sommes au lendemain de la guerre et, à tort ou à raison, nous imaginons que la guerre, qui a changé tant de choses, doit avoir renouvelé les conditions et les formes de l’art. On ne réfléchit pas que les révolutions en art sont lentes et d’abord insensibles. On s’impatiente. Une œuvre qui donne l’impression de « dater, » est par cela seul condamnée.

Ce qui ajoute à cette impression, c’est l’interprétation. La Comédie-Française a mis à la disposition de M. Hérold ses meilleurs artistes : ce sont presque tous des vétérans. Cela même ne laisse pas d’être inquiétant. Derrière les chefs d’emploi, éprouvés et chevronnés, on regrette de ne pas apercevoir une jeune troupe, qui, pour premier mérite, aurait sa jeunesse même. Le succès fait à M. Jean Hervé dans le rôle d’Octave est une preuve de ce désir du public. Il ne demande pas mieux que de rester fidèle à ses admirations anciennes et de continuer sa confiance aux vieilles troupes ; mais il voudrait qu’on y adjoignit quelques Marie-Louise.

La pièce nouvelle de M. Brieux met dans son œuvre une note tout à fait originale. Point de discussion d’idées. Point de thèse sociale. Une pièce gaie, qui ne prétend qu’à être gaie. C’est au point que d’abord, au théâtre même où elle devait être jouée, on ne reconnut pas la marque de l’auteur de Blanchette et on ne soupçonna pas sa main. Composée avant la guerre, elle avait été, si je suis bien informé, envoyée à l’Odéon sans nom d’auteur. Reçue pour elle-même, ce fut une sur-prise lorsque, l’anonymat une fois dévoilé, on apprit que cette comédie joyeuse était de M. Brieux. Pourtant, et à y regarder de près, peut-on dire qu’elle étonne ou qu’elle détonne dans son théâtre ? Nullement. Il y a pour le moins l’air de famille. C’est la même santé morale et la même robustesse. C’est l’accès de belle humeur et c’est l’éclat de rire auquel on pouvait s’attendre dans un théâtre qui, par Emile Augier, rejoint notre tradition classique.

Les Trois bons amis de M. Brieux sont éminemment une farce dans le goût de nos vieux fabliaux. C’est la veine qui, depuis le moyen-âge jusqu’à Courteline, se continue chez nous sans interruption. C’est le genre de comique qui a goût de terroir en pays gaulois. Nos aïeux, qui n’étaient pas romantiques pour un sou, ont toujours refusé de pousser au sombre et de tourner au drame la mésaventure conjugale. Ils ne raffinaient pas sur l’adultère. Ils n’y soupçonnaient aucune poésie. Ils le voyaient tel qu’il est, dans sa banalité vulgaire et sa basse médiocrité. Ils en faisaient des gorges chaudes et des contes gras, entre bons compères toujours prêts à rire d’une histoire gaillarde qui parfois était leur propre histoire.

Quelque part, en province, chez de tout petits bourgeois. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que le cadre provincial et petit bourgeois est ici indispensable. Rombier et Limerot tiennent une agence de location, aux environs de Briançon. L’amitié de Rombier et Limerot est connue dans le canton et proverbiale dans le département. Amis d’enfance, camarades d’école, ils ne se sont jamais quittés. Rombier aime Limerot et Limerot aime Rombier et ils ne savent pas autre chose. Ensemble ils font leurs affaires, ils vivent et ils téléphonent ensemble. Rombier est gras à lard, sanguin et apoplectique, Limerot est gringalet et pâlichon ; et ce contraste de leurs complexions contribue à l’irrésistible sympathie par quoi ils sont liés. Rombier est marié et Limerot est célibataire. Mme Rombier complète le joyeux trio. Chaque semaine, Rombier fait une absence : il passe vingt-quatre heures à Briançon. C’est une nuit par semaine où Limerot prend auprès de Clémentine la place du mari. Cela naturellement et régulièrement. C’est l’habitude et la routine. Rien n’égale la placidité de Limerot, si ce n’est la bonne conscience de Mme Rombier. Ces deux amis trompent le troisième sans cesser pour cela d’aimer ce troisième ami de tout leur cœur.

Au second acte, Rombier, retour de Briançon, est averti par une lettre anonyme. Il n’a jamais rien soupçonné, et il pense d’abord que la lettre est pour un autre. Mais les renseignements sont si personnels, les détails si pré-cis, l’évidence si aveuglante, qu’il est obligé de s’y rendre. D’ailleurs, le coupable avoue : Limerot est trop l’ami de Rombier pour ne pas lui avouer toute la vérité. Alors se pose pour Rombier un terribles cas de conscience : un accident, en somme des plus ordinaires, doit-il interrompre le cours d’une si rare amitié ? N’est-ce pas, ou jamais, le cas de pardonner ? D’autant que Rombier, dont c’est la fête, n’est pas sans savoir que la meilleure des femmes et le plus attentionné des amis lui ont préparé un dîner de circonstance et de menus ca-deaux. L’amitié l’emporte. Les trois bons amis se mettent à table. Soudain, remordu par la jalousie, Rombier se jette sur Limerot. Il est le plus fort, sans comparaison possible. Et tandis que le rideau baisse, nous voyons l’hercule bourrer de coups de poing le gringalet gisant à terre.

Quand la toile se relève, Limerot a la tête bandée et un œil en compote, que Rombier lui bassine avec une sollicitude affectueuse et des soins maternels. Effet de scène qui est une trouvaille et fait tourner la pochade à la comédie. Nous voilà renseignés abondamment sur la psychologie du trio. Rombier est prêt pour recevoir les explications lumineuses de Clémentine, qui lui prouvera, clair comme le jour, qu’il a rêvé. Il lui restera à convenir qu’il s’est trompé et à s’excuser de son emportement. La vie reprendra, comme par le passé, mieux que par le passé, le seul obstacle à la paix du ménage étant désormais écarté et Rombier à jamais revenu de tout soupçon. Ces dénouements pacifiques, que le Théâtre Libre croyait avoir inventés, sont l’ordinaire et la règle de notre vieux théâtre.

Ce qu’on ne peut rendre, c’est le mouvement qui emporte ces trois petits actes, le comique plantureux de presque toutes les scènes et le perpétuel rejaillissement de bonne humeur.

La pièce est très bien jouée dans la manière bon enfant qui s’imposait. M. Asselin est plein de bonhomie et de rondeur dans le rôle de Rombier. M. Groullet fait à souhait de Limerot un type de rachitisme et de pleutrerie sournoise. Et Mlle Corciade a joué avec beaucoup d’esprit et de naturel avisé le rôle de Mme Rombier.

La Dauphine de M. François Porché est une pièce originale et charmante : tout y est jeunesse, naïveté et fraîcheur. Autour d’une petite dauphine de dix ans et de ses compagnons d’âge, courent les intrigues, les révolutions, les trahisons et autres passe-temps à l’usage des grandes personnes. Ce contraste entre les jeux de l’enfance et ceux de l’âge mûr est toute la pièce.

C’est dans un royaume imaginaire, qui rappelle l’Ecosse, à l’époque où il vous plaira. La Dauphine et sa grand’mère, la Comtesse, ont été exilées dans le château de Roselyn. La Dauphine rêve de courir les bois et de s’asseoir sur l’herbe mouillée. Elle voudrait être une petite fille, au lieu d’une petite princesse. Mais l’étiquette veille. Imaginez une réduction de l’acte de la Reine dans Ruy Blas. Tandis que la Dauphine pense kermesse et divertissements champêtres, la Comtesse surveille les derniers préparatifs d’une conjuration près d’éclater. Elle donne ses instructions et pré-pare ses appels au peuple. Elle a rédigé vingt-sept articles, pour faire honte au Président Wilson qui n’avait, lui, que quatorze points. Les seigneurs qui détestent le Roi, brûlent de le déposer : ce sera une révolution de palais. Oui, mais ils comptent sans les soviets. Ils jettent le Roi en prison, mais les soviets s’emparent du pouvoir. Il faut sauver la Dauphine. Un seul moyen : se réfugier dans les hautes terres. Départ précipité. Malgré les cris de la petite Dauphine qui ne veut pas partir et demande à voir la fin de la kermesse, le plus déterminé de ses partisans, le marquis O’Donnell, la charge sur ses bras vigoureux et l’emporte.

Les deux femmes ont trouvé asile à Falkirk, dans la montagne et le brouillard, chez le fidèle Ruthwen. Il y a là deux enfants, Donald et Isobel, à qui on présente la Comtesse comme leur tante et la Dauphine comme leur cousine. Les enfants vivent et jouent ensemble : Isobel prend sa prétendue cousine en grippe, et Donald en devient amoureux. A cet amour dans une âme d’adolescent, l’auteur a conservé toute sa pureté et son innocence.


Une nuit, tout est calme et la maison est close.
Je m’endors, brusquement on frappe à nos volets.
Père, en allant ouvrir, arme ses pistolets.
J’entends qu’on parlemente et bientôt qu’on attelle.
Je me rendors et lorsqu’au matin je descends,
Que vois-je près de l’âtre ? Un bonnet de dentelle,
Des cheveux blonds éblouissants.
Tu venais d’arriver pâle et toute transie.
Un tintement de cloche au loin flottait dans l’air.

La flamme pétillait et la poutre noircie,
Les cuivres, les bahuts, tout était rose et clair.


Vient à passer un jeune garçon, Thomas, fils de maquignon. Les fils de maquignons, ça va de foire en foire, ça voit du monde, ça sait des tas de choses. Thomas s’était glissé dans la kermesse : il reconnaît la Dauphine. Et la Dauphine, reconnue, invoque l’aide de Donald.

Troisième acte. Donald est un hardi pêcheur. Il manie avec sûreté la barque et l’aviron sur ces perfides lacs de montagne. Il a invité Thomas à une partie de pêche. Et parti avec lui ce matin, à l’aube, il revient seul. Royaliste et amoureux, dès qu’il a pu craindre pour la vie de la Dauphine, il n’a pas hésité... Cependant la maison s’emplit de gens qui sont des officiers et de cris qui sont des hurrahs. Le Roi a été exécuté par les soviets ; mais les soviets ont été battus par l’armée blanche. On acclame la Dauphine devenue la Reine. Derechef, on vient la chercher. Elle pleure, elle se débat, elle veut rester dans l’humble maison montagnarde auprès de son gentil camarade Donald. Elle refuse de partir. Alors dans ces mêmes bras robustes sur lesquels il l’avait chargée pour l’exil, le même marquis O’Donnell l’emporte vers sa capitale, vers ses palais, vers la puissance et les grandeurs, hélas !

La pièce est rapide, vive, variée. La langue poétique que M. François Porché fait parler à ses personnages est d’une simplicité extrême, presque familière, sans rien de convenu, sans insistance, sans grandiloquence. C’en est le charme. Ses vers libres, qui sont quand même des vers réguliers, — c’est-à-dire qui sont des vers, — courent et suivent les sinuosités de l’action et de la pensée, sans monotonie et sans bizarreries, sans rien qui déconcerte et rien qui lasse.

Il est fâcheux que la Dauphine n’ait pas trouvé à ce théâtre du Vieux-Colombier, pourtant si intéressant, si joliment hardi et si jeune, l’interprétation qui convenait. Il eût fallu que les rôles d’enfants fussent tenus, sinon par des enfants, du moins par des acteurs qui nous eussent donné l’impression d’être des enfants. L’opposition entre le monde de l’enfance, et notre monde morose disparait. Et, je l’ai dit, c’était toute la pièce.


RENÉ DOUMIC.