Revue dramatique - 14 mai 1908
- COMEDIE-FRANÇAISE : Simone, pièce en trois actes, par M. Eugène Brieux.
Dans ses dernières pièces M. Brieux s’était montré fort préoccupé de porter à la scène certaines thèses morales et sociales. Il l’avait fait avec quelque excès. L’exposé dogmatique empiétait sur les parties de drame et les nécessités de la démonstration ralentissaient le mouvement scénique : le théoricien refoulait le dramaturge. La critique, qui demande d’abord aux auteurs dramatiques d’être des écrivains de théâtre, lui en avait fait le reproche. Il a lui-même senti le danger. Aussi vient-il, fort à temps, de donner dans la direction contraire un vigoureux coup de barre. Simone est une œuvre d’une conception justement opposée. Dans ces trois actes où les péripéties se succèdent sans trêve, se serrent, se pressent et nous tiennent haletans, on chercherait en vain un développement, je ne dis pas qui fasse longueur, mais qui ménage au spectateur un repos. Ni discussions d’idées, ni exposés de sentimens, ni peintures de mœurs, mais de l’action, encore de l’action, rien que de l’action. La pièce est tout en muscles ; même elle a comme aurait dit le bon Tartarin, les doubles muscles.
La construction en est assez déconcertante. C’est, à vrai dire, une pièce en deux actes, précédée d’un prologue. Et le prologue est à lui seul une pièce entière, — une pièce à donner la chair de poule. Cela commence à la manière des drames de Maeterlinck. Dans une chambre qui fut longtemps close, à laquelle on rend un peu d’air et de jour, des servantes vont et viennent, échangeant, d’un air de confidence, des propos décousus, dont la banalité nous laisse à deviner de mystérieux dessous et des prolongemens ineffables. « C’est pour aujourd’hui… — Si le médecin le permet… » L’angoisse nous prend : elle ne nous lâchera plus. Dans cette chambre de l’ombre, du sommeil et du silence, entrent peu à peu un avocat, un médecin, d’autres personnes encore. Nous apprenons d’elles l’histoire tragique dont cette maison fut, il y a quelques semaines, le théâtre. La femme de chambre de M. et Mme de Sergeac, entrant chez ses maîtres, un beau matin, a trouvé la jeune Mme de Sergeac étendue, morte ; auprès d’elle, son mari, blessé de plusieurs balles, évanoui. Il y a eu crime. Mais quelle sorte de crime, et qui est le criminel ? Sergeac, en proie à une sorte de fièvre chaude, est resté longtemps entre la vie et la mort. A peu près rétabli, il a gardé de cette secousse une amnésie partielle : sa mémoire expire au seuil du drame dont il a failli être l’une des victimes. Avocat et médecin ont résolu de faire une tentative pour réveiller en lui le souvenir… Mais le voici lui-même, hâve, l’œil vague et inquiet, la figure bouleversée, la démarche hésitante, apparition vraiment terrifiante de l’hôpital des fous. Il ignore que sa femme est morte. Il veut la revoir. Il interpelle violemment les gens qui l’entourent : son père et M. de Lorsy son beau-père. C’est un bruit de vociférations, une tempête de gesticulations. Enfin, peu à peu, il se rappelle et la scène s’évêque à ses yeux. Il avait chassé tout le jour ; le soir, il devait partir pour Paris ; il n’est pas parti. Il est allé jusqu’à la gare, mais il est revenu chez lui ; il est entré dans la chambre de sa femme : il l’y a trouvée aux bras d’un amant. Cette femme, il la voit maintenant à terre toute sanglante : elle a été tuée, mais tuée par qui ? « Par toi, misérable ! » éclate le beau-père qui assiste à l’interrogatoire. — Par moi !… ah ! par moi ! » Une chute, le bruit d’un front cognant sur les planches du théâtre, c’est tout ce qu’on entend. Épuisé par la commotion, brisé par l’effort de l’aveu, Sergeac est tombé sans connaissance. La toile baisse : nous restons quelque temps bouleversés, remués. C’est la même sensation pénible qu’on éprouve à voir dans la rue un homme tomber du haut mal.
Et cela fait bien un tout. Un crime a été commis ; nous venons d’assister à l’enquête qui nous a livré le nom du coupable : nous n’en demandons pas davantage. Apparemment la justice va suivre son cours. Le meurtrier sera-t-il acquitté ou condamné ? Parviendra-t-on à étouffer l’affaire ? Peu nous importe, au surplus. Nous ne connaissions pas ces gens et nous continuons à ne pas les connaître. Il n’y a pas de jour que n’éclate quelque drame de famille dont les feuilles publiques ou les gazettes spéciales nous apportent le récit détaillé. C’est un fait divers dont le hasard nous a rendus quasiment les témoins : ce n’est pas autre chose. La première pièce est terminée.
La seconde ne pouvait prolonger ces spectacles d’horreur : les nerfs, du public n’y auraient pas résisté. Toutefois le ton était donné. Sous peine de nous paraître fade par la comparaison, le nouveau drame devait être fait de situations violentes. Notons au passage les principales de ces situations.
Quinze années se sont écoulées. La fille de la victime, Simone, qui à l’époque du drame avait six ans, en a maintenant vingt et un. On a réussi à la tenir dans l’ignorance absolue des circonstances où est morte sa mère et qui d’ailleurs ne se sont pas ébruitées, et Sergeac a mis sa coquetterie à l’élever dans le culte de cette mère indigne. Simone est une grande fille qui aime bien son papa. Elle l’aide dans des travaux archéologiques. Elle l’appelle « Patron ! » ce que je ne trouve pas d’un goût excellent ; mais il ne faut pas raffiner sur ce genre de gentillesses en famille. Ce calme ne pouvait durer toujours. Une échéance fatale approche : celle du mariage de Simone. Le secret maintenant va sortir de la tombe. Sergeac à plusieurs reprises le verra se dresser devant lui. Et comme le spectre de Banquo apparaissant à Macbeth, cette résurrection du passé le jettera chaque fois dans une crise d’affolement.
Aussitôt il perdra la tête : ses actions, ses paroles, — au rebours de tout bon sens et de toute justice, — seront d’un homme qui n’a plus la possession de soi. C’est le sens des deux scènes capitales du second acte. L’une avec M. Mugnier, père du jeune homme qui aime Simone et en est aimé. Par des faux-fuyans et des échappatoires, celui-ci fait comprendre à Sergeac qu’il s’oppose au mariage. Aussitôt Sergeac s’emporte et injurie, ou peu s’en faut, son interlocuteur. Cet emportement ne se justifie guère. On nous dit que ce M. Mugnier a mené son enquête matrimoniale par des moyens d’une correction douteuse ; c’est possible et c’est fâcheux ; mais, bon Dieu ! on a bien le droit de connaître le secret d’une famille où votre fils va entrer, et Sergeac sait mieux que personne qu’il est fait bonne garde autour de ce secret. S’il songeait un seul instant au bonheur de sa fille, Sergeac donnerait tout de suite à Mugnier père l’explication qu’il fournira tout à l’heure à Mugnier fils, et qui remettrait les choses au point. Mais la première impulsion a été la plus forte. — L’autre scène est celle du père et de la fille. Simone, elle aussi, a bien le droit de savoir pourquoi son mariage est soudainement brisé. Sergeac se trouble, balbutie des excuses, laisse échapper le mot de pardon. C’en est tout juste assez pour mettre la jeune fille sur la voie.
Au troisième acte, nous apprenons qu’elle a questionné la vieille servante et reçu d’elle la confidence du meurtre. Meurtrier, ce père qu’elle a tant aimé, et meurtrier de la plus vertueuse des femmes ! Comment veut-on qu’elle supporte maintenant la vue de ce père aux mains tachées de sang, et de quel sang ! Ici l’intervention du jeune Mugnier, l’amoureux, provoque chez Sergeac une nouvelle explosion de colère et qui s’explique aussi peu que les autres. Il ne fait rien que d’honorable et de délicat, ce jeune homme, en protestant que, sans se révolter contre son père, il n’accepte pourtant pas la rupture et qu’il se considère comme lié à Simone. Et pourtant Sergeac le traite comme le dernier des misérables. Heureusement, et par un brusque sursaut d’humeur, il se décide à parler. Il prend pour juge le jeune Mugnier ; il expose ses griefs de mari trompé et qui a puni. Comment conclure ? Dans une première version, la jeune fille s’éloignait de son père, irréconciliable. Dans la version définitive, elle écoute les conseils de son grand-père maternel, qui, lui, a pardonné. Le dénouement était « à volonté, » le caractère de Simone ne nous étant pas connu.
On s’est plaint que M. Brieux n’ait pas analysé avec quelque soin cette âme de jeune fille. Mais notez qu’il ne nous a pas fait mieux connaître les autres personnages. Nous voyons bien que Sergeac est un homme violent ; il est violent et dangereux ; c’est tout ce que nous en savons. On s’est aussi bien demandé ce que prouve une telle pièce. Elle ne prouve rien. Mais ce genre de drame n’a pas pour objet de prouver, non plus que d’analyser. Il ne tend qu’à un effet immédiat, qui est de nous secouer d’importance. On ne saurait nier que M. Brieux n’y ait réussi. Souhaitons donc qu’il ait, une fois pour toutes, exorcisé ce démon de la conférence qui avait gâté ses dernières œuvres, et qu’il trouve désormais un moyen terme entre la manière dissertante de jadis et le système de Simone, qui est celui du drame à coups de poing.
M. Grand a été très dramatique dans le rôle de Sergeac : aucun rôle ne lui avait encore valu un succès aussi mérité. Mlle Piérat est une Simone très gracieuse et parfois touchante.
R. D.