Revue dramatique - 14 mars 1883

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 mars 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 454-465).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : les Effrontés (reprise).

S’il n’était trop ambitieux de rappeler un article dont l’auteur est passé déjà au rang des anonymes fameux, je donnerais volontiers pour titre à cette chronique : les effrontés en 1883. Au moins est-ce une pièce justificative que le critique de théâtre apporte au publiciste. Sans jouer à l’homme d’état, nous sommes obligé de constater quels différens effets, par suite des vicissitudes de la chose publique, un ouvrage produit à vingt-deux ans d’intervalle. On se rappelle que celui-ci, représenté pour la première fois en 1861, renfermait, avec une comédie de mœurs, un commentaire politique de cette comédie : la comédie, que retenait autour de lui le financier Vernouillet, dénonçait un mal de la société; le commentaire, que se distribuaient comme une parabase le marquis d’Auberive et le pamphlétaire Giboyer, indiquait la cause du mal et son remède futur. Le succès de la pièce n’avait pas été sans scandale; le public s’était divisé sur deux questions : à savoir, si le mal signalé par l’auteur existait réellement, et si le remède proposé n’était pas chimérique. Vingt-deux ans se sont écoulés, et l’accord s’est fait : au prix de quelles illusions, de quelles espérances, on le devine. Personne, hélas! ne doute plus que l’auteur n’ait touché du doigt un point malade; la crise qu’il désignait a depuis redoublé de violence; et quant à l’heureuse solution qu’il se flattait d’entrevoir, personne, pas même lui, n’ose plus y compter. Telle coupure qu’il a faite témoigne qu’il est désabusé là-dessus; les spectateurs le sont aussi bien que lui. Et comme la comédie de mœurs, à qui le temps a donné raison, ne peut que gagner, même en tant qu’œuvre d’art, à être allégée de cette partie du commentaire politique à laquelle les événemens ont donné tort; comme, d’ailleurs, la fable dramatique qui soutient cette comédie demeure humaine et touchante ; comme le dialogue de tout l’ouvrage demeure vif et bien français, et que d’un bout à l’autre y court cet esprit qui dans telle scène est une force et dans telle autre une grâce, — il arrive que le public tout entier acclame cette pièce avec une joie qu’avive secrètement la surprise de se trouver d’accord ; ou si tous ne se souviennent pas des dissentimens d’autrefois et, par conséquent, ne peuvent s’apercevoir qu’ils sont apaisés, au moins est-il vrai de dire que tous admirent librement, avec une parfaite sécurité d’esprit, une œuvre aussi jeune qu’il y a vingt ans et peut-être plus jeune, car elle paraît douée désormais de cette jeunesse perpétuelle des choses nées heureusement pour durer.

On sait qui sont « les Effrontés : » les financiers malhonnêtes qui paient d’audace pour forcer l’entrée du monde. La théorie de leurs manœuvres se révèle dans ces conseils ironiques du marquis d’Auberive à Vernouillet : « L’effronterie, voyez-vous, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo, accepter les gens pour ce qu’ils paraissent; secundo, ne pas voir à travers les vitres tant qu’elles ne sont pas cassées... L’œil provocant ! la voix haute ! N’attendez pas les gens, ils ne viendraient pas à vous ; n’allez pas au-devant d’eux, ils vous tourneront le dos; marchez sur eux en leur tendant une main menaçante, et ils la prendront... » L’effronterie, c’est donc l’impudence mise au service de l’argent. L’argent n’est-il pas roi? Tout à l’heure, le marquis d’Auberive disait au bourgeois Charrier : « Vous êtes dans les meilleurs termes avec M. Barbançon, qui est une lourde bête... — C’est un honnête homme. — Le salueriez-vous s’il était pauvre? — S’il était pauvre, je ne le connaîtrais pas. — C’est donc uniquement sa fortune que vous connaissez et son argent que vous saluez? Eh bien ! croyez-vous qu’il y ait bien loin de saluer l’argent d’un imbécile à saluer l’argent d’un fripon?.. Quant à moi, j’adore l’argent partout où je le rencontre ; les souillures humaines n’atteignent pas sa divinité; il est parce qu’il est. » Donc, l’argent est Dieu, et l’impudence le sert ; pour mieux établir son règne, quelles voies prendra-t-elle? Vernouillet, ranimé par le marquis, a là-dessus des lumières soudaines. Dans une société gouvernée par l’opinion, et où l’opinion, que ne juge et ne raffermit aucune règle supérieure, se laisse facilement intimider, sinon corrompre, aucun instrument ne sera meilleur que la presse pour la besogne que l’impudence veut faire au profit de l’argent. D’ailleurs, par la presse, en même temps que le respect des fidèles, la divinité elle-même prendra de l’accroissement. Vernouillet, cet homme positif, est saisi de lyrisme à la vue de l’avenir qui se déroule devant lui : « Je tiens dans ma main les deux pouvoirs qui se disputaient l’empire, la finance et la presse! Je les décuple l’une par l’autre, je leur ouvre une ère nouvelle, je fais tout simplement une révolution!.. » Et peu après, le marquis d’Auberive, en dilettante du pessimisme, le félicite sur ses débuts : «Vous êtes un grand homme, ami Vernouillet, et la presse entre vos mains va devenir une bien belle institution ! »

Ce fut un grand bruit, en 1861, quand résonnèrent ces maximes, quand sifflèrent ces traits de satire. L’auteur avait voulu, et maint détail le rappelait, que la scène se passât vers 1845. Était-ce pour dérouter les censeurs ou dépister les gens qui chercheraient les originaux de ses peintures? Était-ce parce qu’il prétendait avoir montré seulement les principes d’un mal qui depuis s’était aggravé, et ajoutait-il tout bas : « Si la scène se passait en 1861, ce serait déjà bien autre chose! » Toujours est-il qu’il obtint ce résultat d’être accusé de calomnie envers la société de 1845, envers ses financiers, envers ses publicistes. Et ceux-là furent modérés qui ne l’accusèrent pas d’avoir calomnié, à l’abri d’une antidate dont personne n’était dupe, la société, la finance et la presse de 1861. Ceux-ci furent francs qui dirent tout net: « Nous refusons de nous reconnaître, nous et nos voisins, dans ces portraits, aussi bien que d’y reconnaître nos aînés et les aînés de nos voisins.» Les premiers déclaraient que, si l’argent avait pris chez nous une importance nouvelle et funeste, ce n’était pas vers 1845. Les autres, plus nombreux, étant moins désintéressés, ajoutaient: « Et ce n’est pas non plus de nos jours, en 1861, ni jamais. Ce marquis est plaisant de nous apprendre que l’argent est parce qu’il est! Le bonhomme Charrier lui répond fort bien qu’il a toujours été. Nous ne sommes ni meilleurs ni pires que nos fières: qu’on ne vienne donc pas nous crier anathème pour la nouveauté da quelques vices qui sont éternels. »

En 1883, M. Augier peut se moquer de ces chicanes; il peut se montrer bon prince et dire : « Quand je fis les Effrontés, il y a vingt ans, on niait que j’eusse représenté la société de vingt ans avant ou celle de l’époque. Soit! j’avais représenté celle de vingt ans après! » Et, en effet, celle de vingt ans après, celle d’aujourd’hui, n’osera pas protester. Heureuse d’en être quitte à ce compte! Elle sait bien qu’en la reconnaissant ici on la flatterait. Si vraiment le moraliste, en 1861, avait poussé sa comédie au-delà des vices du jour, cette comédie est restée en-deçà de ceux d’aujourd’hui. A quel moment précis la société s’est-elle trouvée à l’unisson de cette satire? On peut disputer là-dessus ; on peut choisir telle ou telle date plus ou moins rapprochée du commencement ou de la fin de ces vingt-deux dernières années; le progrès en ces matières se déclare souvent par de tels éclats qu’il sera difficile, même après avoir choisi, d’être assuré qu’on ait raison. Mais le certain est que les Effrontés marquent une étape que nous avons dépassée : à quelle heure, on ne saurait le dire, et la question n’offre qu’un intérêt médiocre; aussi bien, en l’état, le plus simple serait-il d’admettre que l’auteur a peint en 1861 ce qu’il voyait. Mais, pour de certains yeux, qui servent certains esprits, voir c’est prévoir: ils ne voient que ce qui aura des suites. M. Augier, en 1861, après avoir observé le corps social, a posé le doigt sur une tache, en disant: « Voici un ulcère! » En vain a-t-on protesté que c’était un défaut de l’épiderme et qu’on l’avait toujours vu là : sous la tache l’ulcère s’est creusé; il est béant aujourd’hui, comme un cratère pestilentiel.

Sans doute, l’argent a toujours été, et ce n’est pas d’hier qu’il a commencé de corrompre l’opinion. « Cet homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit. L’on me dit à l’oreille: Il a cinquante mille livres de rente; cela le concerne tout seul, et il ne m’en sera jamais ni pis ni mieux. Si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise! » Qui parle ainsi ? La Bruyère, et l’on juge assez au tour de sa phrase, que cette sottise qu’il évite, d’autres y tombent. Turcaret ne date pas de 1845, mais de 1709. En 1710, un des Agioteurs de Dancourt, Trapolin, comme on lui dit que tel de ses confrères est moins excusable que lui : « Excusable ! s’écrie-t-il, monsieur, tout le monde l’est! La fortune porte son excuse avec elle. Par quelque route qu’on la fasse, quand on l’a faite, on n’a jamais tort[1]. » Ne croit-on pas entendre le Jean Giraud de M. Dumas fils: « L’argent est l’argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C’est la seule puissance que l’on ne discute jamais, » — ou justement le marquis d’Auberive : « J’adure l’argent partout où je le rencontre : il est parce qu’il est. » Dans l’intervalle, je ne vois pas qu’il ait cessé d’être. Faut-il rappeler les banquiers de M. Scribe, les Dorbeval, habillés à la mode de 1827, et leurs confrères? Est-ce Robert Macaire ou Mercadet qui nous donne à croire qu’en 1834, en 1838, l’argent avait disparu du monde? Pourtant, à mesure qu’on avance, il joue un personnage plus important. A le voir entrer en lutte avec d’autres puissances, et des plus grandes qui soient, on devine qu’il ne se tient plus à sa place. L’Honneur et l’Argent, ce titre qui date de 1853, pourrait servir de sous-titre à bon nombre des pièces postérieures, et notamment à la plupart des comédies de M. Augier.

En effet, tandis que son émule, M. Dumas fils, s’attachait aux drames de la chair, M. Augier s’attachait aux drames de l’argent. Tandis que l’un suivait la clinique, l’autre allait à la Bourse. L’un a bien pu écrire, pour montrer que son choix était volontaire, la Question d’argent; l’autre a pris une précaution pareille en écrivant le Mariage d’Olympe, les Lionnes pauvres, Paul Forestier, Madame Caverlet. Encore, au moins dans les deux premières de ces pièces, l’argent garde-t-il son rôle; il l’avait déjà dans l’Aventurière; il le conserve dans le dernier ouvrage de l’auteur, les Fourchambault. Dans la Pierre de touche, dans le Gendre de M. Poirier, dans la Jeunesse, dans un Beau Mariage, dans le Fils de Giboyer, dans Lions et Renards et jusque dans Jean de Thommeray, il se mêle d’une façon efficace à l’action. Mais où son personnage est capital, c’est dans Ceinture dorée, les Effrontés, Maître Guérin, la Contagion. Assurément d’autres ont pris garde à cette fortune récente de l’argent. Ni l’auteur des Faux Bonshommes, ni l’auteur de la Famille Benoîton et de Maison neuve ne l’a méconnue ; après l’Honneur et l’Argent, Ponsard a donné la Bourse. Mais, un des premiers, M. Augier, avait discerné la mine à exploiter : la Pierre de touche est de 1853, comme l’Honneur et l’Argent; et si l’on néglige cette comédie, qu’un air de fantaisie peut faire récuser, au moins faut-il noter que Ceinture dorée, la première pièce en prose où le problème s’agite, devenu ainsi plus proche de nous, Ceinture dorée paraît en 1855, un an avant la Bourse, deux ans avant la Question d’argent, trois avant les Pièges dorés. Cette dernière pièce n’eut guère moins de vogue que les autres ; l’auteur, M. de Beauplan, me saura gré de la rappeler : je la cite pour montrer comment, à cette époque, les coups de pioche se pressaient sur cette même mine. Chacun se mêlait de donner le sien. M. Augier avait frappé le premier; après six ans il le redoubla. Ce dernier coup fut un coup de maître, et ce fut les Effrontés.

Apparemment ce n’était pas sans raison que tant de travailleurs creusaient à la même place, et l’un sur les talons de l’autre : il fallait, pour que tout le monde parlât d’argent, que l’argent eût pris une importance nouvelle; mais comment? Ainsi que plusieurs l’avaient déjà dit, l’argent est toujours l’argent, et dans tous les temps comme dans toutes les bourses; s’il avait acquis plus de valeur, c’est que d’autres puissances s’étaient dépréciées : lesquelles et par quels accidens? Cette valeur acquise, l’argent devait la manifester par des moyens nouveaux ; mais par lesquels? c’est encore de quoi il était curieux de s’informer. Ainsi, d’une part, il fallait reconnaître l’affaiblissement des pouvoirs vaincus ; et, d’autre part, les manifestations de la force nouvelle du vainqueur. Si, d’ailleurs, de son premier coup, dans Ceinture dorée, M. Augier avait découvert le filon, c’est qu’il avait pris soin, dans le Gendre de M. Poirier, de choisir excellemment son terrain. Il n’eut garde de le quitter.

Ce n’est pas en effet dans le monde proprement aristocratique, lequel s’est à peu près retiré de l’action, ni dans le monde modeste des salariés de tous ordres, des juges, des professeurs, des ingénieurs ou des soldats; ce n’est pas non plus dans le monde des gens de lettres et des artistes, ni des petits commerçans ou des petits industriels, que réside et que vit la majesté de l’argent. C’est dans ce monde sans frontières qui se nomme lui-même le monde et que les autres acceptent pour tel, sans épithète qu’on puisse lui contester ou lui envier; c’est dans ce monde où, s’il ne suffit pas d’être riche, il est nécessaire de le paraître; c’est dans ce monde où les parvenus et ceux qui parviennent se frottent à ceux qui se maintiennent, où les gentilshommes et les bourgeois, à de certains jours, à de certaines heures, en de certains lieux de loisir, de dépense, de plaisir ou d’ennui, font également figure de gentlemen; c’est dans ce monde où M. Poirier avait pu rencontrer le marquis de Presles : c’est dans ce monde-là que le marquis d’Auberive devait connaître Charrier et introduire Vernouillet. C’est dans ce monde-là, comme dans un sol où divers élémens se combinent et fermentent, que le rameau d’or poussait ses plus belles feuilles et portait ses plus beaux fruits; aussi bien est-ce dans ce monde et par les mêmes raisons que M. Augier avait mis et devait mettre toutes ses grandes comédies modernes, sauf les Lionnes pauvres, qu’il a placées à dessein dans un monde plus humble, — il s’est expliqué là-dessus, — et Maître Guérin, qui, pour une part au moins, est une étude de la vie de province. Mais à nulle autre de ses créations un tel milieu ne convenait aussi proprement qu’aux Effrontés; dans nul autre de ses ouvrages il n’a étudié d’une manière aussi spéciale ce pouvoir nouveau de l’argent : avec quelle clairvoyance et quelle prévoyance il l’a fait, nous le savons aujourd’hui.

Qui doute à présent que la méthode d’effronterie professée par le marquis d’Auberive ne soit la bonne pour pénétrer dans un tel monde? On l’a vue triompher par assez d’exemples. Il fallait cependant qu’un observateur en découvrît la formule; M. Augier a eu cette gloire. D’autres voyaient peut-être les intrus dans la place : il a trouvé le premier comment ils avaient fait brèche. Il a trouvé aussi comment les défenses de la place étaient ruinées d’avance; il l’a dit en bon langage, et c’est la matière du commentaire politique dont le marquis d’Auberive et Giboyer accompagnent cette comédie de mœurs, ou du moins c’est une partie de ce commentaire, « Ce qui m’amuse dans votre admirable révolution, dit le marquis d’Auberive à Charrier, c’est qu’elle ne s’est pas aperçue qu’en abattant la noblesse, elle abattait la seule chose qui pût primer la richesse. Vous avez remplacé aristocratie par ploutocratie... » Giboyer ne le nie pas, il va même plus loin : « Deux et deux font quatre : le règne de l’arithmétique est arrivé, comme il arrivera dans tous les pays où il n’y a rien au-dessus du capital... » Et comme Vernouillet lui oppose l’éternelle brutalité de ce fait : « L’argent a une puissance intrinsèque; il est roi par la force des choses, » il se récrie, le philosophe, et réplique non sans noblesse : « Voilà justement pourquoi il faut le combattre : la civilisation, c’est la victoire de l’homme sur la force des choses... En sorte que l’ancien régime était plus près de la civilisation que l’autre, parce qu’il avait au moins une chimère à mettre au-dessus de la richesse. » Légitimiste et socialiste s’accordent à condamner le régime présent, et par des motifs pareils; l’un et l’autre déclarent la société malade et désignent la même cause du mal. Quoi de surprenant? L’un et l’autre empruntent cette opinion à l’auteur; l’un et l’autre sans doute assistaient trois ans auparavant, le 28 janvier 1858, à cette séance de l’Académie française où le récipiendaire s’écriait: «Que voyons-nous autour de nous depuis trente ans? Une société toute neuve, sans passé, sans traditions, sans croyances et même sans préjugés; un pays d’égalité où la richesse est devenue le but de toutes les ambitions depuis qu’elle est devenue la seule inégalité possible: » ce n’est donc pas une opinion de théâtre ni un jugement improvisé que M. Augier nous communique par l’entremise du marquis d’Auberive et de Giboyer. « Depuis trente ans.., » disait l’auteur en 1858. En effet, ce n’est pas tout de suite après la révolution française qu’on put en apercevoir ce résultat : la prépondérance de l’argent. Sous l’empire, à peine si quelques fournisseurs des armées avaient pu s’occuper de faire fortune; il fallut que toute la restauration s’écoulât pour permettre à l’épargne de se reformer avant qu’on vît sur le sol nivelé toute la grandeur de la puissance nouvelle. Sous la monarchie de juillet, l’argent commença de croître en influence et en prestige; la révolution du 24 février l’effraya sans l’abattre; le second empire lui donna une sécurité que ne troublaient plus les agitations de la liberté politique, ni le souci des intérêts moraux du pays. En même temps, la vie devenait plus chère et l’appétit du luxe plus aigu ; le jeu seulement pouvait suffire à ces besoins nouveaux. Dans le silence du pays, Paris ne fut plus qu’une Bourse desservie par des chemins de fer. C’est alors qu’on vit éclater coup sur coup tant de comédies dont l’argent était le héros. Dans celle-ci l’auteur ne se contente pas de nous le montrer en action; il nous révèle en même temps les origines de son pouvoir : nous ne voyons pas, après vingt-deux ans, que la vertu de ces origines soit épuisée ni que ce pouvoir ait décru.

S’il montre par quelle méthode les financiers malhonnêtes s’introduisent dans la société et comment cette société leur était d’avance ouverte, M. Augier montre aussi comment ils s’y comportent: il ne les quitte pas une fois installés dans la place; il dénonce le régime qu’ils y vont établir. On sait à présent si ce régime a prospéré. L’union de la finance et de la presse, ou plutôt l’asservissement de celle-ci à celle-là, était une nouveauté quand parut cette pièce, une nouveauté qui faisait scandale et qu’on s’efforçait d’attribuer à des causes passagères. « Il n’est plus permis aux journaux de représenter des idées: il est naturel qu’ils représentent des intérêts; que la liberté renaisse, et les marchands seront chassés du temple. » Ainsi pensait-on vers 1861. Depuis, la liberté a reparu, mais le temple appartenait aux marchands, et personne aujourd’hui ne s’étonne qu’ils en demeurent propriétaires. « Ils achètent un journal comme nous achetions un régiment! » s’écriait avec amertume le marquis d’Auberive. Eh! oui, sans doute, ils achètent un journal; s’ils le paient, c’est leur chose, et qui donc s’avise de s’indigner contre ce marché? Un journal est un outil de finance, et le commerce des outils est libre. Mais si l’on regarde de quelle sorte l’outil est manié, c’est alors qu’on admirera combien la vue de M. Augier fut nette et perçante. Qu’est-ce que Vernouillet auprès de nos faiseurs d’émissions? Il demande 65,500 francs pour compléter son million; des chiffres si faibles nous mettraient en défiance. Qu’il élève son capital de 1 million à 30 et de 30 à 120, à la bonne heure ! Son coffre-fort nous fait l’effet du petit coffre-fort de Fanfan Benoîton. Aussi bien ses manœuvres, si nous en connaissions le détail, nous paraîtraient enfantillages; depuis vingt-deux ans, depuis douze ans, depuis deux ans, on nous a fait voir d’autres tours. Qui se douterait qu’à moins d’un quart de siècle en arrière, ce portrait du financier a passé pour calomnieux? Il s’est justifié depuis. Et la figure de Giboyer! Quelle clameur s’est élevée, en 1861, contre cette caricature! Où trouverait-on ce pamphlétaire pour écrire contre ses idées? Où trouverait-on cet ouvrier de scandale pour décrier une femme dans sa chronique et déshonorer une famille? Sans doute, on l’a trouvé; car cette peinture, l’autre soir, n’a paru surprendre personne. Giboyer avait un assortiment d’anecdotes « pour molester une grande dame; » il n’en avait publié qu’une : combien d’entrepreneurs de chantage en ont donné la suite!

Ainsi, parmi les voies nouvelles dont l’auteur des Effrontés, en 1861, avait démasqué l’entrée, — que nous regardions le grand chemin où se tiennent les voleurs ou bien les sentiers de traverse que suivent leurs complices, nous voyons que partout le vice a fait des progrès. Ces voies alors découvertes, et dont beaucoup niaient l’existence, sont reconnues et même classées : on ne songe guère à les boucher. Le public ne peut les ignorer : elles sont entretenues à ses frais! « Vous connaissez Vernouillet?» demande Sergine à la marquise d’Auberive, et la marquise lui répond: « J’ai payé pour le connaître. » Le public, depuis vingt-deux ans, a fait comme la marquise : il a payé pour connaître Vernouillet, pour connaître Giboyer, et combien d’autres! C’est bien le moins qu’à présent il soit unanime à les reconnaître. Il s’était divisé sur cette question : le mal est-il imaginaire ou réel ? Il n’a plus qu’une voix là-dessus. Reste à savoir s’il est encore divisé sur le remède. Il ne l’est plus, mais par une raison contraire : tous s’accordent à penser que, si le mal est réel, le remède est chimérique, et l’auteur lui-même, qui ne dit plus mot là-dessus, en convient avec tous.

De quel remède s’agit-il? Giboyer l’indiquait, et c’était le sujet de la seconde partie du commentaire. « Achevez la révolution de 89 ! s’écriait le socialiste. On a fait table rase des abus; il reste à reconstruire une société en créant une aristocratie en dehors de l’argent. — Sur quoi la fonderez-vous dans ce pays démocratique? — Sur le principe même de la démocratie, sur le mérite personnel. » C’est « le règne de l’intelligence » que Giboyer annonçait. Comment s’accomplirait-il ? Le précurseur n’en savait rien au juste, pourtant il s’en doutait. Ce « grand chemin de l’éducation » où son père, un portier ambitieux, l’avait « engouffré, » il pouvait bien le traiter d’impasse et demander par boutade qu’on « murât ce cul-de-sac si l’on ne voulait pas le percer par l’autre bout; » mais il comptait qu’on le percerait. Trois ans plus tard, dans Maître Guérin, l’inventeur d’une méthode pour apprendre à lire devait déclarer que «la diffusion des lumières est aussi essentielle au régime de l’égalité qu’elle a été fatale au régime du privilège, et que la conséquence immédiate du suffrage universel, c’est l’éducation universelle. » Giboyer n’eût pas désavoué ce langage; il eût ajouté que, si la proposition de M. Desroncerets est vraie, la réciproque l’est davantage; que la conséquence de l’éducation universelle, c’est la toute-puissance du suffrage universel, et que par l’organisation de ce suffrage éclairé, par le jeu des institutions d’une nation tout entière instruite, et par ce moyen seulement, une aristocratie d’intelligence pourrait s’établir. Pour l’application de ces principes et le détail de ces réformes, il eût renvoyé peut-être à une brochure inédite qui devait paraître en 1864, la même année que Maître Guérin. On y verrait un système d’élections à plusieurs degrés qui « ouvrirait un débouché considérable aux ambitions légitimes. » Par ce système, « tous n’arriveraient pas au sommet, mais tous pourraient espérer d’y arriver, et du moins chacun serait assuré de s’élever selon son mérite sans rencontrer d’autre obstacle que le mérite de ses concurrens. » Voilà bien le cul-de-sac percé, comme le demandait Giboyer; voilà cette aristocratie fondée sur le mérite personnel.

Le titre de la brochure et le nom du publiciste ? La Question électorale, par Emile Augier. On voit que les espérances de Giboyer, en tant que désintéressées et généreuses, étaient celles de l’auteur. On s’en doutait déjà en 1861. Ce n’était pas pour rien que M. Augier, avant d’introduire le marquis d’Auberive sur la scène comme le représentant des « anciens partis, » nous avait prévenus contre « ce petit vieux paradoxal, pointu et pointilleux, cet ennemi personnel de l’égalité, ce détracteur narquois de notre révolution. « Non qu’ensuite il n’eût pris soin de relever son caractère dans notre estime : par un artifice d’impartialité qui vaut que nous le signal ions, il avait voulu que la personne du marquis fût digne de respect et ses idées positives, sinon les négatives, dignes de haine ou de raillerie, comme il avait voulu que la personne de Giboyer fût méprisable et ses idées presque saintes. Cependant les défenseurs des « anciens partis » à cette époque avaient quelque droit de se donner pour plus amis de la liberté que le gouvernement qui autorisait la représentation d’une telle pièce, et l’autorisation, à leurs yeux, était presque un patronage, ils refusèrent d’accepter pour les leurs les idées étroites, les regrets attardés et le pessimisme en quelques points ridicule du marquis d’Auterive. D’autre part, ils tinrent pour suspectes de hâblerie les espérances de Giboyer; son remède leur semblait une panacée d’utopiste, sinon de charlatan. L’ouvrage, d’ailleurs, fut défendu aussi vivement qu’attaqué ; tel applaudit aux promesses de Giboyer, qui n’eût pas le moins perdu à leur accomplissement. Le remède, encore une fois, était-il chimérique ou réel, au moins d’une réalité probable et d’une efficacité prochaine? On était divisé là-dessus encore plus que sur le mal; car sur le mal, au moins, le marquis d’Auberive et Giboyer s’entendaient.

Sur le chimérique du remède, au moins pour de longues années, comme sur la réalité de jour en jour plus manifeste du mal, les événemens ont mis tout le monde ou presque tout le monde d’accord. « Que n’y vas-tu toi-même, en Amérique, pour te guérir une bonne fois de tes chimères? » disait le fils de Giboyer à son père, en 1864, quand son père voulait qu’il passât l’océan pour achever ses études sur la démocratie. Nous y sommes allés en Amérique, ou plutôt l’Amérique est venue chez nous, et nous sommes guéris, trop guéris peut-être des chimères de Giboyer. On a, depuis quelque douze ans, ouvert bien des écoles, si l’on en a fermé quelques-unes; si l’on n’a pas organisé le suffrage universel aussi ingénieusement que le voulait M. Augier, du moins on l’a mis en liberté ; pour grossière que soit sa puissance, elle est absolue : il ne semble pas pourtant que le règne du mérite personnel approche. «Prenez garde, messieurs, disait en 1866 un personnage de la Contagion, Tenancier, qui s’adressait, en même temps qu’à son fils, à tous les petits-fils des hommes de 89, — prenez garde ! nous vivons dans un temps où la stérilité est une abdication. Au-dessous de vous, dans l’ombre et sans bruit, se prépare un nouveau tiers-état qui vous remplacera, comme nos grands-pères ont remplacé la caste dont vous reprenez les erremens, et ce sera justice ! » Est-ce parce que pendant vingt ans, de 1851 à 1870, les « petits-fils des hommes de 89, » avaient « abdiqué » par force au moins le meilleur de leurs droits politiques; est-ce parce qu’ils n’ont pu faire leur éducation d’hommes d’état et se sont trouvés trop faibles, après la chute de l’empire, pour retenir le gouvernement de la nation ? Toujours est-il, qu’en effet, ce « nouveau tiers-état » annoncé par notre auteur a commencé de poindre; un orateur a dit son nom, avec autant d’irrévérence que de bonheur : c’est l’ordre des « sous-vétérinaires. » Est-ce donc là, ô Giboyer, ton « aristocratie de l’intelligence? »

Tous, depuis douze ans, à l’exception des hallucinés, nous avons vu disparaître à l’horizon l’eldorado de nos rêves politiques. Doit-il reparaître un jour? Ce jour n’est pas prochain. M. Augier lui-même, qui a de bons yeux, nous le savons, n’aperçoit plus cette terre promise. Il en convient facilement, et comment ferait-il difficulté d’en convenir? Même dans cette brochure que j’ai citée, la Question électorale, il le déclarait expressément : « Je n’ai ni la prétention ni le désir d’être un homme politique; » il est « un homme de bonne foi. » Mais la bonne foi, en ces matières et par ce temps-ci, ne risque-t-elle pas d’être contraire à toute foi? Déjà, en 1874, dans un discours académique, il ne parlait que sur un ton désabusé des « hommes de parti. » Lui-même se donnait pour « un des rares Français qui n’aiment pas la politique, » si « les entrepreneurs de politique. » — « C’est sans doute, disait-il, une infirmité de mon esprit; mais plus j’avance dans la vie, plus je suis tenté de ranger cette science au premier rang des sciences inexactes, entre l’alchimie et l’astrologie judiciaire. »

M. Augier n’est pas un sectaire, mais un auteur dramatique et un Français; comme tel, sensible aux mouvemens généraux de l’opinion et docile aux leçons les plus récentes des événemens. Après une profession de foi ou plutôt de scepticisme comme celle que je viens de citer, — et combien elle serait plus légitime encore aujourd’hui qu’il y a neuf ans ! — il ne pouvait lui en coûter de voiler les statues de ses anciennes espérances, sinon de les abattre; il les soupçonnait de n’être guère, au moins pour un temps, que des effigies de fantômes. Il a donc résolu de s’accorder d’avance avec l’unanimité des spectateurs. Il avait reconnu comme eux que si le mal signalé par le marquis d’Auberive et constaté par Giboyer avait empiré, le remède prôné par celui-ci était d’application chimérique : il a retranché l’ordonnance. Il a coupé franchement six pages de sa pièce, les six pages où Giboyer déroulait le programme de ses illusions. Et comme en pareil cas, ce n’est pas tout de couper avec franchise, mais qu’il faut recoudre avec esprit, il l’a fait, n’ayez crainte! Selon la version nouvelle, après que le marquis d’Auberive et Giboyer se sont consultés et mis d’accord sur la maladie, quand le marquis interroge le socialiste sur les moyens de guérison : « Oh ! répond Giboyer en secouant la tête, ne parlons pas de cela ! c’était bon il y a vingt ans ! » Entendez, de grâce, en 1861, quoique la comédie représentée à cette date soit toujours réputée se passer vingt ans plus tôt; nous n’en sommes pas à chicaner sur ce genre de fiction, et le plus maussade confessera que l’auteur, après nos mécomptes publics, ne pouvait se tirer avec plus de belle humeur du péché d’utopie.

Ainsi arrive-t-il que personne aujourd’hui ne soit plus gêné pour admirer cette comédie de mœurs, ni par une opinion plus indulgente que celle de l’auteur au malade qu’il étudie, ni par une opinion différente sur le traitement qui conviendrait. D’ailleurs, si le type de Giboyer, grandi depuis vingt ans et devenu légendaire presque à l’égal d’un Figaro, est diminué par ces changemens, ce n’est peut-être pas un mal pour cette peinture dont il faisait éclater le cadre et pour ce drame dont il embarrassait la marche. Était-il bon que le pamphlet se gonflât aux dépens de la comédie? Non sans doute; il risquait de la discréditer. D’autre part, la fable même de l’ouvrage est assez intéressante pour qu’on craigne de regretter la parabase qui menaçait de l’entraver. Si l’on songe que cette fable, en somme, n’est que l’occasion d’une étude de mœurs, et que cette étude est la plus juste, la plus pénétrante qu’on ait faite sur la scène du vice particulier de notre époque ; si l’on prend garde que cette étude est écrite du style le plus sain, le plus libre et le plus national dont aucun auteur dramatique ait écrit depuis les classiques, on accordera que le succès de cette reprise est un bon résultat de l’expérience que les Français ont faite d’eux-mêmes depuis l’apparition de cette comédie. C’est peut-être le seul.

On me pardonnera de ne pas comparer longuement l’interprétation nouvelle des Effrontés à l’ancienne. M. Got a repris le rôle de Giboyer, M. Delaunay celui d’Henri. Je crois volontiers qu’en 1861 l’un n’avait pas plus de vigueur, d’autorité, de décision et de verve, ni l’autre plus de jeunesse, plus de grâce, plus d’aisance et de chaleur. M. Febvre joue Vernouillet ; il lui prête la carrure, l’aplomb d’un de nos coquins de ces temps nouveaux : c’est un épouseur plus redoutable que ne devait paraître M. Régnier. M. Thiron fait le marquis d’Auberive; il est, à son ordinaire, agréable et malin; il n’a pas la sécheresse, la raideur, l’air de race qu’il y faudrait; Samson, à ce qu’on assure, était mieux doué pour ce personnage. Je crois volontiers que Provost représentait excellemment Charrier ; je doute cependant qu’il fût amusant avec plus de naturel et pathétique avec plus de bonhomie que M. Barré dans le cinquième acte. M. Laroche, dans le rôle de Sergine, fait-il regretter Leroux? Par bonheur, on ne témoigne pas que M. Leroux y fût parfait. Il serait puéril plutôt que méchant de comparer Mlle Tholer, qui fait la marquise, à Mme Plessy, qui créa ce rôle. Mlle Tholer est jolie, intelligente et laborieuse; elle acquiert plus de talent qu’elle n’a de génie; qu’elle prenne garde d’en acquérir trop : la pire manière pour une voix mélodieuse de sembler monotone est de devenir nuancée comme le chant d’un oiseau savant. On avait applaudi Marie Royer dans le joli rôle de Clémence; Mlle Durand m’y paraît aimable et distinguée. Mlle Édile Riquier a repris le rôle qu’elle avait créé dans le bal du quatrième acte : cela prouve que la valse a deux temps... Que tel jeu de mots de l’auteur sur le nom de Mme d’Isigny, — c’est justement le personnage de Mlle Riquier, — serve d’excuse au critique !


LOUIS GANDERAX.

  1. Voir, sur les hommes d’argent au XVIIIe siècle, la jolie thèse de M. Jules Lemaître : la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt; Hachette.