Revue dramatique - 14 mars 1886

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Revue dramatique - 14 mars 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 457-467).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : 1802, dialogue des morts, par M. Ernest Renan. — Odéon : 1802, à-propos en yers, par Mlle Simone Arnaud.

Une fête anniversaire, le 26 février, à la Comédie-Française! Qui est donc né ce jour-là? Corneille, Racine ou Molière? Non, mais Victor Hugo. Il est mort, comme chacun le sait, depuis une dizaine de mois; la piété de ses fidèles juge bon de ne pas attendre davantage pour instituer cette cérémonie; le premier 26 février qui passe, on le marque de ce glorieux signe, un à-propos de M. Renan, Quelqu’un s’étonne que, pour moduler ce noël, on ait appelé ce chantre extraordinaire; il y a treize ans à peine, l’auteur de l’Antéchrist, pour donner une idée du caractère de Néron, écrivait ceci : « Qu’on se figure un homme à peu près aussi sensé que les héros de M. Victor Hugo, un personnage de mardi gras, un mélange de fou, de jocrisse et d’acteur... » Notre étonné s’écrie que l’auteur de 1802, « dialogue des morts, » doit avoir oublié ces lignes. j’estime qu’il s’en souvient, au contraire; et c’est justement à cause d’elles que je trouve ingénieux et sage le choix qu’on a fait de lui. s’il faut que Victor Hugo, parce qu’il fut un grand poète, et parce que la Comédie-Française est un lieu public et sonore, soit célébré en ce jour à la Comédie-Française; s’il faut même qu’il y soit honoré parce qu’il produisit naguère sur les planches une œuvre qui ne fut pas inutile, du moins il convient que celui-là soit chargé de cet office qui juge les figures de cette œuvre avec tant de prudence et d’esprit. Sans doute, il fêtera le saint de la bonne manière et ne fera son éloge que par où il faut; d’ailleurs, un pareil témoignage vaudra plus que tel autre moins discret : il prouvera que, sans être dupe, un ami des lettres françaises, même au théâtre, peut encore saluer ce génie.

Cette preuve n’est pas superflue, il faut le dire, dussions-nous scandaliser quelque amateur de beaux vers, heureusement éloigné, pour le salut de ses illusions, de la Comédie-Française et de la Porte-Saint-Martin. Il est des astres qui s’éteignent ; mais leurs rayons parviennent encore aux habitans de la terre longtemps après que le foyer en est refroidi : ainsi, sans doute, pour la plupart des lecteurs, l’œuvre dramatique de Hugo n’est pas morte. Hélas ! nous étions disposés à la croire immortelle, nous autres, Français et Parisiens, nés dans les premières années du second empire, alors qu’avec le poète ses pièces de théâtre étaient exilées. Hugo, sur son rocher de Guernesey, nous apparaissait dans une gloire, à peu près comme aux enfans de 1820 devait apparaître Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène. Sans doute, l’un et l’autre resteraient ainsi, face à face, dans la mémoire de la postérité : entre ces deux colosses le courant du siècle aurait passé. Aussi bien ce tête-à-tête n’était pas pour déplaire à Hugo : lorsqu’il bornait ses vœux à égaler un grand homme, c’est celui-là qu’il devait égaler. L’homme d’action + l’homme de pensée, ce « binôme, » serait l’expression de l’époque. « Un poète qui serait à Shakspeare ce que Napoléon est à Charlemagne, » c’était Hugo lui-même. C’est sa destinée qu’il présageait en s’écriant : « Marengo ! les Pyramides ! Austerlitz ! La Moskowa ! Waterloo ! quelles épopées ! Napoléon a ses poèmes ; le poète aura ses batailles. » Et, depuis, en effet, il les avait eues. Or, ses batailles, entre tous ses poèmes, avaient été ses poèmes dramatiques. Reconnu de bonne heure et toujours respecté comme lyrique, il avait lutté, de 1827 à 1843, comme dramaturge. C’est bien au théâtre qu’il s’était présenté à la foule, avant de se faire acclamer par elle sur la place publique ; mais ces premières rencontres avaient été inquiétées. Autant de pièces, autant de combats, que nous nous figurions comme des gestes héroïques, comme les grandes journées d’une sorte de révolution littéraire et de conquête de la scène. La préface de Cromwell, c’était la déclaration des droits de l’esprit moderne dans l’ordre de l’art dramatique ; et, de même qu’il semble à beaucoup de gens qu’il n’y eût pas de droits ni presque d’homme avant la déclaration des droits de l’homme, de même, avant la préface de Cromwell, il n’y avait pas eu de drame. La première de Hernani, c’était l’assaut donné à la tragédie, à l’ancien régime du théâtre, c’était la prise de la Bastille. Marion Delorme d’abord interdite, le Roi s’amuse suspendu, c’étaient les martyrs de cette révolution, mais des martyrs qui avaient eu raison des bourreaux, qui avaient démoli les geôles. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo avaient reculé malgré toute résistance les bornes de l’émotion théâtrale. Ruy Blas! encore une lutte, encore une victoire, la plus éclatante de toutes, celle du génie à son apogée, l’Austerlitz de cette conquête : Enfin, les Burgraves… Un Waterloo ? Non pas, sinon par la beauté de l’effort. La journée avait été dure, mais la poésie était restée maîtresse du terrain. Ah ! que n’avions-nous pris part à ces réjouissances du courage ! combattu à la première du Hernani, auprès de Gautier en pourpoint rose et longs cheveux ! combattu encore aux Burgraves! Un quart de siècle après que ce merveilleux cycle était fermé, Hugo restait dans notre imagination comme l’émancipateur du théâtre national. Les inventeurs du romantisme, Chateaubriand et Mme de Staël, Charles Nodier et Alexandre Soumet, n’étaient plus que les courriers du grand homme, ou plutôt ils avaient disparu : leur petite lumière d’aurore avait été absorbée par ce réflecteur, qui flamboyait comme plein soleil. Même le Henri III de Dumas père était éclipsé : le Cid, 1636 ; Hernani, 1830, voilà les deux dates fortunées de notre génie dramatique, celles de sa naissance et de sa renaissance. D’ailleurs, si Corneille comptait pour quelque chose, c’est que Victor Hugo l’avait pris sous son patronage, à l’exclusion de Racine, et désigné pour son précurseur. Ce pauvre Corneille ! Il avait fait ce qu’il avait pu, dans son temps, gêné par des règles absurdes; et ce qu’il n’avait pu faire, Hugo l’avait fait, pour la joie et l’honneur de ce temps-ci. Hugo, c’était un Corneille de plein vent, plus nourri de grand air et plus coloré que l’autre; un Corneille délivré, mis à l’aise, poussant son génie aussi profondément, aussi largement que Shakspeare. Et contre qui cette poussée ? Contre ces derniers successeurs de Corneille, justement, qui avaient pris un vil plaisir à resserrer leurs fers, qui prétendaient les garder et ne permettre à personne de marcher sans un carcan pareil au leur, contre ces esclaves qui se faisaient policiers; contre les continuateurs de Racine et de Campistron, M. Brifaut et M. Viennet, en attendant Casimir Delavigne et Ponsard. Et les fauteurs de ces «polissons,» qui étaient-ils? De misérables gens de bon sens, des bourgeois, des épiciers, et les écrivains qui ne rougissaient par de se faire leurs secrétaires, les « perruques » de l’Académie française, un M. Jay et ses complices,.. et puis, dans un coin, ce hargneux, Gustave Planche. Quelques bottes de foin, — les polémiques de M. Jay, — quelques fagots d’épines, — les articles de Gustave Planche, — avaient prétendu arrêter le génie; il avait passé outre, comme l’incendie, et l’obstacle avait volé en cendre.

Cependant le vainqueur était exilé; pourquoi? Parce qu’il était mal avec le gouvernement. Oui, nous l’entendions dire à nos pères ; mais il nous semblait, à nous, qu’il était proscrit comme révolutionnaire en littérature autant pour le moins qu’à titre de défenseur du droit populaire et de la légalité violée en politique. Et nous prenions plaisir à lire Marion Delorme et Lucrèce entre les classes, où, par ordre, nous récitions du Racine, autant qu’à lire, entre deux promenades aux Tuileries où l’on voyait passer l’empereur, les Châtimens et Napoléon le Petit prêtés par un grand ou par le pion. Nous n’étions pas sûrs que le coup d’état n’eût pas été fait par Boileau presque autant que par MM. de Morny et de Maupas, et pour chasser Victor Hugo de la scène et remplacer Racine presque autant que pour bousculer les représentans du peuple et mettre Napoléon III sur le trône. Oh ! ce Boileau et sa séquelle ! Leur revanche, obtenue par fraude, n’aurait qu’un temps. Nous comptions jouir, quand nous serions hommes, de leur déroute définitive. L’œuvre dramatique de leur adversaire, de même qu’elle avait eu sa période militante, dont nous imaginions le bruit et l’éclat, de même, après cette oppression, elle aurait sa période triomphante, dont nous verrions le commencement et dont nul ne verrait la fin.

Eh bien ! le théâtre de Victor Hugo, par une équitable vicissitude, a pu atteindre cet âge triomphal ; comme la politique l’avait opprimé, elle a pu l’exalter pour un temps ; mais, comme nous avons vu son exaltation, nous avons vu et nous voyons sa chute. Faut-il décrire encore l’ascension de l’astre au zénith, de 1867 à 1882 ou 85, et de quelle manière il a plongé ? Faut-il rappeler quel ressort, en pesant sur eux jusqu’à se fatiguer, la main de l’empire avait donné aux esprits de la foule, tandis que les nôtres mêmes se bandaient pour vibrer en l’honneur du poète ? Faut-il rappeler cette détente : Hernani, acclamé en 1867, à la fois comme un Cid reconquis et comme la Lanterne en 1868 ? Et puis, en 1870-71, l’apparition de cette tête blanche, et, sur ses lauriers, le képi ? Hugo, premier garde national de France et pape laïque ; grand Français avant M. de Lesseps et grand-prêtre de l’humanité ; grand-lama plutôt, de qui les disciples et les familiers offrent à la foule, comme délectable et adorable, tout ce qui s’échappe de lui ! Hugo, enfin, après soixante-dix et quatre-vingts ans de durée, après autant d’années, ou peu s’en faut, de labeur littéraire, respecté comme le patriarche de l’art ! Tout le public heureux de faire preuve de civisme, de largeur d’âme et de culture d’esprit en acclamant ses drames tirés tout frais du souterrain de l’empire, à la fois neufs et vénérables ! Après Hernani, Ruy Blas et Marion ! Même les drames en prose exhumés ! Même les romans découpés par des mains amies, Notre-Dame-de-Paris et Quatre-vingt-treize, applaudis sur la scène ! Pour un peu, n’y porterait-on pas ces récens poèmes, les Deux trouvailles de Gallus et Torquemada ? Du moins, après le Roi s’amuse, on se propose, au Théâtre-Français, de reprendre les Burgraves. Le directeur de l’Odéon déclare le projet de hisser Cromwell sur les planches. Ainsi tout entière l’œuvre dramatique de Hugo est glorifiée ; elle paraît s’établir, selon les vœux de notre enfance, dans la paix du répertoire.

Cependant, vers la fin de sa vie terrestre, la seconde représentation d’un de ses chefs-d’œuvre, le Roi s’amuse, donnée un demi-siècle après la première, marque au moins un arrêt dans la marche du poète vers le temple : il pourrait y voir, s’il n’était ébloui par les reflets de sa splendeur, un signe de la ruine prochaine de son empire théâtral. Mais, si le char hésite, il continue pourtant de rouler et, chemin faisant, le triomphateur cesse décidément d’être homme ; il arrive au Panthéon, il parait le remplir. Ce jour-là, sans doute, la superstition envers lui est plus apparente que la religion ; n’importe : elle n’en est que le superflu, le luxe un peu voyant ; la popularité, ici, semble étouffer la gloire, comme les gros sous cachent l’or dans une quête nationale ; pourtant l’or ne manque pas. Quelques bras qui le poussent dans le sanctuaire, quelques fanfares qui en ébranlent les voûtes, Victor Hugo est Dieu.

Quelques mois se passent ; on court à Marion comme à un Te Deum : on en revient plus déconfit que de ce fameux jubilé, le Roi s’amuse. En 1882, le chef-d’œuvre s’était effondré avec majesté, comme un beau bâtiment s’abîme dans les flots ; en 1885, cet autre chef-d’œuvre échoue piteusement. Alors on se doute que deux désastres, coup sur coup, ne doivent pas être des accidens, mais les effets de causes permanentes et profondes. On se demande si l’œuvre théâtrale de Hugo, après avoir gagné son procès en première instance, alors qu’elle était militante, et même en appel, — c’est alors qu’elle fut triomphante, — le gagnera en cassation, c’est-à-dire devant la postérité. La mort, « ce caporal des rois, » est sans doute aussi le caporal des poètes dramatiques : on recherche si elle maintiendra celui-ci au poste d’honneur qui, dans ses dernières années, lui était échu, ou si, par aventure, elle ne l’en a pas déjà retiré. On ouvre donc une enquête. On examine la théorie romantique du drame. D’après elle, la tragédie et la comédie n’avaient représenté que l’homme simplifié, réduit par l’analyse à tel ou tel, héroïque ou ridicule, des élémens essentiels de sa personne. Le drame venait réunir ces deux parts et reconstituer l’homme réel. D’ailleurs, l’homme raffiné des classiques était aussi vrai, mais non plus, dans tel pays et dans tel siècle que dans tel autre : l’homme réel, au contraire, outre la vraisemblance universelle, éternelle, porterait la marque de la vérité particulière à une contrée, à une époque. La nature et l’histoire, voilà donc les sources jumelles où puiserait le poète dramatique : il en tirerait un breuvage qui aurait singulièrement plus de force et de saveur que les potions distillées de la tragédie et de la comédie. Mais proclamer ainsi, en 1827, les droits de la nature et de l’histoire et le double devoir du dramaturge envers elles, c’était partir en guerre contre les derniers classiques. Ceux-ci, vingt ans plus tôt. Mme de Staël les avait dénoncés : « Si l’on s’en tient à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d’œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu’on appelle l’homme. » Dressant tout entière et toute vive « cette étonnante créature » sur la scène, Hugo voyait s’agiter l’armée de ces copistes qui ne manquaient pas de lui opposer leurs modèles : dans la préface de Cromwell, dans le deuxième acte de Marion, il se comparait, soit expressément, soit par allusion, à Corneille luttant contre le souvenir de ses devanciers et l’acharnement de ses contemporains, contre Hardy et Scudéry. C’est le courage et la chaleur d’âme de Corneille qu’il lui fallait pour faire éclore et s’épanouir, malgré les vents ennemis, cette fleur commune des sciences naturelles et historiques, si vigoureuses en ce temps-ci et pleines de sève : le drame.

Fort bien ! mais cette théorie, comment Hugo y était-il parvenu ? Est-ce par une pratique familière de la nature et de l’histoire qu’il avait acquis le droit de leur adresser de pareilles déclarations ? n’avait-il fait que façonner en doctrine les opinions acquises par un long exercice, une habituelle observation de l’une et de l’autre ? Mais, jamais, on le sait assez, il n’a pu seulement se connaître lui-même ni connaître son histoire. Qu’on lise le curieux livre de M. Biré, Victor Hugo avant 1830, ce dossier formé par un greffier attaché à tous les pas d’un grand homme. Le greffier est honnête et instruit ; il paraît tatillon et taquin à la longue, lorsqu’il n’est que minutieux et scrupuleux. C’est que, perpétuellement et jusque dans le détail, il constate la fausseté des récits que le grand homme a faits ou laissé faire sur lui-même. Qui faut-il accuser ? La mémoire de Hugo ? Mais dans telle lettre, écrite des bords du Rhin, après une journée de voyage, sans aucune note, il cite cinquante noms de châteaux, plus bizarres les uns que les autres, et les noms des constructeurs et les dates. Faut-il le taxer de mensonge ? À Dieu ne plaise ! « Cela sent son pédant et son petit génie, » comme dit don Salluste à Ruy Blas, d’employer de tels mots pour un tel homme. Non, Hugo ne ment pas ; il voit la vie, sa propre vie, autrement qu’elle n’a été ou qu’elle n’est : il la voit mieux composée. Il n’aperçoit tel fait que modifié, corrigé, mis d’accord avec tel autre ou bien en contraste, enfin mis en pendant. Il établit nature dément des antithèses en forçant les faits, à la manière de ces gens dont par le Pascal, qui en établissent « en forçant les mots, comme on fait de fausses fenêtres pour la symétrie. » Tant qu’il est royaliste, il voit son grand-père menuisier, ses aïeux cultivateurs ; quand il devient libéral, il se découvre une illustre lignée d’ancêtres, tous nobles jusque par-delà le seizième siècle : ainsi de tout le reste. Voilà proprement sa manière de voir ; ou plutôt il ne voit pas, il est un voyant ; il est un exemplaire magnifique de cette classe que Malebranche appelait celle des « visionnaires de l’imagination. » Il n’aperçoit que dans une vision même les réalités qui le touchent, même la sienne propre ; comment connaîtrait-il ces objets plus éloignés, le caractère des autres hommes et leur histoire ? c’est que sa faculté maîtresse, en effet, nous le savons et nous ne pouvons plus l’oublier, n’est pas l’observation, mais l’imagination, et de quelle sorte ? L’imagination du contraste. Il ne peut percevoir ni concevoir une croix blanche sur un fond noir sans qu’elle se double d’une croix noire sur un fond blanc. De même, lorsqu’il imagine des êtres moraux, c’est d’ordinaire par couples ; chacun n’est que le contraire d’un autre ; et, comme rien n’est plus contraire à rien qu’une abstraction à une abstraction, c’est le plus souvent des couples d’abstractions qu’il invente. Enfin, examinez l’une d’elles : vous avez chance de trouver qu’elle est faite de deux élémens contraires. Ajoutant, par une opération nécessaire de son esprit, l’un de ces élémens à l’autre, accolant de même ce personnage-ci à celui-là, il ne sait pas qu’il institue des chimères et des groupes chimériques ; faisant une addition baroque, il croit constater un total ; fondant, par hallucination, une antithèse, il croit toucher une synthèse. Là-dessus, il estime qu’il a reconquis le réel et la nature, et il arbore leur drapeau. Mais ce champion du réel n’a produit que des idées pures, ce champion de la nature a produit des monstres.

Marion et Didier, la courtisane et l’enfant trouvé ; la raffinée, le sauvage ; infamie et pureté, misanthropie et amour ; — Hernani et Carlos, le bandit et le roi ; Hernani et Ruy Gomez, le jeune homme et le vieillard ; — Triboulet et François Ier, le bouffon et le roi ; — Triboulet, difformité physique et beauté morale ; Lucrèce Borgia, difformité morale et beauté morale ; — Catarina et la Tisbe, la femme dans la société, la femme hors la société ; l’une opprimée, l’autre méprisée ; — Marie Tudor et Jane, la reine et l’ouvrière ; la reine qui est femme à la façon d’une femme du peuple, et l’ouvrière qui est fille d’en lord ; — Marie Tudor et Maria de Neubourg, la reine éprise d’un favori méprisable et la reine éprise d’un favori admirable ; Ruy Blas et Maria de Neubourg, le laquais et la reine ; Ruy Blas et don Salluste, le laquais sublime et le grand seigneur à l’âme basse ; don Salluste et don César, le grand seigneur féroce et le frivole ; — Barberousse, l’empereur devenu mendiant ; Barberousse et Job, l’empereur et le burgrave rebelle ; Barberousse et Guanhumara, l’empereur amoureux d’une esclave ; — Torquemada enfin, dans cette œuvre dernière où les procédés sont plus saillans, comme les os sous la peau dans une vieille figure, Torquemada qui brûle les corps pour sauver les âmes : cruauté, charité ; — auprès de ce représentant de la religion, le représentant de la monarchie, Ferdinand le Catholique et sa femme Isabelle, « deux larves, deux masques, deux néans formidables, » c’est lui-même qui le déclare, — voilà, passée en revue rapidement, la galerie de ces personnages imaginés par le poète : les premiers ne sont guère plus humains que les derniers ; toutes idées pures, et plusieurs monstrueuses, voilà ces apparitions annoncées comme des personnes réelles.

Mais des formes qui ne sont pas des hommes ne sauraient être, cela va sans dire, des hommes de telle époque ou de tel pays. Tout ce que le poète peut faire pour elles, s’il veut leur donner un semblant de valeur historique et locale, c’est de les costumer à la mode d’un pays et d’une époque. Alors que seront-elles ? On oserait à peine le dire, si Ferdinand le Catholique ne suggérait le mot : des masques ! Oui vraiment, qu’est-ce autre chose que des masques, ces acteurs fournis de noms, de vêtemens, de meubles et d’allusions historiques, ce Cromwell, ce Richelieu, ce Charles-Quint, ce François Ier, cette Marion Delorme, ce Barberousse, jusqu’à ce Torquemada, jusqu’à ce Ferdinand et cette Isabelle ? Voulez-vous les débaptiser, les changer d’habits et de logis et détacher quelques paillons de leurs discours ? Vous pourrez délier ensuite l’historien le plus sagace de les reconnaître ou de se douter seulement que ce sont eux. On a vu ce qu’offrait le partisan de la nature, on voit ce que présente le partisan de l’histoire : idées pures, monstres et masques, voilà tout le personnel du drame romantique, toute la troupe du théâtre de Hugo,

Enfin ces semblans d’hommes, sur les planches, ne sauraient avoir les exigences de personnes humaines, ni leur indocilité. Des personnes humaines voudraient que l’auteur les fît agir et parler de telle sorte, entrer et sortir, s’arrêter et marcher, s’irriter et s’apitoyer selon leur caractère et leur passion, selon la situation ; elles refuseraient de faire autrement. Rien de pareil avec ces simulacres : laissés à eux-mêmes, ils demeureraient inertes ; l’action n’est pas déterminée ni réglée par eux, mais par le caprice de l’auteur, qui la ralentit ou la précipite, la complique ou la dénoue, la fait piétiner sur place ou la mène en zig-zag à son gré. Faut-il citer des exemples ? Cromwell, déguisé en factionnaire, reste à bavarder devant sa porte avec un des conjurés qui s’attarde, pendant que les autres parcourent librement son palais : il est venu là, cependant, après avoir pris la peine de faire boire un narcotique à Rochester, et l’on ne sait pour quelle raison il court cette aventure. Marion et Didier, fuyant la police, perdent le temps à se redire des douceurs ; mais ils s’engagent dans une troupe de comédiens. Hernani, pendant que don Carlos éveille ses archers, roucoule aux pieds de doña Sol ; en revanche, il va pour conspirer jusqu’à Aix-la-Chapelle. Il refuse de céder à Ruy Gomez, en échange de la vie et de doña Sol, le plaisir de satisfaire sa haine ; un moment après, il lâche cette haine ; et de même, à la fin, il lâche son amour. Charles-Quint, dès qu’il apprend la mort de son aïeul et qu’il devient candidat à l’empire, passe la nuit à faire l’école buissonnière, comme un étudiant amoureux. Triboulet, par contre, au lieu de jeter à l’eau ce qu’il prend pour le cadavre du roi et de s’enfuir, frappe sur le funèbre sac comme sur une tribune pour traiter la question de l’équilibre européen. Lucrèce Borgia, ayant dit à son mari qu’elle part pour Spolète, vient à Venise tranquillement comme une petite bourgeoise ; en retour, elle n’a pas le moyen de sauver son fils, qu’elle a laissé tomber dans un de ses pièges. Marie Tudor, pour perdre son favori, est obligée de s’entendre avec l’ouvrier Gilbert et de déclarer sa honte devant toute sa cour ; après quoi, pour le retirer des mains du bourreau, elle va et vient inutilement de son palais à la tour de Londres. Catarina, la grande dame vénitienne, n’échappe à une mort clandestine que grâce à une courtisane qui perce les murs et reconnaît le crucifix donné autrefois par sa mère. Don Salluste, ce politique, n’invente rien de plus congru, pour se venger, que de faire aimer la reine par son valet ; ce valet, tombé dans les cuisines par paresse, devient d’un jour à l’autre un grand ministre ; don Salluste a la naïveté de s’exposer à son pouvoir ; Ruy Blas a la naïveté de l’épargner ; à la fin, cependant, trop tard, il le tue, alors que cette reine, qui tout à l’heure ne pouvait se mettre à sa fenêtre, s’est compromise en venant le rejoindre, la nuit, dans un faubourg. Barberousse a un frère naturel, un burgrave, qui naguère l’a poignardé pour l’amour d’une jeune fille corse ;.. mais faut-il, après tant de rêves, raconter ce cauchemar ? En voilà plus qu’il ne faut sans doute pour montrer de quelle manière ces idées pures, ces monstres et ces masques sont agités par la fantaisie de l’auteur.

Le spectacle de cette action, après des tragédies qui n’en offraient guère, a pu amuser les yeux. De même, au commencement du XVIIe siècle, après qu’on s’était lassé de Jodelle et de son imitation du théâtre antique, on avait goûté les tragédies irrégulières, les comédies romanesques de Hardy, de Scudéry, de Scarron, imitées du théâtre espagnol. C’est contre ce libertinage qu’avait prévalu la raison de Corneille ; c’est ce libertinage dont Hugo, prétendu successeur de Corneille, donnait derechef l’exemple. Quoi de surprenant ? Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Hugo, d’ailleurs, par sa nature et par son éducation, était disposé à faire cette restauration qui devait alors être applaudie. Entre son premier drame, Inès de Castro, écrit par un gamin de quinze ans, et ce dernier, Torquemada, publié par un octogénaire, lesquels ont le plus chance de rester ? Hernani et Ruy Blas. C’est dans les sujets espagnols que ce génie, qui procède de l’espagnol, aura réussi le mieux. Il se réclamait de Corneille ; mais qui donc le réclame ? Les maîtres de Scarron.

Cette action, d’ailleurs, si compliquée qu’elle soit, est puérile, et ses complications se répètent. Cromwell et Carlos attendent pareillement leurs assassins : Barberousse, comme l’un et l’autre, discourt sur la politique ; il réprimande les burgraves comme Ruy Blas invective les ministres, comme Saint-Vallier ou Nangis apostrophe François Ier ou Louis XIII ; Catarina et Régina sont sauvées par des narcotiques ; doña Maria vient au secours de Ruy Blas comme Marion au secours de Didier ; Triboulet tue sa fille en croyant frapper un ennemi ; de même Lucrèce Borgia, son fils ; Marie Tudor, son favori ; Lucrèce et la Tisbe sont frappées par celui qu’elles aiment. Hernani, Gennaro, Ruy Blas, Guanhumara périssent plus ou moins volontairement par le poison.

Aussi, pour les besoins de cette action, quelques types suffisent : le jeune premier fatal, Didier. Hernani, Ruy Blas ; le jeune premier ingénu, Gennaro, Rodolfo, Otbert ; l’amante, Marion Delorme, toute proche de doña Sol, qui n’est pas loin de doña Maria, laquelle donne la main à Catarina, et celle-ci à Jane, celle-ci à Blanche, à Régina ; la méchante femme, qui souvent devient bonne, Lucrèce, Marie Tudor, Tisbe ; le sbire, Laffemas, Gubetta ou Homodei, qui, par Simon Renard et don Salluste, se rattache à l’ogre, au despote, à don Alphonse, à Angelo ; le roi amoureux, Carlos ou François ; le politique, Cromwell, Charles-Quint, Ruy Blas, Barberousse. Entre ces drames, il pourrait se faire des échanges de personnages, pourvu que chacun fût remplacé par un de ses camarades du même groupe : que chaque pièce garde seulement les décors et les costumes qui lui sont affectés, et ces chasses-croisés ne troubleront pas l’ouvrage. Bien plus, les membres des différens groupes ont un air de famille ; ils paraissent également éloignés ou plutôt rapprochés de l’auteur. Quoi d’étonnant ? Ils ne sont que des mannequins par la bouche desquels le poète souffle des paroles qui sont bien du même temps et du même pays, — n’étant que les lieux-communs à la mode en France vers 1830, mis en vers sonores et pittoresques par un prodigieux virtuose.

Car c’est là qu’il faut en venir. Au théâtre, plus qu’ailleurs, Hugo est demeuré l’enfant sublime : sa psychologie, son érudition, sa dramaturgie, sous le couvert de la nature, de l’histoire et de Corneille, sont puériles ; sa poésie est admirable. Considérons pour eux-mêmes, sans chercher quel rapport ils ont à un drame quelconque, tel duo de Didier et de Marion, d’Hernani et de doña Sol, de Ruy Blas et de doña Maria, ou tel couplet de Ruy Gomez ; acceptons-les comme des pages détachées des Feuilles d’automne ou des Voix intérieures ; admettons les monologues de Cromwell et de Triboulet comme tirés des Contemplations, celui de Ruy Blas comme extrait des Châtimens ; les discours de Saint-Vallier, de Nangis, de Job et de Barberousse comme autant de feuillets de la Légende des siècles : alors nous serons éblouis, enchantés. Mais ces merveilleux poèmes, qui n’expriment rien qu’un même talent, ces chefs-d’œuvre lyriques, pourquoi les faire réciter sur la scène par plusieurs acteurs, vêtus de costumes divers, qui nous donnent à entendre, par leur aspect et leurs noms, qu’ils sont des personnages différens, voire des héros historiques, prêts à parler et agir pour leur compte, selon la logique de leur caractère, de leur passion et des circonstances ? Nous voyons presque aussitôt qu’il n’en est rien ; cet essai d’abus de confiance nous fâche, cette déception nous irrite, et le plaisir de la poésie, le seul que nous trouvions là, nous devient, dans ces méchantes conditions, une fatigue et un ennui. Prenons-le comme il faut, ce plaisir : dans un fauteuil, au coin du feu, en hiver ; sous l’ombrage, en été.

L’œuvre dramatique de Hugo a été militante : « Ce n’est pas bon, gémissait Delavigne, ce que fait ce diable de Dumas ; mais cela empêche de trouver bon ce que je fais… » Hugo, encore plus que Dumas, était préférable aux classiques de la décadence, il a précipité leur ruine : que son nom soit béni ! — l’œuvre dramatique de Hugo a été triomphante : il suffit que nous ayons dit par quelles occasions, et nous ne lui reprocherons pas son triomphe. — Mais voici que déjà, — hormis Hernani et Ruy Blas, qui peuvent rester au répertoire à titre de comédies romanesques, affectant mal à propos trop de pathétique, mais ornées heureusement d’intermèdes lyriques par un grand artiste, — hormis Hernani et Ruy Blas, tout ce théâtre n’est déjà plus qu’un théâtre de bibliothèque. C’est qu’on y peut trouver des fragmens d’ode, d’élégie ou d’épopée, mais point de drame, car l’humanité en est absente. L’humanité ! Shakspeare nous l’offre brute, et Racine la donne raffinée ; chez Hugo, demandez l’une ou l’autre : néant ! Les personnages de Shakspeare et de Racine, conçus par des imaginations qui sont différemment raisonnables, mais qui le sont, peuvent supporter le contrôle de notre raison ; ils sont variés, et chacun d’eux est notre prochain, dont l’action logique nous intéresse. Les personnages de Hugo, créés et gouvernés par la fantaisie pure, dociles et monotones truchemens de l’auteur, nous laissent indifférens, à moins qu’ils ne nous agacent : tant il est vrai qu’aucun pouvoir, pas même l’imagination à ce degré où elle se nomme génie, ne peut longtemps se passer de la raison ni prévaloir contre la raison !

Tout cela, ni M. Renan, à la Comédie-Française, ni à l’Odéon, Mlle  Simone Arnaud, — qui a gratifié Hugo d’une belle ode, — ne pouvaient le déclarer brutalement. Mais l’ingénieux auteur de ce « dialogue des morts » a laissé entendre la vérité sans la dire. Il a voulu que Racine et Corneille, aux champs Élysées, préoccupés des choses du théâtre à peu près comme Froufrou et Valréas à Venise, appelassent de leurs vœux un poète qui rendît à la langue, après le refroidissement du XVIIIe siècle, la chaleur et l’éclat. Il a fait célébrer la venue de ce héros moderne non-seulement par Diderot, mais par Voltaire. Il s’est avisé même d’amadouer Boileau en sa faveur jusqu’à lui faire présager avec ivresse la victoire de ce nouveau dieu sur certaine idole, élevée à l’honneur de Boileau, justement, par des disciples qu’il désavoue. À merveille ! Mais dans ce concert de bous génies, rassemblés autour du berceau de Victor Hugo, M. Renan a pris soin de ne pas faire entendre Molière. C’est que celui-ci, apparemment, il l’a jugé incorruptible. Molière devant les drames de Hugo ! Déconcerté un moment, il aurait bientôt ri, et puis haussé les épaules avec colère. Ruy Blas même l’aurait fâché comme une parodie à rebours, un travestissement sérieux des Précieuses ; et Hernani, de l’École des femmes… Molière, encore plus que Racine et Shakspeare, c’est la raison et l’humanité sur la scène ; Hugo, c’est la fantaisie et la force vide. Si Molière n’est pas resté chez lui, le 26 février, M. Renan sait bien pourquoi.


Louis Ganderax.