Revue dramatique - 14 mars 1901

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REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Reprise de Patrie, drame en cinq actes et huit tableaux par M. Victorien Sardou, — GYMNASE : La Bourse ou la Vie, comédie en quatre actes par M. Eugène Capus. — THEATRE-ANTOINE : Les Remplaçantes, comédie en trois actes par M. Eugène Brieux.


La Comédie-Française est enfin rentrée chez elle ; aussitôt elle s’est remise au travail, et, après deux mois et demi d’efforts, elle nous donne une reprise. Le célèbre drame historique de M. Sardou avait été joué en 1869 à la Porte-Saint-Martin avec un succès considérable. La Comédie comptait le reprendre, l’été dernier, à titre de pièce dite « d’Exposition. » Mais il y a moyen de justifier la présence de cet ouvrage au répertoire de la Comédie-Française en dehors même du temps d’Exposition. C’est un excellent spécimen de drame romantique. Il a beau n’avoir été représenté qu’en 1869, en réalité il nous reporte à quarante années par-delà. Or, on peut penser ce qu’on voudra du drame romantique, quand même il n’aurait guère de place dans l’histoire de notre littérature dramatique, il en a une dans l’histoire de notre théâtre. Il doit figurer dans le « musée » de la Comédie-Française. Hernani et Ruy Blas n’en donnent pas une idée suffisamment exacte : le drame romantique n’est tout à fait lui-même que lorsqu’il est en prose. Il y a quelques années encore, la Comédie-Française reprenait volontiers les drames d’Alexandre Dumas père ; elle n’a plus de raisons de le faire, depuis qu’Alexandre Dumas fils est mort. Rien n’empêche de substituer Patrie à Henri III et sa Cour et de considérer ce drame comme un drame-type, où nous irons étudier une des applications les plus fidèles qu’on ait faites des principes du romantisme au théâtre.

Les romantiques voulaient avant tout n’être pas des classiques. Imaginez un classique mettant en œuvre le sujet de Patrie et faisant agir les personnages mêmes de M. Sardou. Il n’eût pas manqué de nous montrer Rysoor hésitant entre le souci de sa vengeance et les inspirations de son patriotisme. De ce conflit de sentimens il eût fait dépendre toute l’action. M. Sardou a tenu à nous indiquer en un bout de scène que l’intérêt de ce conflit n’avait pas échappé à sa clairvoyance, et que, s’il ne le développait pas davantage et n’en tirait aucune conséquence, c’est parce qu’il ne le voulait pas, son effort devant se porter ailleurs. Imaginez quelque dramaturge de l’école allemande traitant le même sujet d’après les procédés d’Egmont et de Wallenstein. Il nous eût donné, non sans étalage indiscret d’érudition, une série de tableaux dont la juxtaposition eût formé une sorte de grande fresque historique. Mais nos romantiques connaissaient leur public français : ils le savaient prompt à s’ennuyer. C’est pourquoi ils s’empressèrent d’emprunter aux fournisseurs ordinaires des scènes du Boulevard des procédés d’un effet sûr et qui se sont trouvés d’un assez bon usage, puisque, après tant d’années, ils font encore merveille dans Patrie.

L’important est de tenir sans cesse la curiosité en éveil, de la renouveler à chaque instant par un coup de théâtre plus imprévu et plus saisissant. Patrne est, à ce point de vue, un chef-d’œuvre. Tant que le comte de Rysoor s’est borné à nous faire le tableau de la misère des Flandres et de la tyrannie du duc d’Albe, nous l’avons écouté avec patience, et parce qu’il faut bien que la pièce ait une exposition. Mais ce même Rysoor comparaît devant le grand prévôt. Il est accusé d’être resté absent de Bruxelles pendant quatre jours. Nous savons que le fait est exact. Un capitaine espagnol, en logement chez lui, est appelé en témoignage ; ce témoignage va le perdre… il le sauve ! Voilà une péripétie à laquelle nous ne nous attendions pas et qui nous fait dresser l’oreille. Rysoor apprend qu’il a été vu cette nuit dans son palais, qu’il sortait de la chambre de la comtesse, qu’il s’est battu avec un ivrogne, qu’il s’est blessé à la main. Sa surprise est grande, et la nôtre est égale à la sienne. Un homme sortait la nuit de la chambre de la comtesse. Il s’est blessé à la main. Quel était cet homme ? Quelle était cette main ? L’intrigue est engagée ; l’intérêt ne fera plus que croître jusqu’au dénouement. — Parce qu’elle déteste son mari, Dolorès court chez le duc d’Albe, et lui livre le secret des conjurés ; après quoi, et le mot à peine lâché, elle s’aperçoit que l’effet immédiat de sa dénonciation, a été de désigner pour le supplice, qui ? son amant. — Pour guider les Flamands révoltés, Rysoor a fait choix de Karloo ; juste au moment où il se réjouit de serrer sur son cœur un véritable ami, il reconnaît en lui, qui ? l’homme à la main coupée, l’amant de sa femme. — La conjuration a été découverte, Guillaume d’Orange, à son entrée dans Bruxelles, va être écrasé ; il ne peut échapper, car le signal, un carillon joyeux, va être donné par le sonneur Jonas. Les cloches tintent. Ce n’est pas le carillon, c’est le glas. Guillaume est sauvé ! — Les conjurés ont été trahis. Par qui ? Il y a un traître. Quel est ce traître ? Karloo voit peu à peu se circonscrire le cercle de ses recherches. Ce traître est une femme. Cette femme est celle qui a un sauf-conduit pour la porte de Lille. Et la femme qui a un sauf-conduit pour la porte de Lille, celle qui a livré les conjurés, celle qu’il a fait le serment de tuer, c’est la femme qu’il aime, c’est Dolorès ! — Le moyen de s’ennuyer ? On va jusqu’au bout, bon gré, mal gré, haletant et la gorge sèche.

A une action si bien machinée, il faut des personnages d’une fabrication spéciale. C’est d’abord le vieillard généreux. Sa tête blanche a soixante ans, mais son cœur en a vingt. Il aime éperdument une indigne. Vieux lion qui rugit encore, mais qui ne mord plus, il menace de tuer tout le monde et ne fait de mal à personne ; et comme on comprend que son héroïsme continu exaspère les nerfs d’une femme jusqu’à la rendre follement méchante ! — Le jeune premier fatal ; fatal à ses amis, dont il cause tout le mal, et fatal à sa maîtresse, qu’il tuera. Un jeune premier romantique ne peut s’empêcher de tuer la femme qu’il aime, et c’est la preuve suprême qu’il puisse lui donner de son amour. — Le traître, dont le rôle peut être avantageusement tenu par une femme : Milady des Trois Mousquetaires ou Dolorès de Patrie. — Le Croquemitaine, maniaque de meurtre, affamé de chair humaine, altéré de sang : La Richelieu de Marion Delorme ou le duc d’Albe. Ajoutez quelques figures de second plan : la jeune mourante, le spectacle de l’agonie d’une jeune fille étant très propre à toucher les cœurs les plus durs ; l’humble héros, mi-parti de comique et de sublime ; l’homme d’esprit, qui promène à travers la pièce son impertinence et son inutilité bavarde. Tous ces personnages sont diversement amusans, sauf un : le dernier. Pourquoi M. Sardou ne nous a-t-il pas fait grâce du spirituel La Trémouille ? Mais c’est qu’alors son drame eût été moins complet, moins significatif du genre.

Entre les acteurs du drame les rapports sont déterminés d’avance par les nécessités de l’antithèse. Rysoor est vieux, il est calviniste, il est Flamand ; Dolorès est jeune, elle est catholique, elle est Espagnole. Karloo qui aime Dolorès, c’est la loyauté qui aime la trahison. Le duc d’Albe a l’âme d’un bourreau, doña Raphaële est pitoyable et tendre. Par une correspondance mystérieuse, les cruautés du père ont un retentissement dans le cœur désolé de la fille et chaque condamnation nouvelle que signe le duc achemine davantage vers la tombe sa chère malade. Comme elle s’oppose à celle du duc d’Albe, la figure de doña Raphaële s’oppose encore à celle de Dolorès : c’est l’ange en face du démon. Trop est trop. C’est un dédale où l’on se perd. D’autant que l’antithèse ne sert pas seulement à opposer un personnage à un autre personnage : elle oppose chez le même individu un sentiment à un autre sentiment. Reprenons l’énumération de tout à l’heure. Rysoor, c’est le mari amoureux dans le citoyen. Karloo, c’est l’amant dans le patriote. Le duc d’Albe, c’est le père dans le bourreau. On a dit souvent que Victor Hugo avait imposé au drame la forme même de son génie antithétique : ce n’est pas exact. L’antithèse est inhérente au drame, étant le moyen le plus violent pour frapper l’attention.

C’est encore une condition du drame que le déploiement du spectacle. Il faut parler aux yeux. Quoi de plus pittoresque que le XVIe siècle, que les Flandres, que l’Espagne ? Ces rues encombrées d’une foule bariolée et grouillante, ces remparts couverts de glace, ces intérieurs sombrement décorés, ces processions, sont du plus bel effet. Le drame veut du mouvement et du bruit : les épées sortent du fourreau, les cloches sonnent, le canon gronde, on se bat sur la scène, l’odeur de la poudre se répand dans la salle. Le drame s’adresse aux sens et les remue volontiers par l’étalage de la douleur physique. Dès le premier acte de Patrie, nous voyons défiler des accusés qu’une procédure sommaire et une parodie de justice envoient au bourreau. Une jeune fille crie, se débat, il faut l’emporter. Au second tableau Rysoor rudoie sa femme et lui tord le poignet, comme le duc de Guise tordait le poignet de la duchesse dans Henri III. On ne parle, tout du long de la pièce, que de pendaison, de fusillade et de torture. Une sinistre procession, telle que les romantiques les affectionnaient, emplit l’avant-dernier tableau : soldats en costume de parade hallebardiers, porte-étendards, porte-croix, porte-dais, tortionnaires, moines en cagoules accompagnent les condamnés jusqu’à la place où est dressé le bûcher. Magnifique mise en scène de la mort ! Il nous reste à voir s’enflammer le brasier. Ce sera l’affaire du dernier acte. Un amant qui poignarde sa maîtresse, à la lueur du bûcher où lui-même il va se jeter, on n’imagine guère pour un drame romantique une fin plus congruente… Comme on le voit, il n’est aucun des procédés essentiels du genre que M. Sardou n’ait ici mis en œuvre, et avec l’habileté qu’on lui connaît. Pairie acquiert par là une réelle valeur représentative, et c’est ce qui lui donne, encore aujourd’hui, de l’intérêt.

Patrie a été luxueusement monté. On serait presque tenté de reprocher à la Comédie-Française d’avoir trop bien fait les choses. La procession de l’avant-dernier tableau est magnifique et interminable. J’entendais autour de moi des réflexions : « C’est mieux qu’à l’Opéra… C’est le moment le plus impressionnant… » Ces réflexions sont de celles auxquelles il n’eût pas fallu donner lieu de se produire. La Comédie-Française n’a pas à entrer en concurrence avec l’Opéra. C’est faire tort à l’auteur au profit du décorateur, du costumier et du machiniste.

L’interprétation est, dans l’ensemble, trop raisonnable et trop sage. Ces choses ne doivent pas être débitées de sens rassis. Cette remarque faite, il faut dire que les rôles sont pour la plupart tenus de façon satisfaisante et avec autorité. M. Mounet-Sully est de grande allure dans celui de Rysoor ; M. Paul Mounet est un duc d’Albe effrayant à souhait ; M. de Féraudy est un sonneur Jonas tout plein de bonhomie. M. Albert Lambert a trouvé dans le rôle de Karloo une de ses meilleures créations : il l’a joué avec chaleur, et il s’est fait tout particulièrement applaudir au dernier acte pour une intonation d’une remarquable justesse. M. Le Bargy est l’élégance même sous les traits de La Trémouille. Mlle Brandès, qui vient d’être souffrante, n’était pas encore on possession de tous ses moyens le premier soir ; nul doute qu’elle ne retrouve par la suite la vigueur, l’élan, l’âpreté qui lui ont fait défaut. Mlle Leconte est gracieuse et touchante dans le rôle, d’ailleurs peu important, de doña Raphaële. Mlle Delvair a bien lancé sa tirade du premier acte.

M. Alfred Capus est un homme d’esprit, c’est un chroniqueur alerte, c’est un romancier ingénieux, c’est un auteur gai. Il s’est fait au théâtre même une place distinguée, sans pourtant s’y placer au premier rang. La Bourse ou la Vie n’est pas encore cet ouvrage qui classe définitivement son auteur. La pièce a fourni une carrière brillante, mais courte. Elle était mal conçue, mal venue par suite d’une erreur initiale de l’écrivain.

M. Capus intitule sa pièce : comédie. La situation qu’il y expose est des plus pénibles. Voici un jeune ménage très parisien et très gentil : Hélène et Jacques Herbaut, une honnête femme et un honnête homme de mari qui s’aiment bien tous deux, qu’on aime, qu’on reçoit partout, et qu’on estime. Ils ont tout pour eux : jeunesse, bonne grâce, situation mondaine, aisance. Seulement ils sont imprudens : ils ne se contentent pas d’avoir une vie facile et large ; il leur faut la grande vie ; ils mènent un train tout à fait en disproportion avec leur fortune. À ce jeu ils ont tôt fait de se ruiner. Impossible de continuer à vivre à Paris. Mais bien plus impossible encore de renoncer à cette vie de Paris. On se soutient quelque temps par des expédiens. Puis, comme on a besoin d’argent et qu’on en a besoin tout de suite, on s’engage dans des affaires financières. Entendez par là qu’on prête un nom, jusqu’alors honorable, pour servir de paravent à quelque financier louche. Les premières opérations donnent de beaux résultats, l’argent afflue, et il a été si facilement gagné qu’on le dépense plus facilement encore. On s’engage cette fois à fond, et on arrive grand train à l’inévitable fiasco. Ce chemin mène sûrement le mari à la prison, et la femme à se vendre. Drame lugubre, qui court sous beaucoup d’existences parisiennes, et qui éclate enfin par quelque brusque catastrophe. Tournez-le et le retournez en tous sens ; il sera bien impossible qu’il vous apparaisse sous l’aspect de la gaieté. Pressez-le ; vous n’en ferez sortir aucune espèce de drôlerie. Or M. Capus a voulu faire une pièce gaie, uniquement gaie. Il a voulu que tous les personnages, toutes les scènes, toutes les répliques servissent uniquement à nous amuser. Il n’avait pour arriver à ce résultat qu’un moyen : c’était de passer à côté du sujet et d’escamoter la comédie qu’il nous avait promise. C’est à quoi il n’a pas manqué.

Ce qu’il eût fallu ici, semble-t-il, c’eût été nous montrer sans cesse le drame affleurant sous la comédie : c’eût été nous donner la sensation de choses graves faites légèrement. Cette sensation, nous ne l’avons pas un instant : chaque fois qu’il aurait l’occasion de nous la faire éprouver, l’auteur a soin de nous détourner vers un effet ou par un mot de vaudeville. Un galant homme engage sa signature à un financier véreux ; ce fait, qui est de quelque conséquence, passe complètement inaperçu dans la drôlerie d’un tableau consacré à nous montrer un va-et-vient de cocottes, de fêtards et de faiseurs autour d’un bar installé dans les bureaux d’une banque. Le même Jacques Herbaut est mis sous les verrous ; mais comment nous viendrait-il à l’esprit que cela puisse avoir rien de fâcheux ? On ne cherche qu’à nous mettre en joie par des scènes de bouffonnerie encadrées dans le décor d’une prison qui réalise le dernier cri du confort moderne. Pas un mot, pas un trait qui soit pour nous un rappel du drame, et qui nous ramène à la réalité de la situation.

De même il n’y a aucun personnage dont on puisse dire que l’auteur l’ait pris au sérieux, aucun qui n’ait l’air de se moquer de lui en même temps que de nous, et de nous avertir, pour éviter toute méprise, qu’il n’existe pas. Autant de fantoches, dont la silhouette indiquée d’un dessin joli et spirituel a le défaut d’être toute conventionnelle et d’avoir été déjà vue à satiété. C’est Brassac, dit Bébé, le banquier pour femmes entretenues, l’un des hommes les plus « chic » de Paris ; le commissaire de police qui reste dans l’exercice de ses fonctions un homme du monde ; Le Roussel, celui qui trouve une volupté particulière à donner de l’argent aux femmes ; Plesnois, le mari amené par des calculs d’une précision toute mathématique à la certitude qu’il ne peut pas être trompé ; Pervenche, la cocotte férue de l’idée du mariage : « Il faut vous dire que je n’avais qu’un rêve, c’était de me marier… Parce que je trouve que pour une femme il n’y a rien au-dessus du mariage… C’est cette idée qui m’a perdue… » Tous ces gens-là ne sont guère intéressans ; mais ils ont de l’esprit et ils en font, à propos d’eux-mêmes, à leurs propres dépens et sur leur cas.

En dépit de l’auteur, le sujet, suivant sa logique intérieure, risque à chaque instant de se heurter au drame. Donc il faut que l’auteur intervienne violemment et qu’il nous rejette, au prix des plus énormes invraisemblances, dans un courant de bonne humeur. Hélène est à bout de ressources, elle aime son mari ; pour lui épargner la prison, elle a besoin de trois cent mille francs : un homme, très épris d’elle, lui offre ces trois cent mille francs, en mettant seulement cette condition qu’elle lui témoignera quelque reconnaissance. Qu’arrivera-t-il ? Rien qui puisse alarmer l’honnêteté, affirme M. Capus dans une scène qui a plu par une note aimable de sensiblerie ! Autre exemple. Un filou, qui a eu l’imprudence de repasser la frontière et de revenir de Belgique en France, est pincé par la police et mis par elle en sûreté. Que peut-il espérer ? Le bagne ou la maison de réclusion. M. Capus s’empresse d’envoyer à son secours une comtesse chilienne éperdument amoureuse et abondamment millionnaire.

Comme enfin presque tous ces personnages suent la vilenie, et qu’il faut nous empêcher de réfléchir, l’auteur est aussi bien forcé, pour attraper la drôlerie, de la chercher dans la bouffonnerie. Le deuxième et le cinquième tableau, celui du bar et celui de la prison, sont de pure farce. Et malgré tant d’efforts, cette pièce n’est pas gaie. Non, ces gens ne nous font pas rire. Non, ils ne nous intéressent ni ne nous amusent. Nous n’arrivons pas à prendre notre parti de cette sorte de continuelle dissonance à laquelle l’auteur a cru pouvoir nous soumettre et qui ne sert qu’à nous irriter. Ayant choisi un sujet de comédie dramatique, il l’a traité en vaudeville. Il n’a fait ni un drame, ni un vaudeville, ni surtout une comédie. C’est bien pourquoi le public s’en est si vite lassé.

Dans cette comédie manquée, il y a de l’esprit ; et j’y insiste. M. Capus a surtout ce genre de blague et cette ironie qui plaisaient, il y a une vingtaine d’années, dans les pièces de Meilhac et Halévy. Ecoutez de quelles précautions oratoires s’entoure l’honnête Le Houssel pour adresser à Mme Herbaut des propositions déshonnêtes : « Chère madame, nous vivrions à une époque où les mœurs seraient pures, je ne vous dirais certainement pas ce que je vais vous dire, parce que c’est un peu raide ; je ne me le dissimule pas. Mais aujourd’hui les mœurs sont corrompues, effroyablement corrompues. Ce n’est pas moi qui les ai faites. Je les ai trouvées dans cet état-là. Il y a un relâchement général dans la moralité publique. Telles choses qui auraient paru des monstruosités, il y a seulement cinquante ans, semblent maintenant les plus naturelles du monde. Tranchons le mot, nous vivons à une époque de décadence. Eh bien ! je vais vous parler comme à une époque de décadence… » Si on eût trouvé une déclaration faite sur ce ton dans quelque comédie de Meilhac et Halévy, nul doute qu’on n’eût jugé le morceau délicieux. Il ne déparerait pas telle scène de la Petite Marquise ou de Ma Cousine. Seulement c’est une forme de l’esprit dont nous sommes un peu fatigués. Le genre parisien au théâtre est usé jusqu’à la corde. Là comme ailleurs l’ironie est démodée. L’esprit, même relevé d’observation, ne suffit pas pour faire une pièce de théâtre ; c’est ce dont M. Capus vient de faire l’épreuve, et ce que la Bourse ou la Vie montre jusqu’à l’évidence. Pour faire une bonne pièce de théâtre, il n’y a encore qu’un moyen : c’est de croire à ses personnages, et c’est d’être soi-même dupe de ce qu’ils disent et de ce qu’ils font.

La Bourse ou la Vie a été très joliment interprétée au Gymnase, notamment par MM. Gémier et Dubosc, et par M. Galipaux dont le jeu trépidant et la gaieté de polichinelle étaient ici tout à fait dans la note de l’ouvrage.


La nouvelle pièce de M. Brieux, que le Théâtre-Antoine représente en ce moment avec succès, est un des moindres ouvrages de l’auteur. Les Remplaçantes sont à une pièce à thèse ce qu’est une pochade à une comédie. On a l’impression d’une pièce faite avec quelque hâte et dont l’auteur n’a pas cru pouvoir tirer de grands développemens. C’est d’ailleurs de sa part preuve de goût et de sens dramatique. En admettant qu’il y eût à faire une pièce sur les nourrices, il est clair que le mieux était de la faire courte. Toutefois, quand un écrivain a conquis parmi les auteurs dramatiques de son temps la belle place qu’a M. Brieux, et quand il est parvenu au rang où l’a élevé la Robe rouge, il a tort de livrer au public des œuvres d’un art aussi sommaire. Il nous met par là trop aisément à même de démêler ses procédés habituels et naturellement d’apercevoir ce qu’ils ont de défectueux.

M. Brieux s’est proposé de porter le fer et le feu dans toutes les plaies de notre société : c’est une mission généreuse et qu’il poursuit avec une conviction dont on ne saurait trop le louer. Il s’est attaqué déjà aux vices du corps médical et à ceux de la magistrature ; il a dénoncé la manie des brevets, la fureur du jeu dans les classes ouvrières, l’excessive facilité du divorce : il peut continuer, et ce ne sont pas les sujets qui manqueront : dépopulation, abandon des campagnes, alcoolisme, abus du tabac, que sais-je encore ? L’impôt sur le revenu, les grèves, la journée de huit heures, la tyrannie des syndicats, le krach du parlementarisme pourront attirer sa sollicitude inquiète. Sur ces diverses questions il se documente suivant la méthode que nous employons tous, quand nous voulons faire œuvre de vulgarisation et parler sans impertinence d’un sujet sur lequel nous sommes notoirement incompétens. Il se renseigne auprès des spécialistes, il consulte les statistiques. Puis il exprime sur la matière ce qu’on appelle des vérités de bon sens. C’est la méthode du journaliste obligé d’aborder tous les sujets à mesure que l’actualité les met sur son chemin. Ce n’est pas celle du moraliste. Celui-ci doit non pas accepter les questions qui se présentent, mais les provoquer et les faire naître. Il a son point de vue qui lui est particulier et d’où il découvre dans la société ce que d’autres n’y aperçoivent pas. Il a ses idées, justes fou fausses d’ailleurs, qui dirigent son observation, la concentrent sur quelques points et lui suggèrent ses conclusions. Alexandre Dumas fils avait ses idées, qui étaient, si l’on veut, des paradoxes, mais auxquelles il tenait. C’est pourquoi son théâtre a une portée sociale que n’a pas celui d’Augier. On aurait bien de la peine à dégager du théâtre de M. Brieux quelques idées qui seraient les siennes et non pas celles de tout le monde et qui donneraient à ce théâtre son unité.

A défaut de l’invention en morale, il reste l’invention dramatique : à vrai dire, c’est l’essentiel. Un auteur de théâtre serait fondé à soutenir qu’il s’est acquitté de son office propre, s’il a réussi à donner à des observations de morale courante la forme du théâtre. Quand M. René Bazin écrivait sa nouvelle de Donatienne, que n’ont pas oubliée les lecteurs de cette Revue, apparemment il ne se flattait guère de faire avancer d’un pas la question de l’allaitement maternel ; mais il ajoutait à la littérature d’imagination quelques pages d’une émotion pénétrante et d’un vigoureux raccourci : il avait rempli son rôle de romancier. Inversement, songez à ces tableaux qu’on a eu, depuis quelque temps, l’excellente idée de pendre aux murs des écoles pour présenter aux enfans sous forme sensible les ravages de l’alcool ; ces tableaux peuvent être fort utiles, mais ils n’ont aucune prétention à être des œuvres d’art. Les trois actes de la pièce de M. Brieux ne sont pas sans analogie avec ces sortes de tableaux moralisateurs. Ce sont des tableaux animés, où l’art du théâtre est réduit à sa plus simple expression.

Le premier est le mieux venu. C’est un tableau de mœurs campagnardes qui semble pris sur le vif. Nous sommes dans un village dont l’unique industrie consiste dans l’exportation des nourrices. Femmes ou filles, sitôt qu’elles sont en chemin de maternité, elles se font inscrire sur le carnet du « meneur de nourrices, » qui est le personnage important, la véritable puissance de l’endroit, celui auquel on s’adresse pour trouver une bonne place. Dès qu’elles sont engagées à Paris, commence pour le mari ou pour l’amant une vie de cocagne. Le temps de la nourriture représente pour l’homme de longues journées de fainéantise et d’ivrognerie. Cependant, privés du lait que leur mère distribue aux petits Parisiens, les petits campagnards prennent généralement le parti de mourir. Paresse pour l’homme, désastreuses habitudes de confort pour la femme, mortalité pour l’enfant, tel est le bilan de ce genre de « nourritures. » Une brave femme de paysanne refuse de se conformer à l’usage : son beau-père, par avarice, son mari, par complaisance, la forcent à partir. — Cet acte constitue une exposition à peu près excellente. Reste à savoir ce que l’auteur va en tirer. Le fait est qu’il n’en a pas tiré grand’chose, que la pièce est terminée, et que les deux actes qui suivent n’ajoutent guère ni à l’impression déjà reçue, ni à la démonstration de la thèse. Je crains même qu’ils ne l’aient affaiblie.

On nous avait déjà, à la fin du premier tableau, présenté le personnage de la mère. Elle arrivait en costume de bicycliste. La toile tombait sur cette vision sportive. On nous montre maintenant dans son intérieur cette mère trop mondaine, trop occupée à faire des visites et à en recevoir, pour qu’il lui reste le temps d’allaiter son enfant. De jeunes perruches font cercle avec elle et ces dames causent de Nietzsche, qu’elles connaissent mal. Ce que M. Brieux leur reproche, ce n’est pas de mal connaître Nietzsche, mais c’est d’en parler. C’est dans ce cercle que va tomber le docteur Richon, comme une pierre dans un marais. On nous donne ce médecin de campagne pour un paysan du Danube : en fait il n’est guère moins discoureur que l’autre. Donc il se met en devoir de traiter ex professo la question. Notez que les dramatistes de la jeune école se sont beaucoup moqués du « couplet » dans lequel les dramatistes de l’école d’hier s’efforçaient d’exprimer, sous une forme aussi ingénieuse et pittoresque que possible, l’idée mère de leur pièce. Ce couplet avait vingt lignes. Le monologue du docteur Richon ne le cède pas au monologue de don Carlos lui-même. Notez aussi qu’on a maintes fois raillé, pour ce qu’il a d’artificiel et d’ennuyeux, le personnage du raisonneur de la comédie de mœurs. Si encore on eût voulu incarner dans celui-ci le type du conférencier impitoyable qui a une conférence à placer et qui vous en poursuit où que ce soit, à table, au salon, en wagon ! Mais non. Le docteur Richon n’est que le porte-parole de l’auteur. Cette conférence n’est qu’un exposé d’idées tout nu et dépouillé de tout artifice. Ce n’est pas un moment de la pièce, c’est un intermède pendant lequel la pièce est interrompue.

Au troisième acte nous voyons que la nourrice a, par un coup de tête, brusquement quitté ses bourgeois. Elle revient chez elle, rattrape son mari qui s’échappait, rend le sein à son enfant que le biberon ne contentait pas et reprend sa chanson au couplet où elle l’avait laissée au premier acte. Nous nous retrouvons exactement à notre point de départ.

On écoute ces trois actes sans ennui : même on a plaisir à saluer au passage des silhouettes vivement enlevées d’un trait caricatural : Toutefois, on ne peut s’empêcher de soumettre à M. Brieux certaines objections. Est-il sûr que toute question puisse être portée au théâtre ? Est-il sûr que, parce qu’une idée est juste, il suffise, pour la présenter au public, d’un minimum de mise en œuvre ?

Les Remplaçantes sont très bien jouées. M. Matrat a dessiné de la façon la plus amusante la figure du père Planchot, le vieux paysan, avide, brutal, finaud et retors. M. Antoine débite avec son âpreté et son autorité coutumières la conférence du docteur Richon. Mme Suzanne Desprès joue avec beaucoup d’intelligence le rôle de la nourrice.


RENE DOUMIC.