Revue dramatique - 14 mars 1908
La Comédie-Française a repris les Trois Sultanes et Arlequin poli par l’amour. Ç’a été un enchantement. Il serait si facile de nous offrir plus souvent un pareil régal ! Il n’y aurait qu’à puiser dans le répertoire si peu connu, si peu exploité et pourtant si riche, du théâtre de second ordre au XVIIIe siècle.
Les Trois Sultanes surtout nous ont ravis. Encore une pièce tirée d’un roman ! Car c’est un exemple qu’il faut ajouter à une liste déjà bien fournie. La bluette de Favart démontre élégamment qu’on peut faire une bonne pièce avec un mauvais roman et en le suivant de tout près. Marmontel a donné dans ses « contes moraux » un Soliman II. Tout y est. Seulement, l’explique qui pourra, le conte moral de Marmontel est plus ennuyeux que l’ennui : tout s’allège, s’anime, s’égaie, transposé par l’art ingénieux de Favart.
Ce qui charma d’abord les gens du XVIIIe siècle dans les Trois Sultanes, ce fut le décor. L’Orient était à la mode, et non pas seulement l’Orient tragique de Bajazet ou de Zaïre, mais bien plutôt l’Orient comique, celui de la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, celui des turqueries chères au Théâtre de la foire et à la Comédie italienne[1]. L’intérieur du sérail, le sultan et le chef des eunuques, les huit esclaves noirs, le dîner à la turque, les carreaux, le grand rond de maroquin, les sofas, les tentures, les costumes, pierreries et turbans, cela divertissait. On aimait l’exotisme ; on le prenait pour ce qu’il vaut et on savait bien à quoi il sert : c’est à amuser. Tous ces détails étranges et qui frappent par la nouveauté, sont là pour tirer le regard. Ils flattent la curiosité dans ce qu’elle a de plus frivole et contentent la badauderie. Ajoutez que ces traits de mœurs, ces usages singuliers sont essentiellement plaisans. Il faut qu’ils le soient, puisqu’ils diffèrent des nôtres. Ce qui contraste avec nos habitudes, n’est-ce pas cela qu’on appelle le ridicule ? Songez donc ! Des gens qui mangent sur la terre accroupis comme des sapajoux ! Comment peut-on être Turc ? Quand il serait si simple d’être Français…
Un des avantages de l’exotisme est en effet qu’il souligne l’attrait et le prix des choses de France. Nous nous comparons ; donc nous nous préférons. L’art de l’auteur dans cette pièce turque est de reporter sans cesse notre esprit vers Paris ou Versailles, et d’opposer à la barbarie orientale les raffinemens de notre civilisation. Tout célèbre ici cette douceur de vivre que connut et dont s’enivra cette société de l’ancien régime jetant, à la veille de finir, son suprême éclat.
- Point d’esclaves chez nous : on ne respire en France
- Que les plaisirs, la liberté, l’aisance,
- Tout citoyen est roi sous un roi citoyen.
Ce qu’on prend alors pour de la vertu et qu’on décore du nom de bonté, c’est la facilité des mœurs. L’absence de contrainte est la nouveauté dont on s’enchante. On a rejeté l’ancienne discipline. Libéré, l’esprit s’échappe en mille saillies et se grise de ses propres hardiesses :
- … Dans les soupers qu’à Paris on se donne
- Sur tout légèrement on discute, on raisonne,
- Et l’on n’a jamais plus d’esprit
- Que quand on ne sait ce qu’on dit.
- Les Français sont charmans.
Ils en étaient persuadés alors, et ils aimaient à se l’entendre dire. Ce dont ils étaient fiers par-dessus tout, c’était de leur galanterie. Entendons-nous bien : cette galanterie à la mode du XVIIIe siècle n’a rien du culte idéal que d’autres âges professèrent pour la femme. Mais il faut orner la vie et passer agréablement ce peu de temps qui aura si tôt fait de nous échapper. La femme embellit par sa présence les plus beaux lieux du monde, et rien n’égale les plaisirs qu’elle nous donne. C’est son charme qui la sacre souveraine.
Roxelane personnifie le type de la femme telle que la comprend et la désire la société d’alors, la beauté à la mode de 1760. On n’a que faire de beautés majestueuses ou altières, ni de langoureuses ou de sentimentales. « Le sentiment est beau, mais il n’amuse pas. » Or ce qu’on redoute le plus, en étant le plus menacé, dans une époque blasée, c’est l’ennui. Soliman s’ennuie. Beaucoup de Français sont Turcs sur ce point, à moins que Soliman ne soit lui-même un de nos Français. Roxelane est vive, étourdie, espiègle, un prodige d’espièglerie. Belle ? Jolie plutôt, — elle saura bien s’en vanter, — agaçante et piquante. C’est d’elle qu’on pourrait dire qu’elle a une physionomie pétrie d’esprit. Irrévérencieuse et, à un degré rare, dénuée du sens du respect, elle se rit de tout. Ennemie de toute contrainte, elle n’a qu’une loi, celle de son caprice ; mais elle entend que tous s’y soumettent.
- Ah ! qui jamais aurait pu dire
- Que ce petit nez retroussé
- Changerait les lois d’un empire !
C’est le mot de Pascal transposé à l’usage des contemporains de la Pompadour. Roxelane est merveilleusement ressemblante à l’époque qui l’a façonnée et qui la fête. Elle en porte l’âme en elle, la petite âme légère et folle, avec ce goût de l’indiscipline, ce besoin de railler toutes choses et de se narguer soi-même, cette fatuité, cette impertinence. Et après tout, entre cette Française joliment fantasque et la « Parisienne » perverse et triste par qui l’a remplacée le théâtre d’aujourd’hui, si nous avions à choisir, nous n’hésiterions pas une minute.
Roxelane est infiniment « intéressante ; » et la pièce de Favart est toute pleine de Roxelane ; c’est pourquoi elle n’a pas cessé de nous intéresser. Nous y goûtons l’évocation d’un moment de notre vie française. Nous y prenons le plaisir du collectionneur mis en présence d’un bibelot de la bonne époque, complet, intact, et tout à fait pur de style. Nous admirons de quels élémens divers elle est faite et comme ils s’y mêlent en de justes proportions : l’observation et la fantaisie, la satire et l’invention comique, le spectacle, le dialogue, la versification libre, ailée, ce qui est pour le plaisir des sens et ce qui est pour le plaisir de l’esprit. Menu chef-d’œuvre, sans doute ; mais de ceux qu’il y a plus que jamais, utilité à nous remettre sous les yeux ; car c’est un chef-d’œuvre de goût.
La pièce de Favart est montée avec beaucoup de soin et très joliment jouée. M. Albert Lambert s’est composé un type fort pittoresque de sultan comique et de croquemitaine pour rire ; et M. Berr est tout à fait divertissant en gardien du sérail. Deux sultanes ont plu sous les traits de Mlles Delvair et Lifraud. Mais la troisième a été acclamée. Mlle Lecomte dans Roxelane, c’est l’artiste et le personnage ne faisant qu’un ; nul doute que le rôle n’ait été écrit pour elle. On lui a fait une ovation. Toute la salle pour Roxelane avait les yeux de Soliman.
Les Trois Sultanes sont quelque chose comme un vaudeville où il n’y aurait pas de quiproquos, une opérette où il y aurait de l’esprit. Arlequin poli par l’amour, qu’on a repris pour les débuts de M. J. de Féraudy, est une féerie. La donnée ressemble étrangement à celle du Songe d’une nuit d’été ; ce n’est qu’une coïncidence, mais elle est curieuse. — Et Arlequin, dès qu’il aura de l’amour, se découvrira de l’esprit. C’était sur ce point la manière de voir du XVIIIe siècle. Les romantiques sont venus, et dès lors l’amoureux nous est apparu sous les traits d’une sorte de maniaque possédé par la passion qui fait de lui un fou furieux. Les réalistes ont renchéri : il a été entendu que, pour être amoureux, on en devient parfaitement imbécile. En ce sens, le rapprochement de deux titres est assez suggestif : Arlequin poli par l’amour, disait Marivaux ; Barrière répond par les Jocrisses de l’amour. Il est difficile au surplus de prétendre que Marivaux n’entendît rien à la matière : sa pièce fourmille de jolis traits qui sont déjà du meilleur « marivaudage. » Et devant cette féerie, où le merveilleux et les danses tiennent une place moindre que l’analyse des mouvemens du cœur, on se demande si le genre a beaucoup gagné à devenir le Pied de mouton ou même Geneviève de Brabant.
Aimez-vous les préfaces ? Celle que M. Henry Bataille vient de mettre en tête de son Théâtre complet[2], contient de bonnes indications sur le mouvement de notre théâtre et le sens où il conviendrait de le diriger. L’objet que M. Bataille propose au théâtre, c’est l’imitation de la vérité. Encore faut-il définir cette vérité, dont on avait déjà beaucoup parlé avant lui. « Nous ne voulons point parler d’une vérité superficielle, toute d’apparences, d’un réalisme brutal en effet, aisé à conquérir et qui donne à bon marché au public l’illusion de la vie : celle-là est à l’humanité ce que la carte postale est à Velasquez ; non, nous voulons dire : les rapports des vérités intérieures de l’âme avec les vérités extérieures. » Retenez bien ces deux termes : M. Bataille y reviendra sans cesse ; ils enferment toute l’essence de sa définition. « Nous appelons vérités extérieures les apparences exactes et proportionnelles des choses, tout ce qui est tangible et énoncé dans la nature ; c’est aussi bien le langage parlé que le spectacle ambiant… Nous appelons vérités intérieures le secret des êtres, ce qui bouillonne en l’individu et qu’il n’exprime pas directement ; ce sont les raisons profondes et déterminantes, ce sont aussi les sphères inconscientes et agissantes de l’âme. » On pourrait dire les choses plus simplement, mais on n’en pourrait dire de plus justes. D’après M. Bataille, le théâtre doit être réaliste au sens complet du terme, exprimant tout à la fois la réalité matérielle et la réalité morale, et celle-ci par celle-là. L’auteur dramatique doit représenter la société de son temps avec ses mœurs, ses usages, ses travers, son atmosphère de passions, d’idées et de préjugés ; c’est la part de l’observation. Et il doit rendre sensible l’état des âmes, nous faire pénétrer dans leurs replis cachés, nous initier au travail souvent inconscient qui sans cesse déforme et reforme la personnalité : c’est la part de l’analyse. Observation et analyse, c’est tout le théâtre ; et nos auteurs dramatiques se passent trop souvent de l’une et de l’autre.
Je crois que M. Bataille a raison et que sa remarque vient à son heure. A le prendre dans l’ensemble, et en faisant les exceptions nécessaires, le théâtre, depuis une vingtaine d’années, est allé sans cesse en s’éloignant de la vie. La faute en a été d’abord à une mode de littérature brutale qui, comme il arrive toujours, nous a dégoûtés pour longtemps de la littérature vraie. Elle revient pour une bonne part à nous autres critiques, qui craignons comme le feu de faire les pédagogues, au lieu de comprendre que notre unique raison d’être est de représenter le bon sens, et de ramener sans cesse public et auteurs à l’observation du réel, à la nature et au vrai. Voici qu’un écrivain de théâtre prend sur lui de nous suppléer. Il déclare que ses confrères et lui-même ont assez battu les buissons et qu’il est temps de rentrer dans la route commune. Souhaitons que la protestation ne soit pas vaine et qu’elle annonce un retour à ce « réalisme intégral » qui fut tout uniment le réalisme classique.
Il y a pour un auteur un danger à formuler des théories : c’est qu’on les lui applique et qu’on le juge d’après sa propre règle. Nous voici obligés de rechercher si l’auteur de La Femme nue s’est conformé à son idéal. Le sujet est l’histoire d’un peintre qui a épousé son modèle, avec ce qui s’en est suivi. Pierre Bernier a pris dans le ruisseau Louise Cassagne, dite Loulou, et vit avec elle depuis des années. Elle pose pour ses tableaux ; elle a notamment posé pour cette « femme nue, » qui, à l’heure où nous sommes, pourrait bien remporter la médaille d’honneur. C’est l’instant du vote. Bernier et Loulou en attendent les résultats, Bernier avec un air d’indifférence affectée, Loulou avec une angoisse qu’elle ne cherche pas à dissimuler. Les confrères, les camarades, les rivaux vont et viennent, échangent les pronostics, apportent les nouvelles. Enfin, on apprend que Bernier a la médaille. Le voilà grand homme, en route pour la fortune et pour la gloire. Dans l’élan d’une joie d’autant plus irrésistible qu’il s’est donné plus de mal pour contraindre son émotion, attendri, reconnaissant et cherchant quelle folie il pourrait bien faire, il épouse sa maîtresse… Ce premier acte, un peu vide de substance, est amusant par le grouillement des personnes et le brouhaha des conversations. Les propos d’artistes que nous y entendons nous surprennent un peu. Médaillés, décorés, consacrés, est-ce que les peintres conservent quand même l’argot de l’atelier et le genre rapin ? Nous en doutons ; nous avons des exemples du contraire. Il se pourrait que l’auteur eût fait une concession au goût du public qui veut qu’un peintre parle « la langue peintre, » comme un Londonien parle l’anglais et un Peau-Rouge l’iroquois. Mais la situation est nettement posée, et c’est l’important.
Nous songeons à part nous : « Le pauvre Bernier ! En voilà un qui vient de se mettre la corde au cou. Cette Louise Cassagne, avec ses airs bonne fille, faut-il qu’elle soit forte ! Elle est arrivée à se faire épouser. Elle ne le lâchera plus. Auquel entre les ménages d’artistes que nous connaissons ce ménage va-t-il ressembler ? Bernier va-t-il imposer sa femme et bénéficier de l’inépuisable complaisance qu’a notre société pour quiconque l’éblouit de son luxe ou la séduit par son talent ? Ou bien la fille épousée va-t-elle jalousement écarter son nigaud de mari de tout milieu où elle aurait la sensation d’être déplacée ? Bernier est-il aveuglé pour jamais ? Ou bien, aura-t-il quelque jour honte de sa compagne et de lui-même ? Quoi qu’il advienne, ce qui est sûr c’est qu’il est prisonnier et qu’il ne s’évadera pas. Nous allons assister au supplice d’un homme. » Nous raisonnons ainsi parce que nous regardons dans la vie. Mais, hélas ! nous sommes au théâtre…
Nous constatons, au second acte, que Bernier est maintenant le peintre à la mode. Il s’est installé dans le grand genre ; il a un hôtel dans les quartiers neufs, il donne des raouts : c’est l’artiste snob. Il était marqué pour devenir l’amant d’une princesse. Cette princesse n’a pas une goutte de sang bleu dans les veines ; elle est juive ; avec les millions paternels, amassés dans un trafic quelconque, elle s’est acheté un vieux mari titré. De se savoir l’amant d’une princesse, Bernier en crève de vanité satisfaite. Auprès de Mme de Chabran il est comme fou, imprudent à la manière d’un collégien, et se fait bel et bien pincer par Loulou, qui adore toujours son mari, et qui du coup s’évanouit… Tout cela est juste, d’une bonne observation courante, et nous eussions seulement souhaité qu’on nous l’eût dit moins longuement. Il eût été si facile de réduire ces deux actes en un !
Mais voici du nouveau, et de l’imprévu. La princesse veut épouser Bernier ; il n’y faut qu’un double divorce : une bagatelle ! Tout de suite, nous cessons de comprendre. Épouser Bernier, pourquoi, à quoi bon, et qu’est-ce que cette belle opération rapportera à la princesse, devenue l’ex-princesse, en échange de tout ce qu’elle va lui coûter ? Celle qui s’appelle aujourd’hui la princesse de Chabran est une ambitieuse ; riche, il lui manquait la noblesse ; elle y a mis le prix et y tient sans doute à proportion de ce qu’elle lui a coûté. Il n’est pas impossible que, dans cette aristocratie dont elle a forcé les portes, elle ait eu quelques humiliations à subir ; c’est une raison de plus pour qu’elle s’obstine et ne lâche pas la partie. Cette ambitieuse est en outre une sensuelle ; en Bernier, elle apprécie l’amant râblé : elle a le plaisir avec la considération, les joies de l’adultère avec les honneurs d’une grande situation sociale. Que voilà une vie bien ordonnée ! Et la femme qui de ce rêve admirable a fait une réalité, va de ses propres mains défaire son bonheur ! Allons donc ! Rien ne nous prépare à admettre, chez une personne si maîtresse d’elle-même, cette forme de l’aliénation mentale. Mais voilà où il eût été bon que l’auteur se fût mis en frais de nous renseigner sur ses personnages et leur « vérité intérieure. »
L’invraisemblance de ce rôle apparaît d’autant mieux qu’en regard, et comme pour la faire ressortir, on a placé le personnage du prince admirable, ou, si vous préférez, hideux de réalité. Ce vieux drôle n’a qu’un souci : défendre la tranquillité et préserver le pain de ses derniers jours. Avide de toutes les jouissances et dénué de tous les scrupules, il a toujours su prendre la vie comme il faut et tirer des situations le meilleur parti. Sa femme a voulu un titre : il le lui a vendu. Elle réclame maintenant sa liberté : qu’elle l’achète ! Tout n’est qu’affaires en ce bas monde : il s’agit de traiter au taux le plus avantageux. Celui-là du moins ne nous paraît pas un type irréel et fabriqué à plaisir. Nous n’en ferions probablement pas notre ami ; mais nous ne pouvons nier qu’il ne soit de nos connaissances.
La princesse demande le divorce ; le prince y consent ; Bernier, hésitant, le veut sans le vouloir ; il est dans la situation gênée d’un homme entre deux femmes et qui voudrait bien faire plaisir à l’une, mais sans faire trop de peine à l’autre. Et Loulou, comment va-t-elle s’y prendre pour disputer son mari à sa rivale ? C’est une personne sans éducation et qui joue le tout pour le tout ; elle n’a pas de ménagemens à garder ; elle a la partie belle. Or, elle crie, elle menace, elle supplie ; finalement, elle signe je ne sais quel papier et elle va se tirer un coup de pistolet. C’est tout ce qu’elle a trouvé : le suicide ! Remercions encore l’auteur qu’il ne l’ait pas envoyée se jeter dans la Seine toute proche. La noyade en pareil cas est de rigueur… Mais, qu’en pensez-vous, princesse ? Et voyez-vous l’inconvénient, qu’il y a pour une personne distinguée, à se mettre en tiers dans l’intimité des ménages bourgeois ?
Loulou s’est un peu blessée ; elle en réchappera ; elle achève sa convalescence dans une maison de santé où sa sœur, la princesse, son mari, un tas de gens viennent lavoir. Nous ne doutons pas du rétablissement d’une personne qui reçoit tant de monde. Seule intéressante est la visite de Bernier. Il est venu signifier à la convalescente les arrangemens qu’il a pris pour la vie qu’ils mèneront désormais. Ce sera une vie en partie double : les jours pairs seront consacrés à sa femme, les autres appartiendront à la princesse. Bernier est très correct ; il est d’une correction impeccable ; il sera pour Loulou exactement ce qu’on doit être pour une femme qui s’est suicidée à votre intention et qu’on n’aime plus. Car il ne l’aime plus, et c’est un point sur lequel le doute n’est pas possible. De la pitié, et même une certaine sorte d’affection, Bernier en a encore pour Loulou ; mais de l’amour, c’est autre chose, et c’est quelque chose à quoi on ne peut rien : on aime ou on n’aime pas. Bernier n’aime plus. Tel est le résultat de l’examen de conscience auquel il vient de se livrer devant nous, et devant Loulou. Je ne puis dire à quel point cet étalage de psychologie nous a paru cruel, et déplacé, et inutile. Décidément, quel homme est ce Bernier ? Pourquoi cette forfanterie de sincérité ? D’où vient qu’il prenne ce plaisir néronien à faire souffrir ? Et comme nous l’eussions compris davantage s’il eût protesté de son amour en laissant à la voix, à l’accent, à je ne sais quoi d’indéfinissable et qui ne trompe pas, le soin de le démentir ! Pour conclure, la princesse épousera Bernier, je le crois du moins, et je leur souhaite à l’un et à l’autre bien du plaisir. Un ancien amant vient au secours de Loulou ; c’est un vieux rapin qui n’a aucun talent et qui peut donc garder de beaux sentimens ; ils se remettent ensemble : ils feront un ménage de braves cœurs.
La pièce de M. Bataille n’est pas ennuyeuse ; elle est surtout attendrissante ; c’est la veine inaugurée par Poliche, qui déjà nous avait coûté tant de larmes ! Il y a une victime : nous prenons parti pour elle. Vertueuse comme toutes les fleurs du pavé de Paris, Loulou est une sacrifiée : nous pleurons sur ses malheurs. Mais à cette comédie larmoyante, combien nous eussions préféré une véritable comédie de mœurs, un tableau qui aurait ressemblé à la vie, une étude où la « vérité extérieure, » assez bien attrapée par M. Bataille, eût été le signe de la « vérité intérieure ! »
L’interprétation de La Femme nue est excellente. Il fallait un acteur aussi sûr de lui que l’est M. Guitry, et aussi sûr des sympathies du public, pour faire passer le rôle très désobligeant de Pierre Bernier. Mme Bady est infiniment émouvante. Mme Mégard est très suffisamment princesse, mais avec, je ne sais pourquoi, des intonations de Mme Simone. Et il faut louer tout particulièrement M. a Bour qui a composé avec une rare finesse le type du prince de Chabran.
Aux tableaux de l’Apprentie, l’Odéon fait succéder les tableaux de Ramuntcho. Que Ramuntcho fût dans son essence une œuvre lyrique, nous n’en avons jamais douté. Pour adapter à la scène son propre ouvrage. M. Loti n’avait qu’à le vouloir : les tableaux s’arrangeaient d’eux-mêmes. Tous les lecteurs, ont présent à l’esprit ce roman, l’un des meilleurs de M. Loti. Ils revoient le pittoresque du pays basque : l’église et le jeu de pelote, la place où on danse le fandango, le jardin où chaque soir Gracieuse rêve sur le banc rustique, le couvent où elle s’est enfermée, autant de motifs tout prêts pour le peintre. Voilà pour le décor ; voici pour les personnages et pour le sujet. Le type du contrebandier est un de ceux que de tout temps et le plus fidèlement a célébrés le drame lyrique. Et pour plaire au public, il n’est pas besoin de chercher une autre histoire que celle de l’amour partagé et contrarié, pourvu qu’on sache la conter. L’idylle de deux jeunes gens au milieu des spectacles de la nature, la douleur de la séparation, et cette ombre de la mort qui plane sur l’image de l’amour, quoi de plus poétique ? En vérité, l’opéra guettait Ramuntcho. Respectueux d’un texte que le succès et tant de larmes ont consacré, M. Loti s’est borné à y découper un certain nombre de tableaux qu’il nous semblait à chaque fois reconnaître et que nous avons salués comme des amis. Nous y prenions une joie très douce. Et tandis que nous écoutions, avec un plaisir que notre incompétence ne nous permet pas d’analyser, la partition de M. Gabriel Pierné, tandis que nous regardions défiler la série des décors tantôt lumineux et tantôt vaporeux, nous songions quelle est la merveille de ce style de M. Loti qui, rien qu’avec des mots, avec les mois les plus simples et les moins rares, égale les prestiges de la musique et de la peinture, et nous ouvre sans effort les pays illimités du rêve.
M. Alexandre (Ramuntcho), Mlle Sylvie (Gracieuse) n’ont pas été inférieurs à leurs rôles ; mais leur succès a été un peu éclipsé par celui des pelotaris engagés spécialement et des cent musiciens de l’orchestre.
Nous avons attendu pour parler du Grand Soir que le succès s’en fût établi et prolongé. Car l’intérêt en est, non du tout dans la pièce elle-même, mais dans l’accueil qui lui est fait. L’ouvrage russe traduit par M. Robert d’Humières se compose de trois tableaux d’un réalisme photographique, et, comme on eût dit naguère, de trois tranches de vie. Nous sommes chez les anarchistes. Au premier acte un logement où s’impriment des placards révolutionnaires ; les excellentes gens s’énervent au bruit que fait la presse à main et qui peut s’entendre de l’étage inférieur ; ils tremblent à chaque coup de sonnette. Si c’était la police ! C’est elle en effet ; la voici qui envahit la pièce, confisque les feuilles, brise la presse, emmène en prison tout ce qu’elle trouve d’hommes et de femmes. Au second acte, délibération entre frères et amis ; on se partage la besogne ; chacun choisit son poste de combat et de dévouement à la Cause. Cependant s’élève et grandit une grave mélopée ; le peuple se livre à une manifestation pacifique et grandiose. Un crépitement de coups de fusil. C’est l’autorité qui intervient. Vainement ! Les chants reprennent aussi calmes, aussi religieux, lorsque de nouvelles décharges mettent les grévistes en déroute : la manifestation est dispersée à coups de feu, noyée dans le sang. Au troisième acte, nous sommes dans un salon donnant sur la rue où va passer la voiture du gouverneur ; derrière la fenêtre de ce salon va s’allumer le flambeau qui donnera à un homme posté en face, de l’autre côté de la rue, le signal de jeter une bombe. L’explosion se produit en effet, et en temps utile ; et nous avons tout lieu de croire que le résultat en est tel qu’on l’espère sur la scène, — et qu’on le souhaite dans la salle.
Bien entendu, à travers cette action circule un couple d’amoureux : Annia et Vasili éprouvent l’un pour l’autre même tendresse ; ils n’avaient pour vivre heureux qu’à se laisser vivre ; mais ils se doivent à leur mission. C’est la jeune fille qui donnera le signal de l’attentat, c’est le jeune homme qui jettera la bombe. Ils sont éminemment les personnages sympathiques. Idylle et assassinat. Amour et nitroglycérine. Ce sont trois tableaux d’un art sommaire. On n’imagine pas une exhibition plus pénible. On la subit comme une courbature. On sent passer le frisson de la petite mort.
C’est celui même qu’on était venu chercher. Car nous sommes avides des émotions malsaines : nous les recherchons, et on nous en prive ! Impossible d’assister à une exécution capitale, depuis que la peine de mort est réellement supprimée. Nous avons bien les faits divers et les journaux qui nous renseignent abondamment sur les exploits des apaches et sur les « crimes politiques. » Mais, au lieu d’en lire le récit, y assister ! Entrer dans les officines où s’organise la propagande par le fait. Et savoir que ce ne sont pas là des histoires de brigands inventées et combinées pour faire peur, que tout cela est réel, authentique, exact, s’est passé hier et pourra se passer demain, que nous voyons se préparer sous nos yeux de vrais crimes, ceux mêmes qui jettent à nos idées d’humanité et de civilisation les plus atroces démentis, voilà le plaisir !
Il va sans dire que notre compassion ou notre admiration ne saurait s’égarer. Les policiers, nous les avons vus, au premier acte, envahir le domicile de nos amis les révolutionnaires, sans aucun souci de l’inviolabilité du home : ce sont des brutes. Les soldats, nous les avons entendus, au second acte, fusiller la foule inoffensive : ce sont des bourreaux. Les bourgeois, il y en a un, au troisième acte, qui débite les maximes de son égoïsme repu : ce sont d’infâmes jouisseurs. Mais chez les apôtres de l’évangile nouveau, chez les défenseurs de la Cause et les martyrs de l’Idée, quelle noblesse, quelle pureté, quelle sublimité ! Chez eux et non pas ailleurs se sont réfugiées toutes les vertus. Aussi, comme on les plaint et comme on les applaudit ! On goûte, sans mélange, cette joie d’entendre traiter les gendarmes d’assassins et les assassins de héros !
Tel est ce « spectacle dans la salle, » si curieux, et qui porte si éloquemment témoignage pour notre déliquescence. Notez-le bien en effet : ce public de qui cent représentations n’ont pas épuisé l’enthousiasme est un public infiniment distingué : c’est un public de salon, composé des personnes les mieux rentées ; nous n’en avons pas qui soit de qualité supérieure. Il est instruit et il sait son histoire : il appartient lui-même à l’histoire, qui est une éternelle recommenceuse ; et sous d’autres noms, en d’autres temps, il a déjà accueilli avec la même complaisance les plaisanteries ou les déclamations qui sonnaient le glas des catastrophes prochaines. Ayant naguère applaudi aux adorables hardiesses de Figaro, il a pu faire le compte de ce qu’il lui en a coûté. Il n’ignore pas que les mouvemens partent d’en haut, et que les utopies où s’est amusé le dilettantisme des raffinés descendent sûrement dans des cerveaux plus rudes pour s’y changer en convictions fanatiques et en actes sauvages. Mais l’attrait d’une sensation rare est le plus fort. Quos vult perdere Jupiter dementat : c’est un vent de folie qui pousse ces mondains vers le théâtre où l’on a imaginé de faire de l’appel à la révolution sociale un divertissement. Il fallait noter cette forme détestable du snobisme.
La mise en scène du Grand Soir n’a rien de fort original, et l’interprétation en est quelconque. Il faut toutefois tirer hors de pair Mme Vera Sergine, très dramatique et qui a fait preuve de dons remarquables.
RENE DOUMIC.