Revue dramatique - 14 mars 1913

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Revue dramatique - 14 mars 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


Gymnase : La Demoiselle de magasin, comédie en trois actes, par MM. Fonson et Wicheler. — Odéon : La Maison divisée, drame en trois actes, par M. André Fernet. — La Nuit florentine, comédie en quatre actes, en vers, par M. Emile Bergerat. — Turcaret, comédie de Le Sage.


Un des genres les plus décriés et les plus chers au public, c’est le vaudeville sentimental. Depuis Eugène Scribe, qui y excella et lui dut le meilleur de sa vogue, il est un peu usé. C’est ce qui le rend d’un emploi difficile. Les moyens en ont si souvent servi, les procédés en sont si connus, les types en sont devenus d’une telle banalité que toute pièce où nous les retrouvons nous fait l’effet d’avoir été déjà vue, et assez vue. Le genre est vieillot, il n’y a pas à dire. Mais qu’un auteur réussisse aie rajeunir tant soit peu, qu’il en ravive légèrement les couleurs fanées, qu’il en dissimule les ressorts fatigués sous un déguisement aimable, aussitôt on y court. Ce fut le cas pour le Mariage de Mademoiselle Beulemans, dont on n’a pas oublié la vogue universelle et durable. La Demoiselle de magasin part tout à fait de la même veine et ne peut manquer d’avoir, elle aussi, un joli succès.

Ce qui plaît dans une telle pièce, c’est qu’étant belge, elle ne cherche pas à se donner des airs d’être parisienne. Au lieu de dissimuler sa provenance, elle l’affiche. Au lieu d’atténuer la saveur de son origine et le bouquet de son cru, elle en rajouterait plutôt. Belge, elle l’est sans vergogne et sans retenue. L’accent des acteurs, les tournures du langage, la peinture des mœurs, tout y est belge et belge et demi. Aimez-vous le belge ? On l’aime au théâtre, une fois de temps en temps, et le seul emploi de locutions qui ne passeraient pas à la douane amuse un public français. Qu’un personnage annonce un appartement meublé à louer, cela ne se remarque pas ; mais pour peu que vous vous mettiez à louer le quartier garni du second, cela semble drôle. Dans une pièce française, un jeune homme fait ses études de droit ou de médecine ; ici le fils Deridder apprend pour avocat, tandis que le fils van Peteghem, de l’épicerie van Peteghem, apprend pour médecin. On cueille au passage mille et une gentillesses du goût de celles-ci : « Moi, je ne veux pas que ça reste traîner... Savoir le piano, ça n’est jamais lourd à porter, n’est-ce pas ?... Un imbécile, ça j’étais... Les van Campenhout sont trop courts d’une demoiselle de magasin... Bruxelles, ça est une ville où il sait pleuvoir, etc. » Cela fait rire. Pourquoi ? Rien de plus obscur, comme vous le savez, et de plus difficile à définir que les causes du rire. Le plus pénétrant des philosophes d’aujourd’hui, — c’est M. Bergson que je veux dire, — n’y a pas réussi plus que les autres. On distingue toutefois dans le rire une certaine part de surprise : il faut qu’on soit un peu dérangé de ses habitudes et sollicité par quelque chose de légèrement insolite. Ces manières de parler ne sont pas celles qu’on emploie autour de nous le plus ordinairement. A les entendre et les traduire sur-le-champ, nous éprouvons une petite satisfaction d’esprit, un plaisir de gymnastique intellectuelle. Ajoutez un certain sentiment de supériorité, qui vient de la conscience que nous avons de savoir notre langue. Nul peuple autant que le nôtre ne tire vanité de parler sa langue avec pureté : c’est à la fois un instinct de la race et le résultat de ce long travail que chez nous grammairiens et critiques ont, de tout temps, fait sur les mots. Dans aucun autre pays que le nôtre, l’entrée d’un mot dans le dictionnaire n’est un événement de la semaine.

La manière belge, dans la Demoiselle de magasin, ne se réduit pas d’ailleurs à l’emploi de quelques tours de phrases. Il y a plus et mieux. Les historiens de l’art s’accordent à louer le réalisme minutieux qui fait l’originalité de la peinture flamande : on le retrouve jusque dans une piécette comme celle-ci, toute romanesque et conventionnelle qu’elle soit. « Otez de ma vue ces magots ! » disait Louis XIV. Et ce mot, qu’on a tant raillé, lui fait honneur, s’il signifie que pour un contemporain de Racine, de Mansart, de Le Nôtre, et de Poussin, il n’y avait point d’art là où ne brillait aucune lueur d’idéal. Mais depuis lors, notre goût s’est fait plus large ou plus élastique. Moins délicats, nous sommes devenus moins exclusifs. Il nous a semblé que des buveurs affalés autour d’une table, ou des paysans qui dansent lourdement devant une auberge suffisent à un chef-d’œuvre, pourvu que le peintre ait rendu avec fidélité leurs attitudes de buveurs et leurs grâces de lourdauds. La première qualité d’un portrait c’est qu’il ressemble, et le mérite d’un tableau d’intérieur c’est qu’il nous donne l’illusion d’être transportés dans cet intérieur. Toute proportion gardée, nous avons la sensation que les magots de MM. Fonson et Wicheler ressemblent et qu’avec leur demoiselle de magasin nous entrons vraiment dans un magasin dont on a reproduit pour nous, avec minutie, patience et scrupule, le décor habituel et la vie quotidienne, les choses et les gens surpris dans leur intimité.

M. Deridder est tapissier garnisseur dans une rue de Bruxelles ; il l’est comme l’était son père, et comme tous les Deridder, depuis qu’il y a des Deridder à Bruxelles, ont été, de père en fils, tapissiers garnisseurs. Seulement, tout change, ou devrait changer ; et, faute de changer suffisamment, le commerce de M. Deridder périclite. Ses affaires vont mal. Cela le met de méchante humeur, et, comme il est naturel, il s’en prend de sa propre impéritie à tous ceux qui l’entourent et qui n’en peuvent mais : à sa femme et à ses enfans. Mme Deridder se promène en ville et fait des visites, comme une dame : est-ce là ce qui convient pour la femme d’un tapissier ? Lucette apprend le piano ; si encore c’était pour y jouer la Prière de la Vierge, mais voilà qu’elle se met au Wagner ! André va à l’Université, comme un fils de famille, et dédaigne le magasin paternel, qu’il qualifie irrévérencieusement de boutique. Ce mot de boutique provoque chez le bonhomme Deridder une belle indignation et lui inspire une tirade, renouvelée de la scène des portraits dans Hernani, ou encore de l’apostrophe fameuse de Gaston de Presles dans le Gendre de M. Poirier. « Une boutique ! Vous voyez ce pupitre ? C’est là que Jules-Joseph-Octave Deridder, mon grand-père, inventeur breveté du guéridon à rallonges, dont la noble tête blanche de vieillard était le respect de toute la rue où il était le plus gros commerçant, faisait sa comptabilité. Vous voyez cette vitrine ? C’est là que Jean-Marie-Clément Deridder, mon père, à qui sa compétence valut la sollicitude du monarque sous la forme d’une croix commémorative, exposa pour la première fois la floche en argent filigrane que vous pouvez voir maintenant se balancer dans toutes les chapelles ardentes. Ce plafond, c’est le plancher de la chambre où Gustave-Adolphe Deridder, ici présent, a vu le jour. Nous l’avons tous tenue, cette boutique, comme vous dites... » Ce qui rend cette fureur comique et en fait un agréable trait de mœurs, c’est qu’ici le seul coupable est Gustave-Adolphe Deridder et qu’il se fait son procès à lui-même. Il est parent de ce cabaretier de M. Brieux qui se repentit si fort d’avoir fait étudier Blanchette. Et il s’aperçoit, un peu tard, que le mieux pour le fils d’un tapissier est de ne pas se lancer dans la littérature, car on n’est jamais sûr de s’y appeler Molière.

Vous souvenez-vous du premier acte d’une comédie de Sardou intitulée Maison neuve ? On y opposait les saines pratiques du commerce d’hier au bluff du commerce de demain. Ainsi le bon M. Deridder, avec une sorte de lyrisme bourgeois et pot-au-feu : « C’est dans cette petite salle à manger, où on est obligé d’allumer le gaz à deux heures de l’après-midi, que mon grand-père, mon père et moi après, on attendait avec anxiété que la porte de la boutique s’ouvre. C’était une petite sonnette qui vous appelait ; — le jour d’aujourd’hui c’est un timbre ; — et quand on entendait : Ding ! on se levait plein d’espoir. On pensait : C’est peut-être la fortune qui entre ; on prenait son sourire de commerçant, et on allait, un peu inquiet, au-devant du client. Mais on recevait aussi poliment le client d’un franc, que celui de deux cents. On n’a jamais été honteux de faire seulement un franc d’affaires, car mon grand-père se disait : C’est encore pour Gustave ; comme moi je me suis toujours dit : C’est pour André et pour Lucette. » Nous songeons à ces maisons d’autrefois où le patron avait sa femme pour teneuse de livres et son fils pour premier commis, tandis que l’apprenti, qui faisait partie de la famille, n’attendait que d’avoir fait son chef-d’œuvre pour épouser la fille du maître qui l’avait accueilli, dénué de tout, sauf de courage et d’espérance. Nous prenons sur le vif le labeur et les soucis du marchand, ses ruses et ses manigances. Le tableau, peint à petites touches, donne, par l’accumulation des menus détails, une impression de vérité.

C’est dans ce magasin endormi et suranné qu’arrive Claire Frénois, comme jadis la Marianne de Marivaux débarqua chez les demoiselles Dutour. Elle est de bonne famille, elle a fait de brillantes études, elle a son diplôme de régente et pas de place : mieux vaut servir dans un magasin que mourir de faim à côté d’un brevet. — Il paraît qu’en Belgique comme en France un vent de faillite souffle sur les carrières libérales. — Désormais la comédie réaliste va peu à peu dévier vers la comédie romanesque. La charmante fille, que Deridder a engagée comme demoiselle de magasin, n’est pas une simple midinette de là-bas : c’est une fée, une mascotte, un porte-bonheur. D’un coup de sa baguette, elle transforme la vieille maison et la rajeunit à l’image de sa propre jeunesse. Elle vend les mobiliers deux fois leur prix, ce que l’autre morale peut flétrir à son aise, mais que recommande la morale du commerce. Elle attire les cliens par ses grâces décentes et les retient par son honnête coquetterie. André, le fils de la maison, ouvre sur elle des yeux ahuris et charmés. Un contentement se lit sur tous les visages, épanouit ces figures placides, élargit encore ces larges faces, éclate en gros rires, en plaisanteries énormes, en pesantes facéties, — et nous-mêmes nous nous dilatons dans cette atmosphère de gaieté innocente et de bonhomie.

Trois ans après. Il va sans dire que tous les hommes de la pièce tournent autour de Claire Frénois. La jeune fille fait collection de déclarations amoureuses, qui ne varient que dans la forme et en raison de l’âge et de la condition sociale du soupirant. Le flirt du commis voyageur est avantageux et jovial, comme au temps de l’illustre Gaudissart. L’amour d’Antoine, le magasinier, est timide et pleurnicheur, comme il convient à l’amour des humbles. Les propositions du vieux et riche M. Amelin sont éminemment sérieuses. Au milieu de toutes ces ardeurs qui flambent autour d’elle, Claire évolue avec une indifférence aisée, car elle aime le jeune André Deridder et, si elle ignore qu’elle en est aimée, ou si elle doute qu’elle doive l’épouser au dénouement, c’est qu’elle le veut bien.

Au troisième acte, cet heureux événement s’accomplira, à la satisfaction générale, après que nos deux amoureux auront dûment passé par ces étapes du pays de Tendre qui sont le dépit, la jalousie, la crise de nerfs et la crise de larmes. Cela ne va pas sans quelque fadeur ; mais nous assistons en même temps à l’apothéose de M. Deridder, et c’est la meilleure partie du spectacle. Tous les autres personnages sont inexistans, au point qu’il est difficile d’exister moins ; mais celui-ci est une bonne caricature du bourgeois belge pour faire suite à beaucoup de caricatures fameuses du bourgeois français. Il vient d’être décoré et se lève à la fin du banquet où des flots de Champagne arrosent sa croix. « Je fais maintenant partie de cette phalange d’élite qui se serre autour du trône et des institutions nationales. Je saurai me serrer... » C’est Joseph Prudhomme brandissant ce sabre qui est le plus beau jour de sa vie. L’histoire de cette décoration, telle que la raconte le décoré lui-même, est d’une bonne bouffonnerie. Le roi des Belges, visitant l’exposition de l’ameublement, avise le stand du tapissier garnisseur : « Votre compartiment est très gentiment décoré, monsieur Deridder. — Sire, je dis, vous aussi vous savez quelquefois gentiment décorer... Là-dessus il s’en va. Et c’est comme ça que j’ai reçu l’ordre de Léopold. » Car pour recevoir, le meilleur moyen qu’on ait encore trouvé, c’est de demander. M. Deridder est ingrat : uniquement redevable de sa fortune soudaine à sa demoiselle de magasin, il n’en sait de gré qu’à lui-même. Vertueux, tant que les temps furent difficiles, il aspire à devenir libertin : il se sent pousser des talons rouges... Tout cela joyeux, innocent, plantureux, sans prétention, ponctué de « savez-vous » et relevé d’accent belge, a beaucoup amusé.

La troupe, venue presque tout entière de Belgique, est excellente. Au premier rang, M. Jacques, d’un comique irrésistible, où se mêle au naturel une fantaisie un peu épaisse. Mlle Delmar est une Claire Frénois très gracieuse. Notre compatriote M. Duquesne n’est ni le moins bon, ni le moins belge dans cet ensemble éminemment belge.


Les pères, depuis quelque temps, n’ont pas de chance avec leurs fils. Ils ont beau leur donner les meilleurs exemples et une éducation soignée, ces jeunes gens tournent mal et surtout se tournent contre leurs pères. Ils sont encouragés dans la révolte par madame leur mère qui sourit à leurs insolences, à leurs violences, à leurs trahisons et à leurs crimes, ainsi qu’à de charmantes espiègleries. Cela fait de jolies familles. Le père est-il un ardent patriote, comme dans la pièce de M, Lavedan, et a-t-il fait de son fils un officier, cet officier ne manquera pas d’être antimilitariste. Ou bien le père est-il un homme d’État conservateur, qui a consacré toute sa vie à la défense de l’ordre, ne doutez pas qu’il ne rencontre devant lui son fils, au premier rang des révolutionnaires. Cela n’engage pas à repeupler.

C’est une situation de ce genre que M. André Fernet a traitée dans la Maison divisée. Et il ne nous accordera pas facilement que ce soit une situation nouvelle, puisque ce fut, il y a très longtemps, celle de Brutus et de ses fils. Les maisons divisées, nous dirait-il bien plutôt, sont de toutes les époques et de tous les pays. Le spectacle est affligeant, mais logique. D’une génération à l’autre, il faut que les idées s’opposent ; c’est la loi d’équilibre, que les anciens avaient divinisée sous le nom de Némésis. Comme les enfans ont généralement horreur de la profession paternelle, dont ils n’ont vu que les difficultés et les déboires, de même l’instinct de contradiction les met en garde contre les idées de leurs parens. Cette mésintelligence est universelle. Par bonheur, la plupart des hommes sont médiocres et leurs passions n’ont pas occasion de se développer dans toute leur beauté. C’est pourquoi les pères ne sont pas tous obligés de faire exécuter leurs fils ou les fils de faire assassiner leurs pères. Cela est consolant...

La pièce a pour cadre un de ces royaumes de fantaisie, qu’on aurait situés dans les Balkans, il y a quelques années, à l’époque où les États balkaniques n’avaient pas encore affirmé leur identité à coups de canon. Le comte de Berg est le chancelier à poigne d’un petit roi de vingt ans, d’un bon jeune homme de roi, d’un fantôme de roi. Les socialistes lui donnent beaucoup de tablature. Ils en sont à leur trente-sixième manifestation, chacune étant mieux organisée et plus redoutable que la précédente. Pour celle-ci, ils ont trouvé un « clou «  qui fait vraiment honneur à leur ingéniosité. Le comte de Berg apprend que la dernière réunion a été présidée, par qui ? Par son propre fils. Cette nouvelle lui arrache un cri de douleur, mais aussi d’admiration pour des adversaires si avisés. « Bien travaillé, Marguerite ! » ainsi qu’il est dit dans la Tour de Nesle.

Ce fils Berg est un affreux petit drôle, comme les jeux ironiques de la Providence en font quelquefois naître dans les meilleures familles. Ce qui le caractérise, c’est une immense veulerie : à père énergique fils débile. S’étant amouraché de la première femme qu’il a rencontrée, il s’est mis en ménage avec elle et en a eu un enfant. Cette Catherine Helmer, à qui il s’est acoquiné, est une anarchiste militante : elle a présenté le pauvre garçon dans les milieux révolutionnaires, et en a fait un pantin que manœuvrent à leur gré les meneurs du parti. Donner pour chef aux émeutiers le fils du ministre de l’Intérieur, évidemment c’est de bel ouvrage. Tout autre que le jeune de Berg aurait senti le cœur lui lever devant l’odieuse besogne de chantage à laquelle on le fait servir. Lui se pose en victime. C’était une âme tendre et son père n’a pas su le comprendre : vous l’auriez juré. Sa mère et lui ont bien souffert de cet excès de délicatesse qu’il leur a fallu refouler. La scène où la comtesse de Berg plaide, sur un ton de fâcheuse sensiblerie, la cause de sa progéniture dévoyée, achève de nous rendre l’infortuné père grandement sympathique.

Sur ces entrefaites, on introduit une délégation de la C. G. T. Le fils Berg est, bien entendu, l’un des délégués. Une conversation s’engage, d’un caractère presque entièrement théorique, ce qui lui enlève toute vraisemblance ; mais il fallait exposer les deux thèses : l’auteur a fait de cet exposé de doctrines la partie centrale, le morceau essentiel de l’acte. Commencée en manière de dissertation politico-sociale entre le représentant de l’autorité et les grévistes, la conversation s’achève en discussion de famille entre le père et le fils. « Tu as trahi le pacte de service qui, depuis tant de générations, unissait notre maison à la maison royale, » dit le comte de Berg. Et Berg le gréviste riposte : « Je ne veux pas être le prisonnier du passé. Ma vie m’appartient : je dois la remplir d’œuvres choisies par moi seul. » C’est la thèse individualiste en présence de la thèse traditionaliste. Seulement, il ne s’agit pas cette fois d’un débat académique. Ce bon fils n’est venu qu’à l’effet de menacer son père et lui mettre le marché à la main. Si le comte de Berg a quelque idée de faire tirer sur les grévistes, qu’il fasse bien attention ! Son fils sera le premier exposé aux balles. Pour toute réponse, le comte de Berg téléphone au préfet de police de mettre le palais en état de défense, et de faire son devoir sans mollesse. Il n’y avait pas autre chose à dire. — Cet acte nous laisse sous une excellente impression ; il est bien conduit, avec simplicité et largeur ; la situation est nettement posée ; les personnages sont dessinés d’un trait sûr. L’auteur est comme son héros : il a de la poigne.

C’est à partir du second acte qu’il s’embarrasse. Nous sommes au palais, à l’heure de la manifestation. Le comte de Berg tient à l’enfant-roi des propos qui plongent le petit monarque dans la stupeur, — et nous pareillement. Il est découragé, il ne croit plus à son œuvre, il conseille la clémence, il offre sa démission. Lui, le chancelier de fer ! Et c’est ce moment qu’il a choisi pour faire de la neurasthénie ! « Défendez-moi, monsieur le chancelier, et tout le reste est littérature, » répond, non sans raison, le gamin royal.

La colonne des émeutiers approche. Le préfet de police et le général commandant la place de Paris n’ont pas d’ordres. Confians dans l’habituelle énergie du ministre, ils attendent de lui les mesures que réclame la situation. Quel n’est pas leur étonnement ! « De la douceur, prescrit le grand chef, et encore de la douceur ! Des barrages anodins, des sommations respectueuses, éminemment respectueuses ! Que pas un cheveu ne tombe de ces têtes précieuses et syndiquées ! » Ils n’y comprennent rien : nous non plus.

Cependant la comtesse de Berg rejoint son mari. Ce n’est guère sa place, et elle perd une belle occasion de rester chez elle. Mais il fallait qu’il y eût là quelqu’un pour supplier et injurier tour à tour le chancelier. Celui-ci ne quitte plus guère le téléphone. De minute en minute, acculé à la nécessité de défendre le palais, il modifie ses premières instructions, se laisse arracher des mesures plus efficaces et finalement ordonne : « Fusillez-moi tous ces gens-là ! » En un clin d’œil, les avenues du palais sont déblayées, la manifestation est refoulée. « Mon fils ? — Mort ! » Le bon petit roi, qui a eu joliment peur, remercie son ministre, le plaint et accepte sa démission. Nous sommes plus royalistes que lui. Nous nous demandons pourquoi l’auteur a prêté au comte de Berg des hésitations coupables et qui risquaient de tout compromettre. Le comte de Berg a failli à son caractère et à son devoir. L’auteur a voulu qu’il eût la main forcée. Il a craint de le rendre odieux en le montrant inaccessible à la pitié. Il a pour le jeune anarchiste des yeux qui ne sont pas les nôtres. En voilà un qui n’a eu que ce qu’il mérite. Tout le monde pouvait se faire tuer par les soldats du comte de Berg, sauf une personne : son fils. Qu’allait-il faire dans cette galère ?

Après ces dramatiques événemens, la pièce est terminée. Le père a tué son fils, le chancelier a donné sa démission ; c’est plus qu’il n’en faut pour un dénouement. Un troisième acte, inutile et surajouté, ne pouvait être que languissant. Cet acte est en outre d’allure indécise, hésitante, de pensée et de forme obscures. L’auteur imagine que le comte de Berg a éprouvé le besoin de rendre visite à sa belle-fille de la main gauche, dans le dessein de reprendre son petit-fils. Nous voici donc chez le pauvre diable : son cadavre est dans l’alcôve... Je ne vous ai pas dit que ce fût une pièce gaie... L’acte, à peu près tout entier, est fait d’une conversation entre le comte de Berg et Catherine. Il y a de la philosophie là-dedans, et même de la métaphysique : il y a de tout ce que l’on voudra, avec beaucoup de nuages autour. J’ai cru comprendre que les deux adversaires se réconcilient dans une compassion mutuelle et une haine commune de l’ordre social. L’entretien, d’abord empreint de quelque aigreur, se poursuit avec cordialité. Le défenseur de l’ordre et l’émeutière découvrent qu’ils sont l’un et l’autre des héros du devoir ; ils n’ont pas la même façon de comprendre le devoir, et voilà tout. Puisqu’on est des deux côtés de la barricade, on peut se tendre la main par-dessus. La société, voilà l’ennemie. « Catherine : Qu’elle tombe, qu’elle s’écroule, la maison qui n’a pu accueillir tous les enfans : qu’elle tombe et que bientôt de ses décombres un homme nouveau se dresse et construise la maison nouvelle ! — Le comte de Berg : La maison que n’ébranlera plus la discorde... — Catherine : La maison unie, solidaire... — Le comte de Berg : La maison dont l’entrée nous est interdite. » Charmant duo ! En attendant, Catherine garde auprès d’elle le petit Franz, pour en faire de la graine d’insurgé ; le comte de Berg reprend sa démission. Nous pourrons repasser dans vingt ans...

La Maison divisée est l’œuvre d’un très jeune homme. Elle a été jouée dans cette série de représentations hors cadre que M. Antoine consacre à des pièces de débutans qui lui ont paru intéressantes. Jadis tout bon rhétoricien avait dans son pupitre une tragédie qu’il était réduit à déclamer devant ses camarades. Qui sait si dans ces productions mort-nées ne figurait pas quelque chef-d’œuvre inconnu ? Il est juste et paternel que l’Odéon, à de certains jours, accueille les jeunes. La Maison divisée est assez bien une tragédie, quoiqu’en prose. Elle en a l’espèce de tension sans répit et de sublime continu. Elle a plu au public par cet air d’extrême jeunesse. La jeunesse qui écrit est volontiers grave : elle n’a pas le sourire. Elle affectionne les débats de doctrine et peint des personnages qui sont des symboles, n’ayant pas encore été à même d’observer comment se comportent les êtres réels. J’ajoute qu’en général, soit pour ses idées, soit pour la façon dont elle les exprime, elle est un peu en retard. Ce n’est pas ce qu’on pense habituellement, je le sais. On croit volontiers que ces lèvres imberbes vont nous livrer le secret de demain ; mais on se trompe. Ce ne sont de tous côtés qu’enquêtes où l’on se penche sur cette jeunesse pour lui demander ce qu’elle pense. Elle ne pense pas encore, ayant eu tant d’autres choses à faire et si peu de temps ! Elle répète, elle reflète. Les novateurs ne se recrutent guère parmi les jouvenceaux. Jean-Jacques avait cinquante ans quand il commença de bouleverser la société et l’âme françaises. Si j’en juge par l’Ombre des statues et par la Maison divisée, le théâtre d’éducation odéonien serait assez bien un théâtre d’éducation anarchiste. C’est une mode d’hier. Ibsen et Tolstoï sont des dieux désuets. Ils restent à nos yeux de grands maîtres ; mais nous avons reconnu que ce sont des maîtres dangereux. La maison où l’on avait recueilli leurs enseignemens n’était pas seulement divisée : elle était ébranlée dans ses fondations ; nous nous en sommes aperçus à temps ; à l’heure qu’il est, nous marquons un temps d’arrêt dans notre allégresse de destruction, car il faut vivre.

M. André Fernet semble avoir des qualités d’homme de théâtre ; il les laissera mûrir ; il attendra que ses idées se précisent ; il surveillera son style qui n’est pas toujours correct ; et ce sera très bien.

M. Desjardins prête au personnage du comte de Berg sa belle prestance et sa voix chaude ; Mlle Ventura est une Catherine Helmer très émouvante.


C’est une assez singulière entreprise d’avoir mis à la scène une pièce dont il est à peu près impossible de rendre compte en termes honnêtes. Chacun sait que La Fontaine dans son Conte de la Mandragore a imité la comédie de Machiavel qui porte ce même titre. Mais c’est chez lui que « l’imitation n’est pas un esclavage. » Avec cet art délicat, nuancé, raffiné que M. Émile Faguet a si parfaitement analysé dans ses récentes leçons sur notre fablier national, La Fontaine a, non pas imité, mais adapté, arrangé, abrégé l’original italien. Il a glissé où son modèle appuyait, et sous-entendu partout où l’italien développe et insiste. Au contraire, M. Bergerat a mis sa coquetterie à suivre d’aussi près que possible la pièce italienne, estimant que, puisqu’elle a été jouée en son temps au Vatican, nous n’avons pas le droit d’être plus prudes que le Pape. Mais les temps ne sont pas les mêmes. Au surplus, l’immoralité dans cette pièce est si parfaitement tranquille et la grossièreté si ingénue, qu’elle devient, je ne dis pas acceptable, mais moins choquante.

C’est la matière et c’est le personnel de nos vieux fabliaux : il n’y a d’italien ici que le cadre et les noms. On sait que ces récits populaires n’avaient pas de patrie bien définie et qu’on se les repassait d’un pays à l’autre. Toutefois, nous pouvons nous flatter qu’ils sont pour la plupart venus de chez nous : dès le moyen âge, nous avons fourni l’Europe entière de sujets plaisans et grivois. Je dis plaisans, car c’est un fait que nos pères s’y plaisaient ; et c’est aujourd’hui ce qui nous étonne. Il s’agit, comme toujours, d’un tour pendable joué par un jeune amoureux à un vieux benêt de mari. La femme est honnête, de cette honnêteté des « honnestes dames » qui ne résiste pas à la première occasion : c’est un dogme de cette littérature que toute femme est fragile et toute vertu accessible. Le mari est sot, d’une sottise qui paraîtrait invraisemblable, si l’invraisemblable ne devenait vrai sitôt qu’il s’agit de la sottise d’un mari. La mère est complaisante et donne à sa fille les conseils qu’elle-même a mis en pratique. Le moine est papelard et bénit pour de l’argent les moins légitimes des unions. Le parasite fait fonction d’entremetteur. L’amoureux est l’amoureux. Donc Nicia Calfucci se lamente que la nature lui ait refusé de faire souche de petits Calfuccis. Le jeune Callimaco, déguisé en médecin, lui fait accroire de donner à Mme Lucrezia une infusion de mandragore, et surtout d’introduire auprès d’elle un bon compagnon… Chaque époque a son genre de drôlerie qui a la propriété de la mettre en joie. À notre époque la drôlerie dont est faite la Mandragore assomme. L’impression dominante a été d’un ennui morne.

Toutefois il n’est que juste de rendre hommage à la virtuosité dont M. Émile Bergerat a fait preuve ici, une fois de plus. La langue qu’il fait parler à ses personnages est des plus savoureuses et du tour le plus vraiment comique. Ce sont à chaque instant des trouvailles d’expressions, des ricochets d’images imprévues. La versification est souple, jusqu’à l’acrobatie et la clownerie. La rime est riche, opulente, jusqu’aux jongleries de la rime calembour. Je regrette de n’avoir pas le texte pour en mettre un morceau sous les yeux du lecteur. Par exemple, le prologue tout entier est un régal pour les lettrés. Je citerai encore le troisième acte où Lucrèce, dans une sorte de stupeur, s’entend conseiller tour à tour par sa mère, par son confesseur, et par son mari lui-même, d’avoir à tromper ce mari. Il est particulièrement bien en scène et farci de plaisanteries grasses et bons mots de gueule.


On sait que M. Vilbert, qui est une gloire de nos cafés-concerts, a été engagé à l’Odéon pour jouer les grands rôles de la comédie classique. Il n’avait pas mal réussi dans le Malade imaginaire. Il vient de s’attaquer à Turcaret, et, à mon sens, avec moins de succès. Non certes qu’il n’y soit pas amusant. Il y est fort amusant au contraire. Il y met beaucoup de gaieté. Il fait de Turcaret un fantoche des plus réjouissans. C’est bien ce que je lui reproche. Par là il fausse le rôle, qui a des dessous de profondeur et d’horreur et qui vaut par ces dessous. Si la pièce eût été seulement amusante, elle n’aurait pas si fort soulevé contre l’auteur tout le monde de la finance. Mais les traitans ne se méprirent pas à la cruauté de la satire qui dénonçait le scandale de leur fortune et l’intolérable abus de leurs exactions. Pour la première fois, l’homme d’argent était mis à la scène et peint en pied avec une vigueur qui n’a pas été surpassée. D’ancien laquais pour être devenu l’un des plus puissans manieurs d’or de son temps, combien il faut que Turcaret ait dépensé d’énergie et fait taire de scrupules ! Combien de ruines a-t-il accumulées et combien de larmes ont fait couler ses brigandages ! Un entretien avec son premier commis ouvre un jour sinistre sur le genre d’opérations auxquelles il se livre. Pour ceux qu’il rançonne, il est sans merci. C’est l’âme pétrie de boue et de sang, dont parle La Bruyère. C’est l’homme de proie... Il est vrai que, dans l’aventure qui fait le sujet de la pièce, il est la dupe de tous, la risée universelle. Mais c’était la règle, dans notre ancien théâtre, qu’une comédie devait se tenir au mode comique et ne présenter ses personnages que sous l’aspect où ils prêtent à rire... Le drame court en dessous, affleurant seulement par endroits. Le ton est celui de la bonne compagnie sans fâcheuse insistance et déclamation qui sent son homme mal élevé. L’impression, que ne gâte aucun facile étalage de noirceur, n’en est que plus forte.


RENE DOUMIC.