Revue dramatique - 14 mars 1916

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Revue dramatique - 14 mars 1916
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : La Première Bérénice, comédie en un acte, en vers, de M. Adrien Bertrand. — Andromaque, pour les débuts de M. de Max. — Reprise de la Figurante, pièce en trois actes de M. François de Curel. — Mort de Mounet-Sully.


Voilà bien longtemps que je n’ai parlé de théâtre aux lecteurs de la Revue : c’est que les théâtres ne m’en ont pas fourni l’occasion. Les futurs historiens de la société française pendant la guerre auront à noter ce phénomène assez curieux. Aux premiers mois de 1915, alors que la vie générale était encore presque totalement suspendue, les théâtres ont montré une certaine activité ; ils se sont essayés à renaître : on a remis à la scène des pièces d’une inspiration très noble, auxquelles le temps de paix n’avait pas toujours été favorable ; on a organisé des séries de représentations classiques suivant un plan concerté d’avance, afin d’exalter l’idée française ; même on a monté des ouvrages nouveaux, parmi lesquels je ne compte pas les revues, attendu qu’elles ne peuvent pas être comptées et que leur vogue aurait fait concurrence à celle du cinéma, si le cinéma ne défiait toute concurrence. Cette année, alors que, la guerre se prolongeant et devenant, elle aussi, une habitude, les civils s’organisent une sorte d’existence pour « civils qui tiennent, » l’essai de mouvement théâtral a fait place à la stagnation absolue. La raison en est dans un scrupule qui fait le plus grand honneur au public. Le public est simpliste. On a beau plaider auprès de lui la cause du théâtre, par des argumens d’ailleurs excellens ; on lui répète en cent manières que le théâtre est pour beaucoup de gens qui en vivent un métier, un gagne-pain dont il convient de ne pas les priver, et qu’il nous sert à tous, en fournissant à nos esprits la détente dont nous avons besoin pour ne pas nous énerver, et même qu’il peut être un enseignement, une école de patriotisme et de vertu... le public laisse dire et garde son opinion. Pour lui le théâtre est un lieu de divertissement ; il va au théâtre dans l’espoir d’y passer une soirée agréable, et il sait bien que dans le budget de tous les ménages, les frais de spectacle figurent à la colonne des menus plaisirs. Or, il estime que le moment n’est pas à prendre du plaisir et chercher du divertissement. Dans les sociétés modernes, la religion a, de tout temps, traité le théâtre en ennemi, car l’endroit est profane. Pareillement, cette autre religion qui est celle de la patrie nous le rend aujourd’hui suspect. De là une conséquence imprévue, mais logique : c’est la déroute des pièces sérieuses et le triomphe du théâtre gai. Une grande discussion s’est élevée entre augures pour savoir si le théâtre, en temps de guerre, doit être grave ou plaisant, instructif ou amusant, s’il doit faire penser ou faire rire. Voici qui tranche la question. A nous tous, tant que nous sommes, il semble que ceux-là seuls ont le droit de se montrer au théâtre qui l’ont acheté sur le champ de bataille ou dans les tranchées, au prix de mille souffrances et des pires dangers. Que les permissionnaires et les familles des permissionnaires aillent au théâtre, nul n’y trouve à redire, au contraire, et c’est pour le mieux. Mais le théâtre pour permissionnaires doit être tout le contraire d’un théâtre d’éducation. Cela résulte de la nature des choses, et les plus beaux raisonnemens n’y feront rien...

En dehors de ce théâtre spécial, qui est éminemment du « théâtre utile, » le chroniqueur dramatique n’a que peu à glaner. Une seule nouveauté digne d’arrêter notre attention : quelle joie de savoir qu’elle est l’œuvre d’un soldat, et parmi les plus bravas ! Le lieutenant de dragons Adrien Bertrand a été grièvement blessé, comme son frère le capitaine Georges Bertrand. Un congé de convalescence lui a permis de venir surveiller les répétitions de sa pièce. Car la Première Bérénice est mieux qu’un à-propos, c’est une pièce où s’annonce un auteur dramatique, c’est la comédie d’un jeune poète très heureusement doué. L’épisode que l’auteur a mis à profit est le séjour de Racine à Uzès, où son oncle, le chanoine Sconin, lui faisait « espérer » une abbaye. Ce séjour nous est fort bien connu par de charmantes lettres qu’écrivait aux siens le petit Racine. Il semble que l’écolier de la veille se soit assez bien accommodé de sa villégiature méridionale. Il a vingt ans ; le pays est nouveau pour lui ; il ne fait rien et il voit de sa fenêtre un « tas de moissonneurs, rôtis du soleil, qui travaillent comme des démons ; » les journées sont chaudes, mais les nuits sont délicieuses. Les femmes sont d’une beauté qui passe l’imagination : pas une villageoise, pas une savetière qui ne soit d’une figure à rendre jalouses les filles d’honneur de la Reine. Aussi, avec quelle violence on les aime ! « Vous saurez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amour médiocre : toutes les passions y sont démesurées. » Jules Lemaître se demande si plus tard, quand il nous montrera les terribles amoureuses de son théâtre, Racine ne se souviendra pas des Hermione et des Roxane à foulard rouge de ce brûlant pays d’Uzès ; et, parce qu’il est homme de goût, la remarque une fois faite, il n’insiste pas... M. Adrien Bertrand a imaginé, comme c’était son droit, que Racine s’ennuie dans son exil languedocien et qu’il a pris en horreur cette nature trop éclatante, ce paysage trop ensoleillé, ce ciel trop implacablement bleu ; il se souvient d’autres campagnes au charme plus discret et plus nuancé ; il revoit Port-Royal, son grand cloître,


Les étangs, les jardins, les tonnelles, les bois,
Et le vallon voilé d’angoisses salutaires,
Où la mère Angélique, avec les solitaires,
Passait en robe blanche et la croix au milieu...


Et c’est tout le décor où s’est encadrée son enfance, qui s’évoque dans son âme nostalgique :


Les sentiers parfumés de violette rose,
La discrète grandeur des troubles horizons.
Et la blancheur qui vêt la robe des maisons
Sous le sombre bonnet de leurs vieux toits d’ardoise,
La subtile senteur des foins et de l’armoise,
Les ondulations si souples des terrains,
La courbe des coteaux au bord des cieux sereins,
Les lointains ouatés, leur vague transparence.
Toute la pureté de notre Ile-de-France...


Ces vers donnent assez bien l’idée de la manière qui est celle de M. Adrien Bertrand : un peu trop de fleurs, de ciels roses et de soirs roux, mais de la grâce, de l’harmonie, des images brillantes, un souffle généreux de lyrisme. Tant y a que tout rappelle Jean Racine à Paris, capitale de l’art dramatique. Mais alors Mariette ? Qui est cette Mariette ? Une fille ingénue qui s’est éprise du poète parce qu’il a vingt ans, parce qu’il est beau, et parce qu’il dit d’une voix si caressante des choses si tendres ! Il est clair qu’elle ne peut le suivre, et il est non moins évident qu’elle ne doit pas le retenir. Il ne faut pas qu’un jour, il ait à lui dire : « Ah ! que vous me gênez ! » Elle doit se sacrifier à sa gloire. Elle accomplit le sacrifice gentiment, sans phrases qu’au surplus elle ne sait pas faire, et en essuyant tout juste une larme à la dérobée. Ce n’est pas une Hermione ni une Roxane, encore qu’elle soit d’Uzès. C’est une Bérénice, une petite Bérénice de province. Quelle reconnaissance ne lui devons-nous pas s’il est vrai que du souvenir qu’elle avait laissé à son jeune amant soit née l’autre Bérénice ? Et qui pourra jamais nous prouver le contraire ? C’est une grande force pour déjouer les entreprises des érudits, de n’avoir jamais existé.

La Comédie-Française a mis sa coquetterie à monter avec goût cette jolie pièce. Le rôle de Mariette est très agréablement tenu par Mlle Bovy. M. Le Roy est un Jean Racine un peu avantageux, comme il sied à un poète de vingt ans. M. Sylvain, dans le rôle, du chanoine Sconin, obligé de flétrir les choses et les gens de théâtre, s’acquitte de ce devoir avec une abnégation méritoire chez le doyen de la plus illustre Compagnie de comédiens qui soit au monde.


La meilleure manière d’honorer les poètes, c’est évidemment de jouer leurs œuvres et de les bien jouer, d’en renouveler sans cesse l’interprétation et de la maintenir au niveau le plus élevé. Chaque fois qu’on fait quelque effort pour présenter dignement au public nos chefs-d’œuvre classiques, le succès est assuré. J’en ai eu une nouvelle preuve, après combien d’autres ! en allant entendre à la Comédie-Française Andromaque, pour les débuts de M. de Max. La pièce est jouée par tous les chefs d’emploi. Andromaque, c’est Mme Bartet dont on sait que ce rôle de tendresse, de sensibilité contenue et de piété douloureuse a été l’un des plus beaux triomphes de sa carrière. Hermione, c’est Mme Segond-Weber qui, surtout dans la seconde partie du rôle, se montre admirable tragédienne. M. Paul Mounet est un Pyrrhus plus brutal que galant et dont on ne s’étonne pas trop qu’il ait commis toutes les atrocités qui le rendent éternellement odieux à la veuve désolée d’Hector. Quant à M. de Max, il a dessiné d’Oreste une silhouette des plus intéressantes et j’y reviendrai. Cela fait un remarquable ensemble. La pièce reprend les couleurs de la vie. Aussi, il fallait voir comme toute la salle était suspendue aux lèvres des acteurs, frémissante, haletante d’émotion ! Cet art est si profondément humain ! La souffrance qu’il exprime est si vraie ! C’est le cœur qui parle au cœur. La pièce, suivant un mot de Racine, est faite de rien. Pas d’incidens, pas de faits, jusqu’à la catastrophe finale ; toute l’action est dans la progression des sentimens, dans le flux et le reflux des passions ; et c’est l’action la plus serrée, la plus précipitée, la plus pressante, la plus empoignante, la plus fertile en coups de théâtre dont chacun n’est que la soudaine révélation du travail intérieur qui se fait sourdement dans les âmes. Et partout la divine simplicité, l’impression du définitif, de l’absolu : la nature humaine fixée sous l’aspect de l’éternité.

Le propre des chefs-d’œuvre, c’est qu’ils continuent de vivre à travers les siècles et qu’en s’adaptant à des milieux de pensée et de sensibilité différens, ils en reçoivent une signification un peu différente. Pour les contemporains de Racine, comme pour Racine lui-même, le sujet de la pièce est l’extraordinaire aventure qui fait d’Andromaque captive la maîtresse de sa destinée, et jette à ses pieds son farouche vainqueur. La fidélité de l’épouse à l’époux plus ardemment aimé par delà le tombeau, le dévouement de la mère au fils en qui revit son Hector, la toute-puissance de l’amour qui l’emporte dans le cœur de Pyrrhus sur la raison d’État et fait taire la raison, voilà ce qui ravissait une cour jeune et galante. Et voilà ce qui répondait le mieux aux besoins d’une littérature désormais en possession de son idéal. Le type d’Andromaque en est une des plus pures créations. C’est sur lui qu’est concentrée toute la lumière. Hermione et Oreste ne sont qu’au second plan. Pour le spectateur d’aujourd’hui, le point de vue a changé. Notre sensibilité moins délicate est moins touchée par la grâce souveraine d’Andromaque et notre oreille moins fine n’entend plus aussi bien les soupirs qu’elle étouffe. Il faut pour nous remuer des passions plus violentes : nous nous reconnaissons mieux en des âmes plus troublées. Ainsi, par un léger déplacement de l’intérêt, ce qui nous sollicite le plus, dans cette tragédie de la piété conjugale et de l’amour maternel, c’est la jalousie d’Hermione et c’est la mélancolie d’Oreste.

Cette Hermione, ah ! comme nous la sentons vivre ! Comme nous lisons dans son cœur ! Un seul sentiment l’emplit tout entier, et tous les autres ne sont qu’autant de formes de celui-là. Elle aime Pyrrhus, et ne vit que pour l’aimer, et ne sait pas autre chose. Elle l’aime à l’instant qu’elle croit le haïr ; ou plutôt, avec cette clairvoyance des héroïnes du XVIIIe siècle, elle se rend bien compte que la haine est chez elle l’exaspération de l’amour. Un seul être existe pour elle, dans le monde entier, et c’est Pyrrhus : qu’elle puisse vivre sans lui, loin de lui, c’est ce que rien ne lui fera jamais ni admettre, ni concevoir. Qu’il se soit éloigné d’elle, c’est un accident, une folie passagère, un cauchemar, l’erreur d’un moment et ne peut pas durer. Elle le reprendra, il sera à elle et rien qu’à elle, car il lui appartient, et cela seul est vrai et tout le reste est absurde. Par là s’explique qu’à la moindre apparence d’un retour, elle n’ait pas une minute d’incertitude et ne doute pas un instant que Pyrrhus ne lui soit revenu. Comment ne prendrait-elle pas pour réalité ce qu’elle souhaite éperdument, de tous les instans de sa vie et de toutes les forces de son être ? L’autre soir, quand elle a crié à Pyrrhus qui feint de la croire indifférente : « Je ne t’ai pas aimé, cruel, qu’ai-je donc fait ? » un mouvement instinctif nous a soulevés ; nous étions prêts à lui apporter notre témoignage ; nous l’avions si bien reconnu à toutes ses paroles et à tous ses gestes, à ses attentes, à ses colères, à ses désespoirs, à ses attendrissemens et à ses fureurs, cet amour unique et impérieux ! Le fameux « Qui te l’a dit ? » n’est pas un démenti qu’Hermione se donne à elle-même dans un brusque évanouissement de la mémoire et dans un soudain égarement de la passion. Tout au contraire, c’est le cri de ses entrailles, celui qui atteste sa volonté vraie, profonde et de toujours : conserver le cours d’une si belle vie, protéger une tête si chère ! Le crime d’Oreste ne lui apparaît pas seulement odieux, mais stupide. Imaginer qu’Hermione souhaitât la mort de Pyrrhus, par qui seul elle respire, comment un être s’est-il rencontré pour commettre cette aberration énorme et cette monstrueuse sottise ?

Ce qu’il y a de plus frappant dans le rôle d’Oreste, c’est son extraordinaire « modernité. » En effet, tandis que les personnages du théâtre classique sont, à peu près tous, des êtres bien portans, en possession de toutes leurs facultés, et, jusque dans le paroxysme de la passion, maîtres de leur esprit, celui-là est un malade. Racine en a fait, comme s’expriment les aliénistes d’aujourd’hui, un demi-fou. Les premiers mots que Pylade lui adresse sont pour nous signaler cette mélancolie dont l’âme de son ami est depuis si longtemps envahie et cette obstination qu’il met à chercher la mort. Humeur noire, neurasthénie, manie du suicide à laquelle il faut joindre la manie des persécutions, nous voilà en pleine psychologie morbide : le poète du XVIIe siècle n’a pas attendu que notre littérature eût fait appel aux enseignemens de la clinique. Par cela même qu’il est un malade, et un malade de l’esprit, Oreste est déjà un héros romantique. Il est, comme le sera plus tard Hernani, le maudit sur qui pèse la fatalité et qui répand autour de lui la contagion du malheur :


Excuse un malheureux qui perd tout ce qu’il aime,
Que tout le monde hait et qui se hait lui-même.


Il est le révolté qui s’insurge contre les lois humaines et divines :


Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux.


Le jeune premier fatal et le héros byronien n’ont rien inventé. À vrai dire, dans la connaissance du cœur humain, pour inventer quelque chose, c’était s’y prendre trop tard que de venir après nos classiques.

M. de Max, récemment engagé à la Comédie-Française, a pris possession du rôle d’Oreste. Il y a été tout à fait remarquable. Certes, il faut regretter qu’il n’ait pas réussi à se débarrasser entièrement d’un fâcheux accent. Mais il n’a pas tenu à lui et il faut le prendre tel qu’il est. Il a de très beaux dons. La voix est bien timbrée, l’attitude, le geste sont naturellement tragiques. Ces moyens sont mis au service d’un sens de l’art à la fois très sincère et très raffiné. M. de Max est un artiste. Et il travaille avec une belle conscience. Son jeu vaut par la composition. Il a montré une très pénétrante intelligence du rôle, étudié avec un soin scrupuleux, fouillé dans tous ses détails, pénétré dans toutes ses nuances ; peut-être même en a-t-il à l’excès souligné toutes les intentions, comme s’il avait voulu bien nous prouver que rien ne lui en avait échappé. Félicitons-le encore de s’être très heureusement assagi. Il a compris qu’en passant du drame à la tragédie et des théâtres de genre à la première scène française, il convenait de modérer ses effets, de discipliner sa fougue. Ce travail a été notamment très visible dans la dernière scène, celle des « fureurs » tenue dans une note très juste. C’est un début qui fait grand honneur à M. de Max. Nous aurons plaisir à le suivre dans ses prochaines incarnations et nous espérons de lui beaucoup, pour rendre à plusieurs des personnages de notre tragédie, un peu effacés dans de récentes interprétations, le relief et la couleur.


On peut distinguer dans l’œuvre, souvent puissante et profonde, de M. François de Curel, deux sortes de pièces. Les unes sont des pièces d’idées, où l’auteur transporte à la scène et traite avec une sorte de violence passionnée, certains problèmes du temps présent. Ainsi la Nouvelle idole que la Comédie-Française s’était annexée, aux dernières semaines qui ont précédé la guerre. Ainsi les Fossiles, le Repas du lion. Dans une autre partie de son théâtre, où il se conforme davantage à la tradition, il se borne, si c’est se borner, à pousser très avant l’étude de certains caractères, qu’à vrai dire il choisit volontiers parmi les plus singuliers ou même les plus bizarres. C’est un moraliste sans illusions et un écrivain sans timidités. Il pense peu de bien de notre nature, et il le dit comme il le pense. Son pessimisme ne connaît ni n’admet les atténuations et les ménagemens. Ses personnages ont pour qualité maîtresse une franchise, qui ne se soucie pas d’être une aimable franchise. Ainsi dans l’Envers d’une sainte, et dans l’Invitée. Ainsi dans la Figurante, jouée à la Renaissance, il y a vingt ans, et que la Comédie-Française vient d’inscrire à son répertoire.

Rappelons en quelques mots la situation. Hélène de Monneville est, depuis cinq ans, la maîtresse d’Henri de Renneval. Cinq ans, c’est bien long pour un amour éternel. Hélène s’en aperçoit à la lassitude de son compagnon de chaîne. Celui-ci trouve chaque fois un prétexte nouveau pour abréger la rencontre ou manquer le rendez-vous ; n voit partout des imprudences et des dangers et qualifie d’horreurs les mêmes phrases, dont jadis la douceur l’eût tant ému ! La raison conseillerait à Hélène de ne pas laisser se traîner dans d’humiliantes complications cette fin de liaison. Mais elle aime, donc elle s’obstine. Elle s’avise de cette combinaison, qui, m’assure-t-on, n’est pas sans exemples dans la vie réelle : marier son amant pour le conserver, lui donner une femme pour rester sa maîtresse. Il va sans dire que ce mariage, combiné par une amante jalouse, ne saurait être qu’un mariage blanc. La femme à laquelle Hélène confiera le soin de lui garder son amant, doit être une femme de tout repos, une femme en peinture, une femme pour rire, un mannequin. Ce sera une figurante. On la choisira tout exprès, ambitieuse et froide, douée d’intelligence mais non de tempérament, désireuse de briller, incapable d’aimer. Bien entendu, l’oiseau rare, qu’on s’apprêtait à aller chercher bien loin, on l’a sous la main : on ne trouvera pas mieux. C’est une petite parente pauvre, élevée dans la maison, cœur sec, âme calculatrice, et qui, pour échanger sa misère contre une existence dorée, acceptera n’importe quel programme. Françoise sera la figurante... Tel est le point de départ. Il a cet inconvénient que tout de suite on devine quel sera le terme d’arrivée. Les moins avertis prédisent que la figurante évincera la titulaire. Les moins perspicaces ont compris que, sous ses airs de froideur, Françoise est une amoureuse. Nous n’avons aucune surprise à attendre. Mais apparemment c’est un genre d’intérêt que l’auteur a dédaigné : il n’a voulu que peindre des caractères.

Ce ne sont pas de beaux caractères. Laissons de côté Henri de Renneval : ballotté entre deux femmes, trompant l’une, abusant l’autre, mentant à toutes les deux, il fait triste figure. M. de Monnevllle, le mari d’Hélène, appartient à une catégorie de maris trompés, pour lesquels la morale de théâtre professe une sorte d’admiration tout à fait singulière. Vieillard qui a commis la faute d’épouser une jeune fille, il a, le soir même des noces, trouvé chez la nouvelle mariée une répugnance devant laquelle il s’est fait un devoir de ne pas insister. Depuis lors, il s’est réduit au rôle de père vis-à-vis de Mme de Monneville ; au courant de sa liaison, dont il souffre et qu’il se borne à inquiéter par des taquineries, il favorise le projet d’union entre Françoise et Renneval : c’est sa vengeance. Ce mari philosophe, qui tolère sous son toit l’adultère, et surveille l’alcôve de sa nièce, ne le trouvez-vous pas fort déplaisant ? Hélène nous est présentée, et très justement, comme un personnage antipathique et digne d’être châtié. Fille pauvre, elle aussi, quand elle a épousé M. de Monneville, déjà membre de l’Institut, elle savait à quoi elle s’engageait : elle avait fait un marché, elle devait en exécuter les clauses. Quant à cet autre marché qu’elle propose à Françoise, c’est, à n’en pas douter, une infamie. Voilà une méchante femme. C’est pourtant la seule à qui nous serions tentés de nous intéresser, car elle est malheureuse, tout le monde s’acharne à la faire souffrir, et le spectacle de la souffrance nous laisse rarement indifférens. Quant à Françoise, la figurante, pour qui il semble bien qu’on nous convie à prendre parti, il n’y a qu’un mot qui serve : elle est odieuse. Pourquoi tombe-t-elle soudain follement amoureuse de ce pleutre de Renneval ? On ne m’empêchera jamais de croire qu’elle a flairé l’intrigue de sa tante et tout de suite rêvé de lui souffler son amant. Les pires moyens lui sont bons et elle les trouve tout de suite à sa portée : elle vole les lettres, comme si elle n’avait fait autre chose de sa vie. Elle joue la comédie avec une sûreté de dissimulation et une profondeur d’hypocrisie qui confondent. Elle accepte, sans une protestation, l’humiliant marché qu’on lui impose ; elle promet tout ce qu’on veut et donne abondamment sa parole : je sais bien qu’elle a la ferme intention d’y manquer, mais ce n’est peut-être pas suffisant comme excuse. Et elle met à triompher de sa rivale une telle âpreté, elle apporte dans son triomphe tant de joie impérieuse, d’orgueil et de dureté, qu’on se demande s’il y a place dans son cœur pour d’autres sentimens que ceux de la vengeance et de la domination : ce ne sont sûrement pas les qualités que nous goûtons le plus dans la nature féminine.

Mlle Leconte a joué avec toute son intelligence et tout son art le rôle de Françoise, où l’occasion ne lui était pas fournie de montrer sa grâce coutumière. Mlle Cerny a trouvé plusieurs fois, dans le rôle d’Hélène, le moyen de nous émouvoir. M. de Féraudy joue, avec plus de bonhomie et de cynisme malicieux que n’en mettait jadis M. Antoine, le rôle du vieux Monneville qui semble écrit pour lui.


La mort de Mounet-Sully est une grande perte pour l’art français. Ce fut un tragédien génial. Sa place est marquée, dans l’histoire du théâtre, à côté des plus illustres. Il avait la passion de son art, et il en avait le respect. Avant toute chose, il faut louer sa belle conscience, sa probité professionnelle, la dignité de sa vie et l’unité de sa carrière d’artiste. Il a résisté à ce courant qui a poussé les plus célèbres acteurs contemporains à chercher des succès bruyans dans des aventures d’où ils sortent toujours un peu diminués. Il s’est consacré à la gloire d’une seule maison, d’un seul genre. L’art, tel qu’il le concevait, était, éminemment, le grand art. Les plus purs poètes dont s’honore la littérature universelle, de Sophocle à Shakspeare, et de Racine à Victor Hugo, voilà ceux dont il a été l’interprète souvent inspiré. Auprès d’eux il était dans son atmosphère. Dans la prose des personnages modernes il était gêné, mal à l’aise, et donnait l’impression de subir une déchéance, comme s’il fût un roi en exil. Pendant quarante ans, il a personnifié, pour des milliers et des milliers de spectateurs, l’Idéal et la Poésie.

Je n’ai pas assisté à ses débuts : je sais pourtant, par l’écho de maintes conversations restées dans ma mémoire enfantine, l’énorme impression qu’il produisit sur ceux mêmes qu’il déconcertait par certaines outrances. Je n’ai pas entendu, et combien je le regrette ! ce duo merveilleux d’une Doña Sol et d’un Hernani, qui étaient Sarah Bernhardt et Mounet. C’est sous les traits d’Œdipe qu’il m’est d’abord apparu, et ce n’est pas trop de dire que ce fut une révélation. Après cela, je l’ai applaudi, avec tous ceux de ma génération, dans vingt rôles qu’il a marqués d’une empreinte ineffaçable.

Ce qu’il y avait d’abord d’admirable en lui, c’était l’apparence physique, la taille haute et souple, la noblesse sculpturale des lignes, jointe à l’élégance et à la grâce des mouvemens. Il était fait pour porter le costume et les plus riches costumes et les plus pittoresques, ceux de la Renaissance, ceux de l’Espagne ou de l’Orient, à moins que ce ne fût celui qui les efface tous : la draperie antique. Il poussait jusqu’à la perfection cet art de se costumer : rien qu’à le voir entrer en scène, tout le personnage s’évoquait aussitôt avec toute son époque, comme dans un tableau de maître. La voix était splendide, si chaude, si colorée, emplissant aisément de son volume toute une salle, avec des notes d’une étonnante profondeur et aussi des intonations charmantes, d’une douceur infinie, qui ravissaient connue une caresse. On était conquis, gagné, remué, on échappait aux platitudes du monde réel ; on entrait avec l’enchanteur dans le monde des illusions généreuses et des rêves splendides.

Il vivait chacun de ses rôles, il était le personnage qu’il représentait et dont il avait fait passer l’âme en lui. Jamais le « paradoxe du comédien » n’a reçu plus formel démenti, et jamais acteur n’a plus véritablement éprouvé tous les sentimens qu’il traduisait. Cela explique qu’il ait été inégal, non pas d’un rôle à l’autre, mais d’un soir à l’autre dans le même rôle. Je lui ai entendu dire qu’il jouait pour lui, uniquement pour lui, pour se satisfaire, et sans jamais y parvenir. Le rôle qui lui était le plus familier, il l’étudiait encore et cherchait à y progresser. La centième fois, il le jouait comme s’il ne l’avait jamais joué. Est-il besoin de faire remarquer, après cela, que son jeu était très personnel ? Pour se l’assimiler complètement, il fallait qu’il modelât le rôle à sa ressemblance. Pour vivre le personnage, il fallait qu’il pût continuer d’y être lui-même.

Ses qualités naturelles, son exubérance méridionale, son lyrisme, — cette jeunesse qu’il a conservée jusque dans les derniers temps, jusqu’à l’époque où il accomplissait ce tour de force de continuer, presque aveugle, à tenir la scène, — tout le destinait à être, par excellence, le jeune premier romantique. Il l’a été avec une séduction incomparable. Il a été Hernani, le jeune amant, le pâtre héros, le bandit généreux, le proscrit sublime. Il a été Ruy Blas le rêveur, le ver de terre amoureux d’une étoile. Il a été Gérald, cet autre Roland. Et plus que tous il a été leur adorable aîné, le chef du chœur, celui à qui Pierre Corneille avait soufflé sa grande âme : il a été le Cid avec son ardeur, son emportement, ses enthousiasmes, et son prodigieux amour et ses élans chevaleresques et son charme vainqueur.

Mais sa nature était trop riche, il possédait trop bien toute l’ampleur du clavier tragique pour se tenir à un seul emploi, fût-il le plus noble et le plus poétique. Ce jeune premier a été aussi bien le vieillard d’épopée. Ce Français de race et de tradition a voulu se mesurer avec les plus grands rôles du théâtre étranger et du théâtre antique : le fait est qu’il y a trouvé les plus fameux succès de sa carrière. Dans son interprétation du rôle d’Hamlet les Anglais ne reconnaissent pas leur Hamlet, je le crois sans peine ; mais avec ses impatiences, ses lassitudes, ses révoltes, son ardente mélancolie, c’était l’Hamlet dont tous les romantiques avaient rêvé, et c’était surtout celui de Mounet-Sully qui jouait pour des Français. Son plus beau triomphe et qui restera sans doute sa gloire la plus pure, c’est sa magnifique interprétation d’Œdipe. Depuis l’instant où il apparaissait au haut des marches, comme le sauveur qu’implore le peuple agenouillé, jusqu’à la minute suprême où il prélude, en se crevant les yeux, à l’expiation de son crime involontaire, il évoquait devant nous toute la grandeur de l’art antique. Il était le symbole de l’humanité en lutte contre les dieux jaloux. Cela allait très loin, par delà les murs du théâtre et par delà les limites du moment présent, très loin dans les temps, dans les profondeurs de l’histoire et de la légende. On sentait passer en soi le frisson sacré, on respirait l’air de ces sommets où l’art confine à la religion.

Telle a été la part de celui qui vient de mourir. Il a réalisé à la scène les plus hautes conceptions du génie dramatique. Il nous a mis sous les yeux l’idéal des plus grands poètes, il a rendu vivantes pour nous des créations qui sans lui ne nous seraient arrivées que par le livre. Il nous a fait communier avec les plus beaux sentimens, sous les formes les plus pures. Parce qu’il a été, au sens supérieur du mot, un artiste, il a contribué à maintenir parmi nous le goût des aspirations élevées et des nobles émotions : l’âme française, telle que nous la voyons aujourd’hui, lui doit un peu de sa générosité et de son enthousiasme.


RENE DOUMIC.