Revue dramatique - 14 novembre 1893

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Revue dramatique - 14 novembre 1893
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 454-465).
REVUE DRAMATIQUE

:Comédie-Française : L’Amour brode, pièce en 3 actes de M. François de Curel. — Vaudeville : Mme Sans-Gêne, comédie en 4 actes, de MM. Sardou et Moreau. — Renaissance : Les Rois, pièce en 4 actes, de M. Jules Lemaître. 

Après trois représentations, M. de Curel a retiré sa pièce du Théâtre-Français.


Depuis qu’elle n’est plus, quinze jours sont passés ;


mais il n’est pas trop tard « pour parler encor d’elle ». La brochure reste, et d’un homme de talent l’erreur même, une erreur aussi considérable, mérite d’être rappelée.

Je ne sais plus lequel des amis de Henri Heine lui écrivait un jour : « Ne joue pas avec les serpens ; leur enlacement est si fort ! » Ce fut jusqu’ici le jeu favori de M. de Curel. Il y excellait, et nous applaudissions, ravis, à son adresse, à son audace, à l’éclat de ses jeunes victoires. À lui comme au poète, on a crié gare, mais vainement. Il a fini par se prendre dans les nœuds de sa propre pensée ; au charmeur cette fois les couleuvres n’ont point obéi.

Une femme cherche follement l’idéal chez un homme et ne l’y rencontre pas. De la rencontre manquée, de l’illusion perdue, ce n’est pas elle, mais lui qui meurt, lui qui se tue. Voilà, réduit et nu, le sujet de l’Amour brode ; le canevas sans les broderies. Quel est cet homme, cet idéal, et quelle est cette femme, toute la pièce de M. de Curel est là. Il n’en est guère de plus malaisée à comprendre, ou seulement à raconter. Non pas que les faits y soient obscurs ou compliqués ; mais les sentimens le sont au delà de ce qu’on pouvait craindre. Oui, je sais bien, il y a l’éternel adage : « On ne jouit que des âmes. » Mais on peut souffrir aussi par elles, et terriblement ; les rares spectateurs de l’Amour brode en savent quelque chose.

Gabrielle de Guimont est une maniaque d’idéal, qui rêve tout et que rien ne contente. Orpheline de bonne heure, elle a été élevée par un couple vieillot, oncle Raphaël et tante Agnès, avec une prudence vaine. Chez cette fantasque créature, la folle du logis est la maîtresse de la maison. À parler franc, Gabrielle est une toquée. Après avoir aimé, jeune fille, un jeune homme, Charles Méran, qui ne répondit pas à ses avances, elle a épousé, de dépit, M. de Guimont, un vieillard. Charles, qui l’aimait, eut des regrets aussitôt ; il les exprima, elle les accueillit. Elle le croyait un héros ; il n’était qu’un homme, et le jour où il le lui fit comprendre un peu brutalement, elle se fâcha et ne le revit plus. Elle tâcha d’oublier ; lui de même, par d’autres moyens, et Gabrielle, devenue veuve, lut un matin dans les faits-divers que l’aimé d’autrefois, après avoir vécu à outrance, venait d’essayer de mourir. Aussitôt, au nom du passé, elle le rappelle ; il accourt et se confesse. Elle, ravie, lui offre son cœur et sa main ; il refuse, parce qu’elle est riche et lui totalement ruiné. Une seule chose, en les égalant, pourrait les unir : ce serait, de sa part à lui, quelque dévouement sublime, un sacrifice inouï. Mais lequel ? On ne trouve pas, et, se sentant faible, Charles s’enfuit.

On trouvera. Gabrielle, exaltée par tant de noblesse, épousera son héros, en dépit de lui-même, en dépit de l’oncle et de la tante, qui résistent d’abord. « Il le faut, s’écrie-t-elle, car si j’échouais, qui sait s’il n’y aurait pas deux existences en jeu ? » Du coup, les deux pauvres petits vieux s’imaginent que leur nièce est coupable, menacée d’être punie par où elle a péché, et les voilà pleurant, moins de douleur que de tendresse, sur une faute grosse de conséquences qu’ils ne demandent qu’à chérir. Gabrielle saisit avec enthousiasme l’idée suggérée ainsi, l’idée de l’enfant, l’idée mère du drame. Le voilà le dévouement, le sacrifice rêvé ; il égalera le pauvre à la soi-disant coupable : elle n’achète plus l’amour, l’amour la rachète et la balance est juste.

Non, elle est folle, et nous allons en suivre les oscillations insensées. Gabrielle a chargé sa cousine et amie Emma de faire à Charles la gracieuse communication. Emma, qui n’est pas une personne compliquée, ayant été jadis, avec une simplicité dont on lui sait gré, la maîtresse d’un capitaine de cavalerie ; Emma n’a rien de plus pressé que de découvrir à Charles le secret de la comédie, lui conseillant d’y jouer son rôle et de concilier par cette fraude la légende du martyre avec la réalité du bonheur. Il accepte ; mais dès les premières feintes il se trahit. Gabrielle alors, indignée d’une telle fausseté, retourne brusquement les cartes, dément la messagère infidèle et se déclare réellement perdue. Il lui jurait de lui sacrifier la vie, l’honneur ; qu’il tienne sa parole. Fou de colère, puis de douleur, le malheureux la tiendra. Il peut servir sans ignominie celle que malgré tout il aime encore. Il la sauvera donc par le mariage, et se sauvera lui-même par la mort. Ainsi se concluent les atroces fiançailles. Elles se traînent douloureusement pendant un mois, lui s’obstinant dans son héroïsme sombre, elle dans sa féroce expérience. Il a dit qu’il se tuerait la nuit des noces ; mais depuis qu’il s’est joué d’elle, elle doute, et le soupçonnant de forfanterie, peut-être d’un odieux chantage, elle ne le détrompe pas. Elle a trouvé dans sa malle un revolver, dans son portefeuille une lettre d’adieux, mais les clefs de la malle et le portefeuille étaient en évidence, et, doutant toujours, elle ne le détrompe pas. Enfin c’est la veillée nuptiale ; il va venir, et en compagnie d’Emma, sa confidente, elle l’attend. Pour lui arracher le secret de son âme, pour le pousser et l’acculer à la crise qu’elle espère, qu’elle exige, elle a résolu de l’exaspérer. Emma cependant aura déchargé le revolver ; un suicide blanc suffira pour assouvir enfin l’odieuse curiosité de cette Psyché détestable. Voici Charles : elle l’accueille par d’ignominieuses déclarations. Elle séduite, abandonnée, allons donc ! Elle n’est qu’une fille dépravée et n’a cherché dans le mariage que la liberté folle, avec un protecteur responsable. Charles cette fois l’écoute stoïque, sort fièrement pour aller mourir, et sur la porte à peine fermée Gabrielle se jette, conquise enfin, croyante, appelant son héros et son maître !

La pièce n’est pas terminée ; elle entre seulement en agonie. Charles revient avouer à Gabrielle qu’il a peur et n’ose pas se tuer. Devant cette lâcheté, Gabrielle retombe en convulsions de colère et de honte. Le malheureux s’éloigne derechef, mais, hélas ! pour revenir une dernière fois. Il s’est aperçu qu’on avait déchargé le pistolet et qu’une sinistre bouffonnerie le vouait non pas même à la mort, mais au ridicule d’un suicide raté. Il recharge son arme qui ne tremblera plus, et Gabrielle, enfin convaincue, trouvant enfin l’homme affolé par elle à la hauteur de sa propre folie, tombe dans ses bras. Trop tard ! Il la regarde profondément ; dans le cher et capricieux miroir de ses yeux il se voit une seconde en héros, le héros de leur double chimère, et, plutôt que de perdre encore l’idéale mais fugitive image, il la brise, en se brûlant le peu de cervelle que de telles épreuves ont dû lui laisser.

Cette pièce, on le voit, est une analyse acharnée, je dirais presque enragée, de pathologie ou de tératologie intellectuelle, l’étude au microscope d’un cas extraordinaire jusqu’à l’inadmissible, et cruel jusqu’à l’odieux. Rien de plus énervant que cet accord évité de parti pris, cette correspondance réciproque vingt fois poursuivie et vingt fois manquée par deux êtres également exceptionnels, également orgueilleux, également insensés. Oui, l’exception, et l’exception dans l’orgueil, voilà bien le sujet favori de M. de Curel ; sujet sauvé jusqu’ici dans l’Envers d’une Sainte, les Fossiles, dans l’Invitée surtout ; sujet perdu cette fois par l’excès et l’outrance. Que Gabrielle et Charles soient des âmes excentriques et follement chercheuses, est-il besoin de le démontrer ? Lui d’abord. — Pourquoi fit-il autrefois la sourde oreille aux aimables avances de la jeune fille ? Parce que dans son enthousiasme il se représentait une fière créature qui l’intimidait fort, et que, « l’inaccessible déesse » lui étant apparue « bonne fille et engageante », il lui en voulut beaucoup « d’être si profondément inférieure à son rêve ». Cela n’est déjà pas très naturel, mais ce qui l’est beaucoup moins c’est la façon dont Charles accueille l’épreuve à laquelle on a eu l’idée de le soumettre. S’il n’avait la cervelle à l’envers, il eût fait répondre par Emma la messagère à la trop ingénieuse enfant : « Ou votre faute est réelle, et je ne m’en ferai pas le rédempteur ; ou vous l’avez inventée à plaisir, et ce plaisir est odieux, et d’une imagination malsaine et cruelle à la fois je me détourne avec autant de répugnance, plus peut-être, que d’une âme flétrie et d’un corps souillé. »

Quant à Gabrielle, elle n’est pas folle : c’est la démence même. À des yeux moins obstinément égarés que les siens, l’épreuve s’offrait pourtant, non plus insensée, mais digne encore de deux cœurs délicats. Le seul sacrifice exigible de l’ombrageuse pauvreté de Charles, c’était celui de cet ombrage même. Le demander, ce sacrifice, et l’obtenir suffisait au talent de l’auteur et valait mieux pour notre plaisir. La véritable pièce était là, non plus tragique et fausse, mais juste, mais exquise ; l’amour pouvait broder encore, mais une étoffe légère, de soies nuancées et fines, qui n’étaient plus couleur de sang.

« L’orgueil n’est pas mon fait, a dit Perdican : je n’en estime ni les joies ni les peines. » Les personnages de M. de Curel n’estiment rien autre chose et ne sont insensés qu’à force d’être orgueilleux. C’est par orgueil que Charles repoussa jadis Gabrielle jeune fille ; par orgueil encore plus que par fierté, il la repousse jeune femme ; par orgueil toujours, plutôt que de s’avouer vaincu, plutôt, comme il dit, que de déchanter devant elle après son air de bravoure, il entre dans les voies tortueuses, il se prête à la déloyauté passagère qui rejette Gabrielle à jamais dans l’incurable doute et l’expérience forcenée. Orgueil fanfaron, cabotin, orgueil tout en façade et plâtré, auquel il faut la scène et la galerie, mais qui devant la mort ou devant l’amour croule s’il n’est regardé, et dont M. Jules Lemaître a dit excellemment : « La profondeur de ses chutes solitaires se mesure à la sublimité de ses exaltations devant témoins. »

Quant à Gabrielle, singulière jusqu’à la folie, elle est orgueilleuse jusqu’à la férocité. Elle s’estime assez haut pour se vendre au double prix d’une torture et d’une bassesse ; avant tout, elle veut se voir acceptée, ne fût-ce qu’une heure, non seulement avec son argent, mais avec une faute, par le pauvre dont elle se sait aimée. Et si bien au delà d’une heure l’affreuse comédie se prolonge, c’est parce que la comédienne, dans son orgueil encore, a souffert d’être jouée à son tour ; c’est, plus tard, qu’en se proclamant coupable, elle espérait, orgueilleuse toujours, voir Charles refuser plus obstinément de la croire. Au fond, Gabrielle est plus qu’une coquette ; c’est presque une coquine, et puisque Charles eut la faiblesse jadis de la laisser échapper à l’étreinte qui du moins aurait humilié ses pervers caprices, pourquoi n’est-ce pas à la fin sur son front à elle qu’il pose le pistolet ? On comprendrait que celle-là aussi, un Dumas fils la dénonçât et nous criât : Tue-la ! car si elle n’est pas la Bête, elle est un autre monstre, plus récent et peut-être encore plus dangereux, elle est l’Esprit faussé, l’Intelligence corrompue et l’Idéal perverti. Idéal pour idéal, mieux valait l’autre tant moqué, celui des hirondelles, du clair de lune et des romances ; il était moins absurde, et c’était celui du bonheur. Aujourd’hui nous retournons par le raffinement à la barbarie ; nous allons par l’analyse à la décomposition ; nos jeux valent ceux du cirque, et l’es Hedda Gabler ou les Gabrielle de Guimont ressemblent aux vestales penchées sur l’agonie des gladiateurs. Sans compter que dans l’extraordinaire, la psychologie s’égare, oubliant que son vrai domaine, comme celui de toute science, n’est pas l’exception mais la règle, et qu’elle ne saurait vivre des miracles, mais des lois. Banale, dira-t-on alors, et bornée ? Pas plus que n’est bornée la physiologie par la structure anatomique de notre corps et par l’impossibilité de mettre la tête à la place du cœur. La psychologie ose aujourd’hui ces interversions contre nature ; mais la nature se venge et il y a des monstres qui ne vivent pas.

L’erreur de M. de Curel, sans rien enlever à notre espérance, ne laisse pourtant pas de nous inquiéter, parce qu’elle semble pour ainsi dire congénitale et consubstantielle à son talent même. Ce n’est pas un écart, mais un abus ; une exagération, au lieu d’un manquement ou d’une défaillance. M. de Curel a suivi la pente qu’il fallait remonter ; il nous a donné de ses défauts la quintessence et comme la fleur empoisonnée. Souhaitons qu’il ne persiste pas, que dans la retraite où, dit-on, il se plaît, il ne continue point à construire des exceptions, à forger de laborieuses chimères, semblable aux Pharaons de l’Écriture qui dans le désert se bâtissaient des solitudes. Aussi bien est-il juste de croire, d’espérer longtemps en lui, et de lui appliquer une des plus jolies phrases de son œuvre : « Vous m’avez appelée coquette, dit quelque part Gabrielle à Charles : je n’étais qu’emballée. Lorsqu’un cheval emporté se maîtrise, il est tout frémissant, prêt à la révolte : on le calme par la douceur. Vous m’avez rudoyée, je ne demandais qu’à être rassurée. Si, de moi-même, je reprenais le chemin sur lequel autrefois j’ai galopé trop vite, n’auriez-vous pas la patience de m’attendre ? » — Que M. de Curel se maîtrise donc et rompe son galop ; nous ne demandons pas mieux que de l’attendre sur le chemin.

L’Amour brode était aussi bien interprété que possible, surtout par M. Le Bargy, dont la voix et le jeu s’élargissent de plus en plus, et par Mme pierson, aimable incarnation du bon sens et des faiblesses naturelles, au milieu de ces criminelles folies.


« Il n’y a rien dans Mme Sans-Gêne », ont dit les dédaigneux, et vraiment c’est bientôt dit. Il y a de tout au contraire, et pour les gens de tous les goûts, y compris ceux qui ont le goût difficile. L’œuvre est d’un genre qu’il ne s’agit ici ni de discuter ni de classer, auquel l’auteur s’est depuis quelque temps affectionné ; mais dans ce genre elle paraît occuper une place fort honorable, la première peut-être après Thermidor. De Mme Sans-Gêne, ainsi que des œuvres antérieures et similaires de M. Sardou, on pourrait donner à peu près cette définition : Un drame (nous ne disons pas mélodrame), un drame bourgeois, si vous voulez intime, servant de prétexte à la reconstitution d’une société, d’une époque, et, comme on dit enfin, d’un milieu. Rappelons en passant qu’en disant ainsi on dit mal et le contraire même de ce qu’on veut dire, ce qu’on appelle le milieu étant précisément l’entourage ; mais le terme est admis et s’entend. Quoi qu’il en soit, tel est bien le procédé ou la manière de M. Sardou qui nous a valu Théodora, la Tosca, Cléopâtre, Thermidor jusqu’à un certain point, et en dernier lieu Mme Sans-Gêne. Si Thermidor était de beaucoup au-dessus de Cléopâtre et de Théodora, cela tient au mérite supérieur du drame et notamment de la scène capitale entre Labussière et Martial. On n’a pas oublié quel cas original et poignant y était débattu : deux existences étant menacées par la mort qui hésite encore entre elles (il s’agissait de mourir sur l’échafaud), osera-t-on diriger la mort et la détourner d’une tête sainte, adorée, sur une autre tête, celle-ci fût-elle inconnue, indigne même ? « Quoi, s’écriait Martial, pour une créature !… — Une créature humaine », répondait Labussière. J’entends encore avec quelle gravité, quel respect, et ce seul mot disait magnifiquement le droit à la vie, du moins à la chance de vivre, égal pour tous, pour la pauvre fille perdue et pour la plus pure des fiancées.

Dans Mme Sans-Gêne le drame ne compte guère davantage que dans Cléopâtre ou Théodora ; mais la reconstitution de l’époque y présente, je crois, plus d’intérêt ou d’amusement, cette époque plus voisine, plus nôtre, nous touchant davantage et de plus près. Elle a ceci de particulier, l’époque choisie non sans habileté par M. Sardou, qu’elle offre en vingt ans l’exemple d’un contraste extraordinaire, d’un jeu de bascule unique dans l’histoire et dans l’âme d’un peuple, d’un groupe, d’une famille et d’un homme. Ce contraste, M. Sardou l’a marqué dans sa comédie en traits non pas peut-être puissans ni profonds, mais ingénieux, précis et spirituels ; en images seulement, mais joliment enluminées, concrètes et brillantes.

Ce n’est pas sans raison, par exemple, que M. Sardou a mis ici un prologue, ni pour le vain plaisir de nous faire, en 1792, des prophéties dont nous avons pu depuis lors vérifier l’exactitude. Ce prologue est indispensable pour poser un des termes du contraste ; l’acte suivant pose l’autre, avec une netteté, une brusquerie sans transition qui fait le mérite principal, j’en conviens, de cet acte, où les effets d’ailleurs ont paru gros, la vérité parfois discutable, et l’esprit ou le comique un peu forcé. Mais le prologue tout entier est délicieux de couleur, de mouvement et de vie. Une scène exquise le termine : celle de Neipperg blessé, caché par Catherine dans sa chambre, surpris par Lefebvre amoureux et jaloux, et sauvé par tous deux de l’ennemi qui les écoute. C’est un petit chef-d’œuvre de justesse et de vivacité que ce jeu rapide et contenu de sentimens divers : jalousie, pitié, joie généreuse, qu’on voit se succéder et miroiter pour ainsi dire sur les deux visages et dans les deux cœurs.

Deux autres scènes du troisième tableau méritent encore d’être comptées au nombre des plus spirituelles qu’ait écrites M. Sardou : d’abord, la dispute de Napoléon avec ses sœurs, querelle familiale et plus que familière, où remonte peu à peu avec le patois corse la chaleur, presque l’odeur de l’île natale, où les dessous naturels et grossiers soulèvent et finissent par crever l’enveloppe et comme le vernis encore frais de l’étiquette, du décorum et de la gloire.

Enfin, à plus de dextérité M. Sardou réunit rarement plus de légèreté, d’esprit, plus de juste et fine sensibilité, plus de poésie même, que dans la scène où il met aux prises l’ex-blanchisseuse devenue maréchale de France et duchesse, avec son ancien client, resté son débiteur, le sous-lieutenant Bonaparte devenu César. Les incidens variés de cette rencontre sont tous agréables : au début, c’est un joli mouvement de tendresse et de fierté conjugale ; à la fin, une pointe de coquetterie presque émue ; partout une leçon d’ironie souriante donnée par les plus petites choses à l’un des plus grands parmi les hommes. D’abord n’est-il pas charmant de penser, de voir même, que Napoléon pouvait gagner des batailles et remuer le monde, mais que ceci lui était impossible : faire que, devenue grande dame et restée brave fille, Catherine n’aimât plus son Lefebvre et que son Lefebvre ne l’aimât plus. Il y a là, comme on eût dit alors, je ne sais quelle gracieuse revanche de l’Amour sur la Gloire ! Humble et fidèle amour, amour de petite ouvrière de Paris, qui ressemble à la fleurette cachée entre deux pavés de la ville et que le char de triomphe en passant ne saurait écraser. Le reste de l’entretien de l’empereur et de la maréchale n’a pas moins d’agrément. J’aime le bras de l’ancienne cantinière coquettement découvert aux yeux de Napoléon, qui cherche la blessure, et, mieux encore que les souvenirs de bivouac, d’autres me plaisent et me touchent : ceux de certaine chambrette de la rue Saint-Roch, où la blanchisseuse montait autrefois, son panier à la main et le cœur battant, pour y trouver un client insolvable, hélas ! et insensible, et redescendre toujours sans un écu dans sa poche et sans un baiser sur sa joue. La même note est donnée ici que dans la scène entre Napoléon et ses sœurs, mais avec un timbre très différent. Ici encore le passé remonte à la surface, mais non plus le passé vulgaire : le passé modeste seulement, qui reparaît à côté du présent glorieux ; rêves incertains qui reviennent pour ainsi dire visiter les rêves accomplis. L’empereur aujourd’hui ne demanderait pas mieux que de le payer à l’accorte duchesse, le baiser d’autrefois ; mais la spirituelle créancière ne réclame que son argent. « Combien vous doit Bonaparte ? — Trois napoléons. Sire. » Dans le froissement de ces deux noms on entend le choc de deux mondes, et ce compte de blanchisseuse, rappelé gaiement à un tel homme, en un tel moment, en un tel lieu, fait un peu songer au mot, ou plutôt songer comme le mot fameux d’Erfurth : « Quand j’étais sous-lieutenant d’artillerie. »

Reprocherons-nous maintenant à la comédie de M. Sardou de s’adresser trop souvent aux yeux :


Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta…


Les yeux ont leur part et leurs droits au théâtre. Constamment ravissante à voir, Mme Sans-Gêne reproduit avec une exactitude minutieuse, par les arts du décor, du mobilier et du costume, la physionomie, l’apparence et l’apparat de l’époque empire. Peu de pièce, mais une série de tableaux vivans, très vivans ; si vous voulez, une fête en costumes, ou ce qu’on appelle une soirée de « têtes » ; costumes éblouissans et têtes suffisamment ressemblantes. Avec cela, des bibelots du temps à profusion. Dans le vrai cabinet de l’empereur, le véritable bureau impérial, portant un candélabre, impérial également. Et c’est presque le vrai empereur : l’uniforme, le masque, la mèche, la tabatière, les mains croisées derrière le dos, tout y est, même un peu de son âme.

Choses et gens concourent à rendre parfaite la représentation de Mme Sans-Gêne. Nous en avons loué l’intérêt ou l’agrément matériel ; elle en a d’autres. M. Candé prête au maréchal Lefebvre sa robuste élégance, avec quelque chose de rude, de « peuple », qui convient. M. Lérand dessine du trait le plus sobre et le plus fin la figure de Fouché. Quant à Mme Réjane, deux mots suffiront à la louer : elle se montre une fois encore, — que dis-je, vingt fois, car son rôle est changeant, — la première comédienne d’aujourd’hui.


Christian XVI, roi d’Alfanie, vieux et las de régner, vient de déléguer pour un an ses pouvoirs à l’aîné de ses deux fils, le prince Hermann. L’âge et la maladie l’y ont décidé, mais plus encore sa tâche devenue impossible. Après cinquante années de gouvernement absolu, les questions politiques et sociales se sont posées même en Alfanie ; de nouveaux droits se sont élevés contre le droit divin. Le peuple mutiné réclame des réformes ; le vieux roi ne veut pas les octroyer ; quant à les refuser, il ne le peut plus. Que le prince Hermann lui succède donc. Homme nouveau, qu’il tente la nouvelle épreuve, et fasse selon sa conscience avec l’aide de Dieu ! Libéral avant tout, Hermann est honnête et bon ; très dissemblable, par bonheur, de son frère le prince Otto, un chenapan perdu de débauche et de vice. Hermann est laborieux, instruit, généreux, et le peuple a mis en lui son espoir ou son illusion. Il n’aime pas sa femme, la princesse Wilhelmine, belle, intelligente et vertueuse pourtant, mais étroitement attachée à ce qu’elle appelle les principes, à ce qu’il nomme les préjugés du rang et de la race. Elle a gardé toutes les superstitions, ou toutes les croyances, qu’il a perdues. Entre elle et lui, pas une pensée, pas un sentiment commun ; d’esprit et de cœur ils sont fermés l’un à l’autre. L’amie, la confidente et la conseillère du prince, c’est une fille d’honneur de la princesse. Mlle Frida de Thalberg, révolutionnaire et mystique, élève d’une certaine Avdotia Latanief, la vierge rouge d’Alfanie. Hermann et la jeune fille ont coutume de se rencontrer secrètement dans le petit château d’Orsova, perdu parmi les bois. C’est là qu’ils rêvent au bonheur des peuples, sans goûter d’ailleurs eux-mêmes d’autre bonheur que celui de l’esprit et de l’âme, car Frida n’est pas la maîtresse du prince.

Hermann, une fois au pouvoir, a résolu de gouverner suivant les principes appris de Frida, la pitié, la bonté, tout ce que les nobles rêveurs appellent avec Tolstoï la non-résistance au mal. Il fait grâce à l’émeute d’hier et permet la manifestation d’aujourd’hui. Il a commencé par la clémence ; hélas ! il est vite forcé d’en venir à la rigueur. La manifestation tourne à l’émeute ; le peuple brise les vitres du palais, massacre les soldats, et le pauvre Hermann se voit contraint de faire tirer sur le peuple. Pour oublier la répression sanglante, ou plutôt s’en accuser, et s’il se peut s’en faire absoudre, il ira dès ce soir se jeter aux pieds de Frida de Thalberg.

Mais Otto, qui hait son frère, a dénoncé le rendez-vous à la princesse Wilhelmine ; elle suit son mari, le surprend dans les bras de Frida, où pour la première fois, je crois, Hermann allait oublier la politique, et, saisissant un revolver, elle vise la jeune fille, elle tire : c’est Hermann qui tombe foudroyé.

La même nuit, dans le parc de ce même Orsova, le prince Otto lui aussi est tombé sous le fusil d’un garde-chasse, Gottlieb, dont il avait suborné la petite-fille, Kate. Le garde l’a tué sans le reconnaître ; mais mort, il l’a reconnu. Et maintenant le vieux roi Christian fait rechercher les assassins de ses deux fils. Le garde et sa petite-fille comparaissent devant lui, devant lui seul, et disent la vérité. Oui, Gottlieb a frappé le prince Otto, et s’il n’a pas fait d’aveux publics, ce fut non par crainte, mais par respect. Quant au prince Hermann, déclare Kate, il n’est pas mort, comme on peut le croire, de la main de Mlle de Thalberg, car Mlle de Thalberg l’aimait ; Kate le sait bien, elle qui fut au service de Frida : il a péri par la main d’une autre, d’une femme dont Kate a vu le visage sous un rayon de lune. À ce moment on annonce la princesse Wilhelmine ; Kate la regarde et retient un cri, mais pas si vite que le roi ne l’ait entendu. Et restée seule avec le vieux souverain, Wilhelmine confesse sa faute. Il l’écoute en silence, pleurant sur sa race dont ne survit plus qu’un frôle rejeton, le fils d’Hermann, un pauvre et souffreteux enfant. Puis il relève sa belle-fille ; douloureusement il l’absout et la proclame régente jusqu’à la majorité du petit prince Christian XVII.

Ainsi que le roman d’où elle est tirée, la pièce de M. Jules Lemaître est double, et, comme on devait le craindre, le drame de passion, dans la seconde moitié du moins, y a pris le pas sur le drame d’idées. Il l’a gardé plutôt, car dans le livre il prédominait déjà ; pour le livre et pour la pièce on ne peut que le regretter. Le véritable, le beau, très beau sujet entrevu par l’auteur, n’était pas l’aventure d’amour et de mort, à la fois trop banale et trop vraie, du prince Hermann et de Frida de Thalberg. Oui, trop vraie, trop analogue, sinon identique, à celle qui donna raison une fois de plus, il y a quelques années, à la parole mélancolique : « On a vu les reines pleurer comme de simples femmes. » Il eût été plus respectueux de ne pas rappeler si tôt ces royales douleurs. Sans compter que les convenances esthétiques souffrent un peu, comme d’autres, de la mise au théâtre d’événemens trop actuels. On perd ainsi en vérité d’art plus qu’on ne gagne en exactitude historique. Il est profond, ce mot de je ne sais quel artiste, cité par M. Cherbuliez : « Ce qui est arrivé me touche ; mais il n’y a que les choses qui n’arriveront jamais qui me fassent pleurer. » Elles sont pour ainsi dire trop arrivées, les choses que M. Lemaître rapporte ici autant qu’il les imagine. Portraits, allusions, ne satisfont guère que la curiosité, et manquent à deux grandes lois de la véritable jouissance artistique ou littéraire : l’impersonnalité et le désintéressement.

Le quatrième acte est le meilleur. La scène de l’interrogatoire et celle de la confession ont toutes deux une auguste et sombre beauté. Mais les jalons de la grande idée, de l’idée maîtresse, ou qui aurait dû être maîtresse et du roman et du drame, sont posés dans le premier acte et dans le second surtout, celui de l’émeute. Drame et roman, M. Lemaître les a tenus un instant. Quel dommage qu’ils lui aient échappé ! Mais quel honneur déjà de nous les avoir montrés ! Ah ! le beau sujet, que le crépuscule des rois, l’étonnement, l’effroi des âmes souveraines, et dans les plus hautes, les plus pures, l’incertitude et l’impuissance ; l’assaut des idées d’aujourd’hui contre les croyances d’hier, et devant les dangers nouveaux la vanité des anciens secours. Qui de nous, qui de nous va devenir, non plus le dieu qu’appelait le poète, mais le chef, le maître, et dans le plus large, le plus beau sens où se puissent prendre ces vieux mots, où les prenait, par exemple, un Carlyle, rex, le roi, celui qui règle, King, König, celui qui peut ?

Les rois ! Ce qui leur manque aujourd’hui, c’est de croire fermement à leur droit royal : ils ont perdu la conscience assurée de leur mission providentielle et de l’onction divine. C’est aussi qu’ils ont, étant rois, des idées et des passions de simples particuliers. Ainsi parlait, ou peu s’en faut, le vieux Christian d’Alfanie à son fils le prince Hermann, et le prince Hermann lui répondait : « Mon père, je vous aime, je vous vénère et je voudrais vous ressembler. Mais vous me sommez d’être plus qu’un homme, et s’il est une chose dont je sois sûr, dont j’aie la preuve à chaque instant au plus profond de moi-même, c’est que je ne suis qu’un homme en effet. Oui, j’ai beau faire, j’ai beau me représenter combien il est étrange que je me trouve élevé au-dessus de trente millions d’autres êtres humains, et que cela a dû être voulu par un Dieu, je ne perçois en moi aucune empreinte surnaturelle. Non, en vérité, je n’ai point ce sentiment d’une onction divine, analogue, je suppose, à celui qui doit remplir l’âme des prêtres croyans. »

Hélas ! la foi s’est retirée non seulement des rois, — ils pourraient à la rigueur jouer leur personnage sans y croire, — mais des peuples, et ce dernier désenchantement est le pire. « Un grand misérable fatras, dit encore Carlyle, écrit il y a quelque cent ans ou plus sur le droit divin des rois, tombe en poussière maintenant sans être lu dans les bibliothèques publiques de ce pays. Loin de nous l’idée de troubler la façon progressive et tranquille dont il disparaît inoffensivement de la terre dans ces dépôts. En même temps, pour ne pas permettre que ces immenses décombres s’en aillent, sans nous laisser après eux, comme ils le doivent, ce qu’ils ont d’âme, je dirai qu’ils ont réellement signifié quelque chose, quelque chose de vrai, qu’il est important pour nous et pour tous les hommes de garder dans l’esprit. Assurer que dans le premier venu dont votre choix s’est emparé et sur la tête de qui vous avez planté une pièce ronde de métal, et que vous avez appelé roi, il est venu résider aussitôt une vertu divine, de sorte que cet homme est devenu une espèce de Dieu, et qu’une divinité lui a inspiré la faculté et le droit de régner sur vous sans restriction ; ceci — que pouvons-nous faire de ceci, sinon le laisser pourrir silencieusement dans les bibliothèques publiques ? Mais je dirai aussi, et c’est ce que ces hommes de droit divin entendaient, que dans les rois et dans toutes les autorités humaines, et les relations que les hommes créés par Dieu peuvent former les uns avec les autres, il y a là véritablement ou bien un droit divin, ou autrement un tort diabolique ; l’un des deux ! » Où est le tort ? où est le droit ? Qui les fixera tous deux ? Qui donc aura la force, et d’où lui viendra-t-elle, de proclamer et de garantir l’un, de dénoncer l’autre et de le punir ? La question est celle que se pose aujourd’hui un prince Hermann, et avec lui d’autres princes encore, les princes des prêtres eux-mêmes, sans compter les docteurs de la loi. Il n’en est pas de plus grave ni de plus pressante.

« Il ne peut faire de mal à aucun de nous, ajoute enfin le grand penseur anglais, de réfléchir sur tout cela. » Certes, et le mérite, la beauté même de quelques passages des Rois est justement de nous induire en de telles réflexions. À qui a lu le roman ils rendent le souvenir, à qui ne l’a pas lu, ils donnent le soupçon de problèmes très hauts, très grands et très tristes. On s’est plaint que M. Jules Lemaître ne les eût pas résolus : louons-le plutôt de les avoir posés, d’en avoir connu la profonde inquiétude et le noble tourment.

Les Rois sont très bien joués par MM. de Max (Christian XVI), Noël (le garde-chasse) et Mlle Luce Colas (Kate). Et Mme Sarah Bernhardt à deux ou trois reprises a réveillé en nous l’admiration qu’elle nous inspirait autrefois.


CAMILLE BELLAIGUE.