Revue dramatique - 14 novembre 1901

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REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : l’Énigme, pièce en deux actes, par M. Paul Hervieu. — GYMNASE : la Bascule, comédie en quatre actes, par M. Maurice Donnay.


C’est presque une règle, au théâtre, qu’une pièce soit d’autant plus assurée de réussir qu’elle dérange moins les habitudes du public. Avons-nous l’occasion de constater un succès obtenu d’emblée et à peu près incontesté ? cela nous met tout de suite en défiance. Aussi, ce qu’il y a de plus digne de remarque, dans l’accueil très favorable qui vient d’être fait à la pièce de M. Paul Hervieu, est-ce précisément que l’Énigme ne ressemble à aucune des pièces qui depuis de longues années représentent la tradition de la haute comédie, et qu’elle bouleverse quelques-unes des théories qui passaient pour y avoir force de loi. Avec un parti nettement pris et une résolution entêtée, suivant son idée et s’enhardissant à mesure, M. Hervieu, depuis qu’il écrit pour le théâtre, travaille à reforger l’instrument de l’auteur dramatique. C’est un effort qu’il est bien impossible de suivre sans curiosité et dont cette nouvelle pièce porte encore une fois témoignage. L’auteur de l’Énigme a fait saillir son dessein dans tout son relief et dans sa nudité : ce dessein consiste à reprendre, par-delà les inventions du drame romantique, du vaudeville de Scribe, de la comédie de Dumas et d’Augier, la tradition de la tragédie, et à retrouver sous les surcharges et les fioritures la simplicité classique.

Pour qu’on ne puisse s’y tromper, et pour désigner tout de suite ses modèles, M. Hervieu s’est empressé de se conformer à celle des règles de notre vieux théâtre qui est le plus décriée, contre laquelle on a le plus bruyamment et le plus victorieusement réclamé, et qui a longtemps passé pour n’être qu’une tyrannique et bizarre invention des pédans. C’est dans un seul lieu que se déroule l’aventure de l’Énigme ; il s’en faut d’ailleurs que ce lieu soit indéterminé et vague : cette vieille châtellenie perdue dans les bois, rendez-vous de chasse ou rendez-vous d’amour, est pour un drame un cadre fait à souhait : les souvenirs de plaisir et de violence qui y planent font peser sur les êtres cette espèce d’influence obscure et impérieuse qui émane des choses. C’est en un seul jour que tiendront tous les événemens, ou plutôt il y suffira de quelques heures de nuit : la nuit est déjà tombée quand la pièce commence ; quand elle s’achève, le jour n’est pas encore levé. C’est que l’auteur a pris ses personnages au moment précis et probablement unique de leur existence où ils deviennent personnages de drame, puisque c’est celui où leurs intérêts se heurtent, où leurs passions entrent en conflit. Dans ces quelques minutes décisives se résume tout ce qui a précédé et s’annonce tout ce qui pourra suivre. Et voilà bien pourquoi, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le cadre des unités s’imposait à la pièce de M. Hervieu, du moment que l’art du théâtre redevenait pour lui l’art de mettre à la scène l’exposé d’une crise morale.

Tel est le système. Appliqué avec rigueur, il va d’abord servir à nous débarrasser de cette intrigue ingénieuse et postiche qu’il était de règle, depuis Scribe, de surajouter aux élémens essentiels fournis par la donnée même, et de jeter sur le sujet comme un filet aux mailles savamment compliquées. La situation est posée dès le début : elle contient, déjà enfermé en elle, tout le drame qui va bientôt éclater ; inutile d’y faire intervenir, par la suite, aucune circonstance accidentelle et de faire appel au concours du hasard : rien n’arrivera, sinon ce qui de toute nécessité devait arriver. Deux frères, Raymond et Gérard de Gourgiran, habitent ensemble la maison héréditaire : ils sont mariés : Gisèle est la femme de Raymond, et Léonore est la femme de Gérard. Honnêtes maris, ils ont foi dans l’honnêteté de leurs femmes. Or nous apprenons qu’un certain M. de Vivarce, hôte des Gourgiran, est l’amant d’une des deux femmes. De laquelle des deux ? Nous ne le savons pas. C’est ici l’énigme. C’est l’inconnue à dégager. Vivarce, qui est logé dans un pavillon voisin, vient la nuit rejoindre sa maîtresse. Cette nuit, justement, les deux frères ont décidé de se mettre en expédition pour surprendre des braconniers à la lisière de leur domaine. Une catastrophe est inévitable. Nous savons qu’elle se produira et comment elle se produira. C’est donc une même action qui du début à la fin se continuera, sans que rien en vienne déranger la marche naturelle. Depuis que le genre Scribe est passé de mode, la mode nouvelle est de répéter que, dans une pièce de théâtre, il ne doit rien se passer. La formule serait juste, légèrement retouchée : « dans une pièce de théâtre, il ne doit rien se passer que de nécessaire. » — De même que se trouve écartée toute complication d’incidens, de même il n’y a de place ici pour aucun personnage accessoire. Le champ de l’action étant bien circonscrit, ceux-là seuls peuvent y être admis qui sont de leur personne engagés dans l’affaire. Donc, les deux frères et les deux belles-sœurs, l’amant, un vieux cousin, le marquis de Neste, qui servira de porte-parole à l’auteur, le garde Laurent, et c’est tout. — Pas de place non plus pour les scènes épisodiques destinées à égayer l’ouvrage, à délasser le spectateur, à faire briller l’esprit de l’auteur. L’unité de ton est apparemment celle à laquelle tient le plus M. Hervieu ; et le mélange des genres, réclamé jadis par les romantiques au nom du naturel et de la vérité, est ce qui lui semble avoir été la pierre d’achoppement du théâtre depuis cent ans. Dans une crise qui va bouleverser plusieurs existences, à quelques heures d’une catastrophe qu’on sent inévitable, dans une atmosphère lourde de l’orage prochain, ce n’est pas le cas de faire des mots. M. Hervieu, dont la pièce avait d’abord été annoncée comme une comédie, a protesté : il a eu terriblement raison ! Le vrai titre qui eût convenu à sa pièce, c’est « tragédie moderne en prose. »

Confinée dans un coin de l’espace et de la durée, enserrée dans les liens de la nécessité, réduite aux personnages essentiels et aux scènes indispensables, tenue dans une même teinte uniformément sombre, on voit assez par quoi une telle pièce tranche sur l’ensemble de la production courante. Poursuivons, en prenant note du démenti violent que l’auteur de l’Enigme s’est mis en devoir d’infliger à quelques-uns des « principes » inscrits sur les tables de la loi du théâtre moderne.

L’Énigme est une pièce où il n’y a pas de personnage sympathique. — Qui serait-ce en effet ? Ce n’est pas l’amant. M. Hervieu a certainement fait exprès de donner à Vivarce une physionomie si insignifiante. Ce bellâtre s’introduit dans les maisons comme un voleur, se fait prendre comme un maladroit, se laisse rudoyer comme un faible, s’embrouille dans ses mensonges comme un enfant, et finalement se suicide pour se donner une contenance. Ni ses périls ne nous inquiètent, ni son accident ne nous fait aucune espèce d’impression. Ce n’est pas la femme innocente, puisque nous ne la connaissons pas. Ce n’est pas davantage la femme coupable, puisque M. Hervieu a, cette fois, évité de nous la présenter comme une noble révoltée et de placer dans sa bouche quelque éloquente revendication du droit à la passion. Restent les deux maris. Ce sont de braves gens, à coup sûr, ce sont d’honnêtes rustres, et, s’il nous était possible, nous souhaiterions qu’il ne leur arrivât pas d’ennuis. Mais nous ne faisons pas de vœux pour l’un d’eux en particulier, attendu qu’on nous les donne pour être tous deux aussi dignes d’intérêt, se ressemblant d’ailleurs comme un sanglier ressemble à un autre sanglier… Cela va tout droit contre la théorie d’après laquelle l’auteur doit nous faire trembler pour un personnage qui nous est spécialement cher et sur la tête de qui il accumule les menaces. Disons plus. Voilà une pièce intéressante où l’on ne s’intéresse à personne. Et cela tient de la gageure !

L’Enigme est une pièce où l’auteur ne nous confie pas ses secrets. Il ne nous met pas dans la confidence. Il s’applique au contraire à prolonger notre incertitude. Ce qui est une énigme pour la plupart des personnages du drame, pour Raymond et Gérard comme pour le marquis de Neste, en est aussi bien une pour nous. Laquelle des deux ? Gisèle ou Léonore ? Gisèle est emportée ; elle se mêle avec véhémence à la discussion, elle nie qu’un mari outragé ait le droit de tuer les coupables. Est-ce la nervosité d’une femme qui se sent en danger et plaide sa propre cause ? Est-ce l’imprudence d’une épouse vertueuse qui, se sachant sans reproche, s’explique sans ménagemens ? Léonore écoute d’un air absent ces propos de violence. Est-ce sérénité d’âme ? Est-ce dissimulation ? Plus tard, Léonore, au bruit de la dispute entre les trois hommes, apparaît presque aussitôt. Cette précipitation est-elle un indice qui l’accable ou qui l’innocente ? Gisèle, au moment où son mari va la chercher, était endormie. Mais dormait-elle vraiment ? Plus ils poursuivent leur enquête, plus ils retournent les données du problème, plus les personnages du drame le trouvent insoluble. Nous de même. Notre curiosité s’exaspère. Nous sommes étreints par une sorte d’angoisse particulière qui est faite moins d’émotion que de l’irritant désir de savoir… Et cela va tout droit contre ce conseil que Sarcey ne se lassait pas de donner : « Mettez une énigme à la scène, si cela vous fait plaisir, mais à condition d’en avoir d’abord donné le mot au spectateur ! »

Voilà pour les procédés d’exposition. L’idée qui a probablement inspiré la pièce n’est pas moins en contradiction avec les idées reçues au théâtre. A-t-on le droit, pour une déception d’amour, de faire couler le sang ? Ce prétendu droit, un millier de drames et dix mille romans le proclament. Ils ne sont remplis que des vengeances de maîtresses abandonnées ou d’amans trahis qui se font justice aux applaudissemens du public. Mais, lorsque le meurtrier est un mari outragé, c’est alors que la légitimité de son acte passe pour ne faire aucune espèce de doute. C’est, dit-on, un devoir qu’il remplit. Et on n’a pas manqué de prétendre, au mépris des textes, que la loi garantit l’exercice de ce droit et sanctionne ce devoir de justice conjugale. De la littérature, le préjugé est passé dans la vie réelle : on connaît assez l’inépuisable indulgence du jury pour les crimes passionnels. Ce préjugé est celui qu’expriment encore Raymond et Gérard de Gourgiran, représentans de l’opinion commune. C’est contre cette fausse, dangereuse et grossière opinion que s’élève M. Paul Hervieu par la voix du marquis de Neste, le Desgenais de la pièce. « Non, et en aucun cas, nous n’avons le droit de tuer pour venger notre injure personnelle. Le crime passionnel est un crime. Il est tout particulièrement sans excuse. Dans l’acte de celui qui tue par amour, il n’entre pas une parcelle de justice, et pas même une parcelle d’amour. Il n’y a qu’orgueil blessé, égoïsme sauvage, sensualité bestiale, réveil soudain de la brute déchaînée par le délire des sens. Il n’y a rien que de bas, de honteux, de boueux et d’odieux. » Ainsi parle ou à peu près cet homme sage, effrayé du drame qu’il pressent. Ces idées ont été maintes fois exprimées par les moralistes, et à plusieurs reprises on les a développées ici même ; elles ne l’avaient guère été à la scène ; il faut savoir beaucoup de gré à M. Paul Hervieu de les avoir portées au théâtre, de leur avoir donné l’incomparable retentissement que prennent les choses en cet endroit sonore, et de s’être servi de l’émotion pour faire mieux pénétrer dans les âmes le conseil du bon sens.

Une situation dramatique, une thèse morale, tels sont les deux élémens dont se compose l’Énigme. Reste à savoir comment l’auteur les a combinés ensemble, c’est-à-dire si la situation n’est bien que l’illustration de l’idée. C’est par là que sa pièce prête à la critique. Lorsque nous avons assisté à la conversation du premier acte et entendu les déclarations du marquis de Neste, nous n’avons pas douté que l’objet même de la pièce ne fût de prouver que le mari n’a pas le droit de tuer. Mais, au théâtre, rien ne compte que ce qui est mis en acte et présenté sous forme sensible par des faits. Dans la Femme de Claude, Dumas nous met sous les yeux une série de cas où Césarine nous apparaît en effet comme un agent de malheur, en sorte que le coup de fusil de Claude semble abattre, non un être humain, mais une bête malfaisante, et que nous venons à prononcer nous-mêmes le fameux : « Tue-la ! » Ici, au contraire, l’idée reste sous forme de discours. Il nous faut admettre que ces discours ont tout de suite et par la seule force de leur persuasion trouvé le chemin des cœurs. Il nous faut admettre que deux hommes qui, à dix heures du soir, pensaient, comme ils l’ont pensé toute leur vie, qu’ils avaient le droit de frapper l’épouse coupable ou son amant ou l’un et l’autre, ne pensent plus de même à quatre heures du matin, uniquement parce qu’ils ont entendu la tirade éloquente d’un ancien viveur. Notons d’ailleurs qu’à l’heure décisive, le marquis cesse d’être conséquent avec lui-même et l’auteur de pousser son idée jusqu’au bout. Dans une pièce contre le droit de tuer, il fallait laisser en vie la femme et l’amant. L’amant se suicide. Encore une fois, l’amour cause la mort d’un être humain. M. Hervieu rappelle volontiers que ses prédécesseurs n’ont cessé d’ensanglanter la scène. Mais, entre le meurtre et le suicide quasiment imposé, la différence n’est pas grande. Et voilà encore un de ces dénouemens sanglans pareils à ceux du théâtre d’hier ! Ajoutons enfin qu’à mesure que la pièce approche de son terme, nous perdons de plus en plus de vue la question morale posée au début : nous l’oublions pour ne plus songer qu’à cette énigme dont le mot nous échappe toujours ; nous sommes tout à l’attente de cette révélation sans cesse retardée. Au premier acte, nous nous demandions : « A-t-on le droit de tuer ? » Au second, nous nous demandons seulement : « Laquelle des deux ? » Commencée en problème moral, la pièce finit en énigme de fait.

Une autre objection porte sur le dénouement lui-même et sur la façon dont nous apprenons le mot de l’énigme. Comme on l’a vu, rien ne nous met sur la voie. Pas un indice qui ne soit susceptible d’une double interprétation. Les dénégations des deux femmes sont pareillement énergiques. Leur attitude présente ne nous fournit aucun éclaircissement. Nous n’en pouvons tirer davantage de leur passé, de leur caractère, de l’histoire de leur ménage, attendu que de tout cela l’auteur ne nous a rien laissé savoir. L’enquête peut se prolonger sans amener plus de résultats. C’est une impasse. Comment l’auteur en est-il sorti ? Par un artifice. Il suppose qu’au moment où l’on apprend la mort de Vivarce, l’une des deux femmes ne peut contenir son émotion et crie : « Tue-moi, Gérard ! Cet homme était mon amant. » C’est, au mauvais sens du mot, un moyen de théâtre. La coupable a la complaisance de se dénoncer elle-même. Si pourtant elle ne s’était pas dénoncée !… Et le malheur est que cette dernière hypothèse semble mieux en accord avec l’art de dissimulation et la maîtrise de soi dont nous savons maintenant que Léonore est coutumière. — Donc c’est Léonore qui est la coupable ; au demeurant, c’eût été Gisèle, rien n’était changé à la pièce et tous les développemens précédens subsistaient. Jusqu’à la dernière minute, des ténèbres où nous avons été jusqu’ici plongés, un nom pouvait sortir aussi bien que l’autre ; peu nous importait du reste, et nous n’avions pas de préférence. Si l’un est sorti plutôt que l’autre, ce n’est pour aucune raison, sinon parce qu’il a plu ainsi à l’auteur. Le dénouement est remis à son caprice, alors qu’il ne devrait dépendre que de la force des choses. Et ce défaut, sur lequel, ailleurs, on passerait peut-être condamnation, est plus choquant dans une pièce d’une facture si serrée.

Une incertitude pèse sur la genèse de la pièce et sur son objet : illustration d’une idée morale ou simple exposé d’une situation dramatique ? L’artifice du dénouement nous laisse une déception. Mais, ces réserves principales étant faites, il reste que l’Énigme est une pièce d’un rare mérite, d’une conception originale, d’une structure neuve, d’un art sobre, vigoureux. Elle est tout en muscles, l’auteur n’y ayant voulu mettre ni chair ni sang. Elle est imprégnée d’inquiétude morale, autant que dénuée de psychologie. L’effet en a été des plus vifs.

L’interprétation de l’Énigme est très inégale. Les rôles de femmes sont bien tenus. Il n’y a que des complimens à adresser à Mme Bartet pour l’aisance et le naturel de son jeu. Elle a été jusqu’au bout la femme énigmatique qu’avait voulu l’auteur ; elle a eu, à la fin, des accens de passion vraie : c’est la perfection dans la simplicité. Mlle Brandès est excellente dans le rôle de Gisèle, dont elle fait le vivant contraste du rôle de Léonore : elle y a mis toute la franchise, la spontanéité, la sincérité qui convenaient. Les rôles d’hommes sont beaucoup moins bien tenus. J’avoue qu’il était difficile de tirer parti de celui de Vivarce, dévolu à M. Mayer : un rôle qui consiste surtout à dégringoler les escaliers et à se faire bousculer par deux hercules est éminemment un rôle ingrat. M. Silvain (Raymond) a réussi assez bien dans les passages d’émotion. M. Paul Mounet (Gérard) n’a pas joué son rôle, il l’a rugi. M. Le Bargy a été détestable. Excellent dans les rôles d’élégance, de distinction et de sécheresse, il a complètement échoué dans le rôle du marquis de Neste, qui n’est pas de son emploi. Pour donner sans doute de l’ampleur à sa voix et de la chaleur à son jeu, il a adopté une sorte de déclamation lyrique du plus fâcheux effet ; il a ajouté au texte un surcroit d’emphase et de grandiloquence. Un raisonneur n’est pas une pythonisse. Adressons d’ailleurs une fois de plus à nos grands comédiens un reproche sur lequel on ne peut se lasser d’insister : ils ne se font pas entendre. On perd une bonne partie de ce qu’ils disent ; on tend l’oreille ; on craint d’être devenu sourd ; on songe que, par une espèce d’ironie, ces artistes sont en même temps les professeurs chargés de révéler aux futurs comédiens les secrets de la diction. Mais qui leur apprendra à eux-mêmes l’art qu’ils enseignent ?

Nous avons trop rarement l’occasion de louer M. Maurice Donnay pour ne pas saisir avec empressement celle qui s’en offre à nous. La Bascule est un ouvrage des plus agréables et d’une jolie note. M. Donnay a renoncé pour cette fois à ce genre fait d’un mélange de grossièreté et de sensiblerie qu’on avait si fort admiré dans Amans. Il n’a pas cherché, comme dans le Torrent, à se guinder à la comédie sérieuse. Il n’a voulu que nous amuser par des propos frivoles et sans suite. La situation d’un mari qui aime tendrement sa femme et follement sa maîtresse n’est certes pas une situation neuve ; mais aussi ne nous l’a-t-on pas donnée pour telle. Hubert de Plouha, resté seul à Paris pendant que sa femme prenait les eaux, est devenu l’amant d’une actrice : Rosine Bernier. Ce même Hubert que nous avons vu, au premier acte, dans la loge de Rosine, fringant, piaffant comme un cheval échappé, nous le retrouvons au second acte, combien différent de lui-même ! Il est inquiet, préoccupé, lâchons le mot, « embêté, » parce qu’il s’avise que son intrigue pourrait bien troubler la sécurité du foyer conjugal. Au troisième acte, Rosine, agacée par ces terreurs de mari qui régulièrement viennent glacer les ardeurs de l’amant, s’avise déjouer un bon tour à Hubert. Elle l’enferme, tout de même que la Barberine de Musset enfermait ce fat de Rosemberg. Au quatrième acte, pour expliquer son absence prolongée, Hubert sera obligé de recourir à l’explication la plus abracadabrante. Nous sommes en plein vaudeville ; mais aussi le vaudeville nous est-il donné pour tel, sans vergogne. La pièce est un peu lente, un peu traînante, un peu incohérente ; mais le dialogue en est aisé et souvent spirituel. Les moyens de théâtre sont gros : le tour d’esprit est léger. Le trait n’est pas trop appuyé ; la plaisanterie est rarement de mauvais goût ; çà et là quelques silhouettes apparaissent, prestement enlevées. Le tout passe emporté dans un mouvement de bonne humeur, fouetté d’ironie facile. C’est le genre où excellèrent Meilhac et Halévy. C’est l’article de Paris avec toute sa grâce fragile.

Une bonne part du succès de la Bascule est due au jeu de l’excellent comédien Huguenet. Il est impossible de jouer avec plus de naturel, plus de verve et de fantaisie. Nous n’avons pas aujourd’hui de meilleur acteur de genre.


RENE DOUMIC.