Revue dramatique - 14 novembre 1913

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Revue dramatique - 14 novembre 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 432-443).
REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville : Le Phalène, pièce en quatre actes, de M. Henry Bataille. — Comédie-Marigny : Les Anges gardiens, comédie en quatre actes, tirée du roman de M. Marcel Prévost par MM. J. José Frappa et Dupuy-Mazuel. — Renaissance : L’Occident, pièce en trois actes de M. Henry Kistemaeckers. — Théâtre-Antoine : Le Procureur Hallers, pièce en quatre actes, d’après Paul Lindau, par MM. H. de Gorsse et Louis Forest.


Le Phalène est d’abord une faute de français : on dit une phalène. Le genre des mots n’est pas laissé au bon plaisir de chacun. Et, par exemple, il y a des personnes qui disent une chrysanthème ; mais elles disent mal... C’est ensuite une faute de goût. L’éréthisme sensuel d’une phtisique est un cas dont on peut disserter entre médecins, mais qu’il faut avoir soin de ne pas mettre à la scène. Ce qui convient à la clinique est moins bien placé au théâtre. La presse l’a rappelé à M. Bataille, non sans rudesse, et elle lui a vivement reproché ce que le sujet de sa nouvelle pièce a d’exceptionnel et de choquant. M. Bataille n’en a probablement rien su, puisque, comme il le déclarait dans une lettre récente, il ne lit pas les comptes rendus des journaux. Sans cela, il se serait justement étonné de cette sévérité soudaine. En quoi le sujet du Phalène, — puisque le Phalène il y a, — est-il plus exceptionnel et en quoi plus choquant que celui de l’Enchantement où l’héroïne est une petite hystérique, que celui de Maman Colibri où une matrone débauche un collégien, que celui de l’Enfant de l’amour où on nous traîne dans les bas-fonds d’un monde interlope ? M. Bataille n’a ni changé, ni aggravé sa manière. Il est resté l’homme du même théâtre, où il a été longuement encouragé par les éloges de toute la presse, tandis que nous étions à peu près seul à en signaler la préciosité brutale et la déliquescence.

Mais ce que le Phalène est par-dessus tout, c’est un accès de romantisme exaspéré. On a dit que le romantisme est une maladie. Ç’a été, en tout cas, l’entrée en scène de la maladie dans la littérature. A l’aube du XIXe siècle, la santé physique comme la santé intellectuelle et morale a cessé de plaire. On découvre la poésie de la maladie, ou plutôt, — au lieu de s’attacher à la poésie qui est réellement en elle et qui consiste dans l’infini des souffrances par lesquelles elle retentit dans nos cœurs, — on en dégage, on en souligne, on ne cesse de nous en mettre sous les yeux l’horreur macabre. De toutes les maladies, la maladie de poitrine est réputée pour être la plus poétique. C’est la maladie à la mode de 1820. La jeune poitrinaire défraie l’élégie, le roman et la romance. Toujours par haine de la santé, de l’équilibre, de la tranquillité des lignes, les romantiques célèbrent l’exaltation de la sensibilité et vantent la vie forcenée : ils sont à l’état de lyrisme chronique. C’est pour cela qu’ils opposent les artistes aux bourgeois, s’étant avisés que l’artiste doit vivre dans une sorte de délire continu et que le génie se confond avec la folie. C’est pour cela qu’ils prêtent à l’irrégularité des mœurs une sombre grandeur ; ils parlent de la Débauche, par une majuscule, avec un mélange d’effroi et d’admiration ; l’Orgie leur apparaît comme une manifestation supérieure des facultés humaines ; et, quand ils ont soufflé les bougies, la flamme du punch leur semble une émanation directe de l’enfer. Ils recherchent tout ce qui est frelaté et factice : à nous le haschich et les paradis artificiels ! Par une conclusion logique, ils sont les amans de la mort, ils en prodiguent le spectacle, ils l’étaient dans im décor qui ne convient pas à sa majesté ; ils nous régalent d’agonies inédites, organisées à grand renfort de puériles imaginations... Tous ces thèmes se retrouvent dans la pièce de M. Bataille, traités avec une ingénuité, une candeur, un air de les avoir découverts, qui désarme. Cette pièce, agrémentée de téléphone et de phonographe, et qui veut être hardie, est le triomphe du vieux jeu.

Le premier acte nous en avait fait bien augurer. Outre qu’il est très habilement construit, que notre curiosité et même notre intérêt y sont éveillés, il est d’une fort bonne tenue littéraire. Nous sommes dans l’atelier de Thyra de Marliew, une jeune fille de la société cosmopolite qui a des goûts artistes et même s’est mise à faire de la sculpture. Elle est belle, elle est riche, elle est fiancée à un prince : qui ne l’envierait ? Les anciens avaient coutume de dire que ces existences trop comblées attirent le malheur. Nous sentons planer une menace dans l’air. Il se passe ici des choses extraordinaires. Thyra est sortie ce matin dans un accoutrement bizarre, affublée des vêtemens de sa femme de chambre : elle ne rentre pas. Si accoutumée que soit Mme de Marliew aux excentricités de sa fille, elle ne peut s’empêcher d’être très inquiète. Arrivée de Thyra : elle est en proie à une grande excitation nerveuse ; elle refuse de s’expliquer ; elle veut rester seule, s’absorber dans son travail…

Mais on ne travaille pas quand on a ainsi les nerfs tendus et l’âme en détresse. Thyra s’est logée en face du sculpteur Lepage, qui est son maître ; elle n’a qu’à ouvrir la fenêtre pour l’appeler, à travers la rue ; et c’est bien commode. Elle l’appelle : il faut qu’elle le consulte sur-le-champ. Et elle exige de lui la franchise : que vaut réellement l’œuvre qu’elle est en train d’exécuter ? que vaut sa sculpture ? a-t-elle du talent, en aura-t-elle ? Lepage est le type du vieux maître bienfaisant et bourru, de l’artiste au verbe rude qui ne badine pas avec la vérité. Ce n’est pas la première fois que nous le rencontrons au théâtre, oh ! non. Un autre, plus parisien et qui aurait plus de monde, s’empresserait de laisser la jeune fille à ses illusions : cela ne fait de mal à personne et cela peut lui faire du bien. Lepage n’a pas de ces lâches complaisances : il déclare tout net à la pauvre enfant qu’elle ne sait pas le premier mot de son métier et que tout ce qu’elle a fait jusqu’ici, ce sont gentillesses d’amateur, sans aucun rapport avec le sérieux de l’art. Qu’elle travaille cinq ans, six ans : on verra après. Thyra ne s’était jamais doutée que, pour savoir la sculpture, il fallût l’apprendre. En bonne romantique, elle s’imaginait qu’il suffit d’avoir du génie. Cette révélation la bouleverse. Elle anéantit la maquette qui commençait à prendre forme. Elle ne fera pas de sculpture. L’art n’y perdra rien, mais Thyra y perd un agréable passe-temps. C’est un espoir brisé. Ce n’est pas le premier, Thyra naguère a cru qu’elle pourrait être une grande cantatrice ; elle avait une voix magnifique : soudain, comme par l’effet d’un mauvais sort, cette voix a disparu. Thyra en est réduite à s’entendre au phonographe, — car elle avait eu jadis la précaution de faire « enregistrer » ses roulades et ses cavatines ! Et c’est pour elle une source de larmes abondantes.

Ni sculpture, ni chant : il reste une poésie, celle de l’amour. Les princesses n’ont besoin ni de sculpter ni de chanter, ce qu’elles font en général moins bien que les sculpteurs de métier et les chanteuses de profession : il suffit qu’elles soient belles et qu’elles soient princesses. Thyra est divinement belle, mais elle ne sera pas princesse. Elle annonce au prince Philippe de Thyeste qu’elle ne veut plus l’épouser. Leur mariage était arrangé, conclu, à la veille d’être célébré. Eh bien ! le mariage est rompu, et voilà tout. D’où vient cette brusque fantaisie ? Pourquoi ce revirement qu’hier encore rien ne faisait pressentir ? Thyra ne donne ni une raison, ni un prétexte. Elle renvoie le prince désespéré. Restée seule, elle se fait apporter un costume de Salomé, car elle se promet d’aller le soir au bal des Quat’z’Arts, en compagnie d’un certain Lignières, chanteur mondain. Elle se regarde dans son miroir, et, devant l’image que la glace lui renvoie, elle éclate en sanglots... Que s’est-il donc passé dans la vie de Thyra de Marliew ? Où est-elle allée ce matin, et qu’a-t-elle appris ? Quelle cause l’a jetée dans l’état violent où nous la voyons ? Il y a là une énigme dont nous souhaitons de savoir le mot, car toute souffrance dont nous sommes les témoins attire notre sympathie. Cela est d’excellent théâtre.

Nous allons être abondamment renseignés. Au second acte, quand la toile se lève, c’est la nuit : Mme de Marliew attend sa fille. Mme de Marliew est une mère qui a souvent à attendre sa fille. Thyra sort beaucoup, de jour et de nuit, et toujours déguisée. Où va-t-elle sous ces déguisemens variés ? Mme de Marliew ne le saura que trop. On sonne. « Thyra, est-ce toi ? » Ce n’est pas Thyra, c’est le prince, apportant des nouvelles de Thyra. Hélas ! quelles nouvelles ! Et quel récit pour les oreilles d’une mère ! Intrigué, comme nous l’avons été nous-mêmes, par les allures de la jeune fille, Philippe l’a suivie. Il l’a vue entrer dans la salle du bal, au bras de Lignières ; il l’a vue, de ses yeux, se livrer à des ébats chorégraphiques, auprès desquels le tango n’est bien décidément que le plus académique des divertissemens ; il l’a vue, de ses yeux vue, ce qui s’appelle vue, s’attabler en face d’un « éphèbe » et, — toujours flanquée de l’indulgent Lignières, — allumer cet « éphèbe, » puis sortir avec lui, pour une destination nullement mystérieuse. Il ne l’a pas suivie plus loin... A cet horrible récit, où la précision et le luxe des détails rendent toute espèce de doute impossible, Mme de Marliew répond que sa fille a eu jadis une pleurésie Nous ne saisissons pas bien le rapport... Enfin voici Thyra. Elle convient qu’elle doit au prince sa confession. Elle va lui dire toute la vérité. Depuis quelque temps, elle se sentait mal portante ; elle se méfiait de l’optimisme professionnel et des euphémismes auxquels les médecins ont coutume de recourir pour ne pas frapper le moral de leurs malades. Elle a voulu savoir : vêtue en femme du peuple, elle est allée à la clinique d’un hôpital. Ah ! elle a été complètement édifiée : « troisième degré, cinq ans à traîner, pas de remède... « 

On a trouvé, en général, que ce médecin manque d’humanité, à un degré par trop invraisemblable. La Faculté conseille de déclarer la tuberculose, mais non pas de déclarer au tuberculeux qu’il est perdu. Objection de peu de portée et à laquelle nous ne nous arrêterons pas. Il s’agit de nous présenter une malade qui se sait ou se croit condamnée. Le moyen dont s’est servi M. Bataille est un « moyen de théâtre » qui en vaut un autre et sur lequel il n’y a pas lieu de le chicaner... La brutale déclaration du médecin a été pour Thyra un coup de massue. Alors, elle est allée prendre, dans un bal d’étudians, le premier venu, et elle s’est donnée à lui.

Entre cette cause et cet effet nous continuons à ne pas saisir le lien. Nous comprenons, sans trop de peine, que Thyra renonce à faire de la sculpture ; et nous comprenons que, par un scrupule de délicatesse, elle renonce à épouser Philippe. Nous comprendrions qu’elle partît dans le Midi pour se soigner, ou qu’elle se jetât par la fenêtre pour en finir. Nous comprendrions tout, excepté ce geste de fille... Mais voilà ! De Byron à Baudelaire, tous les poètes de l’école lui ont vanté les émotions diaboliques et les jouissances perverses de la Débauche. Elle sait maintenant à quoi s’en tenir et que sous ces poétiques oripeaux se cache la plus plate, la plus vulgaire, la plus ignoble des réalités. Le prince est philosophe, et il est pratique : « Évidemment, remarque-t-il, vous ne pouvez plus être ma femme ; mais rien ne vous empêche d’être ma maîtresse. » Ainsi sera-t-il.

A quels êtres avons-nous affaire ? Quand Philippe dit à Thyra : « On n’acquiert pas, en une minute, certains instincts : il fallait qu’ils fussent déjà en vous, » il parle d’or. De toute évidence, cette malheureuse est la victime d’une tare physiologique, d’une perversion sensuelle qui, sous le coup d’une violente émotion, vient de se révéler. Mais lui-même, le prince, et puisqu’il n’a pas l’excuse de la maladie, quel nom lui donner ? Se peut-il qu’il change si aisément ce culte enthousiaste en cette abjection ? Quel homme est-il pour recevoir des bras de ce passant, cette maîtresse souillée, comme si son désir avait jailli de cette boue ? Pourtant, et quoi que nous pensions de ces tristes personnages, il en est un autre qui les dépasse et auquel il nous est bien impossible de ne pas exprimer tout notre dégoût. C’est l’individu qui accompagnait Thyra, Lignières, le chanteur mondain. Il assiste, protecteur, aux débuts d’une jeune fille dans le dévergondage. Il la laisse, d’un regard bienveillant et peut-être amusé, s’abandonner à ce grossier vertige ! Il prend je ne sais quelle vaine jouissance à frôler ce vice qui s’essaie... Ah ! celui-là, il est complet !

Troisième acte. En Sicile. Thyra, le prince, Mme de Marliew, Lignières se sont mis à voyager de compagnie. Tourisme, yachting, snobisme, l’amour en croisière et en famille. On rencontre sur ces grandes routes du monde la souveraine que la pitié universelle avait surnommée l’Impératrice errante. On dit des choses qui ne riment à rien... Cette première moitié de l’acte est l’incohérence et l’inutilité elles-mêmes. Toutefois, à travers le verbiage de ces divers fantoches, nous démêlons l’histoire des amours de Thyra et de sa maladie de poitrine ; car les deux sujets se tiennent. L’amour décline et la maladie augmente. Philippe trompe Thyra et celle-ci feint de n’y pas prendre garde : c’est la banale fin de liaison. Thyra voulait, avant de mourir, épuiser la coupe des plaisirs : elle en est déjà à la lie. Finalement, dans une scène violente avec le prince, elle lui jette à la face toutes ses rancœurs, tout son dégoût, tout son désespoir. Il ne l’aime plus, il se détourne d’elle, et elle le sait et elle le voit ! Mais pourquoi a-t-il cessé de l’aimer, pourquoi se détourne-t-il quand elle l’approche, et pourquoi évite-t-il ses baisers ? C’est par répulsion physique. Car le mal en elle a fait d’effrayans progrès ; elle le porte sur ses lèvres décolorées ; elle le souffle dans son haleine : elle est celle qui contamine... Paroles atroces, qu’il est impossible d’entendre sans une gêne et un frisson... Après cet éclat, Thyra retombe brisée. Elle pose sa tête défaillante sur les genoux de sa mère. « Berce-moi comme autrefois ! Chante-moi un air de nourrice ! Endors-moi dans une chanson ! »

Il s’agit maintenant de mourir en beauté. Thyra s’en occupe, dès son retour à Paris. Elle lance des invitations. Il y aura des fleurs, des lumières, des parfums, des cigares, des danses et de la musique. Pas de tziganes : c’est une mode tout à fait tombée dans le commun : aujourd’hui, pour être parisien, un orchestre doit être un orchestre persan. Tous les amis de la sympathique poitrinaire répondent à son appel, sauf un, convive mystérieux, dont la place reste vide pendant tout le dîner, mais qu’elle s’obstine à attendre. Nous retrouvons là le vieux sculpteur Lepage, le jeune poète ridicule Corneau, l’inévitable Lignières et aussi un poète anglais à la renommée inquiétante. Thyra leur a promis une surprise. A peine au sortir de table, elle les fait défiler un à un : on prend son tour et on passe un petit examen. « M’avez-vous aimée ? M’avez-vous désirée ? Où ? Quand ? Combien de fois ? » Questions délicates, dont chacun se tire comme il peut. Soudain Thyra quitte ses invités et leur recommande de bien ouvrir les yeux ; alors un pan coupé de la salle à manger s’illumine, et derrière une gaze transparente la maîtresse de maison apparaît toute nue. C’est déjà une jolie surprise ; mais il y aura mieux. La soirée continue ; le convive attendu n’arrive pas ; il ne viendra pas. Alors, comme minuit sonne, Thyra se fait une piqûre de cyanure de potassium et tombe foudroyée, comme le veut la convention de théâtre... Une lettre qu’elle a laissée enjoint aux convives d’achever la nuit en causant et en fumant auprès de son cadavre. Charmante soirée ! Telle est la mort de Thyra : ce n’est pas la mort sans phrases... Spectacle pénible, sans doute, mais surtout baroque et saugrenu.

Il est très regrettable qu’un auteur, certainement doué pour le théâtre, se torture à de si laborieuses inventions. Le moindre grain de vérité ferait bien mieux notre affaire. Nous n’exigeons pas du théâtre qu’il soit une image calquée sur la vie réelle ; il peut en être une transposition aussi poétique, aussi romanesque que l’on voudra ; encore ne faut-il pas qu’il soit un perpétuel défi à l’expérience et au bon sens. Tout ici est arbitraire et conventionnel ; au lieu d’observation, des combinaisons qui n’ont pour règle que la fantaisie de l’écrivain ; au lieu de sensibilité vraie, une sentimentalité qui s’égare. Sur tout cela une rhétorique déchaînée, une phraséologie impitoyable et incoercible. Trop de phrases ! Trop de fleurs ! Trop de littérature !

Mlle Yvonne de Bray était chargée du rôle écrasant de Thyra. Elle a plié sous le poids. Ce rôle ne lui convient pas : elle crie, elle se démène ; on ne retrouve pas son charme habituel. Mme Tessandier, Mmes Ellen Andrée et Moreno, MM. Pierre Magnier, Capellani et Joffre composent un ensemble très honorable.


Maintenant, vous sentez-vous le courage de regarder en face un des plus graves périls dont soit menacée la famille française ? Allez voir, à la Comédie-Marigny, la pièce que d’ingénieux adaptateurs ont tirée d’un roman célèbre. M. Marcel Prévost excelle à trouver des formules qui entrent ensuite dans le langage courant. Il avait baptisé jadis les « demi-vierges. » Les institutrices lui devront de troquer désormais leur nom contre celui d’ « Anges gardiens. » Le théâtre et le roman, au XIXe siècle, se sont beaucoup occupés de l’institutrice : ç’a été généralement pour la poétiser. Née dans l’opulence, des revers de fortune l’ont reléguée dans une condition subalterne. Elle y conserve de grands airs qui sont un reste de sa dignité perdue. Misère, si l’on veut, c’est une misère de princesse déchue. La vie lui doit une revanche, et, à défaut de la vie, la littérature lui apporte, au dénouement, cette revanche si méritée ! Un fils de famille, de préférence un beau ténébreux, épousera cette intéressante déclassée, si supérieure à toutes les poupées de son monde ! Quelquefois il aura commencé par la séduire, ou il apprendra qu’elle a été séduite par un autre : raison de plus pour l’épouser. Mères qui rêvez pour vos fils un mariage délicieux, donnez une institutrice à vos filles !... Peu à peu, on s’est aperçu que le conseil ne laissait pas d’être scabreux. Et comme c’est assez l’habitude de passer d’un extrême à l’autre, voici que le roman et le théâtre se mettent à dire : « Mères qui craignez qu’on détourne vos fils et qu’on accapare vos filles, épouses qui ne vous souciez pas qu’on vous vole votre mari, femmes qui désirez la paix et la dignité au foyer, maîtresses de maison qui ne voulez pas que votre maison soit désorganisée, livrée à l’anarchie et à la ruine, ne prenez pas d’institutrices pour vos filles ! L’institutrice, voilà l’ennemie. Que si, non contente d’être institutrice, elle est étrangère... alors à la haine de classe elle ajoute la haine de race, et les pires catastrophes sont à redouter. » Qui l’eût cru ? que la gouvernante anglaise fût un tel danger et la bonne allemande un tel fléau ? Nous en avons tous connu, de ces misses et de ces fraülein, et il n’est que de regarder autour de nous dans beaucoup de familles, dont il est vrai que ne parlent ni les faits divers ni la Gazette des Tribunaux. Ce sont pour la plupart de pauvres filles qui font un dur métier, subissent beaucoup d’humiliations, courent plus de dangers qu’elles n’en font courir et semblent moins à craindre qu’elles ne sont à plaindre. Telle est la réalité, mais il est évident qu’elle n’intéresserait pas au théâtre. Quant au conseil donné aux mères d’élever elles-mêmes leurs filles, il est excellent ; on ne saurait trop y insister : c’est le conseil de la nature, c’est la leçon de la morale, c’est l’enseignement de la tradition. Seulement, il en va de ce conseil comme de celui que M. Brieux donnait aux mères d’allaiter elles-mêmes leurs enfans : il faut pouvoir. On ne peut pas toujours, et d’abord on n’a pas toujours la santé nécessaire. C’est pourquoi, en dépit des réclamations de la littérature, il y a de l’avenir en France pour les institutrices comme pour les nourrices — même étrangères.

Quand on n’a pas vu les Anges gardiens à la Comédie-Marigny, on n’imagine pas ce que d’aimables filles, évidemment vomies par l’enfer, peuvent accumuler d’abominations en quatre heures d’horloge. Chacune commettra des tas d’horreurs, et ce seront des horreurs assorties à sa nationalité. Voici une anglaise : Fanny. La psychologie des races, surtout quand le psychologue est Français, nous apprend que l’Anglais est égoïste et impérieux, et nous savons par les statistiques que l’Angleterre est le pays où il y a le plus de vieilles filles. Partant de là, vous voyez aussitôt se dessiner le rôle de Fanny, institutrice anglaise. Elle prend sur l’âme de son élève, Berthe Aumont, un ascendant tyrannique ; elle la façonne à son image : elle en fait un monstre d’égoïsme et une ennemie déclarée du mariage. Que son père soit acculé à la ruine, la jeune Berthe refusera de lui venir en aide ; et, pendant que le malheureux agonise, elle ira vivre dans le luxe sur la Côte d’Azur. Elle désespérera le jeune homme qui l’aime et se confinera dans un farouche célibat. Rosalie, luxembourgeoise, est sensuelle et naïve : elle filera avec son patron, le baron de Repart d’Anay : « Monsieur le baron est si bon ! » Sandra, italienne, est langoureuse et, perfide. Elle séduit le fils Corbeiller ; et la mère du jeune homme n’ayant pas voulu consentir au mariage, elle se venge en dérobant la correspondance amoureuse de Mme Corbeiller et en l’envoyant au mari. Magda, allemande, ne peut être qu’une espionne. Elle vole au député Crauze, qui est plus ou moins ministre de la Guerre, les plans de mobilisation, en sorte que celui-ci est obligé de donner sa démission et que sa fille, nouvelle Ophélie, se jette dans la pièce d’eau du parc. Heureusement la pièce d’eau n’était pas profonde ; Mlle Crauze revient à elle ; son père n’est plus ministre ; elle pourra épouser un officier autrichien dont elle s’est amourachée ; car on peut épouser un étranger, si le cœur vous en dit : la question de nationalité ne s’applique qu’à l’institutrice... Toutes ces intrigues se rejoignent et même s’emmêlent dans une complication qui n’est pas toujours aisée à débrouiller, mais aussi avec un mouvement qui ne laisse pas un instant place à l’ennui.

Il y a même une scène excellente, d’un comique large et savoureux. C’est le repas des institutrices. Les propos qu’on y échange ne rappellent en rien ceux du banquet de Platon ; mais on ne s’attendait pas à voir Platon en cette affaire. Un jour que les différentes familles, où ces demoiselles sont employées, sont allées faire une excursion en automobile, les institutrices se réunissent, l’Anglaise et la Luxembourgeoise, l’Italienne et l’Allemande, en des agapes confraternelles. Des vins généreux ont tôt fait de délier les langues. Et c’est alors un débordement de ces basses calomnies qui défraient les conversations d’office, renforcé de ce torrent d’injures par lequel a coutume de s’affirmer la fraternité des peuples.

Beaucoup de rôles. Du côté des hommes, le grand succès a été pour M. Arquillière, excellent de rondeur et de bonhomie. Du côté des femmes, Mlle Géniat, Mlle Garrick... mais elles sont trop, et il est plus simple de complimenter en bloc ce charmant bataillon.


Décidément, les sciences ethniques sont en faveur auprès des dramaturges. Faire tenir dans le raccourci d’une pièce de théâtre l’antagonisme de l’Orient et de l’Occident est une entreprise qui n’a pas effrayé l’audace de M. Kistemaeckers. Du côté de l’Occident il a mis le devoir et la discipline, du côté de l’Orient la volupté et la cruauté. Cela ne laisse pas d’être flatteur pour notre amour-propre.

Au théâtre, on fait en général assez bon marché des intentions philosophiques d’un auteur : on lui demande surtout que sa pièce soit bien faite. M. Kistemaeckers est parmi les plus habiles manœuvriers de la scène ; il ne m’a pas semblé que sa pièce nouvelle fût aussi bien faite que les précédentes et je n’y ai pas retrouvé son habituelle dextérité. A chaque instant, on s’y heurte à des contradictions, à des inutilités, à des indications qui ne nous mènent à rien quand elles ne vont pas même jusqu’à nous égarer. Nous sommes à Toulon, dans le monde des officiers de marine et des demoiselles faciles : il y a Mlle Joujou, Mlle Touffîane, Mlle Lola : on en a mis partout. Deux types de marins nous sont présentés dans leur saisissant contraste : le lieutenant de vaisseau Cadière, le marin qui a la passion de son métier et le culte de l’uniforme ; l’enseigne de vaisseau Arnaud Meyronay de Saint-Guil, le jeune officier empoisonné de théories pacifistes et d’opium. Cadière a pour Arnaud une affection de frère aîné : il le sermonne vigoureusement et l’empêche de donner sa démission. Voilà un brave homme. Ce brave homme, honneur de notre marine, a ramené de Paris, où il a fait sa dernière escale, une petite danseuse marocaine, rencontrée à Montmartre, Hassouna : il vit avec elle, et c’est bien fâcheux. Nous ne demandons pas aux officiers de notre flotte d’être des ascètes ; toutefois une certaine tenue est de rigueur. Les danseuses marocaines, alors même que ce sont des marocaines de Montmartre, sont pour un officier de marine — ou de terre — des liaisons dangereuses. On va bien le voir. Hassouna apprend, par un vieil Arabe, marchand de tapis, que toute sa famille a été exterminée dans un combat devant Mogador, et que la Fraternité, le bateau exterminateur, avait pour commandant : Cadière. Elle jure de se venger.

Au second acte, coup de théâtre : le jeune Arnaud a disparu, et en même temps que lui la caisse du bord contenant douze mille francs. Nous ne doutons pas que ce ne soit le plan de vengeance d’Hassouna qui reçoit un commencement d’exécution. L’infernale petite danseuse aura affolé Arnaud qui, pour fuir avec elle, aura cambriolé la caisse. Sur ces entrefaites, on vient nous dire que le voleur a été arrêté et que ce n’est pas Arnaud... Alors pourquoi nous avoir conté cette histoire de vol, et pourquoi surcharger la pièce de cet incident qui ne sert à rien ?... Il reste qu’Arnaud a quitté son poste et qu’il va être porté déserteur. Ici une fort belle scène, — que le jeu de M. Lérand a mise en tout son relief, — entre le commandant de Linières et le lieutenant Cadière, le premier représentant le devoir inflexible, le second plaidant la cause de l’indulgence. Le rigide Linières consent à manquer, pour la première fois de sa vie, à la consigne et laisse quarante-huit heures à Cadière pour retrouver Arnaud. Nous ne doutons pas qu’Arnaud ne soit là, tout près, caché dans la chambre d’Hassouna. Cadière ouvre la chambre : il en sort... le marchand de tapis.

Enfin, au troisième acte, Arnaud est retrouvé. Il aide Hassouna à opérer son déménagement... lorsque surgit Cadière. Les deux hommes vont avoir l’explication violente qui était inévitable. Mais ici une surprise. Qui donc avons-nous devant nous et de quoi parlent-ils ? Nous croyions que la haine d’Arnaud pour Cadière était une rivalité d’amour : nous sommes loin de compte. Arnaud accuse Cadière d’avoir été l’amant de sa mère. Cela est pour le moins imprévu, et la réponse de Cadière est plus inattendue encore et plus déconcertante. C’est le père d’Arnaud qui a été l’amant de la mère de Cadière ! Voilà la vérité. Qu’est-ce qu’elle nous fait, cette vérité ? A quoi sert ce déballage de vilenies ? Et quel moment pour laver ce linge sale en famille ! Il s’agit de rappeler Arnaud à lui, de l’arracher à l’influence funeste d’Hassouna ; il ne s’agit que de cela et ce n’est pas tellement facile ! L’heure est venue des paroles décisives. Cadière dit de fort belles choses, qui probablement seraient restées sans effet, si par bonheur un bateau de l’escadre n’avait pris feu. Que voilà un heureux cataclysme ! Cet incendie opportun et même providentiel éclaire le droit chemin et le montre à Arnaud qui s’y précipite. Quant à la petite Hassouna, ses cris, ses roulemens d’yeux, ses ruses, ses menaces, ses stratagèmes, sa gesticulation furieuse et ses furieuses déclamations auront été en pure perte. Elle annonce, trois actes durant, une vengeance qui n’arrive jamais. Beaucoup de bruit pour rien.

L’impression que nous emportons de cette pièce est des plus confuses. A qui va la sympathie de l’auteur ? Est-ce à Hassouna ? On peut le croire, car cette malheureuse à qui on a tué tous ses parens, qui n’a, en somme, ni trahi Cadière, ni débauché Arnaud, et qui va s’en retourner dans sa tribu où elle ne trouvera plus aucun des siens pour l’accueillir, est incontestablement une victime. Est-ce aux marins français ? Je le crois, et M. Kistemaeckers, qui est volontiers cornélien, me semble avoir eu l’intention de faire une pièce à l’honneur de notre marine. Mais alors, comment ne pas signaler un cas, qui d’ailleurs ne lui est pas particulier ? Chaque fois que nos écrivains, même patriotes, même militaristes, mettent dans leurs livres ou à la scène des officiers de terre ou de mer, c’est pour nous conter des histoires de femme, des trahisons, des vols, des abus de confiance et de stupéfians, des velléités de désertion, des professions de foi pacifiste... Leurs intentions sont louables : le résultat l’est moins. Si donc une loi dramatique, que j’ignore, empêche qu’on fasse une pièce maritime sans y mettre un officier opiomane et un drame militaire sans y introduire un officier en révolte, je demande instamment qu’on laisse les soldats à la caserne et les marins à leur port d’attache, et que les auteurs dramatiques prennent exclusivement leurs personnages dans le civil.

Mme Suzanne Desprès a composé avec beaucoup d’art et joué avec beaucoup de vigueur le rôle d’Hassouna. M. Tarride a de la chaleur et de la dignité, dans le rôle de Cadière. J’ai dit le grand effet produit par la maîtrise de M. Lérand, dans un rôle qui n’a qu’une scène.


Le procureur Hallers est une pièce qui ressortit au théâtre d’épouvante. C’est un cas de psychologie morbide, — le phénomène du dédoublement, — mis à la scène, avec le grossissement que comporte la scène. Un magistrat est à sa table de travail : il compulse ses dossiers et remplit sa fonction avec la conscience la plus lucide et le sentiment du devoir le plus intraitable... Cependant la soirée s’avance ; l’honnête magistrat, comme mû par un ressort, se lève, ôte sa redingote, endosse un veston, se coiffe d’une casquette plate : le voilà de- venu apache. Nous le trouverons à l’acte suivant dans un bouge, en compagnie d’escarpes dont il est devenu le chef, sous le sobriquet du « prince. » Dans la partie nocturne de son existence, il n’a aucun souvenir de son existence diurne. Le « prince » ignore absolument le « procureur ; » il fait mieux : il « indique » à sa bande un coup à faire chez le procureur Hallers : il se cambriole lui-même !... Les effets sont ici tellement gros et l’invraisemblance est si énorme qu’on n’est pas un instant effrayé par ce divertissement de Salpêtrière.

Toute la pièce ne vaut que par le jeu très saisissant de M. Gémier,


RENE DOUMIC.