Revue dramatique - 14 novembre 1920

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REVUE DRAMATIQUE


THEATRE MARIGNY : La Traversée, comédie en trois actes de M. Alfred Capus. — ATHENEE : Le Retour, comédie en trois actes et un prologue de MM. Robert de Flers et Francis de Croisset.— VAUDEVILLE : Les Ailes brisées, comédie en trois actes de M. Pierre Wolff. — COMEDIE-FRANÇAISE : Le Soupçon, un acte de M. Paul Bourget. — L’ŒUVRE : Les Créanciers, Hélectra.


Je ne crois pas que le moment soit venu de faire des pièces sur la guerre. Mais il est de toute évidence que, si l’on veut peindre la société d’aujourd’hui et en montrer les aspects nouveaux, le seul moyen est d’y suivre les répercussions de la guerre. L’auteur de la Traversée et ceux du Retour ne s’y sont pas trompés. Les deux comédies qu’ils viennent de nous donner, très différentes d’allure et de ton, se ressemblent par ce même souci de nous renseigner sur le monde où nous entrons : il est bien impossible qu’une si énorme convulsion n’y ait pas amené quelques changements.

Le titre même de la pièce de M. Capus en indique le sujet. C’est la terrible « traversée » qui a duré plus de quatre années, et tant de fois nous a menacés du naufrage. La fortune de la France n’y a pas sombré, mais beaucoup de constructions artificielles ont été emportées par la tempête. On disait naguère qu’il fallait avoir vécu aux années qui ont précédé 1789 pour connaître la douceur de vivre. Nous serions tentés d’en dire autant des années qui ont précédé la guerre. En ce temps-là on pouvait vivre de son travail et les rentiers eux-mêmes ne mouraient pas de faim, et on se plaignait ! On était heureux, et on ne connaissait pas son bonheur ! Vie facile, morale facile Une société qui met par-dessus tout le souci de son bien-être est résignée à beaucoup de complaisances. Son atmosphère est celle qu’il faut à un Noël Bargas pour s’y épanouir. Ce brasseur d’affaires est en voie de parvenir. Il ne lui manque que le suprême coup d’épaule, l’appui d’un des modernes rois de la finance. C’est pourquoi il a invité chez lui le puissant manieur d’argent, Lahonce, auquel il expose un hardi projet d’association que celui-ci semble écouler d’une oreille favorable. Bargas a le vent en poupe.

M. Capus excelle à pénétrer la psychologie très particulière de ces aventuriers, qui ne sont pas tout à fait des coquins, qui ont même des côtés de braves gens, mélange savoureux d’audace et de timidité, de rudesse et de bonhomie, de ruse et de candeur. Habile en affaires, Bargas s’est laissé duper comme un collégien dans une affaire qui était d’importance : celle de son mariage. Il a épousé, pour son honnêteté, une jeune fille pauvre mais déshonnête. Marianne a eu le passé le plus mouvementé. Un de ses amants, M. Duplay, un homme marié, qu’elle a affreusement trompé, est mort de chagrin. Avec l’autre, le joueur décavé d’Andolle, elle a continué les relations, même après son mariage. Le ménage Bargas, à l’heure où il nous est présenté, a les apparences d’un excellent ménage. Seulement il est clair que la base en est fragile et à la merci d’un incident.

L’incident se produira et ce sera toute la pièce. Pendant que Marianne a emmené le couple Lahonce au jardin, on annonce une solliciteuse. Bargas la reçoit. C’est celle même dont Marianne a dévasté le foyer. Veuve et sans ressources, Alice Duplay est en quête d’un gagne-pain. Bargas, qui ignore combien l’infortune de cette malheureuse le touche de près, lui trouvera un emploi dans les bureaux de Lahonce. Elle remercie et s’apprête à sortir, quand elle aperçoit Marianne qui rentre au salon. Les deux femmes se reconnaissent, se dévisagent et se toisent. La guerre est déclarée, guerre sourde, petite guerre, intime et sans merci, dans le cadre de la Grande Guerre qui, elle aussi, vient d’éclater.

Marianne, comme il est naturel, va s’efforcer d’éliminer Alice : elle y sera aidée par la complicité d’une baronne à tout faire. Ces dames sont instruites de bien des choses que beaucoup d’honnêtes gens ne savent pas ; mais elles en ignorent d’autres que tout le monde sait, et, par exemple, qu’il ne faut pas remuer l’eau trouble. Ce sont leurs habiletés qui mettent Noël Bargas sur la voie. Alors éclate entre le mari et la femme une très belle scène, la scène à faire et qu’on ne pouvait faire ni plus émouvante, ni surtout plus vraie. Car c’est une remarque qui vaut pour toute la pièce, mais qui nulle part n’est plus frappante que dans cette maîtresse scène : chacun des personnages y parle suivant sa nature, sans un mot qui sente la convention, sans une phrase qui soit pour l’effet. Marianne avoue tout son passé ; Bargas ne pardonne ni n’accepte, il subit. C’est la vie.

Marianne restera-t-elle aux côtés de Bargas ? Ce serait son intérêt. Mais elle a un cœur et nous sommes en temps de guerre. D’Andolle a été blessé, pas très grièvement ; il traîne un peu la jambe : c’est un héros au meilleur marché. Marianne part avec lui. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, Lahonce refuse à Bargas l’appui qu’il lui avait presque promis. C’est l’effondrement. Bargas a perdu sur les deux tableaux. Oui, mais il y a une petite personne dont nous avons vu, d’acte en acte, se dégager le caractère et grandir le rôle : c’est Alice Duplay. Comme tant d’autres pendant la guerre, elle s’est révélée femme de tête, laborieuse et énergique. On devine qu’avec elle Noël Bargas pourra refaire sa vie. Ce personnage d’Alice Duplay est celui vers qui vont toutes nos sympathies ; il est, d’ailleurs, le mieux dessiné de la pièce et ressemble à beaucoup de nos contemporaines : hommage discret au courage de la femme française qui nous a rendu tant de services pendant la guerre, — et qui continue.

A travers les incidents que je viens de conter et qui forment la charpente de la pièce, court une étude de mœurs qui fait l’intérêt supérieur de ces trois actes et leur rare qualité littéraire. Étude qu’on pourrait qualifier d’ « historique », car tant de choses se sont passées depuis ces premiers mois de la guerre ! A distance, nous avons peine à reconnaître notre propre portrait. Mais nous pouvons nous fier à M. Capus, qui fut, pendant toute la guerre, l’observateur le plus attentif et le plus pénétrant de la conscience française ; nous en avons pour preuve ses admirables « éditoriaux », qui resteront parmi les plus précieux et les plus nobles spécimens de la littérature de guerre. Le dialogue de la Traversée vaut par la justesse et par le naturel, autant que par la finesse du trait. Jamais rien d’appuyé ; aucun de ces mots fabriqués, préparés du plus loin qui soit, qu’on voit venir avec résignation et qui nous arrivent impitoyablement, chargés de banalité et de déjà entendu ; un esprit souple, défié, et tout en nuances.

Le théâtre Marigny a fait tous ses efforts, et il faut savoir gré à Mlle Maille d’avoir choisi, pour inaugurer, sa direction, une telle comédie, qui est une pièce pour les connaisseurs. Il reste que les interprètes de la Traversée n’ont pas su la mettre en valeur, à l’exception de Mlle Renée Ludger, charmante dans le rôle d’Alice, et de Mme Juliette Darcourt, une baronne très amusante. La Traversée n’a été ni jouée, ni mise en scène ; elle a été récitée, et souvent mal récitée dans un cadre qui d’aucune manière ne lui convenait.

La pièce de M. Capus nous reportait à la veille de la guerre ; celle de MM. de Flers et de Croisset ne nous ramène qu’au lendemain de l’armistice. Le Retour est le « retour du guerrier, » sujet classique de l’imagerie, à toutes les époques. Une jeune femme, Colette, attend son mari, démobilisé, qui revient de Salonique. Elle l’attend, avec quelle impatience et dans quelle fièvre ! Jacques s’est admirablement conduit : pourtant, rien ne faisait prévoir cette transformation chez le bourgeois médiocre que la guerre avait trouvé à son bureau, compulsant des textes d’archives et des statistiques. C’est un mari prosaïque et tatillon qui était parti : c’est un héros qui revient… On annonce le héros. Mais est-ce bien lui ? Il a ôté son casque et déposé son auréole. Au lieu du glorieux uniforme, le vulgaire complet veston. Au lieu des récits de guerre, la triviale exclamation sur laquelle le rideau baisse et les rires éclatent : « Mes pantoufles et un bain ! »

Ce que MM. de Flers et de Croisset ont voulu nous montrer, sous une forme plaisante, c’est la mésaventure de certains ménages d’après-guerre, où le désaccord est né du désenchantement. A distance, et dans l’inquiétude, on s’était imaginé un mari tout changé. Mais la guerre, fertile en miracles, ne fait pas celui-là. L’insupportable mari d’antan revient plus difficile à supporter, parce qu’on s’est déshabitué de ses manies, de sa tyrannie et de tout cet ennui que dégageait toute sa personne. Tant et si bien que Colette veut divorcer. Jacques y consent, à une condition : c’est qu’il choisira lui-même à sa femme un nouvel époux. Telle est l’amusante situation dont MM. de Flers et de Croisset vont tirer les effets les plus comiques.

Dans sa maison transformée en agence matrimoniale, Jacques a beau ne réunir que des invités d’âge canonique, en y comprenant Balthazar, un vieux soupirant de Colette, il s’y glisse quand même un jeune officier de marine, Marcel, pour qui Colette a les yeux de Chimène. Ici une scène imprévue et émouvante, d’ailleurs remarquablement jouée et qui est la trouvaille de la pièce. Jacques va provoquer Marcel, lorsque, au cours de l’explication qu’ont ensemble les deux hommes, ils découvrent qu’ils se sont trouvés, à la même époque de la guerre, dans le même secteur. Alors, tandis qu’ils évoquent leurs communs souvenirs, renaît entre eux cette belle et noble chose : la camaraderie de guerre, la fraternité d’armes. Auprès de ces grands souvenirs, les histoires de femmes semblent un peu minces. Ainsi se trouve, illustré ce curieux phénomène du « changement des valeurs, » opéré par la guerre, et que nous avons tant d’occasions de constater ! Est-il besoin de dire que Jacques et Colette se réconcilient, et que le ménage, après avoir doublé ce cap des tempêtes, n’a plus rien à redouter.

Un brillant succès a accueilli cette pièce légère et gaie, très bien jouée par Mmes Marthe Régnier et Jeanne Cheirel, et par MM. Victor Boucher, André Lefaur et Pierre Stéphen.


Je ne crois pas que M. Pierre Wolff, qui est un vieux routier du théâtre, ait jamais montré plus de dextérité et une plus heureuse entente de la scène que dans sa nouvelle pièce : les Ailes brisées. Le sujet offrait toute sorte de dangers. Car ce n’est rien de très palpitant que les mélancolies d’un vieux viveur, à l’instant où la nécessité lui apparaît de faire la retraite. Et d’autre part la situation d’un père rival de son fils ne laisse pas d’être scabreuse. Mais M. Pierre Wolff est passé maître dans cet art de jouer la difficulté et de s’arrêter à l’exacte limite. Don Juan vieilli s’appelle ici M. Fabrège. Il a invité à dîner une Mme Rémon qui se moque gentiment de lui. Au dessert, le fils de l’amphitryon, Georges Fabrège, arrive tout exprès de Londres, pour troubler la fête galante. Le père ne tardera pas à s’apercevoir qu’il a pour rival, et pour rival heureux, son propre fils. Alors il lui sautera à la gorge. Et nous serons très émus, mais tout de même tranquilles. Nous avons confiance en M. Pierre Wolff. Il ne permettra pas au père de serrer très fort et soufflera au fils un ingénieux mensonge. Pour finir, le vieux viveur se décide à céder la place à son fils et lui donne sa bénédiction, non sans essuyer un pleur.

Le rôle le meilleur est celui du raisonneur, Pascal, d’ailleurs excellemment tenu par M. Joffre. Mme Jane Provost est une Mme Rémon tout à fait séduisante et brillante. M. Paul Bernard a obtenu le plus beau succès pour la chaleur et la jeunesse avec lesquelles il a joué le rôle du jeune Georges Fabrège,


La Comédie-Française a eu l’excellente idée d’emprunter à la Revue l’acte de M. Paul Bourget, le Soupçon, pour le faire voir aux chandelles. Il serait superflu de louer une œuvre dont tous nos lecteurs ont pu apprécier les hautes qualités et le puissant raccourci. Toute la question était de savoir comment se comporterait à la scène cet ouvrage qui n’a pas été écrit pour elle. L’effet a été grand, incontestable. La raison n’en est pas seulement à la qualité de ce dialogue nerveux, serré, où tout fait balle. Elle est plus profonde. Ce qui importe surtout, au théâtre, c’est le mouvement. A la façon dont se déroule l’action dans la pièce de M. Paul Bourget, nous en suivons les péripéties avec une curiosité qui va grandissant, jusqu’au dénouement empreint d’une profonde humanité. Au début nous avons pu croire qu’il s’agissait seulement d’une de ces pénibles situations qui résultent d’un sot mariage. Notre sympathie s’est partagée entre la mère qui ne veut pas avoir à rougir devant ses enfants et la grand’mère qui s’obstine à une légitime résistance. Puis nous avons soupçonné que cette union absurde pouvait bien être de la part du fils un acte de révolte et qu’il n’était pas seul à en porter la responsabilité. Et l’idée même de la pièce nous est apparue dans les phrases si graves, si douloureuses, où celle qui n’a pas failli condamne jusqu’à ces liaisons innocentes, ces pures intimités d’âme, dont elle a cru pouvoir goûter la douceur et qui sont, en réalité, un vol fait à la famille.

Le rôle de la grand’mère, Mme Lavergne, a trouvé une interprète de premier ordre en Mlle Dux qui y est parfaite de dignité et d’émotion. Mlle Guintini s’est montrée touchante dans celui de la jeune femme. Les rôles d’hommes sont bien tenus par MM. Desjardins et Alexandre.


Le vaillant théâtre de l’Œuvre a rouvert ses portes, en reprenant des pièces de son répertoire, et retrouvé son fidèle public d’amateurs. Ce qui fait la vogue de cette petite scène, ce n’est pas seulement le goût de l’exotisme qui chez nous survit à la guerre ; c’est l’attrait d’une interprétation vraiment originale et savoureuse. Dans la pièce de Strindberg, les Créanciers, violente, torturante, faite pour agir sur les nerfs, M. Lugné Poë tient avec maîtrise un rôle méphistophélique de « créancier, » de premier mari qui se venge. Il a trouvé un partenaire tout à fait remarquable dans le jeune M. Jean Sarment qui joue avec un réalisme poignant le rôle du second mari, malade, neurasthénique, lamentable, un pauvre être. Quant à Mme France Ellys, elle est la nature même, la vérité et la vie. Le spectacle se terminait par Hélectra de Hugo de Hoffmansthal, fâcheux travestissement d’un chef-d’œuvre antique, où Mme Suzanne Desprès se fait vigoureusement applaudir pour la belle ardeur et la dramatique intensité de son jeu.


RENE DOUMIC.