Revue dramatique - 14 octobre 1885

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Revue dramatique - 14 octobre 1885
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 932-944).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Conte d’avril, comédie en 4 actes et 6 tableaux, en vers, de M. Auguste Dorchain. — Renaissance : le Procès Veauradieux (reprise). — Vaudeville : Cherchez la femme, comédie en 3 actes, de MM. de Najac et Hennequin. — Comédie-Française : Antoinette Rigaud, comédie en 3 actes, de M. Raymond Deslandes; Tartufe. — Gymnase : les Mères repenties (reprise). — M. Emile Perrin.

Oui, vraiment, c’est un conte, un conte bleu... comme le ciel d’avril, et comme lui traversé de souffles qui paraissent l’haleine même de la jeune nature, — il est bien nommé ce léger ouvrage que l’Odéon nous présente : Conte d’avril. Distribué en « six tableaux, » il n’est, à franchement dire, qu’une suite d’aquarelles; n’attendez pas, effrayé parce chiffre, une grande et forte composition dramatique; le conteur, un poète, à peine sorti de l’adolescence et qui se risque pour la première fois sur la scène, a observé des pauses dans son récit et interrompu à cinq reprises « la petite flûte de sa voix : » c’est presque tout son artifice.

Avant de se hasarder sur les planches comme page du magnifique capitaine Shakspeare, à qui je viens d’emprunter une expression, M. Auguste Dorchain s’était annoncé plutôt comme celui de ce fin chevalier de Malte, M. Sully-Prudhomme : il s’était recommandé par son recueil de vers, la Jeunesse pensive[1], à tous ceux qui joignent au goût des bonnes lettres quelque souci de la délicatesse des mœurs. Il avait dit avec tendresse, mélancolie et décence, avec sincérité enfin, sans forfanterie, ni mauvaise honte, le premier mouvement du désir chez l’homme, du moins chez l’honnête enfant de parens honnêtes, et le premier trouble de la pudeur virile; comment l’âme vierge s’émeut, et comment le cœur s’éveille; comment l’habitude des caresses, prise sur les genoux des mères, devient un jour dangereuse; et comment, pour la perdition des imprudens, brille en certains yeux une flamme dont le foyer intérieur est mort, pareille à la lumière attardée des étoiles éteintes. Il avait modulé sur ce thème des strophes d’une élégante simplicité, d’une langue pure et d’une forme souple. Et soudain le voici au théâtre! Que vient-il faire, le pauvret, dans cette galère? J’imagine que, la veille de la première représentation, il a été bien près de prendre peur, et que volontiers il se serait excusé, comme fait son héroïne travestie :


J’ai les goûts... d’une fille, et pour talens suprêmes,
Je sais un peu chanter et dire des poèmes !


Mais, au nom du public, M. Porel lui aurait répondu, dans doute, comme fait son héros :


Des vers et des chansons!.. Mais cela, c’est sans prix,
Et tu sais tout, alors, n’eusses-tu rien appris...
Des vers et des chansons! Par avance je t’aime...


Et ce public, en effet, à qui la dramaturgie de M. d’Ennery, lorsqu’on remonte une Cause célèbre, arrache des larmes, et qui s’amuse encore un peu, lorsqu’on reprend le Procès Veauradieux et lorsqu’on joue Cherchez la femme, des combinaisons de MM. Hennequin et Delacour ou de Najac et Hennequin, ce public, habitué à tant de science et de rouerie, devait faire grâce à l’innocent qui venait le rafraîchir et le charmer par sa cantilène naturelle.


Malheureux qui n’a pas de musique en lui-même!


soupire, par la bouche de son personnage favori, l’ingénu poète; il en a, il nous en fait part :


La musique commence, écoutons la musique!


Cependant, pour chanter à sa guise dans ce lieu où, d’ordinaire, on n’exécute que des morceaux composés selon les règles, M. Dorchain a pensé modestement qu’il était sage de se choisir un puissant patron. « Ce n’est pas moi, pourrait-il murmurer, mais un plus grand que moi, dont l’esprit souffle par ma bouche; ma fantaisie n’est que de redire à ma façon ce qu’a jadis inventé la sienne : pardonnez à ma fantaisie ! » Pour obtenir à son filleul la licence nécessaire, nul parrain n’avait plus d’autorité que Shakspeare : c’est à lui que le débutant s’est adressé. Il a entrepris de nous répéter librement la Douzième Nuit ou Ce que vous voudrez, autrement dit le Soir des rois; à cette nouvelle édition de la légende, il a donné le quatrième titre qu’on sait, assurément plus clair que les trois autres et qui lui convient à merveille. Parce qu’elle tient de la mascarade et parce que, le soir de l’Epiphanie, qui est le douzième après Noël, le gouvernement de la maison est tiré au sort et les rôles y sont souvent renversés ; parce qu’elle est un divertissement et que ce jour là est jour de réjouissance ; ou parce qu’elle est capricieuse d’esprit et d’allure aussi bien que sa voisine, Comme il vous plaira, — fallait-il que cette comédie fût désignée par un de ces noms énigmatiques ? Toujours est-ce bien un conte d’avril et de Shakspeare en son avril, ou du moins en son printemps ; il paraît, d’ailleurs, que c’en est le dernier rejeton.

Le maître a trente-cinq ans à peine ; il n’a pas déchaîné encore ses grands monstres, lamentables et terribles exemplaires de l’humanité : Hamlet, Othello, Macbeth (il a lancé seulement Richard III) ; à plus forte raison est-il loin du symbolisme final de la Tempête : plutôt qu’effrayant dramaturge et rare philosophe, il est poète sur la scène, étant amoureux et folâtre. S’il est déjà une force de la nature, c’est de la nature printanière ; il a l’esprit bouillonnant de verve et l’âme tendrement galante. Il s’est diverti aux quiproquos de la Comédie des méprises ; il a glissé dans les Deux Gentilshommes de Vérone, à défaut de la sève passionnée qui éclate dans Vénus et Adonis et dans quelques Sonnets, un doux filet de sentiment ; il a mis un peu de son cœur dans le Marchand de Venise, il aurait versé tout le reste, si ce cœur n’était inépuisable, dans Roméo et Juliette ; il a songé le Songe d’une nuit d’été, où l’on doute si son imagination est plus enjouée ou plus émue ; il a rêvé cet autre rêve, — d’un dormeur éveillé sans doute, puisqu’il n’aperçoit plus si facilement des génies et des fées, — Comme il vous plaira. C’est à ce moment qu’il détache des broussailles de la farce italienne, et peut-être de la souche première, appartenant au conteur Bandello, un rameau de peu d’apparence. Mais voici qu’entre ses mains ce rameau fleurit et verdit : des corolles parfumées y éclosent, les jets d’une frondaison bizarre y foisonnent. Ce n’était que le chétif support d’un imbroglio à renouveler des Ménechmes, comme la Comédie des méprises ; seulement ici les jumeaux seraient de sexes différens. — Une sœur et un frère se ressemblent au point qu’on les confonde ; la sœur, cachée sous l’habit masculin, aime secrètement un homme qui aime une autre femme ; cette femme précisément aime le frère ; après les marches en avant et en arrière, les chasses-croisés et les passes qu’on devine, chacun, dans ce quadrille, prend sa juste place, et rangés deux à deux selon la loi naturelle et la loi sociale, les amoureux sont unis. — Il n’y avait là rien de précieux. Mais ces amoureux, Shakspeare leur prête un peu de sa poésie mélancolique et tendre, comme à Protée, le gentilhomme de Vérone, et à sa maîtresse Julia, comme à Rosalinde et à Orlando : et voilà les fleurs ! Autour de ces amoureux, à travers cette version sentimentale des Ménéchmes, il anime et agite une paire d’ivrognes, un sot de mine puritaine, une malicieuse servante ; il leur communique sa jovialité prodigieuse, il leur souffle ses plus énormes calembredaines : et voilà cette végétation fantasque !

M. Dorchain, à son tour, cueille ou recueille cette heureuse pousse et la transporte en son jardin. Pour lui aussi, c’est le printemps ; un printemps moins vigoureux et moins luxuriant que pour Shakspeare, est-il besoin de le déclarer ? Notre poète, pourtant, célèbre selon ses forces la jeune saison où il vit : s’il a moins de feu que le maître, une précieuse assurerait pourtant qu’il fait délicieusement tiède dans son âme. Il redit à sa manière cette vieille histoire : « Il y avait une fois en Illyrie… » Et dans son récit, quelques changemens qu’il fasse, quelques chemins de traverse qu’il prenne, il n’a garde de négliger les amoureux.

Nous reconnaissons chez lui le duc Orsino, ce dilettante couronné, ce prince mélancolique et charmant, qui se charme lui-même par sa mélancolie, qui se sait bon gré de son ennui comme d’un signe de délicatesse, et aussi comme d’une raison qu’il a de se distraire noblement ? artiste et amoureux, et plutôt qu’amoureux, en somme, artiste en amour ; épris de toutes les gentillesses du sentiment comme des finesses de la mélodie, plutôt que de la créature vivante à qui son sentiment s’attache. Il ouvre la Douzième Nuit par ces jolies paroles : « Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours ; donnez-m’en avec excès… Encore cet air ! Il avait une telle chute mourante ! Oh ! il arrivait à mon oreille comme le doux vent du sud qui souffle sur un banc de violettes !.. Assez, pas davantage ; cela n’est pas aussi doux maintenant que tout à l’heure[2]. » Son bouffon le connaît bien, qui lui jette ce souhait au passage : « Allons ! que le dieu de la mélancolie te protège, et que ton tailleur fasse ton pourpoint d’un taffetas d’une couleur changeante, car ton cœur est une véritable opale ! » Tel nous l’avons salué jadis, tel nous le retrouvons chez M. Dorchain.

De même Viola : tout de bon aimante, celle-ci, et tout de bon, quoique doucement, triste. À peine au côté d’Orsino, elle « voudrait être sa femme. » Dans le mariage, elle sera comme une sœur aînée d’Imogène, aussi fidèle, aussi soumise, pareillement simple et chaste en son affection. Elle est, jusque-là, patiente et résignée. Sous le costume de page, elle sert avec abnégation, quoique son cœur en gémisse, la galanterie de son maître auprès d’une autre. Interrogée par lui si « ses yeux ne se sont pas arrêtés sur quelque beauté, » car un parfum d’amour émane de ses modestes paroles, elle convient que c’est « un peu vrai. » — « Quel genre de femme est-ce ? demande le duc négligemment. — De votre complexion. — Elle n’est pas digne de toi, alors. Quel âge a-t-elle, dis-moi ? — Votre âge environ, monseigneur. » Elle ne se permet rien davantage, sinon d’imaginer le roman d’une sienne sœur « qui aimait un homme, dit-elle, comme il se pourrait que, si j’étais femme, j’aimasse Votre Seigneurie... Elle ne révéla jamais son amour, mais elle laissa son secret, comme un ver dans le bouton d’une fleur, se nourrir des roses de ses joues ; elle languit, intérieurement rongée par ses pensées... — Mais ta sœur mourut-elle de son amour, mon enfant? — Je suis toutes les filles de la maison de mon père et tous les garçons aussi. » Telle autrefois elle murmurait ce discret aveu, et telle maintenant elle le répète. M. Dorchain a traité ce caractère, aussi bien que celui d’Orsino, avec prédilection ; sans rien laisser échapper de l’un ni de l’autre, il y a ménagé quelques nuances que le maître, en sa rapidité, avait omises; nous verrons tout à l’heure s’il faut blâmer cette hardiesse.

Olivia, non plus, Paltière, la passionnée Olivia, ne nous manque pas. « Retournez vers votre maître, disait-elle fièrement; je ne puis l’aimer; qu’il n’envoie pas davantage, à moins que par aventure vous reveniez me trouver pour me dire comment il prend ma réponse. » Dès le premier entretien, abusée par la ressemblance et par le costume, elle aimait Viola, prise pour son frère Sébastien : « Je ne sais pas trop ce que je fais, et je crains que mes yeux ne jouent auprès de mon âme le rôle de trop grands enjôleurs. » Au second elle.se déclarait, et, dédaignée, repoussée, elle s’efforçait en vain de faire retraite et de renfermer ses sentimens; ils éclataient avec plus de force: « Oh! qu’il est beau, ce dédain qui rayonne sur sa lèvre méprisante et irritée!.. Je te le jure par les roses du printemps, par la virginité, l’honneur, la vérité, par tout au monde; je t’aime tant, qu’en dépit de tout ton orgueil, ni mon esprit, ni ma raison ne réussissent à cacher ma passion ! » Mêmes sentimens aujourd’hui, même langage à peu près. Enfin le frère de Viola, Sébastien, cet ardent jeune homme, prompt à l’estocade et prompt à l’amour, sous le nom plus euphonique de Silvio, complète encore le quadrille. Le poète français a pris soin des deux couples.

Même il s’est avisé de noter, dans la gamme de leurs sentimens, quelques demi-tons que l’inventeur avait franchis : c’est la nouveauté que j’indiquais plus haut; c’est le meilleur de ce que M. Dorchain a de personnel dans le fond de l’ouvrage. Le génie de Shakspeare, on le sait, révèle ses personnages par des éclairs plutôt qu’il ne les illumine peu à peu et comme par un jour qui se lève, Orsino aimait Olivia, Orsino aime Viola ; quelques traits vous déclarent ce changement : à vous d’apercevoir sous ces brusques signes tout ce qui s’est passé dans cette âme, tout le menu jeu de sa machine, et par quelle espèce d’aimant l’approche d’une personne Ta mise en branle. M. Dorchain déduit avec plus de complaisance le détail des effets et des causes. Son duc, tout d’abord, interrompt des réflexions de Viola sur l’amour :

Tais-toi! si j’écoutais plus longtemps ton histoire,
Mon petit Silvio, je finirais par croire
Qu’une autre femme un jour me pourra mieux charmer,
Et que je n’aime pas autant qu’on peut aimer!


A la manière dont il se rassure lui-même sur ses sentimens pour Olivia, on devine quelle en est la qualité :


Oui... mais je ne veux pas douter ainsi... je l’aime,
Je l’aime!.. Je ne puis à ce point m’abuser!
Tiens, la preuve : je viens encor de composer
Des vers, — c’est un sonnet et de la bonne marque,
Tout plein de traits d’esprit, comme ceux de Pétrarque...


C’est en bel esprit, justement, qu’il aime cette dédaigneuse personne ; elle-même s’en avise et dit qu’il « par le comme un livre. » Et lui, peu à peu, comme enveloppé secrètement par la tendresse de Viola, s’en imprègne et passe d’un amour de tête à l’amour de cœur :


Oui, quand Olivia me repousse et me glace,
Il me semble parfois que quelqu’un prend sa place...
Qui? Je ne sais... Je suis à l’aveugle pareil :
Ses yeux clos n’ont point vu la splendeur du soleil,
Mais des rayons dorés qu’il ne peut pas connaître
La douceur cependant l’échauffé et le pénètre...
Ainsi j’ai cru sentir, en des instans d’émoi,
Un amour inconnu flotter autour de moi !


Cet amour inconnu, c’est des habits d’un page qu’il s’exhale pour griser un seigneur; c’est à une femme, sous ces habits, que l’amour d’une autre femme s’adresse, lorsqu’Olivia prend Viola pour Silvio. Nous ne touchons cette « étrange matière » que pour donner acte à M. Dorchain de la légèreté avec laquelle il s’est tenu au-dessus d’un double péril. Ni Julia, qui, sous un costume pareil, rejoint son amant Protée, est méconnue par lui et porte ses messages galans; ni Rosalinde, qui parcourt en pourpoint et haut-de-chasses la forêt des Ardennes, regagne en cet attirail, au moins par manière de badinage, les galanteries d’Orlando et touche le cœur de la paysanne Phœbé; ni Jessica, déguisée en garçon pour être enlevée par Lorenzo, ni Portia en docteur ; ni plus tard Imogène, qui, en équipage de voyageur, s’attire subitement par la seule grâce de sa beauté, la tendresse de ses deux frères, — aucune enfin des héroïnes travesties de Shakspeare n’est aventurée dans un défilé aussi scabreux. Encore, en ce temps-là, qu’on fût plus ingénu ou plus conique, était-on moins regardant qu’aujourd’hui sur les bienséances; quelque peu d’équivoque n’eût peut-être donné de scrupules ni au poète ni au public. Les contemporains de l’auteur du Comte Kostia sont tenus à plus de délicatesse. On pouvait se fier, il est vrai, à l’auteur de la Jeunesse pensive du soin de traiter chastement son sujet. Toutefois le proverbe a beau témoigner que « pour les purs, tout est pur, » il y fallait une singulière habileté ; il paraissait presque impossible de ne pas tremper un tantinet, à gauche ou à droite, dans l’odieux ou dans le ridicule : M. Dorchain, tout le long de l’ouvrage, a réussi à n’effleurer ni l’un ni l’autre. Vers la fin, sa Viola, aussitôt reconnue pour ce qu’elle est, a honte du costume qu’elle porte et, par un joli mouvement, comme si elle se sentait nue, s’enveloppe dans le manteau de son frère. « Cache-moi, dit-elle... Oh ! surtout devant lui !.. » Et devant le duc, en effet, elle ne reparaît qu’avec ses vêtemens de femme : n’est-ce pas une décente et gracieuse nouveauté ?

Aussi bien le singulier mérite de M. Dorchain, c’est que, tout en déduisant la psychologie de ses personnages, il s’est gardé de les ramener dans l’atmosphère du monde réel et qu’il les a laissés dans cette vapeur lumineuse où l’imagination de Shakspeare les avait suspendus. Cette Illyrie, plutôt que sur le bord de l’Adriatique, est située au cœur même de l’empire de la Fantaisie, et je ne serais pas surpris que la principale promenade, aux environs de la capitale d’Orsino, fût la prétendue forêt des Ardennes. Je ne m’étonnerais pas non plus qu’on y trouvât la grotte où Bélarius découvre Imogène : « Arrêtez ! n’entrez pas ! N’était que cet être mange nos victuailles, je croirais qu’il y a ici une fée. — Qu’est-ce, seigneur? — Un ange! par Jupiter! ou sinon, une merveille terrestre! Contemplez la nature divine sous la forme et à l’âge d’un jeune garçon ! » Ange ou fée, Imogène, dans son travestissement, n’a guère de sexe ; elle n’est que la beauté sous une espèce visible, à qui l’amour, d’une voix mâle ou féminine, indifféremment, peut rendre hommage. Aussi l’un de ses frères peut la saluer de la sorte : « Si vous étiez femme, jeune homme, je vous ferais une cour pressante rien que pour être votre valet : en bonne honnêteté, je vous le dis comme je le ferais. » Oui, certes, en bonne honnêteté ! De même, son autre frère peut l’appeler « l’oiseau que nous aimions tant... » Viola, elle aussi, entre Orsino et Olivia, est un oiseau privé plutôt qu’une jeune fille habillée en garçon. Elle aussi, on peut douter presque si elle est une fée ou un ange ; et, plutôt que de choisir, il siérait de l’appeler un « être » merveilleux. Mais, de grâce, Orsino est-il beaucoup plus naturel? Même Olivia et Silvio sont-ils attachés beaucoup plus lourdement à la terre? Point! Ils appartiennent tous, bien que chacun ait son caractère, à cette classe de créatures qui sont comme des bulles soufflées par le caprice du poète ; créatures de peu de consistance et qui n’exigent pas que nous croyions à la réalité de leur personne.

Leur charme, au contraire, c’est qu’elles existent plutôt comme des formes gracieuses, où luit une goutte de sentiment ou de pensée enfermée là par le génie. Nous suivons leurs aventures avec une sympathie souriante et qui, n’étant qu’à demi crédule, n’est jamais inquiète ; nous n’en pouvons ressentir ni effroi ni scandale. Patiente, par les mêmes raisons, doit être cette sympathie : elle n’attend pas ni ne presse la fin d’une action dont l’issue heureuse ou malheureuse lui importe ; elle ne contraint pas une intrigue à passer par ce chemin-ci et non par celui-là. Elle escorte bénévolement les figurines animées par l’auteur où il lui plaît de les conduire, elle s’arrête où il les retient : contente s’il leur inspire de jolies phrases, elle ne se soucie ni d’abréger leurs entretiens, ni de réclamer autre chose. Les héros de cette sorte de comédie et les spectateurs qui les suivent sont justement comme le bouffon d’Orsino souhaiterait que fût son maître : « Je voudrais qu’on embarquât sur mer les hommes d’une semblable constance, afin que leurs affaires fussent partout et leur but nulle part; car l’absence d’intention, c’est là ce qui fait toujours un bon voyage de rien. » — C’est là, du moins, ce qui permet de s’attarder en route et de jouir d’un hors-d’œuvre tel que ces vers, accompagnés discrètement derrière des bosquets de lilas par une exquise aubade de M. Widor :


Les yeux battus, fermés au matin qui pâlit,
La belle Olivia repose en son grand lit,
Sur un épais duvet, sous des courtines blanches
Où sa main a brodé des oiseaux et des branches,
Et, rêvant de l’aubade en son demi-sommeil,
Croit entendre des voix lui chanter le réveil...

« Vous réveillez-vous, la belle oublieuse !
Belle nonchalante, ouvrez vos yeux doux!
N’entendez-vous pas la chanson joyeuse
Que dans l’aubépin, le frêne et l’yeuse,
Nous vous chantons tous?.. »

Elle écoute... Un souris léger plisse sa bouche...
Par un trou du volet sur le bord de la couche
Un furtif rayon d’or vient baiser son bras blanc
Ses yeux sont toujours clos... Voici que cependant
Glisse sous sa paupière une lueur d’aurore...
Allez, musiciens! Plus haut! plus haut encore!..
Non ce ne serait plus aussi bien, calmez-vous,
Plus bas! plus bas!.. Le chant déjà discret et doux
S’apaise encor... Ce n’est qu’un murmure d’abeille...
Il s’éloigne,.. il s’éteint... Et ma beauté s’éveille!
«Quoi ! je n’entends plus rien ! dit-elle ;. ai-je rêvé?
Car j’ai dormi longtemps!.. le soleil est levé!.. »


La meilleure manière de louer un poète, — à moins que ce ne soit un moyen de le condamner sans jugement, — c’est de le citer : après cet exemple, on sait quel plaisir le spectateur a embarqué » à la suite de M. Dorchain, peut prendre aux vicissitudes du voyage. Mais toutes les rives qu’ils visitent ensemble ne sont pas décorées de la même sorte : où le sentiment fleurit on fait volontiers escale; où pousse le comique, voire le grotesque, ce grotesque de Shakspeare qui, même cultivé, même acclimaté à la moderne et à la française, garde encore des couleurs trop crues et des odeurs trop grossières pour nous, il semble là que le temps dure davantage et l’agrément de la promenade languit. M. Dorchain n’a conservé ni messire Tobie ni messire André; il les a remplacés par un seul personnage, capitan biberon et poltron, qu’il a baptisé Quinapalus, d’un nom inventé ou cité jadis par le bouffon d’Orsino. De même que, dans la partie amoureuse de l’ouvrage, il a éteint prudemment nombre de concetti, dans la partie grotesque il a supprimé les trivialités ; de tous les divertissemens où les deux ivrognes de Shakspeare se complaisent, il n’a relevé que la farce qu’ils jouent à l’intendant Malvolio avec l’aide de Maria, la moqueuse fille de chambre, à présent appelée Jacinta. C’est encore trop : après l’exposition, aisée et pimpante, après le demi-aveu de Viola au duc, après la déclaration d’Olivia, ce quatrième tableau nous surprend comme un intermède, et comme un intermède si enfantin que nous nous demandons s’il est excusable de nous surprendre. Enfin, les méprises plaisantes et non plus sentimentales qui se succèdent à partir du retour d’Andrès (Antonio dans la Douzième Nuit), tout ce comique de quiproquos, épuisé aujourd’hui par trop d’imitations des Ménechmes, nous laisse indifférens; plus ce qui précède nous était agréable, et plus nous regrettons que le poète s’égare vers un autre genre.

Ici je m’arrête, car bientôt, sur cette pente, ce n’est plus M. Dorchain que je heurterais, mais Shakspeare, et nous aurons de meilleures rencontres. Le directeur de l’Odéon se propose de jouer avant longtemps le Songe d’une nuit d’été; il sera opportun alors de revenir par une autre voie à cet examen que j’ai tenté déjà, lorsqu’on a repris Macbeth, du système de composition dramatique de Shakspeare et de son plus ou moins de convenance à notre goût moderne et français. Pour aujourd’hui, disons seulement que six tableaux, même n’étant que des aquarelles et les plus légèrement peintes et les plus joliment du monde, sont pourtant six tableaux; que l’inconvénient de leur nombre est aggravé par les exigences nouvelles de notre mise en scène et par ses inévitables lenteurs ; et de même l’inconvénient de leur diversité : nous consentons plus difficilement à passer d’un genre à son contraire, lorsque nous avons pris la peine, pour nous établir dans le premier, de considérer un décor complet ou plusieurs et d’attendre qu’on en change ; ayant mis au jeu davantage, nous n’aimons guère qu’on le quitte subitement pour un autre, alors que la partie est avancée. Ainsi M. Dorchain, puisqu’il a tant fait que de réduire à six le nombre des tableaux de la pièce anglaise, qui est dix-neuf, si j’ai bien compté ; puisqu’il s’est permis de façonner une exposition plus régulière en introduisant plus tôt le frère de Viola et lui donnant d’abord plus d’importance ; puisqu’il s’est dispensé de mettre le pied dans tous les pas du géant ; puisqu’il a supprimé plusieurs de ses personnages et en a façonné un nouveau ; puisqu’il a simplifié son badinage et nettoyé son grotesque ; enfin, puisqu’il s’est « inspiré » de lui plutôt qu’il n’a traduit ou même adapté son ouvrage, — M. Dorchain aurait mieux agi pour ses intérêts s’il avait écrit franchement, après avoir médité Shakspeare, une comédie en un acte, en deux tableaux tout au plus, où il ne serait presque rien resté que de la partie sentimentale du Soir des rois. Tel quel, cet opuscule un peu longuet, premier essai dramatique de l’auteur, est un exercice honorable et, par endroits, délicieux : il faut maintenant qu’il soit suivi de quelque œuvre originale de M. Dorchain. Ce qu’il-a prouvé déjà d’habileté en accommodant de la façon que voilà un texte si difficile indique assez qu’il peut composer, pourvu qu’elle soit simple, une charpente de pièce ; au soin qu’il a pris de garder les caractères, à ce qu’il y a introduit, on juge que cette pièce ne sera pas vide ; par les vers que j’ai cités et par bien d’autres, qui permettent de pardonner une ou deux taches, on est assuré que le style en sera pur, élégamment sinueux et doucement sonore : il faut que ce petit ouvrage, comme son héroïne, puisse être comparé à « l’Avril, précurseur de l’Été. »

Conte d’avril est encadré dans de frais décors et joué avec bonne humeur, d’un air vif et gracieux, par une demi-douzaine d’artistes. Et pourtant, même à ce propos, je pourrais poser la question qui se posera nécessairement à propos du Songe d’une nuit d’été : la comédie shakspearienne, au moins celle d’une certaine sorte, gagne-t-elle à être représentée devant nous, spectateurs moins naïfs que les premiers, et qui voyons l’acteur tel qu’il est, non tel que le poète veut qu’on l’imagine ? Ici, du moins, il ne s’agit que de fantaisie et non de fantastique. D’ailleurs Malvolio n’est pas un être tellement céleste qu’il ne puisse être figuré par un homme : il l’est, en effet, et parfaitement, par M. Kéraval. De même Quinapalus est réalisé heureusement par M. Dumény, et Jacinta par Mlle Rachel. Mais admettons, pour être justes, que Mlle Antonia Laurent prête à Olivia le charme hautain et la passion qu’il lui faut : n’est-elle pas toutefois un peu trop raisonnable et posée ? M. Pierre Berton module avec beaucoup d’art les mélodies parlées du rôle d’Orsino : toute sa personne, pourtant, est-elle, comme on le voudrait, presque aérienne? Mlle Baréty a de la flamme et de la diction ; mais sa voix de contralto et sa forte beauté conviennent-elles à cette Viola dont il est dit que, « sa petite flûte de voix est bien l’organe d’une jeune fille, » et que, travestie, elle paraît « quelque chose entre le bambin et l’homme ? On jurerait presque, s’écrie Malvolio, qu’elle a encore sur les lèvres le lait de sa mère. » Regardez M. Segond ; un gaillard de cette encolure dirait-il, avec des larmes toutes prêtes : «Mon cœur est plein de sensibilité, et ma nature est encore si près de celle de ma mère qu’un mot de plus et mes yeux vont révéler qui je suis? » Une jeune fille peut-elle être prise pour un tel homme? Songez que Viola et son frère, pour leur ressemblance, sont comparés aux « deux moitiés d’une pomme, » et, sans doute, d’une pomme d’api ! En vérité, pour jouer de tels personnages au théâtre sans décevoir notre attente, il faudrait des comédiens empruntés à la troupe ordinaire d’Obéron et de Titania !

Mais, tandis que, sur la rive gauche, on importait ce fruit de la vieille fantaisie anglaise, on nous offrait, rue Richelieu, un produit de la moderne convention française, Antoinette Rigaud. La différence de la fantaisie à la convention, dois-je l’indiquer? Les personnages du Soir des rois ne demandent pas, je l’ai dit, qu’on croie à leur existence; Orsino, duc d’Illyrie, ne réclame pas pour être inscrit sur l’Almanach de Gotha ; lui et ses compagnons, qui sont tout sentimens et tout idées, se contentent d’agir et de parler librement selon leur logique d’idées et de sentimens. Les personnages d’Antoinette Rigaud sont un général et un capitaine qui veulent être marqués sur l’Annuaire de l’armée, un industriel qui ne se laisserait pas oublier dans le Bottin des départemens, et leurs familles et leurs amis ; ils demandent qu’on admette leur réalité, nous l’admettons, — mais comment? Nous sommes d’accord avec l’auteur qu’ils auront le droit et même le devoir de parler et d’agir chacun selon les habitudes d’un certain type théâtral et selon les exigences ordinaires de certaines situations scéniques, le tout pendant quelques heures et pour nous procurer le plaisir que donnent aux yeux les ressorts d’une mécanique bien faite sur un modèle connu. D’ailleurs, quand je désigne ce genre comme français, je n’entends pas insinuer qu’il soit le seul : Tartufe, qui vient d’être repris sur cette même scène pour les débuts d’un intelligent comédien, M. Laugier, dans le rôle d’Orgon, Tartufe est français aussi ; pourtant il n’est pas du même ordre et ne procure pas la même espèce d’agrément qu’Antoinette Rigaud. Mais la comédie de convention, il faut le dire, plaît au goût national, qui est tempéré. Deux sous-lieutenans, à peine entrevus au commencement de la nouvelle pièce, quittent la scène sans bruit et n’y reparaissent pas : je gage qu’ils ont passé dans la salle pour voir le reste du spectacle, et je garantis qu’il s’y plaisent. Ils sont des sous-lieutenans, et non des moralistes ni des gens de lettres ; ils n’ont pas juré de ne se divertir qu’à des peintures de caractères, de passions ou de mœurs et à des curiosités de style : rien ne les gêne. Au demeurant, même des spectateurs plus chagrins ne s’abandonnent-ils pas aux distractions que ce genre propose? Assez d’autres aujourd’hui, sans les purs disciples de Scribe, s’efforcent d’enfermer la vérité dans leurs ouvrages. Avec l’auteur de la Visite de noces, il est plus d’un de ses contemporains dont les personnes tendres disent à peu près ce que la Béatrice de Shakspeare disait du comte Juan : « Je ne puis jamais le voir sans avoir une brûlure au cœur pendant une heure. » A défaut de la fantaisie, qui chez nous est rare, on peut se laisser rafraîchir par la convention.

Le général, le capitaine; la fille du général, la sœur du capitaine; le mari, uni à cette sœur; le séducteur enfin, voilà les pions que M. Deslandes fait manœuvrer sur l’échiquier. C’est justement de quoi jouer une partie classique. Le capitaine, qui occupe un emploi de jeune premier convenable à son grade, aime la fille du général qui, naturellement, est l’ingénue; il la demande en mariage; il est repoussé, pourquoi? Parce que le général a promis à sa femme mourante de ne jamais marier sa fille à un militaire. Sur ces entrefaites, un soir, dans le château du général, le séducteur rapporte à la sœur du capitaine des lettres imprudentes. Presque surpris par le mari, en s’échappant par la chambre de la fille du général, il perd un médaillon donné par la sœur du capitaine. Celui-ci, pour sauver sa sœur, reconnaît comme sien le médaillon trouvé. Il est accusé par le général d’avoir voulu compromettre sa fille pour forcer son consentement ; il en convient, il écrit la formule de démission qu’on lui réclame. Cependant sa sœur ne peut accepter un tel sacrifice ; elle fait confidence de la vérité au général. Ce dernier, au moment où le capitaine va signer la formule, lui ouvre ses bras et l’appelle son gendre : Much ado about nothing! All’ s well that ends well!..

La partie est bien conduite, par un homme au courant des usages du théâtre et qui sait faire entrer et sortir des acteurs et filer une scène; il prête, évidemment de bon cœur, à ses héros les sentimens commandés par leur emploi et par la circonstance, qui se trouvent tous avantageusement honnêtes; il leur fournit, pour les exprimer, un langage assez naturel et pourtant préparé avec soin : n’est-ce pas tout ce qu’il faut pour obtenir un succès? J’applaudis à cette réussite et ne me soucie pas d’imiter Malvolio, notre puritain de tout à l’heure, à qui Olivia reproche de « goûter les choses avec un appétit mal disposé. »

MM. Febvre et Worms, MMmes Baretta et Reichemberg, secondés par MM. Laroche et Baillet, ont traité avec honneur, au nom de la Comédie-Française, M. Raymond Deslandes, directeur du Vaudeville : on n’est pas courtois avec plus de talent. — Et, le soir de la première représentation, le comité a fait découvrir au public, dans le grand foyer, le clair et coquet plafond peint par M. Guillaume Dubufe.

Cependant l’histoire dira que, l’an III du Maître de forges, dans le second mois de la saison théâtrale, M. Koning, directeur du Gymnase, tenta de jouer une autre pièce que celle de M. Ohnet. Il fit choix des Mères repenties, un drame presque fameux de Félicien Mallefille. Une idée première intéressante, une exposition vivement faite, un second acte où deux scènes sont menées avec une sûreté remarquable, un dénoûment qui n’est pas sans beauté, quoique décidé par un moyen saugrenu; un rôle curieux, joué curieusement par M. Dumaine; une esquisse de personnage, présentée à merveille par Mme Pasca; une autre, où M. Romain a montré que, si M. Damala fait des progrès, il ne reste pas en arrière ; de-ci, de-là, une phrase où se condense une estimable amertume de pensée; partout une recherche de force et de précision, voilà ce qu’on reconnut dans les Mères repenties. Mais trop d’invraisemblances romantiques, naïves ou méditées, dans l’action, dans les caractères et dans les mœurs, jointes à je ne sais quoi de démodé dans le style, firent classer définitivement l’ouvrage, — s’il est des jugemens littéraires qui soient définitifs, — dans une espèce voisine du mélodrame. Cette pièce est la dernière, assure-t-on, que Mme Pasca doive jouer au Gymnase : nous ne verrions pas sans chagrin cette comédienne distinguée et pathétique se retirer si tôt. La principale utilité de cette reprise aura été de la désigner une fois de plus, qui sera sans doute la bonne, à l’habile équité du comité de la rue Richelieu... Hélas! c’est au comité seulement que nous pouvons adresser cette requête, et nous devons finir cette revue par une douloureuse nouvelle.

M. Emile Perrin, administrateur général de la Comédie-Française, est mort. Depuis tout juste huit jours, par un effort de la volonté sur la maladie, il avait repris le gouvernement de la maison, comme s’il avait juré de mourir debout. Il fut, ce haut bourgeois de Paris, ce grand fonctionnaire de l’état dans l’ordre des lettres, un gentilhomme et un artiste. La critique le taquina souvent sur ses préférences pour tel genre d’ouvrages, pour tel procédé d’exécution, pour telle façon de gouverner les comédiens : toujours elle respecta son zèle, son dévoûment à sa tâche, son goût sincère de la chose dramatique, aussi bien que sa fière et discrète personne. Elle est unanime aujourd’hui à regretter ses mérites. On permettra, peut-être, à l’un de ceux qui se sont toujours efforcés de le comprendre et qui, pensant l’avoir compris, l’ont rarement blâmé, de s’incliner avec autant d’émotion que ses adversaires devant son cercueil.


LOUIS GANDERAX.

  1. Alphonse Lemerre, éditeur.
  2. Œuvres complètes de Shakspeare, trad. Émile Montégut, t. III ; Hachette, édit.