Revue dramatique - 14 octobre 1892

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Revue dramatique - 14 octobre 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 937-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : le Juif polonais, drame en 3 actes, de MM. Erckmann-Chatrian. — Gymnase : un Drame parisien, pièce en 4 actes, de M. Ernest Daudet. — Odéon : Mariage d’hier, pièce en 4 actes, de M. Victor Jannet.

Le Juif polonais ! Sur la foi de ce nom, j’avais fait, je l’avoue, des rêves de poésie. J’avais imaginé quelque drame du nord, entrevu la silhouette d’un grand vieillard d’Israël, traînant sous des cieux pâles une éternelle misère. Juif et Polonais, double titre là-bas au malheur et à la honte. Jugez de mon désappointement : au lieu d’une œuvre épique, je n’ai trouvé qu’un méchant mélodrame du boulevard, et du boulevard Cluny. Ecoutez plutôt.

Au pays d’Alsace, dans une salle d’auberge, une femme est assise à son rouet ; elle file et le poêle ronfle. Il fait nuit, le vent siffle dehors et les gens qu’on voit entrer, tout blancs de neige, tremblent de froid sous la houppelande et le bonnet fourré. C’est Waltel, c’est Heinrich, l’un garde forestier, l’autre ce qu’il vous plaira, l’un gras et l’autre maigre, tous deux buveurs, fumeurs et bavards, tous deux inutiles et insupportables tous deux. La fileuse se nomme Mme Mathis, et Mathis, son mari, maître de l’auberge et du moulin y attenant, bourgmestre du village, honoré de tout le pays pour son épargne et ses écus, est allé faire ses emplettes à la ville, car sa fille Annette épouse demain Christian, le maréchal des logis de gendarmerie. Le voici qui revient, le vieux bourgmestre. Par quel froid, quelle gelée, quelle tourmente de vent et de neige ! On n’avait pas vu temps pareil depuis l’hiver du Juif polonais. Vous vous rappelez bien, monsieur Mathis ! Et Mathis, avec un air un peu singulier, se rappelle. Il y a quinze ans, il était seul en cette même salle et par une semblable nuit. Il entendit les grelots d’un traîneau qui s’arrêtait. Un de ces Juifs polonais qui vendent des semences ouvrit la porte. Il portait une pelisse verte et un bonnet de fourrure. En entrant, il dit : Que la paix soit avec vous ; la route est noire, la nuit est froide ; qu’on mette mon cheval à l’écurie. Et il jeta sur la table sa ceinture pleine d’or. Une heure après, il repartait. Le lendemain, on trouva sur la route la pelisse et le bonnet, mais le Juif, personne ne le revit jamais. Et voici que le récit à peine achevé, on entend comme il y a quinze ans les grelots d’un traîneau qui s’arrête ; un Juif ouvre la porte ; il est vêtu d’un manteau vert et d’un bonnet fourré. Il prononce les mêmes paroles et jette sur la table une lourde ceinture. Mathis le regarde avec épouvante et tombe évanoui. Voilà le premier acte. Je parie que vous avez déjà deviné quelque chose. Et je vous avertis que l’apparition du Juif est ce qu’il y a de mieux dans la pièce. Eh bien, oui, c’est Mathis qui a tué le juif, celui d’il y a quinze ans, pareil à celui de tout à l’heure, pour lui voler sa ceinture, et depuis, les affaires ont prospéré et le vieux coquin dote richement sa fille et la marie à un gendarme, comme le malade de Molière donnait la sienne à un médecin, « afin de s’appuyer de bons secours… et d’être à même des ordonnances… » de non-lieu ; ce bourgmestre se fait d’ailleurs une idée erronée des pouvoirs de la gendarmerie. Nous assistons à la noce d’Annette et de Christian ; danses et refrains d’Alsace. Au moment de signer, Mathis entend bien tinter à ses oreilles une sonnette de traîneau, mais la valse et la chanson vont leur train et les violons couvrent le bruit des sonnailles maudites.

Le soir venu, Mathis se retire dans une chambre solitaire, soi-disant pour y avoir moins chaud, en vérité par crainte de se trahir en songe. Il se couche, s’endort, et nous sommes témoins de son rêve : le fond du théâtre s’éclaire et représente la cour d’assises. Mathis, accusé, commence par nier avec énergie ; les preuves manquent. Mais le président fait venir le songeur, une sorte de docteur. Miracle : celui-ci endort Mathis et, dans le sommeil magnétique, le criminel, de la voix et du geste, reconstitue la scène de l’assassinat. On le condamne à la potence, et la vision s’efface. Le jour commence à poindre, les gens de la noce frappent à la porte de Mathis, l’enfoncent ; le vieux se précipite à leur rencontre, enveloppé de ses draps comme d’un linceul et criant d’une voix étranglée : Coupez, coupez la corde ! Il chancelle et tombe mort.

Je doute que la Comédie-Française ait souvent représenté quelque chose de plus vulgaire que cette histoire de voleurs. Le personnage principal est aussi nul que possible ; il n’offre pas trace d’étude morale, pas le moindre trait de psychologie criminelle. Mathis ignore le repentir et le remords ; la seule crainte d’être découvert et puni le tourmente et se manifeste en lui par les phénomènes, involontaires et réflexes, de l’hallucination et du rêve. Et quelle hallucination ! Des bruits de sonnette dans les oreilles. Et quel rêve d’Ambigu ou de Porte-Saint-Martin ! Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’il ne prenne un jour fantaisie à quelque autre sociétaire de nous jouer l’Ogre par exemple, où il y a aussi une cour d’assises. Quant aux autres personnages, ils n’existent pas plus que Mathis. L’idylle du gendarme et d’Annette est de la plus fade banalité, et les comparses viennent d’une imagerie d’Épinal. La mise en scène a été fort appréciée : M. Got mange pour de bon et parle la bouche pleine ; Mlle Reichenberg chante un lied et danse une valse ; les faïences sont authentiques, de véritables bûches font sans doute un vrai feu dans un poêle incontestable, où MM. Baillet, Garraud et Laugier se chauffent tour à tour et se brûlent le bout des doigts avec une exaspérante puérilité.

Le drame parisien du Gymnase ne vaut pas mieux que le mélodrame alsacien de la Comédie. Hélas ! faut-il encore raconter ce second crime et cette erreur à la fois judiciaire et théâtrale !

Trois personnages principaux : un dominicain, le père Vignal ; une grande dame, la comtesse de Véran, et une demi-mondaine, Rose Morgan. Le mari de la première était l’amant de la seconde. Il y a six mois, on l’a trouvé, une nuit, le front percé d’une balle. C’est la comtesse qui l’a tué ; elle s’en accuse au dominicain ; mais c’est Rose qui en est accusée en cour d’assises. Elle va même être condamnée, lorsque le moine paraît et, sans nommer la coupable, justifie l’innocente. Coup de théâtre et suspension d’audience, dont la comtesse profite pour demander un entretien particulier avec Rose, et lui faire des aveux complets. Dans un instant elle les renouvellera publiquement. Mais la généreuse hétaïre l’arrête. Tout à l’heure l’accent et le regard du moine l’ont elle-même bouleversée. Une soudaine révolution s’est accomplie en son âme. Innocente du crime, tant de péchés la font coupable, qu’elle acceptera la peine injuste comme une légitime expiation. Héroïsme inutile : les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Le jury, troublé par la déposition du moine, acquitte Rose, et Mme de Véran peut garder son secret, que ne trahiront ni le confesseur, ni la pécheresse repentante.

Cette pièce ne contient ni étude de caractères, ni étude de mœurs. Dans l’éloge de son œuvre, qu’il a publié le lendemain de la première représentation, M. Daudet parle de la grande figure de moine qui domine le drame. La figure n’est pas grande et ne domine pas, Le père Vignal ne dit et ne fait rien par où il se distingue du prêtre le plus ordinaire. Au premier acte, quelque chose de sombre dans sa physionomie, de vibrant dans sa voix, le trouble de Rose en lui parlant, donnait à penser que l’action allait s’engager entre la courtisane tentée de Dieu et le religieux tenté du diable. La pièce était à faire ainsi ; mais elle était à craindre, et M. Daudet, avec raison je crois, en a eu peur ! Mais alors il ne reste de son dominicain qu’une silhouette, banale à la sacristie, emphatique à la barre. L’Église a été mieux représentée au Gymnase, ne fût-ce que dans le drame de l’autre M. Daudet, la Menteuse, où certain petit prêtre tout jeune, tout innocent, avait devant la révélation d’un crime un si joli mouvement de surprise et de tristesse. Ne cherchons pas ici de ces nuances. Nous sommes en plein mélodrame et il faut regarder de loin. Qu’est-ce encore que Rose Morgan ? Une quelconque de ces demoiselles de la vie joyeuse ; ni meilleure ni pire que les autres, brave fille au demeurant, sensible à un beau souper et le cas échéant à un beau sermon, s’il est prêché par un beau prédicateur, et ce sentiment, encore trop peu marqué pour qu’il intéresse, l’est assez pour qu’il déplaise. Et puis la belle enfant, au dernier acte, pousse bien loin le zèle expiatoire. Elle eût pu faire pénitence à moins de frais, et c’est trop du bagne pour racheter le péché d’amour, fût-ce le péché d’habitude. Mais on dit que les personnes de cette sorte se donnent parfois ainsi de tout leur cœur et sans marchander, quand c’est à Dieu qu’elles se donnent.

Quoi qu’il en soit, voilà de plates figures. La comtesse de Véran a moins de relief encore. Elle a tué son mari parce qu’il la trompait, qu’il donnait à souper à des créatures dans la salle à manger conjugale ; une nuit elle l’a surpris, non pas en flagrant délit, mais tout de suite après ; la place de la femme légitime (la place à table) venait d’être occupée par la maîtresse. Ainsi s’exprime, ou à peu près, la comtesse. Le comte était pris de vin ; il a voulu lui faire violence, elle l’a tué d’un coup de pistolet. C’était un lubrique, comme disait Madeleine Brohan dans la Souris.

Elle l’a tué ; cela, nous le savons dès le premier acte. Que les autres l’apprennent ou qu’ils l’ignorent, voilà les deux dénoûmens entre lesquels la pièce doit opter, puisque c’est un mélodrame, autrement dit, une combinaison de faits et non une étude de sentimens. M. Daudet a choisi le dénoûment de l’ignorance ; il en avait le droit. Au moins fallait-il préparer ce dénoûment et nous y conduire par des incidens naturels, des péripéties admissibles et d’ingénieux hasards. Mais l’auteur ne l’a pas su faire, et rien n’est mené plus mal que cette intrigue de palais de justice. On n’avait pas vu encore, au théâtre, un juge d’instruction joindre à des allures aussi prudhommesques une aussi prodigieuse stupidité. Le second acte est sous ce rapport un chef-d’œuvre d’aveuglement judiciaire, un modèle d’enquête saugrenue, le comble de la fantaisie dans le soupçon et de l’entêtement dans la flagrante erreur. Pour la magistrature, quelle humiliation ! Pour l’innocence, quel danger ! Pour le crime, quelle assurance !

Et pour le critique, et pour ses lecteurs, quelle mauvaise chance ! Nous aurions volontiers négligé la pièce de M. Ernest Daudet : elle n’ôte rien au mérite, reconnu et couronné ailleurs, du romancier et de l’historien, mais elle ajoute au démérite, ancien déjà, du théâtre où elle a été représentée. Je ne sais de quelle mauvaise chance le Gymnase est victime ou de quel mauvais goût ; mais depuis un an M. Koning nous impose un ordinaire dont il est temps de se plaindre. On n’entend plus chez lui que des balivernes, vulgaires mélodrames ou vaudevilles ineptes, et la peur nous prend au début d’une saison qui nous réserve peut-être encore des Monde où l’on flirte et des Bon docteur. La troupe d’ailleurs, hors de rares exceptions, est digne du répertoire. Ces dames sont habillées comme des princesses des Mille et une nuits et jouent comme des orphelines de pensionnat. De Mlles Demarsy et Darlaud, qui décidera laquelle a les plus somptueuses toilettes, le plus de bijoux, le plus de beauté, et le moins de talent ? Telles je me figure les deux sœurs de Cendrillon : « Moi, dit l’aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d’Angleterre. — Moi, dit la cadette, je n’aurai que ma jupe ordinaire, mais en récompense, je mettrai mon manteau à fleurs d’or et ma barrière de diamans, qui n’est pas des plus indifférentes. »

Et maintenant, puisse le public avoir pour le drame de M. Ernest Daudet autant de tendresse que l’auteur lui-même ! Puisse le Gymnase jouer cela longtemps, de peur qu’il ne joue quelque chose de pire !

Heureusement, voici une œuvre qui n’est point, il s’en faut, à dédaigner. La pièce de M. Victor Jannet, Mariage d’hier, est, si je puis ainsi dire, d’une excellente moyenne odéonienne, peut-être même au-dessus. Elle convient le mieux du monde à un second Théâtre-Français. Elle y a été accueillie selon son mérite. Conclut-elle, demandera-t-on d’abord, le sujet étant connu, pour ou contre le divorce ? Elle conclut pour une femme divorcée, ce qui, je crois, est plus prudent et plus juste, marquant d’ailleurs avec assez de force dramatique les suites très graves que peut avoir pour les enfans, ici pour une jeune fille, le divorce le plus excusable, le plus pardonnable même, de leur mère.

Nous sommes dans le grand monde, chez la princesse de Sauves. Nous y rencontrons le marquis et la marquise de Trêves, leur fils Paul et un ami à eux, M. de Savigny, divorcé et connu pour être l’amant d’une certaine Mme d’Albiac. Paul de Trêves nous apprend qu’il est amoureux et aimé d’une jeune fille charmante ; il ne l’a pas encore nommée à ses parens, mais tout à l’heure, ici, par les soins complaisans de la princesse, ils vont la voir. Elle paraît avec sa mère, Mme Mauclerc ; la présentation a lieu et la causerie s’engage entre les deux futures belles-mères. On vient à parler du divorce, et la marquise aussitôt de faire à cet égard la déclaration la plus intransigeante. La pauvre Mme Mauclerc se lève, et non sans dignité, mais non sans trouble, nous laisse entendre que le coup vient de l’atteindre. Divorcée elle-même, son premier mari, le père de Marthe, n’est autre que M. de Savigny. Les deux jeunes gens se marieront cependant, mais à de sévères conditions. Vainement Mme Mauclerc en pleurs invoque pour son excuse et l’horreur de son premier mariage avec Savigny, un triste sire, et l’attrait, l’honneur même du second avec un homme digne de toute estime et de tout amour, rien ne désarme l’intraitable douairière. Elle exige que le mariage sépare, ou du moins éloigne Marthe d’une mère compromettante. La pauvre femme se soumet, se sacrifie, sans que de sa soumission et de son sacrifice sa petite Marthe elle-même la paie autrement que par un sourire, l’ingrat et cruel sourire du bonheur.

Mais la princesse de Sauves, plus indulgente que la vieille marquise, a pris sous sa protection Mme Mauclerc humiliée. Elle l’invite chez elle à une fête de charité. La pauvre mère y verra sa fille, fiancée de la veille. Mme Mauclerc, hélas ! y rencontre aussi la marquise, qui lui tourne le dos, une ou deux péronnelles qui l’évitent, M. de Savigny, qui la brave et la laisse insulter publiquement par sa maîtresse, Mme d’Albiac. Alors survient le commandant. Très haut, il demande qu’on lui présente M. d’Albiac pour obtenir de lui réparation. Pas d’autre d’Albiac que Savigny, mais, comme dit assez drôlement une petite baronne, possession vaut titre, et titre suffisant pour qu’il y ait duel, et duel à mort entre les deux maris de Mme Mauclerc. Devant un tel scandale, la marquise de Trêves retire son consentement au mariage de son fils. Qu’à cela ne tienne, le jeune homme s’en passera. Mais la jeune fille, plutôt que de s’en passer, renonce à son amour. Heureusement, et brusquement aussi, tout s’arrange ; un esprit de douceur se glisse dans les âmes et les attendrit. Touchée par tant de soumission, la marquise capitule ; Savigny, qui ne veut pas le malheur de sa fille, porte au commandant des excuses un peu inopinées et une fois de plus une assez bonne pièce fait une mauvaise fin.

Mauvaise, parce que ce dénoûment ne sauve la situation qu’en faussant les caractères ; il arrange les choses, mais, passez-moi l’expression, il dérange les âmes, les jetant tout à coup en pleine contradiction avec elles-mêmes. La pièce a d’ailleurs d’autres faiblesses : si le dénoûment tourne court, l’exposition traîne et le sujet s’en dégage malaisément. C’est là un défaut de forme et d’exécution, mais au fond encore il y aurait à reprendre ; M. Jannet qui, paraît-il, a de l’emploi dans une maison de banque, traite ses personnages un peu trop en partie double, et sur deux colonnes. Au crédit ou au débit, chacun est porté tout d’une pièce. Côté du divorce : Mme Mauclerc, une adorable femme, l’honneur et la bonté même ; le second mari : le modèle de toutes les vertus viriles. En face au contraire, qui voyons-nous ? Le premier mari, un très vilain homme ; sa maîtresse, qui n’est pas plus intéressante ; la marquise, âme d’orgueil et de rigueur, esprit tout d’une pièce, cœur sans pitié. Dès lors il peut bien y avoir conflit dramatique entre ces deux groupes, il ne saurait y avoir en nous de conflit moral ; nous tenons sans hésitation ni scrupule, et tout d’une pièce à notre tour, non pour le divorce, mais pour Mme Mauclerc, une divorcée. La marquise d’ailleurs nous met d’autant plus à l’aise qu’elle manque elle-même non-seulement à la charité, mais à la logique, sa dureté pour Mme Mauclerc ne s’accordant guère avec sa miséricorde, sa complaisance même pour M. de Savigny et Mme d’Albiac, qu’elle ne s’interdit ni de rencontrer ni de recevoir. Cette contradiction, cette préférence donnée au divorce masculin suivi d’adultère sur le divorce féminin suivi de secondes noces, ne paraît conforme ni au caractère entier de Mme de Trêves, ni, je crois, à la morale mondaine, quelles qu’en puissent être les inconséquences.

Et au fond, le mariage des deux jeunes gens, même étant données la nature et les idées de Mme de Trêves, n’exigeait, pour être possible, et heureux, ni tant de cruauté d’une part, ni, de l’autre, tant de sacrifices. Il y a chez la marquise bien de la méchanceté et chez Mme Mauclerc bien de la douleur gratuite, et perdue. On imagine aisément entre les deux belles-mères la possibilité d’un régime plus doux : pleine liberté pour les jeunes mariés de voir à leur gré Mme Mauclerc, et pour la marquise, à son gré aussi, de ne la point fréquenter. Voilà une transaction dont n’eût souffert la vérité d’aucun caractère. Il est vrai que du même coup la pièce tombait. Et c’eût été dommage, car elle a du mérite, et sur ce postulat une fois admis elle est bien posée.

Le second acte et le troisième sont pleins de bonnes choses. Les fameuses « scènes à faire » y sont faites, les unes avec force, les autres avec grâce, toutes avec mesure ; il y a là, sans compter le sens du théâtre, de l’originalité, de la finesse morale, du goût et des dessous délicats. Excellentes, au second acte, les deux scènes entre la marquise et Mme Mauclerc, puis entre Mme Mauclerc et sa fille. La première nous a rappelé la scène de Maître Guérin, plus touchante encore, où une autre mère s’efface également, et souffre des mépris pour le bonheur de son enfant. Et l’enfant ici ne devinera même pas la sainte souffrance, parce que l’auteur sait bien, et le montre avec une grâce indulgente, que les vingt ans amoureux ne regardent guère au chagrin dont leur joie est faite, aux larmes qui paient leurs sourires.

J’aime aussi le troisième acte, bien qu’il m’indispose un peu contre la princesse. Cette vaillante petite personne, avec les meilleures intentions du monde et la plus louable crânerie, a commis pourtant une imprudence en exposant M. et Mme Mauclerc à rencontrer dans son salon M. de Savigny. Qu’en résulte-t-il ? Une série d’incidens fâcheux, dramatiques d’ailleurs et qui s’enchaînent vivement : d’abord la réplique si habilement insolente du commandant, vengeant, par une insulte pareille et mieux justifiée, l’insulte faite à sa femme par Mme d’Albiac ; puis la scène très serrée et très nerveuse entre les deux maris. Il y a là un duel éludé longtemps par Mauclerc, sans lâcheté, cela va sans dire, au contraire avec une hauteur d’âme, une éloquence et de plus une adresse qui donnent à la querelle de l’originalité et de la grandeur. Pourquoi faut-il que le dernier défi de Savigny rejette le dialogue et l’action dans la banalité ?

Le dernier acte enfin, qui n’est pas bon, contient cependant encore une bonne scène. La pauvre petite Marthe vient d’apprendre que son père se bat avec le commandant ; ils vont lui tuer son bonheur. Sans doute elle se jettera aux pieds de son père : — « Je sais, lui dit-il en prenant les devans, tout ce que tu vas me dire… » — Mais elle ne lui dit rien : elle est sa fille et ne peut, ne doit rien tenter ; elle n’implore, elle ne maudit pas, elle pleure sans violence et sans colère. Un auteur vulgaire l’eût fait s’écrier et se traîner à terre ; c’est d’un esprit et d’un cœur distingués d’avoir préféré ce silence plein de respect et de navrante douceur.

Où donc est la thèse en tout cela ? Nulle part, et je ne songe pas à m’en plaindre. M. Jannet s’est borné à poser et à traiter en auteur dramatique une situation dramatique, résultant d’un divorce. Quant à la pièce encore à faire, attrayante et redoutable, sur le divorce même, elle devra, je crois, aborder hardiment la question religieuse. L’indissolubilité du lien conjugal étant aujourd’hui le plus grave sujet de contradiction ou de dissidence entre la loi de l’État et la loi de l’Église, le point le plus délicat où elles ne se rencontrent pas et demeurent étrangères l’une à l’autre, c’est entre l’une et l’autre qu’il serait intéressant de resserrer le débat. Mais j’ai peur alors que le dénoûment soit encore plus difficile, le nœud ayant été serré par des mains divines.

L’Odéon n’est pas le Gymnase, et Mariage d’hier est joué plus que convenablement, bien que l’ensemble de la troupe manque peut-être d’aristocratie. La marquise pourtant (Mlle Arbel) a la dignité et même la raideur qu’il faut ; M. Albert Lambert (le marquis) plus de rondeur peut-être qu’il ne faudrait. Mlle Dux joue la petite princesse avec une vaillance et une générosité de vingt ans. Princesse ! c’est peut-être beaucoup pour elle ; baronne eût suffi. Toute charmante est Mlle Rose Syma dans un joli rôle, Mlle Brindeau n’est pas toujours mélodramatique, et M. Brémond donne au personnage du commandant beaucoup de fermeté, de douceur et de distinction.


CAMILLE BELLAIGUE.