Revue dramatique - 14 octobre 1913

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Revue dramatique - 14 octobre 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Sophonisbe, tragédie en quatre actes en vers, par M. Alfred Poizat. — Renaissance : Les Roses rouges, comédie en trois actes par M. Romain Coolus. — Gymnase : Les Requins, pièce en trois actes, par M. Dario Niccodemi. — Théâtre-Antoine : Hamlet de W. Shakspeare. Traduction de M. Georges Duval.


La Comédie-Française est rentrée chez elle. Elle a repris possession d’une salle restaurée, rajeunie, et brillamment décorée. Avant toutes choses, nous avons été conviés à admirer le nouveau plafond, dû à M. Albert Besnard. Nous l’avons admiré, en effet. C’est, autant que mon incompétence peut en juger, une très belle œuvre, somptueuse, d’une large et libre exécution, dans le meilleur goût vénitien. Elle a été, ici même, décrite et appréciée. Pour en dire un mot à mon tour, je me place au point de vue non de la critique d’art, mais de la critique dramatique. Puisqu’elle planera au-dessus des représentations futures, et que maintes fois, de la salle ou de la scène, les yeux se reporteront vers elle, je voudrais qu’il s’en dégageât pour les auteurs, pour les artistes et pour le public, une leçon qu’il me semble y lire assez nettement. La composition est faite de deux parties qui s’équilibrent. L’une d’elles est claire, gaie, rayonnante, éclatante : on y voit Apollon qui conduit le chœur des Muses. C’est donc que nous sommes dans la maison de la poésie, ou du moins de la littérature. Une pièce de théâtre, même pourvue avec abondance de toutes les qualités qui sont proprement « de théâtre, » peut n’avoir aucun caractère littéraire : qu’elle aille fournir ailleurs son heureuse et fructueuse carrière ! C’est à bon droit qu’on dit de certaines pièces, même très bien faites, qu’elles n’ont pas leur place à la Comédie-Française, et qu’elles n’en doivent pas franchir le seuil. Et nous sommes dans la maison de la tradition. À travers nos classiques du XVIIe siècle, cette tradition remonte jusqu’aux anciens, qui sont les maîtres de la forme et ont, une fois pour toutes, dessiné ces grandes lignes de l’art où notre génie français a trouvé la discipline qui lui convenait.

L’autre partie du plafond de M. Besnard présente une masse sombre, d’un vert vigoureux, où l’on distingue, près du temple que décorent les statues des grands écrivains de théâtre, l’arbre de la science du bien et du mal : à droite et à gauche, deux figures, l’une angoissée et l’autre riante, personnifient la tragédie et la comédie. C’est dans sa simplicité un symbole ingénieux et profond. Le théâtre ne vit, en effet, que du spectacle de nos fautes ; et c’est des mêmes fautes qu’il fait jaillir tour à tour les larmes et le rire. Il peut en gémir ou s’en amuser, en isoler le côté douloureux ou l’aspect ridicule ; mais c’est la même substance qui supporte les deux formes opposées du théâtre : la manière est changée, mais non pas la matière. Au fond de tout auteur dramatique digne de ce nom, il y a un moraliste. Ce n’est pas à dire qu’il doive être un professeur de vertu, ni qu’il soit aucunement admis à prêcher et à dogmatiser en scène. Mais rien de ce qu’il écrit n’est sans rapport avec l’état de nos mœurs et sans influence sur notre conduite. C’est pourquoi on est bien fondé à lui demander compte du contenu moral de son œuvre…

La soirée de rentrée, uniquement consacrée au répertoire classique, fut triomphale ; du moins l’ai-je entendu dire, car la presse n’avait pas été conviée : on était entre soi, sans journalistes. Quand M. Mounet-Sully vint lire un « Salut au public » composé par l’administrateur de la Comédie, ce fut du délire, et il fallut que M. Claretie vînt, à plusieurs reprises, s’offrir aux applaudissemens. Dans cette chaleur d’enthousiasme il y avait d’abord, au moment où le bruit, — plus ou moins fondé, — a couru que M. Claretie se sentait fatigué et souhaitait du repos, l’expression d’une très sincère gratitude à l’adresse de celui qui, pendant vingt-huit ans, a porté un lourd fardeau, et n’a voulu être, à la tête de notre théâtre national, qu’un homme de lettres soucieux du plus grand bien de notre littérature dramatique. Il y avait aussi un témoignage de cet attachement profond qu’a le public de chez nous pour une maison qu’il considère comme lui appartenant et comme étant un bien de famille. Dans aucun autre pays, on ne trouve l’analogue de notre Comédie-Française. Au meilleur sens du mot, ce théâtre est une institution. À travers trois siècles, on y saisit la continuité de notre effort littéraire, et l’esprit français s’y reflète en des images accomplies. Aussi l’opinion publique ne se trompe-t-elle pas quand elle attache à tout ce qui s’y passe un si vif intérêt.

Et maintenant, au travail ! Comme premiers spectacles, la Comédie a donné l’Yvonic de M. Paul Ferrier, joué cet été à l’Opéra-Comique et dont j’ai rendu compte, et la Sophonisbe, de M. Alfred Poizat, qui nous arrive du théâtre d’Orange. M. Poizat est un fervent de la tragédie. Il a donné d’abord, non sans succès, des tragédies à la manière antique, qui étaient des adaptations du théâtre grec. Il a voulu cette fois écrire une tragédie à la manière classique, ce qui n’est pas du tout la même chose. Voici à peu près comment il raisonne. « La tragédie est, par sa pureté de dessin, une forme d’art vraiment supérieure et que, même après la révolution romantique, il convient de ne pas laisser périr. La fameuse règle des trois unités qu’on a tant raillée, et de façon si inintelligente, est encore le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour ne pas laisser l’intérêt se disperser et pour le concentrer au contraire sur ce qui importe : l’analyse des sentimens, la vie intérieure des personnages, l’âme du sujet. Elle emprunte à l’antiquité de grands faits et de grands noms, dont le prestige imprime à l’œuvre tout entière un caractère de noblesse incomparable. Mais si les noms sont anciens, elle sait que les situations sont de tous les temps, que l’histoire se recommence sans cesse, et que, dans son fond, le cœur ne change pas. Hors le costume et le décor, tout y est d’aujourd’hui ; et ce composé de l’antique et du moderne a des chances de contenir la plus grande somme d’humanité. » On ne saurait mieux raisonner. Pourquoi maintenant, entre tant de sujets, choisir Sophonisbe ? Dans son nouveau volume. En lisant Corneille, M. Emile Faguet remarque que Sophonisbe est peut-être le sujet de tragédie qui a été le plus exploité sur tous les théâtres. « Il a été traité, en Italie, par Galeotto del Carreto, par Trissino, par Alfieri ; en Angleterre, par Marston, par Lee, par Thomson ; en France, par Montchrétien, par Mairet, par Corneille, par Voltaire, et j’en oublie plus que je n’en cite. On peut douter pourtant que ce soit un sujet qui soit très bon, car aucun chef-d’œuvre n’y ressortit. » C’est probablement ce qui a déterminé M. Poizat : il a voulu n’être gêné par aucun souvenir écrasant. Il est évident que si on fait des tragédies au XXe siècle, il est imprudent de refaire Andromaque, ou Esther, mais qu’on peut ajouter une unité au lot des Sophonisbes que nous ont léguées les siècles précédens.

Vous savez, ou, à tout hasard, on vous fait ressouvenir, que Sophonisbe est une reine de Mauritanie assiégée dans Cirta où son mari, Syphax, lutte désespérément contre les Romains de Scipion et les Numides de Massinissa. Sophonisbe a été mariée malgré elle à Syphax, qui est vieux et qu’elle n’aime pas ; et, crainte que nous l’ignorions ou qu’il l’ait oublié, elle le lui répète avec insistance. Elle lui est fidèle : il ne peut raisonnablement exiger davantage d’une femme qui ne l’aime pas. Car elle ne l’aime pas, ce qui s’appelle ne pas aimer ; elle a pour lui une certaine estime, mais l’amour, tout l’amour est pour un autre. Quel est cet autre ? Syphax, qui est un mari et pour qui il y a des grâces d’état, ne s’en est jamais douté. Il apprend soudain le nom de ce rival abhorré : c’est Massinissa. De désespoir, il retourne au combat, et bientôt on vient nous apprendre qu’il a été tué dans la bataille.

Une jeune fille qui a beaucoup rêvé et dont les rêves ont été déçus :


Comme de blanches nefs, mes yeux de jeune fille
Voyaient alors venir mes rêves en chantant ;


une jeune femme, sentimentale, mélancolique, et aussi peu reine que possible :


Nourrice, je ne suis rien qu’une pauvre femme,
Par le sort égarée au milieu d’une cour.
Et pour qui la couronne est un fardeau nien lourd !
Aimante, toujours triste, impuissante à la haine,
Tu vois si je suis peu faite pour être reine ;


telle est la reine de Mauritanie. Syphax est le vieillard amoureux des tragédies. Il nous reste à faire connaissance avec Massinissa. Lui non plus, n’est guère farouche. Pas plus que Sophonisbe, il n’est ébloui par l’éclat d’une couronne ; et, devenu conquérant, il regrette le temps où il n’était que simple sous-lieutenant, mais heureux auprès de la beauté pour laquelle il soupirait. Il s’en explique avec Narbal, qui tient le rôle du confident indispensable dans une tragédie :


Et crois-tu donc vraiment, si j’ai, toi qui me railles,
Couru tant de périls, forcé tant de murailles.
Si j’ai tant intrigué, si j’ai tant combattu.
Que ç’ait été calcul, que ç’ait été vertu.
Que ç’ait été l’espoir de gagner un royaume,
Moi que contenterait une hutte de chaume ?


Une chaumière et un cœur !... Maintenant que Sophonisbe est libre, je veux dire maintenant qu’elle est veuve, Massinissa va pouvoir réaliser le rêve commun de leurs jeunes années : sur l’heure, il l’épouse.

Tout serait au mieux et la Mauritanie serait heureuse, s’il n’y avait pas, pour tout gâter, la cruauté des Romains. Car, aux yeux des Romains, le mariage de Massinissa a un grave inconvénient : il soustrait Sophonisbe à l’humiliation d’être traînée après le char de triomphe du vainqueur, il frustre le peuple-Roi d’un spectacle dont il est avide. Mais Scipion veille. Celui-ci, diplomate correct et conquérant impitoyable, représente la politique du Sénat et ce que les nations vaincues appelaient avec horreur : « la paix romaine. » Au fougueux Massinissa qui jure de défendre Sophonisbe, il répond, sans se fâcher, avec une ironie tranquille. A Sophonisbe qui le supplie de ne pas briser son bonheur, il répond poliment, en homme qui tient en réserve son moyen, et un moyen d’un effet sûr :


Si vous le désirez, je brise vos entraves.
Mais avant d’arrêter des mesures si graves,
J’y ferai cependant une restriction.
Songez que le devoir commande à Scipion
D’étendre sur tous les captifs sa bienveillance.
Or un autre a des droits qu’on passe sous silence,
Et ce serait agir, madame, injustement,
Que de déposséder, sans son consentement,
Un homme que le sort a mis sous ma tutelle.
Garde, amenez Syphax !


Et voilà le moyen de Scipion... Syphax, qu’on avait cru mort, est. vivant ! Sophonisbe a deux maris ! Tel est le coup de théâtre, telle est la situation éminemment romanesque, telle la péripétie qui « change tout, donne à tout une allure imprévue. »

Désormais en effet tout est changé et d’abord le cœur de Sophonisbe. Entre ses deux maris, dont l’un est triomphant et l’autre malheureux, elle n’hésite pas ; si peut-être elle garde au fond de son cœur, pour l’irrésistible Massinissa, un je ne sais quel tendre, elle éprouve pour Syphax, sublime dans le malheur, un amour mêlé d’admiration. Telle Pauline oublie Sévère pour Polyeucte martyr. La situation est d’ailleurs inextricable et ne comporte qu’une solution : la mort. Sophonisbe s’empoisonne et le quatrième acte tout entier, — conforme à une tradition de la tragédie grecque, — est consacré aux lamentations de la jeune femme sur elle-même et sur sa mort prématurée.

La Sophonisbe de M. Poizat est certainement une œuvre originale, car l’auteur y a usé librement des données de l’histoire comme des exemples de ses prédécesseurs. L’idée, par exemple, lui revient, du suicide volontaire de Sophonisbe, : en réalité, c’est Massinissa qui, pour épargner à la reine la honte d’être menée en triomphe, lui avait envoyé la coupe empoisonnée et libératrice. La pièce est conduite avec sûreté ; l’intérêt de surprise y est adroitement ménagé ; une certaine couleur sentimentale, qui n’est pas désagréable, est répandue sur l’ensemble ; plusieurs passages sont d’une versification de théâtre très suffisante. La tragédie ainsi comprise est plus près de la tragédie du XVIIIe siècle que de celle du XVIIe, et fait songer à Voltaire plus qu’à Racine, mais est très honorable encore et très digne du succès de grande estime qui vient d’accueillir l’œuvre de M. Poizat.

Sophonisbe a été montée avec grand soin et elle est interprétée par tous les chefs d’emploi. Mme Bartet a joué le rôle écrasant de la reine de Mauritanie avec beaucoup d’émotion et détaillé certains morceaux comme elle seule sait le faire. M. Mounet-Sully a bien rugi son rôle de vieux lion du désert. M. Albert Lambert, superbement costumé en chef arabe, tunique blanche, manteau noir et turban, a trouvé dans le personnage de Massinissa un de ses meilleurs rôles.


Il n’est pas besoin d’être très versé dans le langage des fleurs pour savoir ce que dit la rose rouge. Cette fleur au coloris ardent symbolise ce qu’on est convenu d’appeler la passion et qui est, tout uniment, l’amour des sens. La passion sous cette forme violente et rudimentaire n’est qu’une manifestation de l’instinct. Cela fait qu’elle étonne et détonne dans notre société civilisée ; et cela explique qu’elle soit, comme tout ce qui procède de l’instinct, aveugle et irrésistible. « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! » dit Racine. « C’est la f...atalité ! » disent Meilhac et Halévy. Ceux sur qui s’abat le mal sacré le subissent en dépit qu’ils en aient, quoi qu’il leur en coûte et quoiqu’ils en souffrent. Ils se débattent, comme la Pythie, quand son dieu s’emparait d’elle, mais pour être toujours et fatalement vaincus. Alors ils commettent, malgré eux et sans pouvoir s’en empêcher, des actes abominables, dont ils sont les premiers à avoir horreur. Ils s’en accusent, ils se détestent, ils se frappent la poitrine, ils endurent le martyre. Et tout de même, à céder, à se mépriser, à souffrir ils éprouvent une intime jouissance, s’enivrent de leur supplice et tirent de leur défaite un prodigieux orgueil...

La passion, telle que je viens de la décrire, est très en faveur dans la littérature d’aujourd’hui, surtout dans la littérature dramatique. C’est elle qui a inspiré à M. Romain Coolus ses Roses rouges. Mais les pièces sur la passion sont comme la passion elle-même : il faut les subir comme un accès de folie. Si l’auteur a l’imprudence de nous laisser en possession de notre sang-froid, il s’établit entre ses personnages et nous un malentendu qui nuit beaucoup à l’effet. Ils délirent et nous raisonnons ; nous ne parlons pas leur langage ; nous n’envisageons pas les choses au même point de vue ; nous n’avons pas de part à cette exaltation qui transforme les actes et les colore d’un jour spécial. C’est ce désaccord qui, je le crains, nous a fait tout de suite prendre les Roses rouges au rebours des intentions de l’auteur.

Voici une femme, Francine, ancienne actrice qui a quitté le théâtre pour se marier. C’est, nous dit-on, une très honnête femme. Songez donc ! elle n’a eu qu’un amant ; il est mort et lui a légué sa fortune. Et voici Georges Jeannequin. Romancier de grand talent, il avait moins de succès que de talent. Il a épousé Francine qui est riche ; cela lui a permis de se consacrer uniquement à son art, sans plus avoir à se soucier des mesquines réalités de la vie : il est maintenant en pleine réputation. Georges est un véritable artiste et c’est un très honnête homme.... Ici commence le malentendu. Car nous savons parfaitement ce que c’est qu’une honnête femme, sans même qu’il y ait besoin pour cela d’employer le superlatif : c’est une femme qui n’a pas eu d’amant. Pareillement un homme, sans être pour cela très honnête, et pourvu qu’il ne soit pas le contraire d’un honnête homme, n’épouse pas une femme qu’un amant a enrichie. Cette divergence initiale suffit à montrer que, sur la scène et dans la salle, l’état d’esprit n’est pas le même. Vérité en deçà de la rampe, erreur au delà.

Nous sommes à la campagne, dans une élégante propriété que les moyens de Francine lui ont permis d’offrir à son mari et à elle-même. C’est le cinquième anniversaire de leur mariage. Georges n’est pas un homme heureux, c’est l’homme heureux. Il aime et il a la conviction qu’il est aimé. Il a un intérieur charmant. Il y a recueilli la fille d’un ami, Marthe, qui est maintenant une grande et belle jeune fille, pour qui soupire un professeur de piano un peu ridicule. Marthe n’aime pas le professeur de piano. C’est André Puysieux qu’elle aime, et, conséquemment, elle demande à ses parens adoptifs de la marier avec André Puysieux. A cette ouverture, Georges applaudit sans réserves, mais Francine se montre moins enchantée : elle se trouble, elle s’irrite ; finalement, elle feint de consentir et se charge de faire elle-même et tête à tête la commission à Puysieux. A peine est-elle seule avec le jeune homme, elle tombe dans ses bras... et cela ne nous cause aucune surprise.

Elle se désole : « C’était si gentil, cette existence que nous menions depuis deux ans ! » Et lui : « Dites mieux : c’était si beau ! Ah ! l’adultère ! Les moralistes n’ont pas assez fait ressortir ce qui constitue sa grandeur. Tromper sans cesse, trahir sans relâche, se sentir toujours à la veille d’être découvert, et donc se cacher, ruser, mentir et encore mentir, quel héroïsme ! » Il nous semble plutôt, à nous autres spectateurs, que c’est là l’incurable vilenie de l’adultère. Le malentendu continue… Georges, qui à ce moment pousse la porte, trouve Francine extrêmement près de Puysieux. « Tu vois, lui dit-elle : il me demande la main de Marthe. » Ce n’est pas tout à fait la tenue de circonstance pour les demandes en mariage. Mais faut-il s’arrêter à des questions de protocole ? L’important est que Puysieux ait demandé la main de Marthe : accordée d’enthousiasme !

Second acte : fête dans le parc, avec tziganes. C’est le sixième anniversaire du mariage de Georges, et Georges est encore plus heureux qu’au cinquième anniversaire, d’abord parce que cela lui fait une année de bonheur eu plus, ensuite parce qu’il a marié Marthe et Puysieux. Quelle n’est pas sa stupeur d’apprendre que le ménage de Marthe n’est pas un ménage d’amoureux ! Ce romancier est, dans ses livres, un psychologue très clairvoyant ; dans la vie réelle, il pèche plutôt par un excès de candeur. La plume à la main, c’est Balzac ; dans son intérieur, c’est Jocrisse. Il se promet de chapitrer Puysieux. Mais où est Puysieux ? Puysieux s’est esquivé, avec Francine, vers un petit pavillon où jadis ils abritaient leurs amours, et d’où nous les voyons revenir affolés, car ils ont entendu craquer des branches et ils ont la sensation que quelqu’un les a suivis. Ce quelqu’un, c’est un certain Buquoy, voisin de campagne des Jeannequin et amoureux de Francine, à qui il envoie des roses rouges et même rouge vif. Ce Buquoy profite d’un moment où Francine est seule pour la menacer… lorsque surgit Puysieux. Altercation entre les deux hommes… lorsque Georges surgit. Dans cette pièce chacun arrive à point, vient au moment précis où l’auteur a besoin de lui. Ces gens ont le génie de l’à-propos. Cependant Georges accepte d’être le témoin de Puysieux dans son duel avec le voisin aux roses rouges.

Troisième acte. Francine, depuis l’annonce du duel, est dans un tel état de fébrilité, que Georges lui-même s’aperçoit de quelque chose. Maintenant que le duel est engagé, elle donne les signes d’une angoisse si désordonnée, que Marthe ne conserve plus aucun doute sur les rapports de son mari et de sa quasi belle-mère. Francine et Puysieux, c’est un peu Phèdre et Hippolyte. Thésée, je veux dire Georges, revient annoncer que Puysieux est blessé. Alors c’est, chez Francine, un déchaînement : elle veut à toute force aller soigner le blessé, le revoir, embrasser encore une fois cette tête si chère. Vous pensez bien que Puysieux n’a pas été seulement égratigné : l’annonce de sa blessure est une ruse et une ruse classique. C’est même un défaut de cette pièce que les moyens employés y soient vraiment trop connus et s’aperçoivent de trop loin. Cette fois Georges est pleinement édifié. Disons à sa louange qu’il n’envisage pas un seul instant la possibilité d’être un mari complaisant ; il a sur la matière des principes d’une rigidité intraitable qu’il exprime en style lapidaire : « Quand on a épousé une femme riche, que cette femme vous trompe, qu’on le sait et qu’on la garde, on est un... » Ici, un mot trop énergique pour que je le transcrive ; mais que l’idée est juste ! Georges s’éloigne. Et les deux amans, s’étant retrouvés dans les bras l’un de l’autre, Francine gémit : « Pauvre Georges ! »

Ce « Pauvre Georges ! » qui est le mot de la fin, est aussi le mot de la pièce. Il en contient tout le sens. Dans la bouche de Francine, il exprime l’infinie pitié des héros de la passion pour celui dont ils font leur victime. En le trompant, ils le plaignent ; ils compatissent au mal qu’ils lui font : pauvre Georges ! Pourquoi ce mot nous a-t-il fait sourire et les larmes dont il est mouillé nous ont-elles fait songer à celles que versent, dit-on, les crocodiles ? Mot d’élégie tragique, un malentendu persistant nous l’a fait prendre pour un mot de comédie. C’est l’inconvénient inhérent à toutes ces aventures qui ressortissent à la passion. Si on n’a pas réussi à nous les faire prendre pour de « beaux crimes, » elles nous apparaissent telles qu’elles sont en réalité : d’une écœurante platitude.

Mme Cora Laparcerie a été une très dramatique Francine, surtout dans les scènes échevelées du troisième acte. M. Dumény a joué avec tact et adresse le rôle ingrat du pauvre Georges. M. Jean Worms a de la distinction dans le rôle d’André Puysieux.


Maintenant, descendons de quelques degrés. Les Requins appartiennent à cette catégorie de tableaux de mauvaises mœurs, qui sont l’une des plus appréciables nouveautés du théâtre de ces dernières années, et pour lesquels le qualificatif de « théâtre brutal » est un euphémisme. Où sommes-nous et dans quels bas-fonds ? C’est le matin et une aimable jeune fille vient nous conter l’emploi de sa nuit. Elle s’est fiancée. Comment cela ? Le jeune homme l’a prise dans ses bras et lui a collé sur les lèvres des tas de baisers qu’elle lui a rendus avec usure. Voilà. Le désir de ne pas perdre la saveur de ces baisers l’a seul empêchée d’accompagner son charmant frère qui, à quatre heures du matin, emmenait les jeunes filles finir la nuit à Montmartre. Cependant, au coin de la cheminée, dialoguent une vieille dame et une jeune femme, qui sont la mère et la femme de Gérard Trasky, et les propos qu’elles échangent nous renseignent et nous édifient sur le triste personnage qui est le maître de céans. Il appartient, en quelle qualité ? au monde des affaires, et des plus véreuses. Il a gagné, par quels moyens ? et dépensé, de quelle façon ? des millions. Signe particulier : marié, divorcé, remarié, divorcé à nouveau, il en est à sa quatrième ou cinquième femme : excusez-moi de n’avoir pas retenu exactement le numéro. Ce Barbe-Bleue moderne ne tue pas ses femmes, il se contente de les répudier. Jeanne, l’épouse actuelle, sent venir l’heure de l’inévitable séparation, et, à des signes certains, reconnaît en Geneviève Lariège sa prochaine remplaçante. Cette Geneviève Lariège est mariée à un mari qu’on ne voit jamais, car ce joli monsieur, joueur et tricheur, écume les tripots du monde entier. Nous sommes, ainsi que vous le voyez, dans la meilleure société. Il paraît que Gérard Trasky est complètement ruiné : Geneviève lui offre son amour et l’héritage espéré d’un oncle d’Amérique.

Second acte : le financier aux abois. Gérard Trasky, perdu de dettes, a frappé à toutes les portes qui maintenant restent obstinément fermées. Il va être saisi, vendu, et, pour échapper aux poursuites, il n’a plus qu’une ressource : la fuite. Il prend ses mesures en conséquence : l’une d’elles a consisté à écrire aux enfans naturels qu’il a dans diverses parties du monde qu’il suspendait leur pension ; car, indépendamment de ses femmes officielles, ce don Juan de bas étage a eu d’innombrables liaisons d’où il lui est né tout un peuple de rejetons. Deux de ces jeunes gens arrivent l’un de Nancy, l’autre de Londres ; leur père les présente l’un à l’autre ; leur grand’mère les serre tendrement dans ses bras. Déliquescence et bouffonnerie.

Au troisième acte, le mari de Geneviève revient des régions internationales et interlopes où il opère, car il est chargé du dénouement. Il est décavé comme Gérard Trasky est ruiné. Les deux hommes s’injurient à gueule que veux-tu. « Tu nous embêtes ! — Il est fou ! — II est saoul. — Tu baves ! — Si je te trouais la peau ! — Il est hideux ! » Tel est ce dialogue de théâtre. La dernière réplique a du moins l’avantage de résumer la situation... N’insistons pas ! Cette pièce, — si c’en est une — faite de trois petits actes courts et traînans, vides et interminables, est ce que j’ai depuis longtemps entendu de plus désobligeant, mais aussi de plus incohérent et de plus plat.

Et plaignons un acteur, de la valeur de M. Guitry, d’avoir eu à jouer un tel rôle.


Au Théâtre-Antoine des représentations d’Hamlet qui nous ont plu, ou nous ont désarmés, par leur ingénuité. Point d’artifices de mise en scène et point de recherches d’interprétation. Devant une toile de fond ornée de quelques accessoires, des acteurs, touchans de bonne volonté, sont venus débiter leurs rôles à la bonne franquette. Au moins, on ne cherche pas à nous en imposer ! Le chef-d’œuvre se présente à nous dans une nudité que nulle parure ne voile. Nous sommes assurés de l’aimer pour lui-même.

À vrai dire, ces représentations n’ont été organisées que pour permettre à Mme Suzanne Després de réaliser un rêve d’art. C’était son caprice de jouer Hamlet, après Mme Sarah Bernhardt et après plusieurs actrices excellentes. Car c’est un cas singulier que tant de femmes aient voulu jouer le rôle d’Hamlet, qui est si énergiquement un rôle d’homme. La responsabilité de cette erreur remonte, je crois, aux romantiques qui ont fait du prince de Danemark un pâle jeune homme atteint du mal du siècle. Je m’empresse de dire que l’interprétation de Mme Suzanne Desprès est aussi peu romantique qu’il est possible. Elle vaut par la simplicité et pèche par l’excès de cette simplicité. L’artiste nous a montré un Hamlet très douloureux, très amer en ses propos, très maître de soi, qui sait ce qu’il veut et ne fait ni ne dit rien qu’il n’ait voulu. Cette image du héros shakspearien n’est ni déplaisante, ni fausse ; mais elle est terriblement incomplète, étroite, étriquée et surtout si peu shakspearienne !

Il faut se garder en effet de se représenter les personnages de Shakspeare « à la française, » c’est-à-dire comme marqués d’un trait essentiel auquel tous les autres sont subordonnés. Taine avait raison quand il parlait d’une faculté maîtresse qui, chez nos héros, tient toutes les autres sous sa domination. Non certes que nous ignorions la complexité à quoi se reconnaît la nature ; mais c’est pour nous une complexité organisée, sinon hiérarchisée. Nous mettons chaque faculté, comme chaque idée et chaque émotion, à son plan : Shakspeare les met toutes au même plan. D’une vue synthétique, il aperçoit l’âme de ses personnages dans un bouillonnement confus et vivant de tous les sentimens et de toutes les énergies. Hamlet est-il fou ? Mais tout l’intérêt du rôle s’évanouit, si ce n’est que l’étude d’un cas morbide. Est-il dans son bon sens, et feint-il seulement d’être insensé, comme Brutus ? Comment expliquer alors des actes, des paroles, des attitudes qui, de toute évidence, sont d’un dément ? Est-il, suivant le mot de Goethe, l’analyste de soi-même que l’abus de la réflexion paralyse et rend impropre à l’action ? Explication profonde, dont le tort est d’être exclusivement philosophique et de dépouiller le rôle de toute sa poésie. Est-il le rêveur qui, sur les problèmes dont nous serons éternellement tourmentés, a trouvé quelques-uns des mots où s’exprime le plus âprement notre angoisse ? Il est tout cela et beaucoup d’autres choses encore, tour à tour ou tout ensemble, et c’est appauvrir le rôle que d’en supprimer une de ces nuances.

Quand Hamlet a perdu son père, ç’a été pour lui une douleur profonde, mais de celles qui sont dans l’ordre de la nature et qu’un homme peut supporter. C’est quand il a vu se sécher si vite les larmes de sa mère, qu’il a ressenti, pour la première fois, la grande souffrance, celle qui nous fait apercevoir l’autre côté des choses : alors il est tombé dans cette sombre mélancolie où nous le voyons aux premières scènes. A force de creuser une même idée, il a trouvé ce que peut-être il ne cherchait pas : il a acquis la certitude morale que son père avait été assassiné. Nouveau coup, auquel, cette fois, son cerveau ne résiste pas complètement. Sans doute, il reste en possession de sa raison, mais c’est une raison vacillante et sujette à de soudains obscurcissemens : il a des hallucinations, comme Macbeth, et voit, comme lui, l’idée qui le hante lui apparaître sous une forme sensible. Il a des mots amers, ironiques, sarcastiques, comme en ont les désespérés ; il a des mots de grand bon sens, des mots de penseur et des mots d’homme d’esprit, et aussi des mots qui ne sont que des propos incohérens auxquels on s’efforcerait vainement de chercher un sens, des mots, des mots, des mots. Un vent de folie souffle à travers toute la pièce, brisant sur son passage la frêle Ophélie, et mettant autour du personnage d’Hamlet son atmosphère tragique. Mais c’est une folie d’un caractère spécial, et qui vient d’avoir contemplé trop longtemps et de trop près ce fond de l’humaine misère qui, non plus que le soleil, ne peut se regarder en face... A l’Hamlet que Mme Suzanne Després a dessiné, d’un trait net et mince de dessin à la plume, il manque cette brume de mystère qui en fait et en fera toujours l’inquiétante attirance.


RENE DOUMIC.