Revue dramatique - 14 octobre 1922

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René Doumic
Revue dramatique - 14 octobre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 942-946).
REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville. — L’Avocat, comédie en trois actes, par M. Brieux.


Nul n’ignore que M. Brieux a naguère dénoncé la déformation professionnelle qui incline le magistrat à voir dans tout prévenu un coupable. Âpre, ardente, passionnée, cette Robe rouge, qui a bénéficié des trésors de sensibilité accumulés dans l’âme des foules pour l’erreur judiciaire, est la plus populaire des pièces de M. Brieux. L’auteur ne se défendait pas d’y soutenir une thèse ; il y était partial avec générosité et violence. Aujourd’hui, sur cette même scène du Vaudeville, vingt ans après, il donne à la Robe rouge un pendant qui pourrait s’appeler la Robe noire. Pièce de la même famille, mais d’allure fort différente. Cette fois, avec un beau souci d’équité, M. Brieux s’interdit le parti pris de la thèse ; il soulève une question et ne nous impose pas la réponse ; il expose un cas de conscience et le livre à notre réflexion. Pièce d’idées, où l’idée est mêlée à l’action, incorporée aux faits, où les personnages, non contents de raisonner dans l’abstrait, font figure d’êtres qui sentent et chez qui la sensibilité influe sur la raison. Ajoutez que la pièce est faite de main d’ouvrier, et que l’intérêt de curiosité lui-même y est habilement ménagé jusqu’à la confession finale. C’est plus qu’il n’en faut pour expliquer le succès qui vient d’accueillir l’Avocat.

Un crime a été commis. Un certain M. du Coudrais a été tué d’une balle, au coin d’un bois. Comme il avait d’assez mauvaises mœurs, on a cru d’abord que le meurtrier devait être quelque compagnon de débauche. Coup de théâtre : on tire de la rivière le revolver de la victime, que, semble-t-il, seule Mme du Coudrais a pu avoir en sa possession. Elle est inculpée d’assassinat. Un premier avocat a rendu le dossier, sous un prétexte. Par bonheur, Me Martigny, une des gloires du barreau, se présente pour défendre la jeune femme. C’est pour les parents et les amis de l’accusée un immense soulagement. Me Martigny est réputé non seulement pour son beau talent de parole, mais pour sa scrupuleuse honnêteté : il ne se chargerait pas d’une mauvaise cause. Son acceptation est une présomption d’innocence.

Il faut savoir, car c’est un point de grande importance et qui dominera toute la pièce, que Martigny n’est pas un étranger pour Mme du Coudrais. Il l’a connue jeune fille, et peut-être a-t-il souhaité l’épouser. Mariée, il avait continué de la voir : il est voisin de campagne des du Coudrais. Mais, devant la jalousie du mari, il a cessé ses visites. Son estime pour une femme, dont tout le passé proteste contre d’odieux soupçons, se nuance ou sa vive d’un sentiment plus tendre. Il mettra dans sa plaidoirie toute sa conviction, et tout son cœur.

Donc, il fait venir dans son cabinet et interroge tous ceux dont il compte invoquer le témoignage aux assises. Un à un, nous les entendons. Et, à mesure, nous avons la surprise de constater que l’effet produit est au rebours de celui qu’escomptait Martigny. Chacun de ces témoins à décharge va, involontairement, charger l’accusée. Un domestique nous apprend qu’après le départ de M. du Coudrais le revolver était resté dans le tiroir de la chambre à coucher, où aucun étranger n’a pu pénétrer. Une vieille gouvernante, toute dévouée à Mme du Coudrais, nous révèle qu’une mésintelligence foncière faisait des deux époux deux ennemis, et de la vie du ménage un enfer.

Plus graves encore sont les aveux que nous tenons du père lui-même de la victime. Devant celui-là il convient de nous arrêter un instant. C’est de toute la pièce le personnage le mieux venu. Le caractère est étudié, fouillé, solide et nuancé. De plus, le rôle a été supérieurement joué. M. Berthier a composé, avec autant de fine intelligence que de relief et de pittoresque, cette figure de hobereau, qui commence en cynique et finit en brave homme, en pauvre homme, en « pauv’ vieux. » Ah ! comme il dit cela, au dernier acte, ce Berthier, au nom des deux pères, avec quelle simplicité et quelle profondeur d’émotion : « Deux pauv’ vieux ! » Du Coudrais père est un de ces gentilshommes campagnards, buveurs et coureurs, qui ont du gentilhomme le libertinage et du paysan la grossièreté, et près de qui souffre et meurt lentement une épouse admirable. Il avait en son fils le digne héritier et continuateur de ses vices. Il en convient ; seulement, il ne voudrait pas que cette boue fût remuée aux assises. Alors, tout naturellement, il est venu offrir de l’argent à l’avocat...

Mais l’attitude la plus troublante est, sans conteste, celle de Mme du Coudrais elle-même. Cette femme, sur qui pèse la plus grave des accusations, ne veut rien dire. Vainement Martigny essaie-t-il de lui faire comprendre les terribles conséquences de ce mutisme. Elle a un secret ; son secret lui appartient : elle refuse de le livrer. Une enveloppe cachetée, versée au dossier, en contient l’aveu. Cette enveloppe, prometteuse et irritante, Mme du Coudrais n’autorise pas son avocat à en briser le cachet. En voilà une qui ne facilite pas la tâche à son défenseur ! Tant et si bien que Martigny n’a plus sa belle assurance du début. Il est inquiet, perplexe. Nous, après la série de dépositions qui viennent de nous être présentées en un très habile crescendo, nous ne doutons plus de la culpabilité.

La preuve décisive nous en est fournie au début du second acte. Nous apprenons que Mme du Coudrais a été vue à l’instant du meurtre. Il y a des témoins. Le père de la victime a en poche leurs dépositions signées ; il est maître de la situation : il dépend de lui que sa belle-fille soit condamnée. Or il veut au contraire la faire acquitter. Ce chef de famille aux mœurs débraillées, a quand même le sentiment de la famille. Il sacrifie sa vengeance, sa légitime vengeance, à l’honneur du nom.

Mais lui, l’honnête Martigny, que va-t-il faire ? S’il plaide l’innocence, tout en sachant que sa cliente est coupable, que devient sa conscience d’honnête homme ? S’il est le premier à trahir la cause dont il s’est chargé, que devient sa conscience d’avocat ? Il a promis à du Coudrais père de ne pas révéler à l’audience les tares de du Coudrais fils ; peut-il en conscience, renoncer au seul moyen de faire acquitter sa cliente ? Y a-t-il deux morales, comme disait l’autre, et la morale professionnelle peut-elle s’opposer à la morale générale ? Noble conflit d’idées, éloquente querelle du Juste et de l’Injuste, qui met aux prises l’avocat Martigny et un ancien magistrat, son grand père. « Me Martigny : Le devoir professionnel, c’est la défense complète, absolue, sans limites, de celui qui nous confie le soin de son honneur. Au criminel surtout, nous ne devons avoir qu’une pensée : disculper l’accusé. Je me dois tout à mon client. — Le Président Martigny : Tu lui dois ton talent, mais non pas ton honneur ! » Les arguments s’entrechoquent dans une atmosphère de logique enflammée ; mais surtout, ce qui nous fait paraître plus rapide encore cette discussion, c’est qu’elle sort spontanément de la situation : la question qui y est débattue est celle même que se posent à cet instant tous les spectateurs. Nous sommes ici au cœur du drame.

Je crois bien que, s’il eût été seulement en présence des faits de la cause, par scrupule de conscience et souci de sa réputation d’intéerité, Martigny eût, comme un confrère lui on avait donné l’exemple, rendu le dossier. Mais il a aimé, il aime Mme du Coudrais. Qui ne sait que l’amour est, lui aussi, un assez bon avocat, encore qu’un peu sophiste ? Martigny s’est persuadé qu’il pouvait défendre Mme du Coudrais, en se tenant dans certaines limites et s’interdisant certains arguments. Et puis, une fois à la barre, il a franchi toutes les bornes, dépassé toutes les limites, bousculé tous les scrupules, et manqué éperdument à sa promesse. Comment cela s’est-il fait ? De la façon la plus naturelle. M. Brieux a très heureusement souligné cette influence du milieu et du moment qui, pendant les débats, a fait de Martigny un autre homme. Dans l’ambiance de la Cour d’assises, dans l’entraînement de l’action oratoire, un être a surgi, qui est l’être de métier, l’homme de la fonction. L’avocat dans la lutte, comme le soldat sur le champ de bataille, n’a plus qu’une pensée : vaincre. Une mentalité spéciale s’est développée en lui, une sincérité de circonstance, dont il est, lui-même, étonné et un peu confus, une fois le succès obtenu et l’excitation de la bataille refroidie. « La résistance du jury, celle de l’accusée m’ont exaspéré. Tout m’était ennemi. J’ai voulu l’acquittement. Je n’ai plus eu que ce but. Tout ce qui pouvait me gêner pour l’atteindre n’existait plus... C’est alors que j’ai senti l’absolue nécessité de montrer ce qu’était M. du Coudrais. J’ai alors évoqué toutes les tortures qu’il faisait subir à sa femme ; je les ai étalées, expliquées, exagérées, oui, exagérées. Ah ! je vous jure que le souci de la vérité et le souvenir des prières de M. du Coudrais étaient bien loin de moi. J’aurais piétiné toute l’humanité pour arriver à mes fins. » Là je crois, est la clé du problème. C’est la réponse à un certain étonnement que nous causent parfois de chaleureuses plaidoiries en faveur de brutes, pour qui il nous parait qu’un honnête homme ne devrait trouver ni accents d’émotion ni mots de pitié. Nous raisonnons ; l’avocat est dans l’action : il ne raisonne pas. Nous jugeons à tête reposée, à l’air libre : l’avocat est plongé dans une atmosphère chargée d’effluves qui lui montent à la tête.

Maintenant que Martigny a sauvé sa cliente, par des moyens dont il est un peu humiliée, et la réaction s’étant faite, il est moins curieux d’avoir des éclaircissements sur ce crime dont il l’a fait acquitter, et qui reste mystérieux. Mme du Coudrais, au contraire, tout à l’heure secrète et muette, brûle de s’expliquer. Vous vous rappelez la fameuse lettre cachetée : Mme du Coudrais tient à la décacheter devant Martigny. Il apprend ainsi qu’il a été, à son insu, la cause du meurtre. Le soir fatal, le mari jaloux, embusqué sur son passage, l’attendait pour le fusiller. Un seul moyen pouvait lui sauver la vie : le moyen énergique devant lequel n’a pas reculé Mme du Coudrais.

Et maintenant, peut-on croire qu’un jour Mme du Coudrais deviendra Mme Martigny ? Cette vie qu’ils se sont conservée l’un à l’autre, l’achèveront-ils ensemble ? La morale du théâtre qui, elle aussi, est assez spéciale, n’y mettrait aucun obstacle. La morale de M. Brieux est plus sévère. Le rapprochement de deux êtres séparés par un souvenir de mort lui a paru impossible. « Vous êtes libre, » affirme Marligny à son amie. Mais elle : « Je suis libre par un crime, et j’ai échappé à la justice par mes mensonges... et par le mensonge que vous avez fait pour moi. Je me suis avilie et je vous ai avili... Je ne pourrais m’empêcher de songer combien mon bonheur aurait coûté aux autres. Il serait né dans le sang et dans les larmes... Mon ami, je ne puis vous donner que mon cœur. Vous l’avez, il est à vous... Adieu. La mort, cette fois, est plus forte que l’amour. » Cette conclusion, que M. Brieux avait seulement esquissée dans une première version et qu’il a heureusement développée aux représentations suivantes, termine le drame sur une note de gravité triste et d’humanité douloureuse. L’impression que nous emportons de ces trois actes est d’avoir passé par beaucoup d’émotions et remué pas mal d’idées. Ai-je besoin de remarquer que l’un des mérites essentiels de la pièce est cette probité de pensée, cette élévation de sentiments, qui est la marque de M. Brieux, et son honneur ?

J’ai déjà dit le grand succès de M. Berthier dans le rôle de M. du Coudrais. M. Louis Gauthier, l’avocat, toujours en scène, porte le poids principal de la pièce, et le porte avec aisance. Mlle Falconelti, dans le rôle de Mme du Coudrais, qui n’est un rôle muet qu’aux deux premiers actes, a de la grâce et de l’émotion. Et M. Armand Bour dessine un bon type de magistrat à l’ancienne mode.


RENÉ DOUMIC.