Revue dramatique - 14 septembre 1883

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Revue dramatique - 14 septembre 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 453-464).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : le Bel Armand, comédie en 3 actes, de M. Victor Jannet. — L’Exil d’Ovide, comédie en 1 acte, en vers, de M. Honoré Bonhomme.

Après le succès du Père de Martial, tout en félicitant M. Albert Delpit sur l’audacieuse façon de ce drame, je lui confiai que j’en rêvais un autre qui surprendrait le public et surtout les auteurs par la nouveauté de l’invention : « Quel en est le sujet ? fit mon ami avec complaisance. — Un jeune homme, qui se croyait bâtard, découvre qu’il est fils légitime : il est désolé. »

M. Albert Delpit m’a gardé le secret, et ce n’est pas M. Victor Jannet qui m’aura coupé l’herbe sous le pied. Dans sa comédie le Bel Armand, représentée à l’Odéon pour la réouverture de te théâtre, on voit un jeune homme qui se croyait légitime et se trouve adultérin ; d’ailleurs, à côté de ce jeune homme, on en voit un autre, né du même père après de justes noces ; les deux frères, qui ne se savent pas frères, sont rivaux en amour ; ils se provoquent et, pour les empêcher de se battre, il faut que leur père s’humilie en leur révélant son secret. Si j’ajoute que l’adultérin est ingénieur, inventeur, laborieux et vertueux, tandis que le fils légitime n’est qu’un aimable vaurien ; si j’achève, en constatant que l’ingénieur, quand il connaît sa naissance, écarte avec horreur son vrai père pour serrer dans ses bras son père par alliance, j’entends le mari de sa mère, — on admettra volontiers que le Bel Armand n’a choqué personne par l’originalité de sa donnée. Mais, si je déclare que cet ouvrage, à peine annoncé par les courriers de théâtre, signé d’un inconnu, représenté à l’Odéon, a été fort applaudi et que c’est justice, on sera stupéfait.

C’est que ces situations, qui ne sont pas neuves, et qui pourtant demeurent baroques, M. Jannet les a renouvelées et justifiées par l’ingénieuse étude des caractères. Bien des fois au théâtre, avant le Bel Armand, on avait vu le jeune premier, sur le point d’épouser l’ingénue, découvrir avec terreur qu’il n’avait pas de beau-père à lui donner : Brid’oison n’assure pas qu’on soit toujours la bru de quelqu’un. Bien des fois on avait vu le bâtard, un ange, et le fils légitime, un diable, près de marcher au combat dont Chimène serait le prix ; on avait vu le père ou la mère coupable se prosterner à l’entrée du champ clos pour en défendre l’accès aux deux frères ; si c’était la mère, le bâtard la relevait et s’agenouillait devant elle ; si c’était le père, il le repoussait rudement et lui criait : « Vous avez déshonoré ma mère ! » Ces aventures, à la scène, n’étonnaient plus personne ; d’autre part, on ne pouvait s’empêcher de réfléchir qu’il est, dans la vie, plus d’accommodemens que sur les planches, et que, s’il existe bon nombre de jeunes gens qui sont frères selon la chronique scandaleuse, selon les vraisemblances, selon la conscience d’une femme et la fatuité d’un homme, sans l’être le moins du monde selon la loi et le nom, la rivalité amoureuse entre frères de cette sorte et la menace d’un conflit sont des accidens assez rares. Chez M. Jannet ce ne sont pas des accidens, mais des effets de caractères étudiés avec suite, présentés d’une manière agréable dans une comédie qui garde le ton de la comédie. Ainsi, l’œuvre est à la fois humaine et presque nouvelle ; même elle offre cette rareté, que les caractères du fils légitime et du père, étant observés et peints avec le plus de délicatesse et de soin, prennent le plus de valeur dans l’ouvrage. Ces personnages, sacrifiés d’ordinaire par la partialité sentimentale de l’auteur et du public, se trouvent ici, sans injustice, au premier plan. Avec ces mérites, M. Jannet peut se vanter d’être original ; et comme l’auteur de la Fiammina, fort heureusement pour le nouveau-venu, n’est pas l’auteur du Bâtard, ni des Fourchambault, ni des Mères ennemies, ni du Père de Martial, ni du Fils naturel, ni du Père, il ne se lèvera personne pour rabaisser cette victoire et prétendre que ce coup d’essai n’est qu’un coup d’élève.

Le premier acte de cette comédie, où l’exposition se fait nettement, est un tableau d’intérieur. On se pourrait croire chez le Philosophe sans le savoir, en 1883 ; mais ce serait un philosophe épicurien qu’Armand Evrard, dit autrefois le bel Armand. Après une jeunesse facile de joli garçon, il a trouvé la vraie bonne fortune, celle qui sert de dot à une excellente femme. Il est marié maintenant depuis vingt-cinq ans ; il vit à Paris, propriétaire d’une grande usine en province ; il a tout ce luxe qui fait le « confort » et l’honneur de la vie bourgeoise ; il a, comme il convient à son état, un fils qui ne fait rien que des dettes, il a même une nièce élevée chez lui. Tous ces gens d’ailleurs sont de bonnes gens : le père est un moraliste aimable, qui paie les fredaines de son fils, en se rappelant les siennes ; le fils est un étourdi, mais point vicieux ; la mère élève la petite nièce comme sa fille, et l’on devine que cette ingénue est destinée à son gentil garnement de cousin. Tous ces gens sont heureux, sans que leur bonheur soit tenu par une discipline austère : le chef de la maison n’est-il pas le bel Armand ?

Il est justement un matin, le bel Armand, à guetter la rentrée de son fils, pour lui faire un petit sermon et rire avec lui ensuite, lorsqu’un domestique apporte une carte ; le bel Armand fronce le sourcil : « Laroche ! que me veut-il ? Enfin ! cela devait arriver un jour ou l’autre, depuis vingt-cinq ans ! » Et l’on voit entrer l’ami Laroche ; ce n’est pas un ancien beau, celui-là, mais un ancien laid bien conservé ; il a tout l’air d’un Sganarelle honoraire, mais honnête homme, rude, et sérieux. Ce n’est pas un veuf comique, comme celui de Célimare le Bien-Aimé ; pourtant il aurait de quoi l’être : avec son gilet jaune et sa redingote de coupe antique iraient bien de certains gants verdâtres, décousus au pouce, que Valentin, dans Il ne faut jurer de rien, rappelle à son oncle Van Buck et déclare ne pas vouloir ganter. Ces gants verdâtres. Laroche va-t-il les jeter à la figure fleurie du bel Armand, ou va-t-il les mettre en poche pour lui donner la main ?

Le sourcil du bel Armand exprime un doute là-dessus ; mais ce doute ne dure qu’un instant : Laroche tend les deux mains et ne jette aucun gant. « Alors ! il ne sait rien, » murmure l’autre avec un sourire : — il se sourit à lui-même, il sourit à la femme dont il évoque l’image, il sourit au mari. A peine si une tristesse décente obscurcit l’agrément de ces souvenirs, lorsque Armand apprend par Laroche que cette femme est morte : Mme Laroche, une bonne petite provinciale, qui aimait bien son mari et n’aima mieux un autre homme que pendant de courts instans, figurait comme l’une des mille e tre sur le catalogue d’Armand ; la nouvelle de sa mort n’est qu’un épisode dans le récit de leur vie depuis vingt-cinq ans, que les deux amis échangent en quelques phrases. L’un est veuf, l’autre est marié ; mais le veuf, comme l’autre, a un fils, et ce fils est né jadis peu de mois après la disparition d’Armand ; nous saurons tout à l’heure, par un confident, qu’Armand avait prévu cette naissance et n’avait quitté Mme Laroche que par discrétion. Il apprend donc l’existence de ce garçon avec l’émotion modérée d’un galant homme, qui se trouve après vingt-cinq ans certain d’une paternité qu’il soupçonnait sans jamais s’être soucié de la constater, qui n’a pas entendu déranger le ménage des autres plus qu’il ne convenait à ses plaisirs et n’entend pas déranger le sien. Il est flatté de cette assurance qu’il a fait un enfant de plus qu’il ne comptait, et amusé de cette idée qu’il est seul à le savoir. D’ailleurs il peut remercier Laroche de l’éducation donnée à son fils : Laroche en a fait « d’abord un gars, puis un homme, » Il l’a élevé sainement à la campagne, puis l’a poussé vers l’École centrale, d’où il est sorti récemment le premier. — Avez-vous remarqué que, dans une classe de trente élèves, il y en a dix dont chacun, pour sa famille et pour un petit cercle, est « toujours le premier ? » De même, à confronter les auteurs contemporains, on trouverait qu’il sort de l’École polytechnique et de l’Ecole centrale au moins dix premiers par an.

Le jeune André Laroche est de ces privilégiés. Par surcroît, comme plusieurs autres héros de la comédie moderne, il a écrit un livre dont on ne dit pas le titre, mais qui se trouve justement sur le bureau d’Armand ; il est permis de prévoir qu’au second acte on obtiendra pour lui « une audience du ministre, » et s’il n’est pas décoré au troisième, ce sera par une singularité de l’auteur. D’ailleurs, il se distingue assez, comme il est, de son frère selon le sang, Fabrice Evrard. C’est ce qu’il est donné à Laroche d’apercevoir, quand le bel Armand lui présente son fils : pas méchant, à coup sûr, mais si léger ! Comment ne le serait-il pas avec la morale mousseuse que son père lui verse ? Fabrice fait confidence à son père de ses folies ; son père le sermonne à sa manière ; et comme Laroche s’étonne de la confidence autant que du sermon, Fabrice lui rappelle que son père est un camarade, qui naguère a fait des siennes. « Mes complimens ! s’écrie Laroche, ton fils est parfaitement bien mal élevé. — Amène-moi le tien. » riposte Armand. Laroche ne se fait pas prier. Pendant qu’il va quérir l’ingénieur, le bel Armand conçoit un projet qui satisfait sa conscience et même son amour-propre, sans troubler ses intérêts ni les convenances : il veut offrir à André la direction de son usine. André paraît, il accepte ; on le présente à la famille ; les deux jeunes gens se tendent la main : « Vous êtes ingénieur, monsieur ? — Oui, monsieur. — Moi, pas, » répond Fabrice modestement. Il n’est pas fâché de voir un ami de son âge introduit dans la maison ; la petite cousine Jeanne ne regarde pas non plus, d’un mauvais œil, le nouveau-venu ; la mère, qui approuve tout ce que fait son mari, est enchantée ; les deux pères ne se sont jamais sentis si compères : « Madame est servie ; » on dînera de bon appétit, ce soir, chez le bel Armand.

Dans l’intervalle du premier acte au second, cinq ans se sont écoulés. Fabrice n’a pas changé sa manière de vivre : il commence pourtant à s’en fatiguer. Le voici qui rentre tout pâle d’une nuit passée au cercle, à jouer et à perdre ; il implore l’assistance de sa mère et de sa cousine pour obtenir de son père des subsides. Ni la mère ni la cousine ne sont surprises de l’aventure : on ne peut demander à Fabrice les vertus d’André ! Car, depuis cinq ans, André travaille ; il a fait de l’usine de M. Evrard l’une des premières de France ; de temps en temps, il vient reprendre haleine à Paris ; il est toujours le bienvenu. « Il y a longtemps qu’on n’avait parlé de lui ! » s’écrie avec mauvaise humeur Fabrice quand sa mère et sa cousine le nomment. André n’est-il pas un reproche vivant pour Fabrice ? Ce n’est pas qu’on fasse au jeune oisif des remontrances : désormais on le tient pour incurablement léger, désespérément inutile. Voici son père, à qui les deux femmes l’abandonnent. Armand a jugé la situation de ce coup d’œil sûr, mais indifférent, que donne l’habitude : « Combien te faut-il ? — Cent cinquante louis. — Je vais te les chercher. » Il va les chercher, en effet, et les remet au jeune homme sans souffler mot. « Eh bien ! murmure Fabrice, tu ne me dis rien ? — C’est mon petit sermon qui te manque ? — Ma foi ! j’aimais mieux ta colère : c’était encore une façon de gagner mon argent. » Il faut renoncer à cette façon, et de même à toute autre : vainement Fabrice parle à son père de travailler ; à quoi serait-il bon ? Vainement il parle de se marier, d’épouser sa cousine : joli parti pour la pauvre fille ! Et à mesure que l’indulgence du père devient plus dédaigneuse et son parti-pris sur son fils plus évident, on voit monter l’impatience du jeune homme, qui s’irrite d’être ainsi condamné : pas plus que l’argent, qui paie ses folies, ses bonnes résolutions ne lui sont comptées ; à peine si l’on écoute ses paroles ; on ne veut rien attendre de lui ni presque rien entendre. Sans doute on garde son attention pour André sur qui, l’on a reporté toute l’estime de la famille, toutes ses espérances, tout son orgueil : parmi tant de services, André n’a-t-il pas essayé d’occuper Fabrice à l’usine ? Au bout de huit jours, il a dû le renvoyer ; ce jour-là, personne dans la maison n’en a voulu à Fabrice, pas plus qu’aujourd’hui : ce n’est pas sa faute s’il ne peut être le second, ni le dernier même, où André est le premier.

Oui certes, le premier ; il le mérite. Pendant que Fabrice va payer sa dette, voici qu’il arrive, l’ingénieur modèle, inventeur d’un nouveau combustible qui se moque du charbon et de la houille. Cette invention sera sa dot ; il vient avec son père demander à M. et à Mme Evrard la main de Mlle Jeanne, qu’il aime ardemment et qui l’aime ; la main de Mlle Jeanne lui est accordée. Où logera-t-on le nouveau ménage ? Dans l’appartement de Fabrice, parbleu ! Fabrice montera un étage de plus. Cependant il rentre et tombe au milieu de ces accordailles. Il reste seul avec André. Alors il éprouve le besoin de dire son fait à l’intrus qui l’a délogé peu à peu de l’affection des siens, de leur estime et de ses projets amoureux comme de sa chambre ; il l’accuse d’être plus habile qu’on ne croit et d’avoir médité le : « C’est à vous d’en sortir » de son patron Tartufe ; il s’emporte jusqu’à lever sur lui sa badine. André, qui s’est d’abord contenu, glacé de surprise et gêné pour répliquer par les égards qu’il doit au fils d’un bienfaiteur, André s’emporte aussi : même sorti le premier de l’École centrale et inventeur d’un nouveau combustible, un saint n’y tiendrait pas ! André saisit la badine de Fabrice, la lui brise entre les mains et lui en jette les morceaux au visage : « Nous nous battrons ! — Ah ! par Dieu, oui ! »

Qu’ils ne se battront pas, le public le sait. Il sait aussi que ce n’est pas Mme Evrard qui décidera Fabrice à se jeter dans les bras d’André ? il a la satisfaction de voir le père succéder à la mère dans la chambre de son fils et d’entendre sa confession. La chose est même plus solennelle que ne l’exigeaient le caractère du pénitent et du confesseur : le bel Armand se frappe la poitrine pour avouer le péché qui rend ce duel impossible ; au lieu de le narrer comme un accident de sa vie galante, qui n’est pas fait pour scandaliser un tel fils, il le déclare comme un crime qui ferait reculer Fabrice d’épouvante. Le jeune homme, d’ailleurs, se pique d’égaler son père en pieux sentimens : « Je te demande pardon, s’écrie-t-il, d’avoir entendu ce que tu viens de me dire, et je te supplie de l’oublier. » On n’est pas meilleur fils de Noé. Cependant le patriarche Armand s’est confessé à voix haute : André se tenait derrière la porte, et voilà qu’il sait tout. Il entre, les yeux pleins de larmes, un sombre désespoir sur la face. Il ne veut plus tuer Fabrice, mais il ne veut plus épouser Jeanne ; il refuse de devoir son bonheur au séducteur de sa mère et brûle d’entraîner loin de cette maison l’honnête homme qui l’a élevé. Il faut que cet honnête homme paraisse, s’inquiète, s’étonne de l’embarras où il trouve Armand et les deux jeunes gens ; il faut qu’André, à présent, craigne de lui faire deviner le fatal secret pour qu’il se résigne à devenir l’heureux mari de Jeanne. Il le sera donc enfin, et, comme il ne pourrait supporter de vivre sous le même toit que le bel Armand, il emmènera sa femme chez son père selon le cœur, chez Laroche. Ainsi, outre cet ingénieur tombé dans sa famille Laroche a encore cette aubaine d’une nièce que son frère n’a pas eu la peine de faire : c’est la revanche du veuf et le châtiment du joli garçon. Le bel Armani voit d’un œil désolé le meilleur de ses enfans et sa nièce, presque sa fille, franchir le seuil de sa porte. « Les fils vengent les pères, » lui murmure à l’oreille son confident ; « et les consolent, » ajoute tout bas Fabrice ; sur cette parole, qui la ramène du ton héroïque à l’humain, s’achève doucement la comédie.

On voit, en effet, que cette comédie, malgré la violence de la situation capitale, est humaine, modérée, traitable, — comme on voit que cette comédie, malgré la banalité de cette situation, est originale et nouvelle. C’est dans le second acte que gît la nouveauté comme l’humanité de l’ouvrage, et c’est là que se trouve cette situation capitale : la rencontre des deux frères. Cette rencontre n’est pas arbitraire, comme le choc de deux pantins dressés l’un contre l’autre à l’improviste par un décret de l’auteur. Elle est préparée par une suite de faits, qui ne sont que les signes d’une suite de sentimens. Depuis le commencement de l’acte, on a vu se modifier, par un continuel progrès, les caractères du père et du fils légitime, posés dans le début de la pièce : il vaut la peine de marquer ce que l’un et l’autre a de neuf.

Armand Evrard, comme M. Fourchambault, comme M. Duversy (dans le Bâtard de Touroude), est le père de deux fils : l’un né hors mariage, l’autre dans le mariage. Ai-je besoin d’avertir que je n’établis pas de parallèle entre les œuvres et que je préfère au Bel Armand les Fourchambault, pour l’ampleur du développement dramatique, la fermeté cornélienne du style, et la maîtrise qui éclate au moins dans le personnage de Bernard ? J’y préfère même le Bâtard, — quoique le romantisme de ce drame soit un peu grossier, — j’y préfère le Bâtard pour la verve de passion et l’extraordinaire énergie qu’on y sent frémir : c’est le Fils naturel, refait par un troisième Dumas, qui ressemblerait plus que le second à l’auteur d’Antony. Mais je ne fais ici que noter des différences entre des personnages dont l’emploi scénique est le même. Fourchambault, Duversy, Armand Evrard sont tous les trois d’anciens séducteurs ; mais pour les deux premiers, qui nous le dit ? L’auteur, et nous le croyons sur parole : ces deux bourgeois, à l’heure qu’on nous dénonce leur paternité clandestine, sont justement aussi paternes que d’autres, aussi tranquilles et rassis ; l’un plus débonnaire et l’autre plus dur, mais sans aucun trait qui les distingue ni l’un ni l’autre de la multitude des bourgeois qui n’ont aucun bâtard sur la conscience ; leur paternité n’est qu’un accident. Au contraire, chez le bel Armand, le vieil homme, ou plutôt le jeune subsiste sous l’embonpoint du père de famille et du notable : il est rangé, le bel Armand, il est bon époux et même bon oncle, il aime sa maison, sa femme et sa nièce ; mais un connaisseur en mauvais sujets devinerait vite ses vieux péchés à sa parole légère, à sa fatuité souriante, à sa philosophie commode, et le bel Armand ne les désavouerait pas.

Il n’a, d’ailleurs, rien de trop lourd sur la conscience : il n’a pas séduit une jeune fille, comme Fourchambault et Duversy, mais une femme mariée, en province, dont il n’a pas troublé la vie ; la morale du monde, qui est la sienne, ne lui reproche rien. Fourchambault avait abandonné sa maîtresse après lui avoir promis le mariage ; Duversy avait « lancé » la sienne et ne s’en était plus inquiété : « Quand on lance une femme, dit un personnage de M. Gondinet, on ne va pas voir où elle tombe ! » Le bel Armand n’a rien fait, après ce fils, que prendre discrètement congé de la mère ; il a salué Mme Laroche, qui a continué de partager le bonheur ininterrompu de son mari. Aussi voyez la récompense ! Il sait qu’André est son fils avant que personne le sache, et dès le commencement de la pièce, tandis que Duversy, pour apprendre qu’Armand est le sien, attend jusqu’à la fin du troisième acte, et que Fourchambault, même après la toile baissée, ignore qu’il pourrait s’enorgueillir de Bernard ; par ce privilège, le bel Armand devient un meilleur personnage de comédie que Duversy et Fourchambault. Ceux-ci, en effet, ne connaissant pas leur paternité, nous ne pouvons voir comment elle modifierait leurs sentimens et leurs caractères : au contraire, le bel Armand recueille dans sa maison André Laroche, il le met à côté de son fils légitime, et bientôt de ce rapprochement résulte un changement singulier dans ce cœur de père : l’amour paternel se transporte du fils légitime au bâtard.

Qu’est-ce que ce fils légitime ? Il n’est pas mauvais tout d’une pièce et par cette simple raison qu’il est légitime, comme on pouvait le craindre dans un temps où l’art dramatique mène si rudement les représailles des bâtards contre la société : il est bien le fils du bel Armand (le sérieux André doit tenir de sa mère) ; d’ailleurs, il a été élevé par son père, et cette éducation a porté ses fruits. Il rappelle Léopold Fourchambault ; il est plus tendre et plus léger ; il est resté plus enfant, étant le fils d’une mère meilleure, d’un père moins faible, d’une famille plus unie : Fabrice ne formerait pas comme Léopold un plan de séduction contre une jeune fille recueillie sous le toit paternel. Lorsqu’André paraît dans la maison, Fabrice le reçoit d’abord sans méfiance ni jalousie. Cette colère amassée peu à peu qui l’égarera tout à l’heure et le précipitera contre son frère, c’est la colère de ses bons sentimens plutôt que de ses mauvais ; elle est injuste, et pourtant c’est la colère des louables résolutions repoussées, de la tendresse filiale et de l’amour déçus et supplantés, plutôt que du dénigrement et de l’envie. Si Fabrice était mauvais, il ne souffrirait pas de voir son père l’abandonner à sa paresse et l’y rejeter ; il ne souffrirait pas de voir l’affection des siens se retirer de lui ; peu lui importerait qu’un autre occupât sa place dans leur esprit et dans leur cœur, pourvu qu’il ne la prit dans leur héritage. Mais le fils du bel Armand est oisif, étourdi, tel que l’a fait et formé son père, pas plus que son père, il n’est mauvais ni méchant. Cette dépossession de son patrimoine moral, qui lui devient plus cher à mesure que la conquête d’un autre lui en rappelle le prix, cette élimination de la famille le touche au bon endroit, et c’est une cause honorable qui le fait agir injustement ; c’est un ferment généreux qui fait lever peu à peu sa colère ; c’est un réveil de vertu qui le pousse violemment au bord du crime : par là le personnage est original et dramatique.

Je ne jurerais pas que celui de l’ingénieur adultérin soit aussi neuf. Il est de règle, dans le théâtre moderne, que les fils de l’amour soient parfaits ; c’est à ce point qu’un homme marié, s’il fréquente le spectacle, doit résoudre de ne jamais faire ses enfans lui-même ; les fils légitimes sont toujours de qualité douteuse, comme la pâtisserie faite à la maison ; mais regardez-moi ces bâtards : quelle pâte ! Au moins dirons-nous, pour ne scandaliser personne, qu’un homme prudent, s’il connaît ses auteurs, doit se pourvoir ayant le mariage d’un petit enfant naturel, qui, plus tard, grandi, barbu, décoré, le sauvera de l’obscurité, ou même à l’occasion de la banqueroute : voyez M. Sternay, voyez M. Fourchambault ! Avant de rédiger un contrat, le notaire de la jeune fille demanderait au fiancé : « Apportez-vous un bâtard ? — Oui, c’est bien ! écrivons. » Mais si le fiancé avouait qu’il n’a pas pris cette précaution : « Allez la prendre, lui dirait-on, et ne revenez qu’ensuite ! » Le seul Touroude, à ma connaissance, a eu ce courage de faire voir que, s’il est criminel de semer des enfans dont on ne sera pas le père, ce n’est pas seulement parce qu’on les sème où l’on n’a pas le droit de semer, mais aussi parce qu’ils y pousseront peut-être mal : son bâtard, élevé dans un monde vicieux, n’est que tout juste honnête homme, et c’est le châtiment du père de le trouver un jour armé de toutes ses rancunes d’outlaw, sans retenue ni scrupules, contre le fils légitime. Pour être moins flatteur, cet exemple n’est peut-être pas moins avantageux aux bâtards : il en aura peut-être empêché quelqu’un de naître ; il est d’une meilleure morale préventive. Mais contre cette exception, que d’exemples encourageans ! Jacques Vignot, Bernard, le capitaine Daniel, les héros du Fils naturel, des Fourchambault, du Fils de Coralie, sont des demi-dieux, et leurs pères, loin de se repentir, peuvent se croire des dieux.

D’autre part, André Laroche n’est pas seulement adultérin, mais ingénieur. Que d’ingénieurs déjà dans le théâtre contemporain ! L’ingénieur a remplacé sur les planches l’officier, même l’officier de marine. ; C’est à croire que, si les premiers de l’Ecole polytechnique sortent « dans le civil, » comme on dit, et non « dans le militaire, » les tout premiers sortent « dans le dramatique. » L’Ecole polytechnique et l’École centrale fournissent de premiers et de jeunes premiers M. Dumas, M. Augier, M. Sardou aussi bien que M. Legouvé ; rappelons-nous, après le Fils naturel, la Femme de Claude et l’Étrangère, rappelons-nous un Beau Mariage et la Contagion, — les Ganaches, — Par droit de conquête ! Saint-Cyr, Saumur même et le Borda sont délaissés, au même rang que l’Ecole normale et l’École de pharmacie ; et c’est justice ! Où trouver un héros de théâtre plus accompli que l’ingénieur : son métier, — puisque les amoureux ne peuvent maintenant rester sans profession, — est distingué, propre, avec je ne sais quoi d’abstrait à la fois et de pratique, qui charme et rassure l’imagination du spectateur ; son caractère est d’être laborieux, patriote, courageux, ardent et chaste, grave et passionné. Adultérin et ingénieur, c’est trop pour un seul homme : ce n’est pas de jeu d’être l’un et l’autre contre un fils légitime qui ne fait rien ; André Laroche est comblé ! Cependant il faut considérer que les dons qui abondent en ce jeune homme ne sont pas attachés à sa qualité d’adultérin. Cette qualité n’existe, en somme, ni pour lui ni pour les autres, sinon pour le bel Armand, puisque le bel Armand est seul à la connaître, encore au bout de vingt-cinq ans. André Laroche est affligé d’un père régulier, tout comme s’il était fils légitime ; il a échappé sans miracle aux dangers où succombe le Bâtard de Touroude, où triomphent par la grâce paradoxale des auteurs Jacques Vignot, Bernard et le capitaine Daniel. Même, son père selon la loi l’a élevé beaucoup mieux que n’aurait fait son père selon le sang, mieux que ne font la plupart des pères selon la loi et le sang. Enfin nous admettrons volontiers que l’étude des mathématiques et l’usage d’une profession exacte aient pu renforcer la discipline d’un esprit et d’un caractère ainsi formés : André Laroche n’est donc adultérin ni ingénieur que dans un degré supportable pour les gens qui préfèrent les personnages neufs aux personnages de convention.

Quoi de merveilleux si des personnages humains s’ordonnent et se combinent humainement ? M. Victor Jannet n’a pas besoin de traîner par force les deux frères sur la scène, ni de les faire sortir chacun d’une trappe par un sortilège de mécanique théâtrale, pour les heurter l’un contre l’autre ; il les établit tranquillement, sous le regard du père, dans la même maison, où leur rencontre ne sera ni forcée ni fortuite. Cette rencontre est la crise nécessaire où plusieurs séries de causes immatérielles aboutissent ; c’est là que vont se résoudre tous les élémens psychologiques du drame ; c’est le point culminant de l’ouvrage ; on y voit conspirer et s’élever par une sorte d’enflure et de progrès continuels, depuis le commencement du second acte, les trois principaux caractères ; même les personnages accessoires y contribuent par l’évolution logique de leurs sentimens. Ainsi cette situation violente n’est que l’achèvement naturel d’une comédie, et, pour y parvenir, on suit la pente modérée d’une étude morale. Ainsi l’ouvrage se développe avec aisance, comme une plante sortie d’un bon grain pousse droite : par la grâce de son mérite essentiel, la pièce se trouve à la fois une bonne pièce et bien faite.

C’est du moins ce qu’il semble après coup, et l’on n’imagine pas que l’auteur eût pu faire autrement. Est-il besoin de dire que la conduite de ce second acte révèle pourtant un habile homme ? Le premier, d’ailleurs, est net et sobre ; le troisième, quoique d’une facture un peu laborieuse et lourde, ne gâte pas le reste. La langue de M. Jannet, sans valoir celle du maître Augier, est honnête et saine ; son dialogue est facile, vif et ne manque pas d’agrémens ; il sera spirituel avec plus de goût lorsqu’il sera purgé de quelques faux brillans, de quelques répliques trop annoncées par un mot mis exprès, comme une rime par une cheville. On a déclaré que le Bel Armand était le premier ouvrage de M. Jannet ; c’était le premier au-dessus de l’entresol, car M. Jannet avait déjà donné un petit acte au Gymnase ; mais l’auteur ira plus haut. Il n’a pas trente ans ; il ne figurait pas, il y a dix jours, sur la liste des écrivains autorisés à se faire applaudir ; il y est : qu’il y reste !

C’est une bonne nouvelle que celle d’un succès remporté par un inconnu ; n’en est-ce pas une autre que celle d’une comédie bien jouée à l’Odéon ? L’une et l’autre a le charme de la surprise. On admet que la tragédie et le drame bourgeois en vers, dans cette lointaine province de l’art dramatique, soient déclamés honnêtement ; on a peine à croire qu’il s’y forme encore et qu’il s’y conserve des comédiens. Nous ne récuserons, pas cependant le témoignage de nos yeux et de nos oreilles : M. Victor Jannet ne pouvait souhaiter de meilleurs interprètes. Auprès de M. Porel, qui rend à merveille toutes les nuances de son personnage, le bel Armand, il faut citer d’abord M. Amaury, qui représente Fabrice. Je goûte médiocrement, à l’ordinaire, sa voix de petite flûte, à la fois aiguë et voilée ; je goûte médiocrement ses grimaces de jeune premier comique. Pourtant je n’aperçois personne, pas même à la Comédie-Française, qui eût joué avec plus d’art sa partie dans le duo pathétique des deux frères, à la fin du second acte : il y a là toute une gamme montante de sentimens interrompue plusieurs fois et toujours, reprise avec plus de brio, que M. Amaury exécute avec une chaleur, un mouvement, une connaissance du rythme dramatique que je ne saurais trop louer. M. Raphaël Duflos, revenu de la Gaîté à l’Odéon, ne pouvait guère montrer dans la redingote d’André Laroche la science de composition qu’il a prouvée sous le pourpoint d’Henri III ; il n’a fait apprécier que sa bonne tenue, son air mâle et sa voix grave. D’aucuns l’ont trouvé guindé ; mais son personnage est-il souple ? Ce qu’il a naturellement de ce personnage, c’est qu’il paraît, en effet, « un gars et un homme » plutôt qu’un comédien ; ce n’est pas un mal, même au théâtre, pourvu qu’on sache son métier, qu’on ait le ton juste et le geste réglé. Nous attendons M. Duflos à de meilleurs rôles : il trouvera sans doute, cet hiver, dans le Severino Torelli, de M. Coppée, et dans Henriette Maréchal, que M. de La Rounat a l’heureuse idée de reprendre, l’emploi de son talent.

Avec le Bel Armand, l’Odéon, pour cette fête de sa réouverture, nous a donné l’Exil d’Ovide, un acte en vers de M. Honoré Bonhomme. La tentation est trop forte de juger cet opuscule en deux mots : honorable et bonhomme. L’auteur mérite le respect par l’innocence de ses vers autant que par son âge. L’Ovide qu’il fait parler est le véritable, et le titre de la pièce en dit le sujet. L’intrigue, plus solide peut-être qu’il n’est nécessaire en ce genre, se noue péniblement, et la qualité du style est celle d’une traduction élégante. M. Bonhomme a supposé qu’au moment où les sages conseils de Mécène détournaient le poète de Julie et le ramenaient à Corinne, un méchant sophiste grec, Méthyllas, envieux de la gloire d’Ovide et de ses amours, entreprenait de lui ravir sa maîtresse ; qu’il courtisait, par erreur, une affranchie et recevait d’elle en gage de tendresse une bague donnée par Corinne ; qu’Ovide, en voyant cette bague au doigt de Méthyllas, se croyait trahi et courait se consoler chez Julie ; qu’avertie de son infidélité, Corinne la dénonçait à Auguste, et que bientôt, lorsqu’elle en connaissait l’excuse, elle n’avait plus qu’à s’exiler avec son amant… Voilà, pour soutenir un si petit ouvrage, une bien grosse charpente et bien compliquée. Les vers qui l’enjolivent, quoique beaucoup soient ingénieux et même agréables, ne surprennent pas l’oreille par la nouveauté de leur tour : ce proverbe en toge, qui dure trois quarts d’heure, fatigue un peu l’attention ; il est pourtant joué fort décemment. M. Barral, qui débutait dans le rôle de Méthyllas, est un comédien minutieux ; il serait d’un comique moins monotone s’il parlait quelquefois au lieu de bêler. M. Albert Lambert est un excellent Ovide de tragédie et Mlle Malvau une Corinne qui sait dire ; mais pourquoi cette jeune première, un peu sèche, imite-t-elle par momens la cantilène de Mlle Sarah Bernhardt ? Mlle Élise Petit me paraît une soubrette romaine qui sent coquettement son Paris. M. Rebel fait un Mécène convenable. Les moindres rôles dans la petite pièce comme dans la grande, — où M. Cornaglia, Mme Régis et Mlle Real méritent d’être cités, — sont tenus avec conscience.

C’est le respect de l’art et du public, ou plutôt le respect d’eux-mêmes, — car ils semblent s’exercer pour eux-mêmes et pour leur profit, — qui me touche singulièrement chez ces acteurs de l’Odéon. Ils jouent l’Exil d’Ovide, au commencement du spectacle, devant deux cents personnes ; ils jouent avec le même sérieux et le même soin que devant une salle de gala. J’inviterai quelques-uns de leurs heureux confrères de la Comédie-Française à méditer cet exemple. Ceux-ci volontiers se prennent pour des pontifes, mais volontiers ils se permettent de dépêcher leur messe ; et, tel soir, pendant la dernière scène de l’Avare, tel autre soir, pendant la dernière scène de Tartufe, j’en ai vu plusieurs, malgré le pathétique de l’action, se divertir comme des enfans de chœur derrière le prêtre. Ce relâchement diminue la distance entre les deux théâtres ; mais les comédiens de là-bas se chargeraient de la diminuer d’une meilleure façon. Il ne sera pas surprenant qu’à force de travail l’Odéon parvienne à justifier son titre de second Théâtre-Français et sa prétention d’être autre chose qu’un cénotaphe perdu dans la banlieue du Vaudeville et du Gymnase.


Louis GANDERAX.