Revue dramatique - 30 avril 1897

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Revue dramatique - 30 avril 1897
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 217-229).
REVUE DRAMATIQUE

A la Renaissance, Snob, comédie en quatre actes, de M. Gustave Guiches; La Samaritaine, « évangile en trois tableaux », de M. Edmond Rostand; — A la Porte-Saint-Martin, La Montagne enchantée, « pièce fantastique », de MM. Emile Moreau et Albert Carré.

J’ai naguère tenté, comme tout le monde, ma définition du «snob ». Mais, pour ne me point répéter, je vous donnerai ici celle d’un jeune écrivain fort spirituel, M. Pierre Veber. Je l’emprunte à un roman dialogué, qui s’intitule précisément Chez les Snobs, et qui me plaît par un très heureux mélange d’observation griffante et de fantaisie bouffonne. «... On peut dire que les snobs sont ceux qui, en tout, portent la dernière « dernière mode »..., mais c’est insuffisant. Ce sont aussi, vous dira-t-on, les gens qui veulent tout comprendre ou, chose bien différente, paraître tout comprendre ; ce n’est pas encore suffisant. Ce sont les « chercheurs d’inédit » peut-être, à moins qu’ils ne soient les « suiveurs d’inédit ». Ce sont ceux qui n’estiment que le rare et le précieux, et tombent ainsi dans l’extravagant ; ce sont les badauds qui se laissent égarer par une réclame bien machinée ; ce sont aussi les crédules qui se prennent à toute affectation d’étrangeté et de cosmopolitisme. Mais ce n’est pas encore cela, et n’y a de tout cela. C’est un état d’âme assez nouveau, indéfinissable, pour lequel il a fallu un nouveau mot : les snobs sont les snobs, voilà ! »

M. Pierre Veber définit spécialement ici, et fort bien, le snobisme artistique et littéraire des gens du monde. Mais il a tort de croire à la nouveauté du snobisme, chose très humaine, et très vieille par conséquent. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le snobisme, — comme le « cabotinage » et la folie d’exhibition qui en sont des corollaires, — s’est développé de nos jours dans la mesure où s’est perfectionné l’outillage de la publicité et de la réclame, et où s’est aussi propagée la « névrose », car tout cela se tient. N’importe : Michel Cœurdroy, le jeune homme de proie qui exploite le snobisme des mondains en vue d’un bon mariage, est une variété intéressante de l’espèce « Paul Astier » ; Myriem, sœur de la Monna et de l’Ysolde de Willy (Maîtresse d’esthètes) est un « Botticelli » d’un comique énorme ; et le roman dialogué de M. Pierre Veber eût risqué de faire un peu tort, dans ma pensée, à la comédie de M. Gustave Guiches, si le snobisme n’était un champ inépuisable et si M. Guiches n’avait eu son dessein particulier, — qu’on démêle peut-être plus qu’on ne le voit.

Une des variétés les plus simples du snob, c’est le bourgeois-gentilhomme. Supposez que le bourgeois-gentilhomme soit homme de lettres, et vous aurez à peu près le principal personnage de M. Guiches. Jacques Dangy, c’est l’homme de lettres qui se pique d’être avant tout un homme du monde, et du vrai, et du moins accessible ; c’est le romancier snob.

Ce type paraît être, pour une assez grande part, un type d’aujourd’hui. Sans doute il dut y avoir, sous l’ancien régime, des bourgeois-gentilshommes de la littérature, surtout parmi les écrivains du second ou du troisième ordre. Il se peut que Voiture, par exemple, en ait été un. Je ne jurerais même pas que Voltaire ait toujours été exempt de cette faiblesse, ni Chamfort, ni Beaumarchais. En revanche, je ne la découvre chez aucun des braves bourgeois de grands écrivains du XVIIe siècle. Rien non plus qui nous la dénonce chez les Diderot, les d’Alembert ou les Jean-Jacques Rousseau. — Mais, snob par la vanité de fréquenter le « monde » et le désir d’ « en être », Jacques Dangy l’est encore d’une autre façon, qui paraît, celle-là, avoir été tout à fait inconnue des écrivains d’autrefois. Dangy est snob, même en tant que peintre des mœurs mondaines : il demeure fasciné par elles dans le moment où il affecte d’en faire la satire. Il ne consent à peindre que des adultères « chic » et que des âmes féminines habitantes de la plaine Monceau, ou des environs de l’Arc de triomphe, ou de ce qui reste du « Faubourg », ou des grands hôtels cosmopolites de la « Côte d’azur ». Et il entoure ces âmes des plus minutieuses « élégances » extérieures, en réalité parce que ces élégances le délectent et parce qu’il n’est pas fâché de faire connaître qu’elles lui sont familières. Et c’est ce travers qui est nouveau, je pense, dans la littérature.

Je connais le grand argument de Jacques Dangy. Il alléguera que ce n’est ni dans le peuple ni dans la petite bourgeoisie, mais seulement dans la classe oisive et opulente, où la vie passionnelle n’est pas contrainte par les soucis matériels, que l’amour, plus libre en ses démarches et plus riche de nuances, est plus intéressant à étudier. — Admettons-le : cela entraîne-t-il forcément toutes ces respectueuses descriptions des détails de la vie élégante, de cette vie où d’ailleurs, ont su parfois se rendre éminens des gens qui, dans le fond de leur âme, n’étaient que des goujats? Quand les écrivains de jadis voulaient étudier « l’amour en liberté » et tel qu’il se comporte chez des personnes dont il est la seule occupation, ils faisaient de leurs personnages des bergers et des nymphes, comme dans l’Astrée, ou des rois et des princesses, comme dans les tragédies. La vie pastorale ou royale était pour eux « une transposition littéraire de la vie mondaine » (la formule est de M. Gustave Lanson). Ils eussent dédaigné de se pâmer sur les raffinemens de la haute vie. — C’est que ces raffinemens existaient peu alors. — A la bonne heure. Ils sont donc, en réalité, chose bourgeoise plus qu’ « aristocratique » ; et, que les La Fayette et les Sévigné aient pu si bien s’en passer, cela montre assez ce qu’ils valent.

Mais, au surplus, je ne suis pas sûr que ce soient en effet vos hommes et vos femmes du monde qui offrent à l’observateur les plus beaux cas passionnels et sentimentaux ; ni que le plus haut degré de culture et de complexité de ce que vous appelez « la plante humaine », ait pour conditions l’oisiveté, la richesse et l’anglomanie. La vie mondaine n’est guère moins absorbante, par la minutie de ses rites, que la vie des gens qui ont à gagner leur pain, et est peut-être encore plus propre à effacer ou à atténuer, chez les individus, les traits originaux. Ajoutez qu’elle semble assez peu favorable à l’élargissement du cœur et de la pensée. On ne voit pas bien que certaines habitudes de confort et de luxe, les divertissemens chers, un soin particulier du vêtement, la chère exquise, l’hydrothérapie prétentieuse, l’exclusive fréquentation d’un petit nombre de gens asservis aux mêmes observances et condamnés à la recherche des mêmes plaisirs convenus, cette vie, enfin, de sensualité chétive et de mesquines servitudes volontaires se doive traduire nécessairement, ou même communément, soit par plus d’intensité ou de délicatesse dans les passions de l’amour, soit par plus d’intelligence ou plus de noblesse d’âme. Ce monde-là m’apparaîtrait plutôt, sauf exceptions, comme incapable à la fois des violentes passions des primitifs, et des générosités ou des complications des hommes très intelligens, lesquels appartiennent surtout aux classes moyennes. Il est peu d’hommes que je sois moins porté à considérer comme mes frères que les « gens du monde. » Qu’on les peigne à l’occasion, et à leur rang, nous le voulons bien ; mais que, par choix et prédilection, on en vienne à les peindre uniquement; qu’on leur témoigne un respect, qui éclate dans cette impuissance même à peindre autre chose qu’eux et dans la description extatique des futilités dont ils vivent (respect incurable qu’essayent en vain de démentir d’éloquentes et soudaines sévérités de moraliste); et que, au bout du compte, on ne trouve d’intéressant, ici-bas, que les riches, c’est ce que nous supportons avec peine, et c’est en cela, justement, que consiste le snobisme du romancier Jacques Dangy. Et il est vrai que Dangy est un personnage de fiction.

L’histoire de ce personnage est d’ailleurs extrêmement simple, ce qui est bien; et se passe presque entièrement dans les entr’ actes, ce qui est commode.

Premier tableau. — « Cinq à sept » chez les Dangy. Papotages, « snoberies » et « rosseries ». (Quelle belle langue nous parlons!) Mais voici entrer la plus belle « relation » de Jacques Dangy : le duc et la duchesse de Talmont. Nous apprenons que Jacques fait sa cour à la duchesse parce qu’elle est duchesse, et le duc à la petite Mme Dangy (Hélène) parce qu’elle est gentille.

Deuxième tableau. — Le duc et Mme Dangy répètent ensemble une comédie de salon. Le duc, distingué et glacé, mais adroit, en profite pour pousser plus vivement sa pointe avec des phrases empruntées aux romans du mari, ce qui est charmant. Là-dessus, Mme Dangy, bonne petite femme, ancienne compagne des jours modestes, demeurée grisette dans son fond, dit à Jacques : « Paris nous est mauvais. Allons-nous-en à la campagne... à Robinson, par exemple. — Enfant! dit Jacques. Je suis sûr de toi, et d’ailleurs je ne suis pas fâché qu’un duc t’ait remarquée, car cela me pose. Quant à la duchesse... sois tranquille. En flirtant avec elle, je travaille de mon état, qui est celui de psychologue élégant. Je prends des notes sur elle pour mon prochain livre. » Mais Hélène insiste si gentiment, si tendrement, que Jacques finit par céder. Le malheur, c’est que, Hélène sortie pour faire ses malles, la duchesse vient trouver Dangy et, le sentant qui lui échappe, lui promet un rendez-vous pour le lendemain. Dès lors, plus de Robinson. « Tu comprends, dit Jacques à sa femme quand elle rentre avec son chapeau, je me dois à Paris, à la grande vie. — C’est comme cela! dit Hélène; eh bien, moi aussi je vais la mener, la grande vie ! »

Troisième tableau. — Soirée littéraire et musicale chez les Dangy, d’un comique vaudevillesque : mais peut-être, ici, le vaudevillesque est-il le vrai. Des choses considérables se sont passées dans l’entr’acte. Dangy a été l’amant de la duchesse durant le temps convenable, puis s’est lassé d’elle. Il le lui laisse entendre, et allègue piteusement ses scrupules à l’endroit du duc. « Ne vous inquiétez pas de mon mari, dit la duchesse, rageuse; il est l’amant de votre femme ; j’ai, dans mon gant, une lettre qui prouve qu’elle est allée à son petit rez-de-chaussée. Voulez-vous la lire? » Jacques refuse de lire la lettre, je ne sais pas trop pourquoi. Mais, les invités partis, et seul avec Hélène...

Arrêtons-nous ici. Toutes les scènes précédentes, entre Hélène et le duc, entre la duchesse et Jacques, m’ont paru assez faibles et sans grand accent. Le duc est pâle; la duchesse est, je crois, dans la pensée de l’auteur, une coquette sèche, une névrosée froide, genre « poupée perverse » : mais ce n’est qu’indiqué. Hélène est vraie, mais bien sommairement dessinée. Seul, Jacques Dangy a quelque relief. Il est bien homme de lettres. Même en ses pires inconsciences, il garde le ton de l’observation détachée et de la « blague » professionnelle. Il est snob dans les moelles, mais c’est un snob ironique. C’est un sot qui a beaucoup d’esprit. En sorte que, lorsqu’il s’amuse à justifier son snobisme, il a l’air de se connaître, bien qu’il s’ignore, et de se moquer de lui-même, bien qu’il ne s’en moque pas du tout. Et la persistance de ce snobisme foncier et, à la fois, de ce tic d’ironie superficielle jusque dans le moment où il souffre pour de bon donne beaucoup de prix, selon moi, à cette dernière scène du troisième acte.

Il commence, chose assez naturelle, par être brutal. Sur quoi Hélène, au lieu de se justifier, se rebiffe : « Eh bien, quoi ? J’ai été la maîtresse du duc, comme vous avez été l’amant de la duchesse. J’ai fait ma Francillon, jusqu’au bout. Nous sommes quittes ! » Ce coup assomme notre snob, mais toutefois sans le « désnobiser ». Il crie tour à tour et balbutie furieusement; mais, surtout, une pensée l’ulcère : « Ainsi, les bons petits camarades savaient!... On se moquait de moi dans les bureaux de rédaction!... Il devait y avoir, dans les journaux, des allusions..., des « filets » que je n’ai pas lus ou que je n’ai pas compris ! » Et il dit cela toujours du même ton d’ironie mécanique, et comme quelqu’un qui se raille d’être capable de le dire. Mais, quoique ce soit surtout le littérateur qui crie, c’est bien l’homme qui est déchiré. Hélène le sent, et, épouvantée de ce qu’elle a fait, elle jure qu’elle a menti, par bravade et pour se venger; qu’elle est bien allée dans la garçonnière du duc, mais qu’elle en est sortie intacte : « Je te le jure ; tu dois me croire, il faut que tu me croies ! »

Jacques la croira-t-il? Par quelles circonstances, par quelles paroles qui lui montreront son âme, ou à la suite de quelle épreuve sera-t-il amené à la croire ? Et il y a une autre question : comment ce snob fieffé qui, en pleine torture, a eu des gémissemens de snob, renoncera-t-il à sa vanité, reviendra-t-il à la vie saine, à la simplicité, au bon jugement des choses ? Cela n’ira pas tout seul, car il faudra qu’il revienne de loin. Mais, comme toute l’histoire de la liaison aristocratique de Dangy se dérobait dans le second entr’acte, ainsi le troisième entr’acte détient tout entier l’intéressant secret de sa conversion. L’auteur de Snob, trop confiant en notre intelligence et en notre expérience des choses du cœur, nous laisse une part de collaboration vraiment démesurée. Peut-être s’est-il dit aussi qu’une partie de la dernière « scène à faire », — le duo, aujourd’hui inévitable, de la réconciliation, — se rencontrait déjà dans la Douloureuse, et pareillement dans la Carrière. Quoi qu’il en soit, huit ans passent comme un éclair, et nous arrivons au quatrième tableau.

Jacques a cru sa femme ; elle a eu, paraît-il, « cet accent qui ne trompe pas. » Ils vivent retirés à la campagne dans un beau château. Jacques est sage et il est heureux. Il n’est plus snob et il est académicien. La pièce est donc finie ; et il semble que l’auteur n’ait littéralement rien à mettre dans son quatrième acte.

Il a eu cependant l’esprit d’y mettre une scène qui a beaucoup plu, et qui est en effet jolie en soi, et même originale, et par surcroit très bien conduite. Dans le calme séjour où Jacques Dangy jouit en paix de sa fortune et de sa sagesse, M. Guiches a ramené un gredin de lettres, un pâle envieux, Noizay, qui vient lui demander sa voix pour l’Académie. En quoi ce Noizay ne manque pas d’aplomb : car il a écrit naguère un roman à clef où l’aventure de Jacques était contée comme celle d’un mari attentif à tirer profit des erreurs de sa femme. En fines phrases à double sens, Dangy « se paye la tête » du drôle et lui met soigneusement le nez dans son ordure. Puis il lui dit des choses optimistes : que la générosité est tout autant dans la nature que la platitude ou l’infamie, et que par conséquent son roman « naturaliste », genre démodé au surplus, est idiot. Il lui en insinue aussi de dures, et, notamment, que l’auteur de ce roman n’a montré que sa propre bassesse, et qu’il n’est qu’un simple « mufle ». Le mufle, de pâle, devient jaune ; mais il empoche tout sans mot dire, en bon candidat. Et le mérite de la scène, c’est d’abord de faire plaisir ; et c’est encore de rester parfaitement claire dans l’ironie et les sous-entendus.

En résumé, Snob me paraît le « comble » de la comédie « vie parisienne », de la comédie « mal faite », éparse et à tableaux, de ce genre aimable qui est en faveur ces années-ci, et dont Viveurs, la Douloureuse et la Carrière sont sans doute les chefs-d’œuvre. Et Snob nous a divertis, mais il se pourrait aussi que Snob nous rendit indulgens à la première bonne maçonnerie dramatique, — avec commencement, milieu et fin; exposition, nœud, péripéties et dénouement, — dont on nous fera la surprise; jusqu’à ce que, de nouveau, la maçonnerie nous dégoûte.

Par une simplicité et une sincérité qui ne sont qu’à elle, Mme Jeanne Granier a fait vivre la figure trop sommairement ébauchée d’Hélène Dangy, la petite bourgeoise devenue la femme d’un écrivain à la mode. M. Guitry a été merveilleux dans ce nouveau « Guitry » qu’est le mari d’Hélène; il semblait improviser son rôle : c’est tout dire. Mlle Mégard, très en progrès, a été une élégante petite duchesse, sèche et fine comme il convenait. Et l’on doit citer avec éloge MM. Marcel Luguet, Le Français et Paul Plan.


Cette année comme les autres, pendant la semaine sainte, les établissemens de plaisir ont été tout à la Passion. Il n’est presque pas un théâtre « littéraire » qui n’ait de nouveau crucifié Jésus. Mais, aux anciens fournisseurs d’évangiles artistiques s’est joint, pour notre religieux divertissement, un félibre subtil et voluptueux, venu de la colonie phocéenne où abordèrent les Maries nues: M. Edmond Rostand. Je vous résumerai avec une honnête candeur cette piquante Samaritaine que l’auteur qualifie d’« évangile en trois tableaux » et qui a transporté d’un pieux enthousiasme plusieurs chambrées de chrétiens.

On voit d’abord paraître au prologue, la nuit, près du puits où viendra la Samaritaine, les ombres des trois patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Ces ombres vénérables s’expriment avec une grâce presque badine et qui ne dédaigne pas la pointe :


Poussé par la brise des nuits
Et vagabond jusqu’à l’aurore,
Je viens pour des fins que j’ignore
Comme un fantôme que je suis...


Et c’est un cliquètement menu de jolis, très jolis petits vers, à rimes triplées et même quintuplées : telles les enfilades de rimes des Poésies fugitives de Voltaire ou des Déguisemens de Vénus du chevalier de Parny. Et les patriarches annoncent, dans ces coquets petits vers, que quelque chose de très grand va se passer en ce lieu. Ces vieillards sont gais et fins. L’imagination puérile, mais fleurie, du patriarche Jacob s’amuse à l’idée que le premier rayon du jour va dissoudre leurs ombres falotes. Écoutez ces versiculets délicieux :


Et bientôt il ne restera,
Des trois ombres qui furent là,
Que trois blancheurs diminuées,
Trois grandes barbes voltigeant,
Puis trois petits flocons d’argent
Qui fondront comme trois buées!...


Les trois barbes évanouies, nous assistons à une scène, très bien faite, qui nous expose les misères, les discordes et l’aveuglement des habitans de Sichem. Arrive Jésus, — suivi de ses apôtres, grognons et revêches (comme ils seront tout le long du drame) et qui s’étonnent de l’entendre bénir Samarie. Ne leur a-t-il pas dit, naguère, d’éviter les Gentils et les Samaritains ? Alors, avec un luxe d’images dont l’élégance ornée prête un air de suffisance un peu béate à une condescendance qui, dans l’Évangile vrai, paraît simplement divine, Jésus leur explique qu’il a voulu ménager leur intelligence et qu’il n’a pu tout leur enseigner du premier coup. Puis il leur conte la parabole du bon Samaritain, en vers libres, sautillans et faibles; de sorte qu’on dirait une fable de Florian, ou de Lachambaudie.

Là-dessus, il les envoie aux provisions et reste seul auprès du puits. Il voit venir de loin la Samaritaine, sa cruche sur l’épaule. Il en profite pour se montrer sous le jour d’un fin critique d’art, d’un connaisseur habile de la beauté des formes.


Voici bien, ô Jacob, le geste dont tes filles
Savent, en avançant d’un pas jamais trop prompt,
Soutenir noblement l’amphore sur leur front.
Elles vont, avec un sourire taciturne.
Et leur forme s’ajoute à la forme de l’urne,
Et tout leur corps n’est plus qu’un vase svelte, auquel
Le bras levé dessine une anse dans le ciel!...


Ces vers sont exquis. J’attendais que M. Brémond, en les détaillant, eût ce geste d’atelier, habituel aux sculpteurs, cette caresse de la paume qui palpe les contours ou ce coup de pouce dans l’air, qui achève de les modeler. Puis, avec un tendre à-propos, Jésus, devant la silhouette de la courtisane, songe que sa mère Marie « eut un galbe pareil », quand, jeune fille, elle allait aussi à la fontaine. Après quoi, côtoyant presque cette pensée renanienne, que « la beauté vaut la vertu », il ajoute, avec un dilettantisme supérieur :

Elle a beaucoup péché, cette Samaritaine,
Mais l’urne dont a fui le divin contenu
Se reconnaît divine à l’anse du bras nu.


Cependant Photine (c’est son nom) descend le sentier en chantant de petites chansons d’amour, charmantes et fort chaudes, traduites ou « adaptées » du Cantique des Cantiques. Jésus, qu’elle n’aperçoit pas d’abord, l’écoute et fait cette réflexion indulgente :

C’est une âme légère ainsi qu’une corbeille.


Puis il lui demande à boire. Elle le raille méchamment: « Un juif boire de l’eau d’un puits samaritain ? Non, non, tu n’en auras pas ! » Et je veux citer les vers qu’elle lui dit en cet endroit : car ces vers sur une cruche d’eau fraîche, ces vers d’un « rendu » surprenant, sont, à mon sens, les meilleurs de cet « évangile » :


Tu vois cette eau, cette eau limpide, si limpide
Que lorsqu’il en est plein le vase semble vide,
Si fraîche que l’on voit en larmes de lueur.
En perles de clarté ruisseler la sueur,
La sueur de fraîcheur que l’amphore pansue,
Par tous les pores fins de son argile, sue!...
Cette eau qui donne soif rien qu’avec son bruit clair,
Si légère qu’elle est comme une liqueur d’air,
Eh bien! pour toi, cette eau, c’est la loi, la loi dure.
Cette eau pure, cette eau si pure, elle est impure!...


Le reste de la scène suit d’assez près le quatrième chapitre de l’Évangile de saint Jean ; mais, tandis que les paroles de la Samaritaine y sont très agréablement amplifiées, celles de Jésus y sont assez médiocrement traduites.

Donc elle reconnaît le Messie, et l’adore. Elle l’adore comme elle peut. La chère créature a l’inadvertance de redire à Jésus les jolies strophes érotiques qu’elle chantait tout à l’heure en pensant à son amant; sans doute pour fournir à Jésus l’occasion de se révéler psychologue compréhensif et féministe averti.


Je suis toujours un peu dans tous les mots d’amour,


dit-il délicieusement. Et il ne lui échappe pas que, au fond, la Samaritaine aux camélias s’essayait, avec ses six amans, à l’amour divin. — N’aie pas honte, reprend-il :


Comme l’amour de moi vient habiter toujours
Les cœurs qu’ont préparés de terrestres amours.
Il prend ce qu’il y trouve, il se ressert des choses ;
Il fait d’autres bouquets avec les mêmes roses...

Ne crois donc pas que ta chanson me scandalise :
Un cœur que je surprends ne peut, dans sa surprise,
Se reconnaître assez pour inventer un chant ;
Mais il se trouble, il dit, dans son trouble touchant,
N’importe quel fragment de chanson coutumière ;
Et la chanson d’amour devient une prière.


Bref, une chronique de Colomba, supérieurement versifiée, sur le thème rajeuni des Deux sœurs de charité de Déranger...

J’ai peur d’être injuste. Mais j’en appelle à ceux qui sont vraiment chrétiens ou qui se souviennent de l’avoir été, et qui croient, ou qui ont cru, que Jésus est Dieu. Pour ceux-là, le Christ signifie ou a signifié, non seulement toute charité, mais peut-être plus essentiellement encore toute pureté. C’était à lui qu’ils pensaient dans leurs tentations, et c’était lui qu’ils craignaient dans les défaillances de leur âme et de leur corps. Et voilà qu’on nous le fait parler tantôt comme Gautier et tantôt comme Renan : comme tels artistes et tels sages que nous avons connus et qui furent de fort honnêtes gens, mais des hommes enfin, de pauvres hommes de chair et dont la sensibilité artistique, la science de la vie et l’indulgence sont peut-être un peu venues de ce qu’ils n’étaient ni parfaitement purs, ni parfaitement saints. On prête ainsi à Jésus une espèce de sensibilité, de sagesse et de miséricorde qui est, si je puis dire, à « base » dépêché; et c’est cela qui est offensant.

Et puis il y a dans les Évangiles des paroles de Jésus qui ont été considérées comme divines, depuis dix-huit siècles, par d’innombrables âmes. Ces paroles, d’un sens profond et souvent d’un tour singulier, plus mystérieuses encore d’avoir passé d’un dialecte syriaque dans un grec et dans un latin barbares avant de nous être traduites dans la langue de nos mères, ont pris un caractère de grandeur et de sainteté à quoi rien ne ressemble. C’est en elles que Jésus paraît divin, et c’est en elles seules qu’il le peut paraître. Elles sont augustes, elles sont uniques : n’y touchez pas. Coudre des rimes à ces paroles sacrées, les ajuster à la mesure de l’alexandrin par le moyen d’ingénieux synonymes et de chevilles industrieuses, me semble une besogne indiciblement puérile ; et chercher à inventer des paroles « analogues » à celles-là me semble un attentat et une incongruité. Et je ne sais quoi d’irréductible, qui vient du plus profond de mon passé spirituel, s’insurge en moi, soit contre cette inconsciente impiété, soit contre cette monstrueuse faute de goût.

Par bonheur, le deuxième acte est fort beau. C’est que la personne de Jésus en est absente. Les « embellissemens » ajoutés aux discours du Christ ne choquent plus, puisque ces discours sont, ici, rapportés et commentés par une femme. Et je sens que je pourrais aimer tout à fait ce tableau-là, s’il était en mon pouvoir d’oublier le premier tableau et de ne pas crier de douleur en me le rappelant.

C’est la place du marché, aux portes de Sichem. Cela grouille bien. Soleil cru, haillons éclatans, odeurs d’ail, de poisson, de jasmin et de miel… Photine accourt, illuminée, criant ce qu’elle a vu et entendu. Et son enthousiasme, sa prédication ardente, ses supplications, ses insistances acharnées, que les injures et les rebuffades ne font qu’échauffer ; et les remous de la foule autour d’elle, et les rires et l’incrédulité des gens, puis leurs hésitations, et les premières adhésions qui entraînent les autres, et la contagion de foi qui s’empare de toute la foule…, cela est excellemment distribué, aménagé, gradué ; et tout le tableau est comme emporté d’un large mouvement ascensionnel ; mouvement qu’arrête un instant le centurion sceptique et dédaigneux, proche parent du « procurateur romain » d’Anatole France ; mais qui repart ensuite plus irrésistible et pousse la ville entière, balançant des palmes, Photine en tête, vers le puits de Jacob où le Christ est assis.

Je n’exprimerai qu’un seul regret « .Cet évangile » samaritain a quelque chose de provençal et même de napolitain. Les vers, colorés, souples, jolis même dans leurs négligences, — trop jolis, — sentent en maint passage l’improvisateur brillant, fils des pays du soleil. C’est l’Evangile mis en vers par un poète de cours d’amour, par un troubadour du temps de la reine Jeanne. Les images sont nombreuses, quelquefois neuves, mais généralement toutes petites. Et, par exemple, nous connaissons le mot de Jésus : « Je ne briserai pas le roseau penchant et je n’éteindrai pas la lampe qui fume encore. « Cela suffit, à ce qu’il semble, et ces deux brèves images sont assez expressives. M. Rostand les enjolive en les détaillant :


Si le roseau froissé souffre d’une cassure,
Il n’achèvera pas le roseau d’un coup sec ;
Si la lampe crépite en noircissant son bec,
Il ne soufflera pas brusquement sur la lampe ;
Mais, pour que le roseau balance encor sa hampe,
Et l’offre encor, ployante, aux pattes de l’oiseau,
Il raccommodera tendrement le roseau,
Et pour que de nouveau la flamme monte et brille,
Tendre, il relèvera la mèche avec l’aiguille.


C’est curieux de précision menue ; mais cette « hampe » et ces petites « pattes d’oiseau », et ce « bec », et cette « mèche » et cette « aiguille » ; tout ce pittoresque de l’image en fait presque oublier le sens, et le divin précepte n’est plus qu’amusette de félibre miniaturiste. Ainsi encore, les anges qui baisent « les copeaux pris dans la chevelure » de l’enfant Jésus ; et l’ombre de la feuille de figuier, pareille à une main et qui « souligne d’un doigt bleu », sur le livre du centurion lettré, quelque beau vers d’Horace. (Déjà, dans son généreux poème aux Grecs soulevés, M. Rostand comparait la Grèce à une main écarquillée, et il disait que cette main avait « pour bague d’or Athènes, et Sparte pour bague de fer », — ce qui était charmant, — et qu’elle reposait « sur le coussin bleu de la mer», — ce qui gâtait tout.) Et il y a encore d’autres mains bien singulières dans le psaume que chantent les habitans de Samarie :


Et que les fleuves transportés,
Sortant de leurs grands lits leurs bras de tous côtés,
Applaudissent de leurs mains vertes.


Cela est terrible, « mains vertes » s’aggravant ici d’un véritable jeu de mots sur « lits » et sur « bras ». Cette exactitude des images poussée aussi loin que possible dans le détail, et qui les glace à la fois et les rapetisse, c’est ce qu’on appelait jadis le «précieux ». On se demande si c’est bien le style qui convient le mieux à un poème évangélique.

Au dernier tableau, j’ai le chagrin de retrouver Jésus. Photine vient à lui, suivie de toute la ville, et lui dit ingénieusement, à la fin d’une tirade haletante, hachée exprès en tout petits morceaux, de la plus fausse « naïveté » et du désordre le plus artificiel :


Humble, je ne suis rien dans tout ceci. J’apporte
Les clefs... mais oui, c’est tout. J’apporte, — et ne suis rien! —
Les clefs de tous les cœurs sur le coussin du mien.


Et Jésus recommence à faire tour à tour l’homme supérieur et l’artiste, ce qui n’est pas du tout la même chose que le Dieu. Il explique, dans le style de M. Catulle Mendès, que Photine a laissé au fond de la cruche « l’orgueil cruel d’être une embûche vivante et rose. » Lorsque Photine lui dit que, tout le temps qu’il parlera, « il sentira sous ses pieds des cheveux de femmes », il faut croire que l’image lui agrée : car bientôt, — tandis que les jolies comédiennes de la Renaissance sont toutes couchées autour de lui en des poses voluptueuses, — après avoir dit, du ton d’un héros de drame historique :


Lorsqu’on évoquera ma figure lointaine.
Toujours la Madeleine ou la Samaritaine,

La femme de Sichem ou, bien de Magdala,
Toujours une de vous, près de moi, sera là;


(ce qui rappelle la dernière phrase d’Adrienne Lecouvreur : « Et la postérité, charmée par nos amours, ne séparera plus dans sa mémoire Maurice et Adrienne », ou quelque chose d’approchant), il se ressouvient tout à coup des cheveux et ajoute ces vers « troublans » :


Et ce sera ta gloire encor que l’on confonde
Parfois ta tresse rousse avec sa tresse blonde.


Et là-dessus il re-renanise. Photine, au deuxième tableau, avait dit en son nom :


Soyez doux : Comprenez. Admettez. Souriez.


Il sourit, en effet. Il a même le mot pour rire. A l’ivrogne qui s’accuse de n’avoir pas aimé l’eau, il réplique :


Je l’ai changée en vin aux noces de Cana.


« Quand tu pries, dit le Jésus de saint Mathieu, ferme ta porte... Ne multiplie pas de vaines paroles, comme les païens, qui se figurent qu’à force de paroles, ils seront exaucés. »Plus fin, le Jésus de M. Rostand traduit avec esprit :


Priez donc en secret. Ne priez pas longtemps.
C’est être des grossiers qu’être des insistans.
La meilleure prière est la plus clandestine.


Et cela finit par une exécrable « traduction en vers » de l’oraison dominicale. Pourquoi en vers, mon Dieu? C’est si bien en prose! Et tout cela n’a point empêché Mme Sarah Bernhardt d’être admirable, ni M. Brémond d’être, après tout, décent malgré ses joues et son bedon, ni la mise en scène d’être merveilleuse de couleur et de vie, ni la Samaritaine d’être un des succès les plus éclatans auxquels j’aie eu la bonne fortune d’assister.


La Montagne enchantée, à la Porte-Saint-Martin, tient du Pied de Mouton et des poèmes wagnériens. Oui, du Wagner mis à la portée des moyennes intelligences philosophiques et musicales. Mais que ce quelque chose d’un peu hybride ne vous déconcerte pas; le Pied de Mouton est servi à part ; Mme Hading est fort belle ; les décors et trucs magnifiques ou ingénieux ; et j’ai passé là une fort bonne soirée.


JULES LEMAÏTRE.