Revue dramatique - 30 avril 1911

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Revue dramatique - 30 avril 1911
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 217-228).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE. — Le Goût du vice, comédie en quatre actes, par M. Henri Lavedan. — Société des Conférences. Dix Conférences de M. Maurice Donnay sur Molière.


Notre époque est-elle effroyablement corrompue ? Nous le répétons vingt fois par jour, et nous en sommes très convaincus ; mais nous n’en sommes pas bien sûrs. On jugeait sévèrement, il y a trente ans, la « corruption impériale ; » on parle aujourd’hui couramment de la société du Second Empire, comme d’un âge d’or où fleurirent toutes les innocences. Il se peut qu’un jour nous paraissions, à ceux qui nous jugeront d’un peu loin et par comparaison, meilleurs que nous ne nous croyons. Ne serait-il pas étonnant au surplus qu’une époque si médiocre en toutes choses ne le fût pas même dans le mal ? Toutefois, et quel que soit le fond de nos cœurs, ce qui est certain c’est que les apparences sont contre nous. Notre littérature, nos conversations, nos modes, nos usages, autant de « signes extérieurs » qui nous condamnent. Non seulement il circule, et non plus sous le manteau, des livres découpés en pleine pourriture et dont la scandaleuse malpropreté fait tout le succès, mais nos romans les plus honnêtes contiennent des passages dont les mères d’autrefois n’auraient pas permis la lecture à leurs filles, et dont les jeunes filles d’aujourd’hui sont un peu gênées pour leurs mères. Il en est de même des pièces de théâtre où les spectacles dits de famille mettent souvent sous les yeux des familles d’étranges tableaux. Nul ne proteste, car on ne tient pas à se faire moquer de soi. Les propos jadis réservés pour le fumoir sont, — paraît-il, — admis maintenant au salon. La bonne compagnie s’est si intimement mêlée avec l’autre que, ne sachant plus exactement dans laquelle des deux on se trouve, on a pris le parti de s’y mettre à l’aise, à tout hasard, et d’abdiquer une vaine contrainte. La toilette des femmes est provocante, leurs allures sont hardies, et, ce qui choque davantage, les jeunes filles ont répudié la sainte mousseline et tout le jeu des blancheurs assorties… Telle est la mode. Nous vivons dans une atmosphère de libertinage. On respire dans l’air le « goût du vice. »

Supposons qu’une jeune fille, un homme jeune, faits tous deux pour être de bons jeunes gens, aient respiré cet air, se soient imprégnés de cette atmosphère, se soient mis à cette mode. Marions-les. Quel avenir attend ce couple ultra-moderne ? Tel est le petit problème de morale sociale que M. Henri Lavedan s’est proposé de traiter, sous forme de comédie légère, dans le Goût du vice. Ainsi cette pièce se rattache aux pièces les plus fameuses de l’auteur et à l’ensemble de son théâtre. Dans le Vieux Marcheur et dans le Nouveau Jeu, M. Lavedan a peint les maniaques du vice ; dans Priola, il nous en -montrait le grand premier rôle, dans Viveurs les forçats et les fantoches. Cette fois il nous en présente les snobs.

Je dirai tout de suite que les deux premiers actes m’ont ravi. Ils sont tout en conversation, et c’est bien ce qui en fait le mérite. On n’imagine pas un dialogue plus souple, plus varié, plus vif, plus brillant et d’un éclat plus harmonieux. De la fantaisie, de l’observation, de la satire, des trouvailles imprévues. De l’esprit tout le temps et pourtant un air naturel, probablement parce que rien n’est plus naturel à l’auteur que d’écrire et de parler avec esprit. Pas une fausse note ; par une insistance ; à la minute où la touche risquerait d’être trop appuyée, l’entretien glisse à un autre sujet, les effleure tous et de chacun prend la fleur. Cela court, cela vole, et c’est un charme. M. Lavedan excelle dans cet art du dialogue : il s’y est surpassé. On comprend sans peine pourquoi je lui en sais tant de gré. C’est que l’art de causer fut une de nos traditions les meilleures, une de nos supériorités les moins contestées, notre véritable élégance, et que cette élégance est en train de se perdre, si elle n’est déjà perdue. On nous donne de temps en temps des nouvelles du « dernier salon où l’on cause. » Il y en a donc toujours un ; c’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. Pour qu’il y ait une « conversation française, » il faut que l’on cause dans tous les salons, un salon étant essentiellement un endroit où l’on cause. Nous sommes loin de là, c’est évident. Nous sommes trop pressés, trop agités pour cultiver un art qui exige, comme tous les arts d’agrément, de l’étude et des loisirs. Dans les maisons où nous fréquentons, nous ne faisons que passer. Si nous nous arrêtons, c’est pour potiner ou jouer au bridge. Le théâtre porte, à sa manière, la marque de ce changement dans les mœurs. S’il n’est pas toujours une image fidèle de la société, le théâtre en est du moins un reflet. Or, il n’a pu vous échapper que dans les comédies de ces derniers temps, même les plus relevées de ton, et d’allures ou de prétentions le plus littéraires, on ne cause plus. On ne s’attarde plus en route ; rien d’inutile ; pas d’épisodes, pas de détours, pas de méandres, droit au but : nous ne sommes pas ici pour nous amuser. C’est déplorable. Et c’est absurde. Car les pièces de théâtre ne vivent, ou ne se survivent, que par le dialogue. Si nous relisons aujourd’hui les comédies d’Augier, de Dumas fils, de Sardou et de Pailleron, les fantaisies de Meilhac et d’Halévy, les proverbes de Musset ou de Feuillet, ce n’est pas la pièce elle-même que nous y allons chercher, c’est le dialogue qui nous renseigne sur la société d’un temps et parfois sur nous-mêmes. Le tour de ces conversations a vieilli par endroits, parce que rien ne passe aussi vite que la nuance d’esprit à la mode. Mais on sera toujours curieux d’y trouver une indication sur les idées et les mots qui, à une certaine date, avaient cours à Paris. On m’assure que si les femmes vont au théâtre, c’est en partie pour savoir comment on s’habille ; je voudrais qu’en partie aussi on y allât pour savoir comment on cause. On cause délicieusement dans les deux premiers actes du Goût du vice : ce sont les meilleurs de la pièce. A partir du troisième acte, on agit davantage ; on s’émeut ; la comédie tourné au drame. C’est, à mon sens, l’endroit où la pièce faiblit ; l’intérêt ne parvient pas à naître. Mais il sera temps, un peu plus tard, de présenter mes objections.

La toile se lève sur un intérieur de bourgeoisie cossue, calme, honorable, éminemment familial. Mme Lortay est veuve d’un officier supérieur. Elle s’est consacrée à son fils, qui est un modèle de bon fils et ne rentre ni un soir, ni une nuit, sans aller embrasser sa mère. Voilà la manière de chez nous. Cette mère et ce fils sont bien Français. Mais ils sont Français du XXe siècle. André Lortay a pris pour carrière la littérature, qui ne fait plus peur aux familles et qui est même d’un bon rendement. Les uns font du roman, d’autres du théâtre, Comme on fait dans d’autres professions le meuble de style ou le bronze d’art. Mais il faut dans toute industrie servir le client suivant ses goûts. Le goût du jour est au roman licencieux. Donc André Lortay fait du roman licencieux. Il aurait écrit des berquinades au temps de Berquin, des idylles après Bernardin de Saint-Pierre, des romans d’aventures après Dumas père et des romans-feuilletons après Eugène Sue. C’est aujourd’hui le roman libertin qui se vend : il s’y applique en auteur bien sage. Il y réussit très joliment. Sa mère lui sert de secrétaire, corrige ses épreuves, rectifie les fautes de typographie sinon de morale, et lit les lettres expédiées par les femmes du monde. Car il paraît que les femmes du monde écrivent aux romanciers à scandale. Je veux bien le croire. L’une d’elles, en ce moment, qui signe Mirette, poursuit André Lortay de ses déclarations épistolaires. Mme Lortay se réjouit de cette intrigue, qui est évidemment pour le mauvais motif, Mirette étant, de son aveu et à en juger par son style, une femme mariée : ce peut être la liaison sérieuse, dont une mère a tout à espérer pour son fils, et rien à craindre. Beaucoup plus dangereuse pour André serait cette Lise Bernin qui est, elle, une jeune fille, et n’aurait qu’à vouloir se faire épouser.

Lise Bernin est une jeune fille, — à la façon dont on est une jeune fille au XXe siècle. Le temps est passé des ingénues. Les demoiselles de maintenant se sont « américanisées, » comme nous disons, et comme nous avons raison de dire, car c’est d’excellent nationalisme de donner un nom étranger aux mauvaises modes de chez soi. Dans ce concours d’excentricités, Lise Bernin a trouvé le moyen de se distinguer. Comment ? Allures ? Langage ? Un trait suffira. Elle a lu les livres d’André Lortay. Et c’est en lisant ces livres qu’elle est devenue amoureuse de l’auteur. C’est tout dire.

Cette jeune personne, qui depuis trois mois entretient un flirt enragé avec le romancier de ses rêves, s’est mis en tête de le pousser dans ses derniers retranchemens, aujourd’hui même. Elle vient le voir chez lui, toute seule, comme cela se fait. Elle va ainsi nous être présentée dans une triple conversation. D’abord avec Mme Lortay. Elle est avec celle-ci très sèche, un peu hautaine, lui coupe la parole et la remet à sa place : c’est la façon de traiter, comme elles le méritent, les vieilles personnes, qu’il est d’usage maintenant de désigner sous le nom de « vieux tableaux. » Puis avec un certain Tréguier, critique universitaire, et à ce titre représentant des saines traditions et de la morale. Celui-ci aime la jeune fille, profondément, et lui demande d’être sa femme. Il choisit bien son jour ! Je reconnais dans cette démarche la gaucherie de l’homme qui vit dans les livres et ne rentre dans la vie réelle qu’avec un peu d’ahurissement. Enfin troisième conversation et scène attendue entre Lise et André Lortay. Scène charmante où nous voyons les deux jeunes gens faire la roue l’un devant l’autre, étaler une perversité dont ils se sont approvisionnés chez les bons auteurs, énumérer la kyrielle de défauts sur quoi ils comptent pour paraître aimables. C’est Lise Bernin qui écrit les lettres signées Mirette, les lettres de l’inconnue, de la femme mariée qui a banni de son style toute pudeur. Nous l’aurions parié ! Comment résister à ce grand jeu de l’amour et de l’effronterie ? André Lortay épousera Lise Bernin et prendra Tréguier pour témoin.

Au second acte, nos jeunes mariés ont sept mois de mariage. A voir les démonstrations d’amour qu’ils se prodiguent en public, on jurerait que la lune de miel continue. Mais ce ne sont que des démonstrations en public et pour le public. Dans l’intimité, ils se cachent mal l’un à l’autre leur ennui et leur déception. Pourquoi ? C’est qu’ils ont continué à jouer le rôle dans lequel ils se sont connus, à tenir l’emploi pour lequel ils se considèrent comme engagés. Et ce rôle qui se prolonge leur est devenu insupportable, sans qu’ils aperçoivent aucun moyen de s’en délivrer. Aussi les journées sont-elles mornes sur la plage bretonne où ils sont venus passer l’été. On demande un visiteur, ami ou passant, quelqu’un enfin, qui soit un tiers et rompe la monotonie du tête-à-tête. Arrive Tréguier. Successivement la petite femme et le petit mari lui font leurs confidences ; ils ne sont pas heureux ; ils le prient de venir à leur aide ; et, par un singulier hasard, le service qu’ils attendent tous deux de lui est le même : c’est qu’il fasse la cour à Lise, qu’on appelle maintenant Mirette. Nous comprenons Mirette ; elle s’ennuie : on prend ce qu’on trouve. Nous comprenons moins le mari. Mais on ne comprend pas toujours la politique des maris. Cela n’a d’ailleurs pas grande importance. Un bonheur ne vient jamais seul. D’Aprieu, qui fut le second témoin du mariage Lortay, vient à passer par là, avec une petite amie, Jeanne Frémy. On l’invite à faire un séjour, lui et la petite amie… Si un auteur, aussi exercé que M. Lavedan, réunit sur un même point du globe tous ces personnages, c’est, vous le pensez bien, qu’il leur réserve un rôle à chacun dans le drame qu’il a combiné. Car nous voici en plein drame.

D’Aprieu et Tréguier font tous deux à Mirette une cour en règle, mais d’une manière différente et avec des chances inégales. La cour de Tréguier est une cour respectueuse, sentimentale, en service. commandé. D’Aprieu est brutal, pressant, pressé, trop pressé : c’est ce qui le perd ; il se croit trop tôt à l’instant d’obtenir ce qu’il veut prendre. Mirette appelle au secours. Ce n’est pas le mari qui répond, étant pour lors occupé auprès de la petite amie de d’Aprieu : c’est Tréguier. Quand arrivera le mari, encore à temps, mais tout de même un peu tard, il subira une scène de reproches des plus violentes et se verra fermer la porte au nez par sa femme : ce qui est toujours humiliant pour un mari.

Au dernier acte, Lise-Mirette a enfin lu dans son cœur et débrouillé le chaos de ses sentimens. Celui qu’elle aime, ce n’est ni Lortay et sa perversité, ni d’Aprieu et sa brutalité, c’est Tréguier. Elle l’aime, à force de l’admirer. Ne vient-il pas de la sauver tout à l’heure ? On a vu des femmes épouser leur sauveteur. Elle épousera Tréguier ou elle sera sa maîtresse, à son choix. Ah ! que nous ne sommes pas inquiets ! Tréguier n’a pas été mis là pour qu’on l’aime, en justes noces ni autrement. Ce n’est pas dans ses attributions. Il est là pour raccommoder les ménages, réconcilier les époux qui s’adorent en croyant se haïr, et leur rapporter le bonheur, — avec un peu de morale autour. Car il a un faible pour la dissertation morale, pour les conseils administrés avec un peu de pédantisme ; c’est dans sa fonction : il a été professeur, il donne des leçons. Écoutons-le tirer la morale de la pièce. Voilà donc, dira-t-il, où un snobisme détestable allait conduire ce ménage à la mode du XXe siècle ! Par un absurde respect humain, ces deux époux se sont menti l’un à l’autre et paré de défauts qu’ils n’ont pas. Ils ont affecté le goût du vice pour mieux dissimuler le penchant qui les entraîne irrésistiblement à la vertu. Fanfarons de perversité, qu’ils cessent un jeu dangereux ! Qu’ils reviennent à leur vraie nature ! Qu’ils soient eux-mêmes ! Il n’est que temps de songer à faire de bons livres et de beaux enfans…

Avouerai-je que ces péripéties m’ont médiocrement intéressé ? Une jeune femme qui est près de mal tourner, qui va jusqu’au bord de la faute, qui est ramenée par un terre-neuve, nous en avons tant vu ! je dis : au théâtre. Situation connue, prévue, que rien ne vient renouveler. Nous avons l’impression d’être en pleine convention. L’auteur l’a voulu ainsi, je le sais, et la loi du genre exige que la pièce finisse bien. Quand même, il est trop peu sévère pour le travers qu’il dénonce. Il semble y voir une parure de mauvais goût, mais légère, qu’on enlève quand on veut, comme sa voilette ou comme ses gants, et qui ne laisse pas de traces. Cela est bien difficile à admettre. Bien sûr ce n’est pas ici la débauche, et le clou qu’elle vous plante sous la mamelle gauche. C’est du moins une odeur malsaine : elle pénètre, elle s’attache. C’est une atmosphère pernicieuse : on s’en imprègne. Mauvaise préparation à une vie honnête. Mauvaise éducation du cœur et de l’esprit. Si encore ce n’était qu’une question d’éducation ; mais c’est quelque chose de plus : une affaire de tempérament et d’instinct. Quand on est si fort attiré vers les peintures du vice, c’est qu’elles correspondent en vous à un secret désir. On porte en soi le germe des qualités ou des défauts qu’on recherche chez les autres. M. Lavedan n’a pas assez indiqué cet aspect de son étude, ou plutôt il l’en a résolument supprimé, parce qu’il était en effet embarrassant. Mais, malgré lui, la remarque subsiste, l’objection se présente et nous hante.

Ces deux protagonistes d’une comédie aimable qui seront récompensés à la fin, ces deux jeunes gens spirituels et gracieux qui finiront par être de tendres époux, nous sont donnés pour des personnages sympathiques, égarés un moment et victimes passagères de leur milieu, mais en eux-mêmes et par nature foncièrement bons. Le moyen de nous le faire croire ? Ce polisson de Lortay écrit des polissonneries à froid. Est-ce que c’est une excuse, par hasard ? Ce petit monsieur bien élevé fait commerce de malpropretés, parce que c’est l’article qui se vend. Je le trouve répugnant, tout simplement. Il fait, me direz-vous, comme font bien d’autres autour de lui. C’est bien ainsi que je l’entends. Et cette jeune fille qui lit des turpitudes et n’en est pas révoltée ! Son joli visage n’est pas une suffisante compensation à sa difformité morale. Décidément ces deux personnages sympathiques sont trop antipathiques. Ils sont trop vilains. Cela me gâte mon plaisir. M. Lavedan a dépensé en leur honneur tout son talent, toutes ses ressources d’esprit et de sensibilité : ce sont bien des affaires pour le mariage d’une demi-vierge et d’un pornographe.

Le Goût du vice est très bien joué, d’abord par Mme Pierson qui, dans le rôle de la mère, est comme toujours la bonhomie et la finesse elles-mêmes et qui indique à merveille, sans la trop souligner, l’inconscience de la bonne dame ; puis par la jeune troupe de la Comédie qui a rivalisé de verve et de zèle et réalisé un ensemble digne des aînés. Mlle Piérat, qu’on ne se lasse pas de nous montrer et que nous ne nous lassons pas de revoir, a fait du rôle de Lise Bernin une bien charmante création ; elle en traduit les deux aspects de perversité et de sentiment, non pas également, ayant dans son jeu plus de séduction que d’émotion. M. Dessonnes dans le rôle d’André Lortay est un jeune premier vraiment jeune : il a de l’élégance, de l’aisance ; il a plu, et bien servi son personnage. M. Bernard est un Tréguier touchant de bonté éperdue. M. Grandval a composé avec beaucoup d’intelligence le rôle de d’Aprieu ; et Mlle Maille, en Jeanne Frémy, a eu de la simplicité et de l’agrément.

M. Maurice Donnay vient, à son tour, d’occuper cette chaire de la Société des Conférences que naguère inaugura Ferdinand Brunetière dans des conditions inoubliables, et que M. Jules Lemaître a faite sienne par la plus brillante série de succès. Les dix conférences qu’il a consacrées à Molière ont été très bien accueillies d’un public de connaisseurs. On en a goûté la simplicité ingénieuse, le naturel plein de bonne grâce, le tour aisé, le ton qui était celui d’une causerie spirituelle semée de remarques malicieuses, de boutades joliment fantaisistes et gaies.

On a beaucoup écrit sur Molière ; M. Maurice Donnay s’est excusé de n’avoir pas tout lu et d’ailleurs de n’apporter aucun document inédit. Mais on ne lui en demandait pas. Il avait mieux à faire : c’était de se placer à un point de vue nouveau, ou du moins trop négligé ; et il n’y a pas manqué. Puisqu’il est auteur dramatique, on attendait de lui qu’il parlât non pas en professeur, ni en philologue, ni en philosophe, mais en auteur dramatique. Il l’a parfaitement compris. Il a envisagé les pièces de Molière non pas comme des romans, des mémoires, des traités, des discours, des manifestes, mais comme des pièces de théâtre. Il s’est demandé comment elles ont été écrites, plutôt que pourquoi. Il s’est proposé de nous montrer le mécanisme de leur production, en homme qui est de la partie. De là, et nécessairement, beaucoup d’analyses, qui sont des modèles d’analyses, démontant le chef-d’œuvre pour le recomposer sous nos yeux, ou plutôt encore nous installant à l’intérieur pour nous expliquer, vaille que vaille, « comment c’est fait. » Donc, les notes de tous les commentateurs résolument jetées par-dessus bord ; un essai, presque toujours heureux, pour restituer l’œuvre dans sa fraîcheur, dans sa simplicité, et, comme on eût dit au XVIIe siècle, dans sa naïveté.

Le premier avantage de cette méthode est de désencombrer l’étude de ce théâtre et d’en expulser radicalement un certain nombre d’inventions saugrenues, dont, malgré nous, le souvenir nous hante, et qui faussent sujet, épisodes, caractères. Quelles intentions n’a-t-on pas prêtées à Molière, qu’il n’a jamais eues et qu’il eût été bien empêché d’avoir ? Quelles métamorphoses n’a-t-on pas fait subir à ceux de ses personnages dont le dessin est pourtant le plus franc et le plus net ? Alceste est devenu un Hamlet, et, qui pis est, un Hamlet romantique. Don Juan est devenu le poète assoiffé d’infini, le passionné chercheur d’idéal. M. Donnay a fait justice de ce travestissement lyrique. D. a dépouillé de son prestige l’immortel séducteur ; il lui a contesté, — lui, l’auteur d’Amans ! — jusqu’au titre d’amant. « L’homme à femmes, à beaucoup de femmes, à trop de femmes, à toutes les femmes, n’est pas un amant. Don Juan peut bien en avoir possédé mille et trois, sans, pour cela, connaître une femme, ni la femme, ni les femmes. Son but est de séduire et de s’enfuir après ; alors, quelle est donc la femme qui se dévoile, corps et âme, en une seule fois ?… Il ne connaît que la victoire, il ne connaît pas la défaite ; il ne connaît pas l’infidélité, ni la trahison, sinon les siennes ; il ne connaît pas le doute, le soupçon, la tristesse, la souffrance ; il ne connaît pas ses propres larmes, et les larmes de ses victimes ne l’émeuvent pas. Il peut avoir des sens étonnans et même un cerveau, mais il n’a pas de cœur ; il n’est pas un amant. C’est un artiste, un dilettante, mais le dilettantisme est stérile. Il a trop de fatuité pour être intelligent. A le bien regarder, ce Don Juan, au fond de ses beaux yeux cruels, non, je ne le crois pas très intelligent ; je veux dire qu’il n’a pas cette intelligence supérieure dans laquelle entrent la bonté et la pitié, et sans laquelle il n’y a pas de lumineuse beauté. » J’ai cité ce morceau pour montrer la finesse d’analyse morale que M. Donnay a su joindre à la sûreté de l’analyse dramatique. Pour parler de Molière convenablement, il a pensé qu’il en fallait parler avec bon sens, ce qui n’empêche pas d’ailleurs d’en parler avec esprit. Voici la conclusion de ce portrait de Don Juan : « Débarrassé de la légende, de la tradition, du romantisme, de la littérature, qu’est-ce que Don Juan ? Il n’y a plus que les écoliers pour fixer sur lui leurs yeux ardens. Cet orgueilleux, cet égoïste forcené, cet individualiste exaspéré, ce jouisseur effréné, ce méchant passionné, il a beau se réclamer de Nietzsche, qu’il n’a pas compris d’ailleurs, le voilà qui entre dans le domaine de la pathologie : c’est le marquis de Priola, c’est un candidat à la paralysie générale. » L’idole est découronnée : puisse-t-elle rester sous le coup de cette exécution !

Pour retrouver la véritable pensée de Molière, le plus simple et le plus sûr est, en tout état de cause, de s’en rapporter au dessein qu’il a lui-même avoué. Que n’a-t-on pas cru voir dans Tartuffe et quelles visées lointaines n’a-t-on pas prêtées à Molière et quelles mystérieuses arrière-pensées ? Si pourtant cette pièce dont le héros est un hypocrite n’était dirigée que contre l’hypocrisie, et si cette comédie de l’Imposteur ne s’attaquait qu’à l’imposture ! Aux époques différentes, hypocrisie et imposture opèrent sur des terrains différens, exploitent des domaines qui changent suivant que les influences dominantes se déplacent. Au XVIIe siècle, l’Église occupe dans l’État une place prépondérante ; sa domination pèse fortement sur la politique, la société la famille, les mœurs. Molière s’attaque donc à l’hypocrisie religieuse. De nos jours il en aurait mis à la scène une autre forme, l’étalage de la dévotion n’étant plus un moyen de se faire bien venir des « pouvoirs publics » et de courir la carrière des honneurs et de la fortune. Au surplus, il n’aurait eu que l’embarras du choix. « Tartuffe nous remplit d’horreur, d’effroi et de dégoût, parce qu’il symbolise à nos yeux l’hypocrisie, la religieuse et toutes les autres, philosophique, scientifique, politique, sociale, humanitaire. Comme l’a très bien dit Alfred Capus, un homme riche et heureux, qui prêche la révolte sociale sans s’être préalablement dépouillé de ses biens, n’est peut-être pas un imposteur moins dangereux, que celui de Molière. A la place de : peut-être, il faut dire : certainement. Débarrassons la comédie de toute son exégèse. Tartuffe pour nous est l’hypocrite, c’est-à-dire l’homme le plus néfaste dans toutes les classes et dans tous les partis, pour sa classe et pour son parti, que ce soit un faux dévot, un mauvais prêtre, un politicien arriviste, un général antimilitariste, un débauché féministe, un patron anarchiste ou un agent de change collectiviste. »

Dans Tartuffe on a voulu voir tout notre anticléricalisme, dans les Femmes savantes tout notre féminisme, dans une seule réplique de Don Juan tout notre humanitarisme, et généralement dans le théâtre de Molière toute la Révolution française. On peut affirmer que Molière n’y avait pas pensé. Il pensait au public qu’il avait devant lui et qu’il s’agissait de divertir. Il ne faut même pas se le représenter à la manière d’un écrivain, travaillant à loisir et se servant de la forme théâtrale pour habiller ses idées philosophiques ou ses théories sociales. Voltaire, peut-être, composait ainsi ses pièces, et c’est une des raisons pourquoi elles ne sont pas celles de Molière. C’est pour être comédien, non pour être auteur comique, que Molière a abordé le théâtre. Ayant commencé par être acteur il a continué, et joint à cette profession celle de directeur de troupe. Il fait des pièces pour être jouées, pour le succès immédiat qu’on obtient en faisant rire les honnêtes gens : il s’en est fallu de peu qu’il ne les fit même pas imprimer.

Il est pressé, il prend le sujet qui est dans l’air, le ridicule qu’il a sous la main, l’original qu’il vient de rencontrer, le petit-maître ou le pédant qui se sont attaqués à lui, le notaire ou l’huissier à verge à qui il a eu affaire, le médecin qui ne l’aide pas à guérir, — la coquette qui le fait souffrir. « Il s’est joué le premier en plusieurs endroits sur des affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique. » Cette assertion de La Grange a beaucoup frappé M. Donnay. Et elle lui a été d’un grand secours. Ayant en effet pour programme d’étudier la vie de l’homme aussi bien que l’œuvre de l’écrivain, il lui importait de mettre en évidence les points où elles se rejoignent. Il s’est amusé à souligner ce parallélisme. Voyez, dit-il à peu près, comme les circonstances de la vie de Molière déterminent son œuvre ! Il épouse Armande ; il écrit l’École des maris et l’Ecole des femmes, deux pièces qui témoignent de la même préoccupation : peut-on être aimé d’une femme lorsqu’on a vingt ans de plus qu’elle ? A la même préoccupation se rattache le Mariage forcé. L’Ecole des femmes est violemment attaquée : il écrit pour se défendre la Critique de l’Ecole des femmes ; les attaques, les calomnies continuant, il répond par l’Impromptu de Versailles. « Il y a toujours dans cette Ecole des femmes un passage dont les dévots s’emparent pour l’accuser d’irréligion, alors que ses intentions sont sans noirceur ; ces susceptibilités, cette intolérance, cette mauvaise foi l’irritent. Il se dit : « Ah ! vous criez de la sorte pour mes pauvres chaudières bouillantes… Je vais vous faire crier pour quelque chose. » Et il écrit Tartuffe. Les dévots s’alarment et font interdire Tartuffe. A la hâte il écrit le Festin de Pierre, et de Don Juan il fait non seulement un débauché et un athée, mais encore un hypocrite, par vengeance de la cabale qui a arrêté Tartuffe. » Et ainsi de suite. Surmené de travail, il commence à sentir les atteintes du mal qui l’emportera. Il écrit l’Amour médecin et c’est sa première pièce contre la Faculté ! Voici le Misanthrope. Certes, Alceste n’est pas Molière : toutefois, Alceste est jaloux, et les chagrins d’amour, les tortures de la jalousie ne se devinent pas, il faut les avoir éprouvés pour les exprimer avec cette vérité et cette intensité. On n’exprime bien que ce dont on souffre…

Si l’on voulait à toute force chercher une chicane à M. Donnay, c’est par là que son étude prêterait à la critique. Il a trop cédé à la tentation de trouver dans la biographie, d’ailleurs si imparfaitement connue et souvent si conjecturale de Molière, le fil qui nous conduit sûrement à travers son œuvre. Hâtons-nous de dire qu’il s’est gardé d’attribuer à cette indication plus d’importance qu’elle n’en a. Il a très bien vu que les incidens de l’existence quotidienne ont été pour Molière l’occasion, non la matière de ses pièces. Les sujets lui sont venus d’ailleurs. Il y avait, au XVIIe siècle un répertoire traditionnel, une « matière comique » qu’il a exploitée à son tour en se l’appropriant et y mettant une fois pour toutes son empreinte. Les deux frères de l’École des Maris sont ceux des Adelphes que Térence lui avait légués. Le cycle du cocuage emplit à peu près toute la littérature « gauloise. » Les vers les plus jaloux du Misanthrope sont repris de Don Garcie de Navarre que Molière écrivait quand il n’était pas encore le mari d’Armande. Rien ne serait plus faux que de voir dans son théâtre une sorte de longue confidence personnelle. Il n’est pas le premier de nos lyriques. Pas plus qu’il n’est Voltaire, il n’est Victor Hugo ni Musset. Et M. Donnay ne pouvait commettre une telle méprise, précisément parce qu’il est lui-même auteur dramatique.

Sa conclusion résume en quelques mots toute son étude : « La philosophie de Molière, sa morale, son style, sont une philosophie, une morale, et un style de théâtre. C’est un homme de théâtre, le plus grand, le plus nombreux, le plus divers, le plus complet que nous ayons. » On ne saurait mieux dire. M. Donnay a donc eu bien raison de se placer au point de vue qu’il a adopté. Ses conférences, qui auraient pu n’être que charmantes, ont encore été très judicieuses. Cela n’empêchera pas les commentateurs de continuer à travailler sur le texte de Molière, et même de se réjouir sournoisement que M. Donnay ait augmenté dîme unité le nombre déjà respectable des commentaires attachés à ce texte. Ils commenteront, ils traduiront, ils trahiront. Et ils auront raison, eux aussi. Car nous avons une tendance irrésistible à tirer à nous les hommes de génie pour en faire nos contemporains : c’est une forme de notre admiration et une preuve que nous ne pouvons plus vivre sans eux. Les œuvres médiocres ou simplement estimables qui « ne sont que ce qu’elles sont » ne courent pas le danger de ces interprétations inexactes. C’est le privilège des grandes œuvres qu’à travers les siècles elles participent à la loi du changement, qui est celle même de la vie, et se chargent du poids de notre propre pensée. Chaque génération qui vient y apporte, en hommage, un contresens de plus.


RENE DOUMIC.