Revue dramatique - 30 novembre 1893

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Revue dramatique - 30 novembre 1893
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 701-705).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Antigone de Sophocle, traduction de MM. P. Meurice et A. Vacquerie.

Le spectacle d’Antigone à la Comédie-Française est d’une beauté souveraine et peut-être plus pure encore, plus délicate, en quelque sorte plus intérieure que la beauté même d’Œdipe-Roi.

Sous les murs de Thèbes les deux fils d’Œdipe, l’un attaquant, l’autre défendant leur commune patrie, se sont entre-tués. Créon leur oncle, tyran de Thèbes, a rendu les honneurs funèbres au seul Étéocle ; à Polynice, qui porta les armes contre la cité et contre les dieux, il a interdit de les rendre. Bravant le décret impie, la pieuse Antigone répand sur les restes abandonnés de son frère la poussière prescrite et les libations lustrales, et pour ce noble crime, Créon la fait enfermer vivante en un tombeau. Vainement Hémon, fils de Créon et fiancé d’Antigone, implore son père.

Il faut, pour fléchir le roi, que le devin Tirésias le menace des pires malheurs. Alors seulement, pressé par la crainte, Créon s’élance au secours de la captive. Il n’arrive que pour la trouver morte, suspendue au nœud de sa ceinture, et pour voir Hémon se tuer à côté d’elle. Il revient, le vieux roi, portant entre ses bras le cadavre de son fils, et sur le seuil du palais il trouve un cadavre encore : celui de la reine, qui n’a pas voulu survivre à son enfant. Tel est en deux mots le sujet, et, comme on dit, l’argument de l’antique tragédie.

Nous disons tragédie, et si nous parlions d’Œdipe-Roi, nous dirions, prenant certes le mot au sens le plus honorable, même le plus glorieux, mais nous dirions pourtant mélodrame ; entre les deux chefs-d’œuvre, et sans doute à l’avantage d’Antigone, voilà une première différence. Œdipe, est en effet un mélodrame, parce que l’intérêt y réside dans l’évolution d’une action, d’une intrigue, plutôt que dans l’étude des passions et des caractères. Dès le début d’Œdipe-Roi, nous connaissons l’horrible secret et nous savons que le héros aussi finira par le découvrir. Sur la préparation et la gradation, les péripéties et enfin l’événement de cette découverte porte le génie du poète et la curiosité ou l’angoisse du spectateur. D’Antigone au contraire le point central n’est plus un fait ; c’est une âme. Nous ne voyons plus comment quelque chose arrive, mais comment et surtout pourquoi quelqu’un agit. De là dans notre plaisir, ou mieux dans notre émotion, je ne sais quoi, sinon de plus intense, au moins de plus haut, et encore une fois de plus pur.

Un double sentiment, piété et pitié, remplit le cœur d’Antigone, et de ce sentiment il semble que tout le monde n’ait pas été l’autre jour également touché. Il est des juges, et des plus délicats, qui ont trouvé l’œuvre un peu froide, nous entretenant de choses qui ne sauraient plus, ont-ils dit, émouvoir des modernes et des chrétiens ; de superstitions funèbres, de rites matériels auxquels notre croyance épurée est devenue indifférente. C’est là mal comprendre l’esprit de l’époque, de l’œuvre, et l’âme profonde, autant qu’exquise, de l’héroïne. Rien au contraire de moins étroitement païen qu’Antigone, rien de plus général, de plus éternel ; rien qui nous demande moins, pour être admis et admiré, de sortir de nous-mêmes, et de nous faire, comme on l’a dit encore injustement, « une raison sur le modèle de la déraison antique. » Il ne s’agit point ici de stériles cérémonies, de formalités vaines. Antigone ne donne pas sa vie pour l’accomplissement d’un rite inutile, mais d’un devoir efficace ; ce qu’elle veut, ce n’est pas, ou ce n’est pas seulement le corps fraternel honoré, c’est l’âme fraternelle heureuse. Heureuse ou du moins tranquille, car dans la religion hellénique le rêve d’outre-tombe paraît bien s’être contenté de la paix, sans prétendre à la félicité. Comme les Égyptiens, les Grecs ont cru d’abord à une autre vie après la mort, sous la terre ; les honneurs funèbres étaient la condition expresse de cette existence souterraine, un peu vide, un peu terne sans doute, exempte de souffrance plutôt que comblée de joie, mais assez désirable encore pour qu’Antigone, à tout prix, en veuille assurer à son frère ne fût-ce que le triste bienfait et la pâle douceur. La vierge fraternelle ne meurt donc pas martyre de la superstition matérielle, mais de la pure croyance, et d’une piété qui veut donner à l’être aimé, par-delà le trépas, ce qu’elle conçoit, ce qu’elle espère de bonheur. Et si cela est peu de chose encore, une lueur à peine, si depuis les temps helléniques, le stoïcisme d’abord et puis et, surtout le christianisme, ont élevé l’idéal de l’éternelle béatitude, de l’idéal ancien quelque chose est demeuré pourtant, et pour ses fidèles défunts l’Église demande toujours et avant tout requiem, le repos.

La piété d’Antigone est pitié aussi et par là encore nous touche. À la rancune, à la vengeance, à la haine, elle donne pour borne sacrée la pierre des tombeaux. Elle ne permet pas que la malédiction, ni la honte, ni le châtiment poursuivent le coupable au-delà des portes de la vie. De la miséricorde divine et du salut elle a d’étranges pressentimens. À cet égard, le dialogue, on pourrait presque dire la discussion entre Antigone et Créon mériterait d’être étudiée en détail : « Le crime, objecte Créon, n’a pas droit an même traitement que la vertu. — Qui sait, réplique la jeune fille, comme si vaguement elle entrevoyait un dieu moins sévère à l’homme que l’homme même ; qui sait si ces maximes sont admises chez les morts ? — Certes, riposte le roi, mais un ennemi ne devient pas un ami, même après sa mort. » Et rien n’est plus émouvant, devant ce dernier argument de rigueur et de dureté, que le mouvement de l’âme compatissante se repliant sur elle-même, s’enfermant dans l’obstination, dans l’aveuglement de la tendresse et de la pitié : « Moi, je suis faite pour m’associer à l’amour et non pas à la haine. »

Il est bon d’observer ici que chez Antigone la divine charité n’empiète pas sur la justice humaine. Dans le conflit entre la loi de l’État et la loi surnaturelle, celle-ci ne réclame que sa part. Si farouche et même odieux que soit Créon, on peut le comprendre. La haine surtout l’anime, mais pour la voiler, pour la masquer, ni les prétextes ne lui manquent, ni peut-être les raisons. C’est soi-disant au nom de deux grandes idées qu’il lutte : l’idée de l’autorité absolue et l’idée de la patrie. « Il faut écouter, dit-il quelque part, celui que l’État a choisi pour maître, en toutes choses, petites ou grandes, justes ou injustes. » Et ailleurs : « Jamais le crime n’obtiendra de moi les honneurs que mérite la vertu ; mais quiconque aura montré du zèle pour sa patrie, je l’honorerai après sa mort comme de son vivant. » Créon joue donc son rôle de chef ; chef primitif, encore barbare, gardien intransigeant du droit absolu et au besoin atroce. Et voyez quelle est la justesse du génie grec et quelle mesure garde Antigone jusque dans la ferveur de sa piété. Elle ne cherche pas à réhabiliter son frère. Sans contester ni même excuser le crime du vivant, elle en veut seulement purifier le mort. Coupable, il a mérité son châtiment ; mais, une part ayant été donnée à la justice humaine, qu’une autre soit désormais laissée au divin pardon. Est-il possible de faire à l’avance, avec plus de discernement et d’exactitude, le partage délicat de nos devoirs, de mieux prévoir et d’interpréter mieux le précepte futur : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.

Le chef-d’œuvre de Sophocle, comme les plus rares parmi les chefs-d’œuvre antiques, possède donc un caractère sinon de prophétie, au moins d’annonciation morale, philosophique et religieuse il marque un pas en avant et sur les tragédies d’Eschyle, et sur telle ou telle tragédie (Electre, par exemple) de Sophocle lui-même. Les âmes, ou quelques âmes (Antigone, Hémon) y sont plus douces ; elle y sont libres aussi, et voilà par où encore Antigone diffère essentiellement d’Œdipe-Roi. Œdipe représente la souveraineté du Destin ; Antigone, au contraire, l’avènement, l’aube non seulement de la compassion et de la tendresse, mais de la liberté, et d’une liberté dès son aurore aussi parfaite, aussi radieuse, que depuis elle le fut jamais. « Là, peut-on dire, en empruntant à M. Brunetière une de ces distinctions qu’il excelle à établir, là les héros formés pour ainsi dire et comme façonnés par les circonstances extérieures, soumis à la pression du « milieu » ou du « moment, » obéissent toujours à quelque fatalité, dont même il leur arrive parfois de n’être que le symbole, et sont agis, « selon un barbarisme énergique, bien plutôt qu’ils n’agissent. » — Ici au contraire, « bien loin d’accepter la loi des circonstances, ce sont les personnages qui la leur font jusqu’à en mourir, s’il le faut, plutôt que de ne pas la leur faire, et qui les accommodent aux exigences de leur volonté. Chez Corneille lui-même, auquel M. Brunetière appliquait naguère ces dernières paroles, chez Corneille, le grand poète du libre arbitre, on ne trouve pas un héros, une héroïne plus inviolablement libre qu’Antigone : libre avec plus de force, mais surtout avec autant de douceur que la vierge thé-haine, frêle mais intrépide avocate de la conscience et du devoir, roseau pensant, roseau aimant aussi, que l’univers antique s’arme pour écraser et dont eu l’écrasant seulement il triomphe.

Oui, l’une des premières parmi les grandes figures tragiques, Antigone a été libre de cette liberté transcendantale qu’il y a plus de cent ans un grand penseur a conçue. « Devoir, s’écriait Kant en un passage fameux, devoir ! nom sublime et grand, qui ne renfermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission ; qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l’âme une aversion naturelle et épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui gagne elle-même, malgré nous, la vénération (sinon toujours l’obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchans, quoiqu’ils agissent contre elle en secret, quelle origine est digne de toi et où trouve-t-on la racine de ta noble tige[1] ? » — Ce commandement secret et invincible, cet impératif que le philosophe a cru trouver, l’a-t-il donc retrouvé seulement ? Puisque aujourd’hui nous nous sommes plu à chercher des pressentimens, à surprendre des lueurs dans Antigone, on nous excusera peut-être si de la noble tige, comme dit Kant, il nous a semblé voirie germe déjà fleurir, il y a deux mille années, sous l’azur de la Grèce et dans l’âme ingénue d’une enfant.

La musique écrite par M. Saint-Saëns, pour Antigone, est strictement conforme aux conditions connues ou présumées de la musique antique : unisson des voix entre elles toujours, et presque toujours unisson des voix avec l’orchestre ; orchestre fort simple, très léger, qui se permet parfois un modeste contrepoint d’accompagnement ; emploi de certaines tonalités ou plutôt de certains modes anciens (l’hypodorien par exemple, chœur numéro 1). L’effet ainsi obtenu est donc vraisemblablement selon la lettre du génie grec. Est-il aussi selon l’esprit ? On garde le droit d’en douter, cet esprit n’étant pas venu jusqu’à nous. En somme, et malgré la réelle grandeur d’un ou deux morceaux, la ravissante mélancolie d’un autre, cette musique a paru surtout monotone. Elle a en outre ce grave inconvénient, qu’elle empêche d’entendre les paroles du chœur, souvent admirables d’abord et puis nécessaires toujours à la physionomie comme à l’équilibre moral de la tragédie.

L’interprétation d’Antigone est très belle. M. Mounet-Sully dans Créon donne à plusieurs reprises par la voix, le geste et la diction la sensation du sublime ; rien de plus magnifique que la lente et douloureuse montée des degrés du palais par ce père qui porte et traîne à la fois le cadavre de son enfant. Mlle Bartet, par la mesure, la discrétion et la distinction exquise, atteint à la perfection de la grâce chaste et de la tendre dignité. « Je suis de la race des sœurs », disait-elle dans la Souris ; dans Antigone, c’est l’idéal même de cette race qu’elle a réalisé.

Allez donc entendre Antigone, et puis, si vous voulez prolonger, redoubler même en vous l’émotion sacrée, allez entendre Phèdre, où chaque dimanche Mme Sarah Bernhardt reparaît, plus passionnée, plus douloureuse, plus admirable enfin qu’elle ne fut jamais. Décidément le dieu ne s’est pas retiré de cette femme.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Kant, Critique de la raison pratique, trad. Picavet.