Revue dramatique - 30 novembre 1911

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Revue dramatique - 30 novembre 1911
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 698-708).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : La Brebis perdue, pièce en trois actes par M. Gabriel Trarieux. — GYMNASE : L’Amour défendu, comédie en trois actes par M. Pierre Wolff. — THEATRE-ANTOINE : Le Bonheur, comédie en trois actes par M. Albert Guinon. — THEATRE SARAH-BERNHARDT : Reprise de Lucrèce Borgia.


On vient de nous conter, à la Comédie-Française, une assez pénible aventure. Encore faut-il savoir gré à l’auteur, M. Trarieux, d’en avoir reculé la date à quelque soixante ans en arrière. Cela a l’inconvénient de donner un je ne sais quoi de désuet au dialogue et de falot aux personnages. Mais il importait surtout d’atténuer ce que, dans un cadre d’aujourd’hui, l’impression aurait eu de trop désobligeant.

Dans Limoges vivait, au temps de Louis-Philippe, un couple mal assorti. Mariée, contre son gré, à un M. Graslin, vieil homme avare, morose, et que sa disgrâce physique rend même assez repoussant, Véronique est la beauté la plus réputée du Limousin. Sa maison est des mieux fréquentées et l’on y rencontre tout ce qui compte dans le chef-lieu. D’abord S. G. Monseigneur l’évêque ; et cela va sans dire, puisque nous sommes à la Comédie-Française. Il y avait un prélat dans Primerose ; il y en a un dans la Brebis perdue, accompagné d’un premier vicaire et renforcé d’un curé de campagne : un nombreux clergé est attaché à l’établissement. La magistrature, le corps médical, toutes les notabilités de l’endroit sont pareillement assidues à l’hôtel Graslin, où les attire le charme de Véronique. Partout où la maîtresse de maison est une jolie femme, les visiteurs accourent, et dans chaque visiteur il y a, plus ou moins, un adorateur. C’en est un, respectueux et platonique, que le vieux Grossetête, content d’envoyer à Véronique l’hommage discret et parfumé de fleurs, amoureusement cultivées dans ses serres. L’avocat général Granville et le médecin Houbaud en sont d’autres, moins discrets, et prêts à s’enhardir sur un signe. Mais Véronique, tout au contraire, les décourage très catégoriquement. Nous connaissons le monde et le théâtre. Nous ne sommes pas tentés un instant de dire : « Voilà une honnête femme. » Nous songeons à part nous : « Cette femme aime un autre homme. Qui aime-t-elle ? »

Nous le saurons bientôt. Car on ne peut reprocher à cette pièce qu’on y fasse languir la curiosité du spectateur. A peine l’évêque, le médecin, le magistrat et l’horticulteur ont-ils laissé désert le salon de Mme Graslin, celle-ci, promenant une lampe devant la fenêtre, avec toute la grâce que Mme Bartet ne peut manquer de mettre à un tel geste, fait un signal évidemment convenu et attendu. Nous allons connaître l’amoureux de Véronique. Sur ces entrefaites, la bonne annonce qu’un certain Tascheron, Jean-François, un garçon du pays, fils d’ouvriers, ouvrier lui-même, demande à être introduit. Que vient faire ce rustre ? Car c’en est un et qui le paraît doublement dans ce cadre d’élégance. Quelques mouvemens saccadés en guise de gestes ; quelques sons rauques pour tout langage. Ce fils du peuple exagère ; il en a trop mis : on dirait d’un homme des bois… Et c’est l’amant de Véronique !

Je ne puis vous dire à quel point cette découverte nous est désagréable. Véronique ! une personne si considérée dans Limoges ! Je sais bien que le département n’y fait rien et qu’on peut citer des exemples. De temps en temps, la chronique scandaleuse nous apprend qu’une grande dame a eu des bontés pour son valet de chambre. Au moins, on ne nous demande pas de nous attendrir sur ces cas de basse sensualité. La faute s’y aggrave de malpropreté. Comment une femme si délicate, physiquement et moralement, peut-elle s’être abandonnée à ce brutal ? Mais c’est cette brutalité même qui lui donne dii plaisir. Elle y insiste. Passons !… Pour la joie de vivre seule avec Tascheron, et d’ailleurs parce qu’elle est enceinte de ses œuvres, Véronique va fuir, le soir même, avec son amant, vers les Amériques. Il faut de l’argent pour toute espèce de fugue. Jean-François se fait fort d’en tirer d’un certain père Pingret. Ses explications sont embarrassées. Nous concevons des inquiétudes sur l’opération projetée.

Nous ne nous étions pas trompés : l’opération a consisté à voler Pingret et l’assassiner. La servante étant accourue aux cris, Tascheron a dû commettre un second meurtre. Après quoi, aidé de Véronique, et avec un mouchoir qu’elle lui a prêté, il enveloppe et emporte les pois remplis d’or. Puis il efface sur le sol l’empreinte des pas de sa complice. Du sang et de la boue. Ce n’est pas même le « beau crime » qu’eût admiré J.-J. Weiss : c’est le crime ignoble.

A la suite de ces émotions, si contraires à son état, Véronique fait une fausse couche : on l’aurait faite à moins. Autour de sa chaise longue, on cause de ce crime qui passionne tout Limoges. Elle se mêle, avec l’ardeur qu’on peut imaginer, à la discussion. Elle essaie d’endoctriner tantôt le président du jury et tantôt l’avocat général, pour obtenir à Tascheron le bénéfice des circonstances atténuantes. Il va sans dire que cet assassin nous est donné pour sublime. Pas un mot ne lui échappe ; qui puisse désigner sa complice. Il est essentiellement l’escarpe qui se tait pour ne pas compromettre une femme du monde. Je suis assez de l’humeur de certains vieux magistrats que cette chevaleresque attitude impressionne médiocrement. Tandis que Véronique s’inquiète de sauver les jours de celui qui a tué par amour pour elle, l’évêque songe à sauver l’âme de celui qui va mourir. Il faut obtenir de lui aveu et repentir. Tâche ardue à laquelle un seul prêtre dans le diocèse peut réussir, un saint homme, le curé Bonnet. C’est ainsi que le « curé de village » fait son entrée dans la pièce. Oserai-je dire — et j’en demande pardon à l’Église — combien il m’est indifférent que l’âme de Tascheron soit sauvée ou ne le soit pas ? Cela diminue d’autant mon admiration pour l’apôtre campagnard à qui est dû cet important résultat. Ainsi tout le pathétique, semé à profusion dans cet acte, passe à côté de nous. Pas un instant, notre sensibilité n’est surprise. Nous assistons impassibles et gênés à cette vaine gesticulation.

Et cela va durer encore tout un acte. Ce nom que Tascheron n’a pas voulu livrer, l’avocat général l’a trouvé, en étudiant l’affaire. Et savez-vous quel est sur ce magistrat l’effet de cette trouvaille ? Il propose à Véronique de l’épouser. Car Graslin est mort au cours du procès : il est mort, on ne sait pourquoi ni comment, parce que tel a été le bon plaisir de l’auteur. C’est un fait que les héroïnes des crimes passionnels sont accablées de demandes en mariage ; encore ces demandes n’émanent-elles pas ordinairement du parquet. A son tour, Tascheron meurt, non pas sur l’échafaud qu’il a si bien mérité, mais dans sa prison où il s’étrangle. On meurt beaucoup dans cette pièce dont c’est ici la quatrième victime, sans compter l’enfant mort-né. Alors Véronique éprouve le besoin de se confesser publiquement. Elle fait venir l’évêque, le curé Bonnet, le médecin et divers habitués de son salon ; et elle leur fait le récit du crime. A quoi bon ? et pourquoi perd-elle une si belle occasion de se taire ? Puis le curé Bonnet l’emmène à Montégnac, patrie de Tascheron, où elle se consacrera aux bonnes œuvres. Tout cela est incohérent, heurté, brutal et surtout si dénué d’intérêt !

Le plus fâcheux de l’affaire est que cette noire intrigue est tirée, plus ou moins librement, d’un romande Balzac. Faute d’avoir relu la veille le Curé de village, et bien que le roman soit l’un des plus réputés de la Comédie humaine, on se demande si Balzac serait donc ici le premier coupable. Après tout, c’est possible. Il y avait en lui, à côté du puissant observateur des mœurs, un passionné d’inventions mélodramatiques, qui se souvenait d’avoir écrit Jeanne la Pâle et Argow le Pirate, quand il s’appelait Horace de Saint-Aubin et lord R’hoone. Un vieux levain de romantisme ne cessa de fermenter chez le grand romancier réaliste. Et le père de Vautrin ne se guérit jamais d’une secrète complaisance pour les forçats libérés ou non. Enfin c’était l’âge d’or du socialisme humanitaire, où chaque héroïne de George Sand se mourait d’amour pour un jeune prolétaire aux reins solides.

Relisons donc le Curé de village. Nous ne manquerons pas d’y admirer, au passage, la richesse des élémens mis en œuvre par le romancier : l’étude savoureuse de la vie de province, le grouillement d’humanité, les types accusés en plein relief, Sauviat, l’ancien porte-balle qui a gagné sou à sou une fortune, Graslin, le manieur d’argent, le curé Bonnet, âme d’apôtre dans sa frêle enveloppe, et Farrabesche, le réfractaire devenu gardien de l’ordre pour expier quelques gentillesses datant de l’époque où il opérait avec une bande de chauffeurs. Mais voici la remarque essentielle. L’art du romancier a consisté, au lieu de nous livrer tout de suite l’affreux secret, à prolonger le mystère jusqu’aux dernières pages du livre. Nous savons qu’un drame a ravagé la. vie de Véronique et que son âme souffre d’une plaie secrète. C’est sa souffrance qu’on nous met sous les yeux et c’est à sa longue expiation qu’on nous fait assister. Comme il arrive chez Balzac, l’infini de la misère intérieure s’extériorise par l’expression de visage de la sainte qu’est devenue Véronique. « Le visage avait alors une teinte jaune semblable à celle qui colore les austères figures, des abbesses célèbres par leurs macérations. Les tempes attendries s’étaient dorées. Les lèvres avaient pâli… Dans le coin des yeux, à la naissance du nez, les douleurs avaient tracé deux places nacrées par où bien des larmes secrètes avaient cheminé. Les larmes avaient effacé les traces delà petite vérole et usé la peau… Les joues étaient creuses et leurs plis accusaient de graves pensées, etc. » Retirée à Montégnac, la veuve du riche Graslin devient la bienfaitrice du canton. Elle a pour guide et constant auxiliaire dans cette œuvre de bienfaisance et de régénération le curé Bonnet, en sorte que nous pouvons lier intime connaissance avec ce héros de la charité chrétienne. Il ne suffit même pas à Balzac que Véronique se soit rachetée par des années de sacrifice et de dévouement, il faut encore qu’elle soit transfigurée par l’approche de la mort. Alors seulement, par une confession publique renouvelée de la primitive Église et qui ne détonne pas dans ce milieu d’ascétisme, à la minute où l’aube du pardon divin se lève pour la pécheresse, nous recevons de ses lèvres défaillantes l’aveu de la faute ancienne. Une erreur du cœur et des sens, une déviation du sentiment maternel a jeté la malheureuse dans un abîme de honte et de regrets…

Non, en vérité, ce n’est plus ici l’œuvre de Balzac. Du roman il n’est resté que la trame, du tableau que les dessous, du portrait qu’une armature faussée. Ces adaptations qui sont des déformations, sont toujours regrettables, où qu’on nous les présente.

Tout l’effort de l’interprétation retombait sur la seule Mme Bartet. Le rôle de Véronique, continûment poussé au drame, ne lui convenait guère. Elle y a mis tout son talent et s’en tire à son honneur. M. Paul Mounet a bien fait sentir ce qu’il y a de creux et de sonore dans le rôle du curé Bonnet. L’ensemble reste terne.


Est-ce bien M. Pierre Wolff qui jadis, en des pièces d’un réalisme outrancier, nous peignait les mœurs des filles et de leurs filles ? Est-ce lui qui, plus récemment, dans une série d’œuvres tendancieuses, esquissait la morale de l’amour libre ? Est-ce lui qui fut l’apologiste du ruisseau, et le psychologue d’une humanité réduite à l’instinct ? On en doute quand on entend sa nouvelle pièce l’Amour défendu, qui semble tirée de l’Astrée si ce n’est des Amadis et qui, représentée à l’Hôtel Rambouillet, eût fait se pâmer d’aise toute la société précieuse. Nous sommes assez loin de cet état d’esprit ; c’est pourquoi on a généralement contesté à M. Pierre Wolff la donnée même de sa pièce,

La voici telle qu’elle nous est exposée au premier acte. A Nice, par un chaud après-midi, dans un salon, sur une chaise longue, Madeleine Verneuil est endormie. Jean Derigny entre, s’approche d’elle, effleure son front d’un baiser et s’esquive. Le mari, Pierre Verneuil, a tout vu. Jean Derigny est, naturellement, son meilleur ami, son camarade d’enfance, le compagnon dont il n’a jamais douté. Il apprend ainsi que son meilleur ami aime sa femme ! Cet amour est-il déclaré, est-il partagé, est-il coupable ? Il était nécessaire que nous fussions renseignés sur ces points importans. Et M. Pierre Wolff n’a pas manqué de nous en instruire dans une scène courte et claire entre Madeleine et Jean : ils s’aiment et ne sont pas encore coupables ; ils sont au bord de la faute ; ils savourent l’émotion qui précède les grands crimes. Mais de tout cela, le mari ne sait rien. Quel parti va-t-il prendre ?

C’est ici que les donneurs de conseils n’ont manqué ni à M. Pierre Wolff, ni à Pierre Verneuil. Il s’en est trouvé autant que de critiques, ce que M. Wolff s’est empressé de noter malicieusement. Il s’en trouvera autant que de spectateurs. C’est ici affaire de tempérament. Les uns seront pour la violence et les autres pour la douceur. Pierre peut questionner son ami ou sa femme. Il peut se battre avec son ami ou battre sa femme. Ce sont autant de formes de l’amour. Et chacun, en donnant son conseil, a livré sa propre confession. Je comprends que M. Pierre Wrolff ait goûté un plaisir d’ironie à constater cette diversité des humeurs et qu’il ait saisi cette occasion de dire son fait à la critique. Je comprends aussi que l’idée ne lui soit pas venue de s’attribuer aucune part dans cette incertitude du spectateur. Et pourtant ! Dans une pièce un peu solide, le caractère de chaque personnage doit être établi de telle façon qu’il commande ses décisions et ses actes. Mais sur le caractère de Pierre, aussi bien que sur celui de Madeleine, ou encore de Jean, nous savons moins que rien. Pierre est pour nous un inconnu. C’est un mari quelconque, qui aime sa femme et craint de n’en être plus aimé ; rien ne nous renseigne sur la conduite qu’il va tenir : toutes les hypothèses sont permises. Si différentes d’ailleurs qu’elles puissent être, elles aboutiront sans doute à la même conclusion : Pierre s’efforcera d’éloigner son ami.

C’est précisément au parti contraire qu’il a recours. Au lieu d’éloigner Jean, il le rapproche de Madeleine. Quelqu’un s’éloigne, mais c’est lui-même. Dans une conversation avec Jean Derigny, il invoque leur vieille amitié et leur commun dévouement. C’est à ces sentimens rares qu’il fait appel pour lui confier sa femme, au moment où il part. Il a des raisons de croire qu’elle est près de lui échapper. Que Jean l’étudie, et qu’il décide. Sur un mot délai, Pierre reviendra, ou il s’écartera pour toujours… Cette résolution étant la seule à laquelle personne n’eût pensé, et celle au surplus contre laquelle proteste le plus vigoureusement le bon sens, elle a paru parfaitement invraisemblable, inadmissible et même absurde.

Elle n’est que romanesque. Pierre Verneuil croit à la bonté de la nature humaine. Il ignore ou il ne veut pas savoir que l’amour a sa morale qui lui est particulière et consiste à tenir pour permis tout ce que défend la morale. Il a le goût de l’exceptionnel et du paradoxal qu’il prend pour le sublime. C’est le dernier des optimistes.

Mais la situation étant ainsi posée, et qu’on la trouve d’ailleurs ingénieuse ou extravagante, il reste à savoir ce que l’auteur en a tiré, et ce que valent les deux actes suivans. Je remarque d’abord que ces deux actes sont un peu vides. Un rôle, celui d’un vieux fêtard sympathique, y tient beaucoup de place, et c’est un rôle de remplissage. Tout l’essentiel du second acte tient en deux scènes. La première met en présence Madeleine et Jean. Celui-ci, qui a été sincèrement ému par la confiance de son ami, tâche de s’en rendre digne. Et le seul moyen qu’il ait trouvé, c’est de disparaître, lui aussi ! Depuis quinze jours, on ne l’a plus revu. Madeleine ne comprend rien à cet accès de discrétion se produisant justement à Trustant où l’absence du mari leur serait une occasion si commode ! C’est une personne à l’esprit simpliste et qui ne s’embarrasse pas de vains scrupules. Elle accable de ses reproches Jean, terriblement gêné et dans la situation la plus fausse qui soit, entre l’ami qu’il voudrait ne pas trahir et la femme qu’il voudrait posséder. L’attitude des deux amoureux, la colère passionnée de la femme toute à son amour, l’embarras de l’homme pour qui l’amour n’est pas tout au monde et ne supprime pas toutes autres considérations, est d’ailleurs d’une observation juste et d’un dessin finement nuancé. L’autre scène est encore une scène de reproches, que subit encore l’infortuné Jean Derigny, et, cette fois, de la part de la mère de Madeleine. Cette mère, voyant sa fille souffrir et dépérir, s’oublie jusqu’à reprocher à Jean sa réserve. C’est choquant et cela sonne faux.

La situation est devenue intenable. Elle l’est pour tout le monde : pour Madeleine, qui a pris le parti de s’éloigner, — tout le monde s’éloigne dans cette pièce et ils passent leur temps à se fuir les uns les autres, — et s’en est allée à Saint-Raphaël, faire une retraite dans une chambre d’hôtel ; pour la mère de Madeleine, qui bout ; mais surtout pour Jean, qui se demande avec angoisse s’il est plus vertueux ou plus ridicule, plus généreux ou plus sot. C’est pourquoi il envoie à Pierre la formule de rappel. Celui-ci revient, comme on revient vers un bonheur qu’on a senti fragile et décevant. C’est un terrible ennemi que le doute, et une fois qu’il est entré dans une âme, les plus beaux raisonnemens n’y feront rien : toutes les joies sont empoisonnées. Inquiet, en dépit de lui-même, Pierre, à son arrivée, ne trouve que trop de sujets à confirmer ses craintes. L’accueil de Jean est d’une gaieté contrainte, d’une cordialité factice. Mais c’est sur le visage de Madeleine qu’il va lire son arrêt. Toutes les souffrances de la passion se lisent sur ce visage émacié et fiévreux. Quoi ! c’est pour le mettre en présence d’un tel spectacle qu’ils l’ont rappelé ! Il accable de reproches l’ami félon. Mais celui-ci n’a pas de peine à se disculper ; il a tenu sa parole, il a tout fait, sauf ce qui était impossible : changer le cœur de Madeleine. Devant l’évidence, Pierre se résigne. Il connaît son devoir ; car il y a un devoir selon la littérature amoureuse, et il consiste à ne jamais se mettre en travers de la passion. Donc il partira, — encore une fois ! — et ce ne sera plus un faux départ, mais l’adieu définitif. Et Madeleine et Jean seront très heureux.

Pierre Verneuil s’appelait Jacques dans le roman de George Sand. Il passait, en ce temps-là, pour le type du mari délicat. Nous serions plutôt d’avis aujourd’hui qu’il est le modèle des maris maladroits. S’il est fort malheureux, il faut avouer qu’il a fait tout ce qu’il fallait pour cela : il a, de toutes ses forces, aidé à sa destinée. Pour un tel résultat, était-ce la peine de prendre tant de détours, et d’arranger une comédie si compliquée ? C’est aussi bien l’objection que nous adressons à la pièce de M. Pierre Wolff. Tout ce déploiement d’ingéniosité aboutit à moins que rien. D’une donnée qu’il avait choisie exceptionnelle et rare, l’auteur n’a pas su tirer parti.

Nous attendions une autre comédie, et nous étions d’autant plus en droit de l’attendre que c’est celle même dont Pierre Verneuil avait dans sa tête agencé le scénario. C’aurait été la conversion des amoureux, les merveilleux effets de la confiance, le triomphe du mari généreux. Au lieu de fuir Madeleine, Jean se serait acquitté de sa mission auprès d’elle avec un machiavélisme vertueux. Au lieu d’affecter à son égard une froideur soudaine et inexpliquée, il ne lui aurait pas caché la profondeur du sentiment qu’il éprouve pour elle. Mais peu à peu il l’aurait amenée à comprendre qu’aimer une femme, ce n’est pas seulement lui demander un peu de plaisir, mais ce peut être aussi veiller sur elle et la guider vers la meilleure destinée. Madeleine est mariée à un des hommes les plus nobles qu’il y ait au monde, car, pour avoir cette foi dans la loyauté d’autrui, il faut avoir soi-même l’âme très haut placée. Elle l’a méconnu jusqu’ici. Mais l’amour peut naître de l’admiration : il y en a des exemples dans le théâtre de Corneille. Et par une progression de sentimens qui aurait été le triomphe d’un dramaturge psychologue et le régal du spectateur délicat, l’honnête amant aurait ramené la femme au mari…

Vous n’y croyez guère. M. Pierre Wolff non plus. Ç’a été son tort. Puisqu’il était entré dans la convention romanesque, il devait y rester. Mais il ne s’y est pas trouvé à l’aise, manque d’habitude apparemment, et il s’est empressé d’en sortir. L’optimiste avait tracé le scénario, c’est le réaliste qui l’a exécuté. La pièce commence sur un certain mode et se continue sur un autre. Elle change de caractère, en cours de route, et nous laisse déçus.

M. Huguenet a été mal servi par le rôle de Pierre Verneuil, rôle ingrat et où il y a peu de place pour les qualités de bonhomie de l’excellent comédien. M. Garry a beaucoup de tenue et de correction dans le personnage embarrassé de Jean Derigny. Mlle Lély a eu des momens de véritable émotion dans le rôle passionné de Madeleine.


Tout passe et se démode, hors le vrai. Nous sommes à cent lieues du romanesque et du romantique ; on vient de le voir. Mais nous ne sommes guère moins éloignés de la convention opposée ; et on s’en rend compte, en écoutant le Bonheur de M. Albert Guinon. Vous souvenez-vous du genre de comédie qui fit fureur jadis, au Théâtre-Libre ? La règle en était que les personnages, au lieu de dissimuler les mauvais côtés de leur nature, faisaient étalage de leur perversité. Ils disaient tout haut et à tout le monde ce que, d’ordinaire, on s’avoue à peine à soi-même. Cela s’appelait la « comédie rosse, » était outrageusement faux et passait, vers 1890, pour être la vérité même. M. Albert Guinon, dont les premiers succès datent de cette époque, est resté fidèle à cette mode ancienne. Vingt ans de fidélité, c’est beaucoup, en littérature. Le Bonheur est tout à fait une pièce jetée dans ce moule d’autrefois. Cela explique un certain malentendu qui s’est produit entre l’auteur et le public. Si, les premiers soirs, on s’est mépris sur les intentions de M. Guinon et sur la portée de sa pièce, ce n’est pas du tout que cette pièce soit, comme on l’a dit, mal construite, mais c’est que les personnages y parlent un langage dont nous n’avons plus la clé.

Colette est une charmante femme que son mari aime sincèrement, mais un peu distraitement. Elle a des loisirs dont profitent, pour lui faire une cour assidue, divers soupirans, parmi lesquels René Liverdun et Dubois Mantel se distinguent par des mérites différens : le premier plus jeune et plus séduisant, mais le second plus sérieux et surtout plus riche.

Sur ces entrefaites, le mari vient à mourir. Colette est libre. Elle compte bien refaire sa vie. Elle va d’abord au plus pressé, qui est de prendre un amant : René Liverdun. Il y a promesse de mariage, cela va sans dire. Les deux amoureux font toute sorte de projets en vue de ce mariage attendu et espéré. Ils esquissent le tableau de leur future félicité. Et à mesure qu’ils ont l’imprudence d’en préciser les traits, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas un goût en commun, pas une de ces affinités qui font le charme de la vie quotidienne, et qu’ils ont été désignés par un décret nominatif de la Providence pour ne pas s’accorder. À ce moment, Liverdun père prévient Liverdun fils qu’il ait à ne pas compter sur ses libéralités : il mènera avec Colette une vie de petit ménage. C’est le dernier coup. Dans une scène très vigoureuse, Colette et René se jettent à la tête leurs quatre vérités : ils peuvent être amans, quelle folie de croire qu’ils puissent jamais être époux ! C’est alors qu’ils songent l’un et l’autre à Dubois Mantel. Il a, lui, tout ce qu’il faut pour faire un mari excellent et de tout repos. Ainsi complétant Dubois Mantel par Liverdun, le mari par l’amant, Colette possédera tout le bonheur auquel une femme est en droit de prétendre.

Voilà donc la formule du bonheur : c’est le ménage à trois ! Tel est l’idéal que nous propose l’auteur !… On s’est récrié… On n’avait pas fait attention que, loin de nous donner ses personnages en exemple, ou même de réclamer pour eux aucune indulgence, M. Guinon n’a prétendu qu’à nous mettre sous les yeux, sans réticences et sans concessions, leur laideur morale. Il ne nous présente pas le ménage à trois comme la forme perfectionnée du mariage, mais comme une solution acceptée avec cynisme par nombre de nos contemporains. Il a mis, dans cette analyse des plus vilaines âmes, un très réel talent, me âpreté d’observation ironique et morose. Pour prendre rang de chef-d’œuvre, il n’a manqué au Bonheur que d’être représenté vingt ans plus tôt.

Mme M égard a eu bien de la grâce, et parfois de la force, dans le rôle de Colette. M. Paul Capellani a de l’élégance dans celui de René Liverdun. Nous louerons surtout M. A. Dubosc pour la sûreté et la finesse avec laquelle il a composé le personnage de Dubois Mantel.

Le théâtre Sarah-Bernhardt vient de reprendre Lucrèce Borgia. On ne s’attend pas que la pièce en vieillissant se soit améliorée, ni qu’elle semble aujourd’hui moins absurde, moins déclamatoire et moins mélodramatique. Le théâtre de Victor Hugo est définitivement classé. Tout l’intérêt de cette reprise était dans l’interprétation du rôle de Lucrèce. Hâtons-nous de dire que Mme Sarah Bernhardt y a été admirable. Elle y a remporté un des plus beaux succès de sa carrière. On lui a fait une ovation.

Tout de suite elle a conquis le public par la façon savante, infiniment nuancée, dont elle a lu, au premier acte, la lettre, cette lettre de sa mère que Gennaro porte toujours sur lui. Qui n’a pas entendu Mme Sarah Bernhardt, ne sait pas ce que c’est que lire une lettre où une mère a mis tout son cœur aimant et douloureux. Depuis ce moment, la partie était gagnée. Et nous n’avons plus songé qu’à goûter l’extraordinaire variété de ressources que l’artiste a déployée comme aux plus beaux jours. La voici, après l’injure dont elle vient demander vengeance à Alphonse d’Este, hautaine, impérieuse, emportée ; mais quand il s’agit de conjurer le danger qu’elle a elle-même suscité, elle se fait si câline, si séduisante, si enveloppante ! Et encore, quand elle supplie Gennaro de prendre ce contrepoison qui lui sauvera la vie, elle nous fait si bien sentir l’angoisse de celle qui n’est plus que la mère affolée, et pour qui rien au monde n’existe que le salut de cette tête si chère ! Pourtant c’est le quatrième acte qui nous réservait la plus forte émotion artistique. Dans cette atmosphère de mélodrame : « Vous êtes tous empoisonnés, messeigneurs ! » et : « Gennaro, je suis ta mère ! » Mme Sarah Bernhardt a trouvé le moyen d’être naturelle, — oui, naturelle, — et vraie. Il faut aller l’entendre et la remercier pour cette joie qu’elle seule aujourd’hui pouvait nous donner.


RENE DOUMIC.