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Revue dramatique - 31 janvier 1897

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Revue dramatique - 31 janvier 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 693-704).
REVUE DRAMATIQUE

Jean-Gabriel Borkman, pièce en quatre actes de M. Henrik Ibsen, traduction de M. Prozor. — A l’Odéon, l’Étranger, comédie en quatre actes de M. Auguste Germain.

Appliquons-nous à bien comprendre, car M. George Brandes nous guette. Mais en même temps gardons-nous bien de « chercher le symbole », puisque M. Brandes nous affirme qu’il n’y en a pas un seul dans tout le théâtre de M. Ibsen, et que l’auteur des Revenant et du Canard sauvage ne sait pas même ce que c’est.

Jean Gabriel Borkman est un financier de vive imagination à qui il est arrivé malheur. Il entendait jour et nuit le charbon des mines, et les métaux cachés dans les entrailles de la terre, et les richesses secrètes de la mer profonde lui chanter à l’oreille : « Délivre-nous, mets-nous en « actions », fais-nous servir au bonheur de l’humanité, et par nous tu seras roi du monde. » Mais, pour être en état d’exaucer la mystérieuse prière de ces forces enchaînées, Borkman voulut d’abord se faire nommer directeur de la Banque de Copenhague. Cette nomination dépendait de l’avocat Hinkel. Or Hinkel aimait Ella Rentheim, laquelle adorait Borkman et lui était même fiancée. Borkman dédaigna subitement l’amour de la jeune fille pour ne point désobliger Hinkel, et, pour le rassurer tout à fait, il épousa Gunhild, la sœur jumelle d’Ella. Grâce à quoi, il fut nommé directeur de la Banque.

Là, il « fit grand ». Il n’hésita pas, tant il se sentait absous par la sublimité de son rêve, à disposer de l’argent qu’on lui avait confié. Là-dessus Hinkel, toujours repoussé par Ella et attribuant ce refus à Borkman, se vengea en le dénonçant. Et Borkman fut condamné à cinq ans de prison cellulaire.

Ella Rentheim, demeurée riche (car, après la débâcle, on retrouva, seul intact dans les caves de la Banque, le dépôt qui lui appartenait), vint au secours de sa sœur Gunhild et de son neveu le petit Erhart. Elle racheta pour eux la maison Borkman et leur assura de quoi vivre. Puis elle prit Erhart auprès d’elle et se chargea de son éducation. Mais, quand Erhart eut quinze ans, Gunhild, jalouse de l’influence de sa sœur, exigea qu’elle lui rendît l’enfant.

Et cependant Borkman, sa prison finie, est rentré dans la grande maison solitaire. Il habite une chambre du haut, où il passe ses journées à marcher en rêvant, comme un loup en cage. Il ne voit presque jamais son fils, qui étudie à la ville voisine. Voilà huit ans que Borkman n’a mis le nez dehors. Voilà huit ans qu’il n’a vu sa femme, bien qu’ils habitent tous deux sous le même toit. Et voilà huit ans que les deux sœurs ne se sont vues.

Tels sont, exactement résumés, les événemens antérieurs au lever du rideau, et que nous apprenons peu à peu au cours des longues conversations qui remplissent les deux premiers actes. Ces événemens ne laissent pas d’être un peu compliqués, mais ils sont parfaitement clairs.

Entrons maintenant dans l’action. Ella, vieille, très malade, et qui aime tendrement Erhart, sans doute parce qu’elle a adoré son père, vient supplier Gunhild de lui rendre ce garçon, pour qu’il lui ferme les yeux. Gunhild refuse avec une dure énergie. Elle prétend garder son fils pour ce qu’elle appelle le « relèvement ». Elle n’entend point par là, semble-t-il, la réhabilitation de son mari, ni la restitution de l’argent volé (elle parle même avec un singulier détachement des ruines faites par Borkman). Ce qu’elle rêve, c’est simplement la revanche du passé par la conquête d’une nouvelle fortune. Et c’est aussi en haine de sa sœur qu’elle se cramponne à son fils. Et elle croit le tenir; car, pour le détacher d’Ella, elle a tout employé, même le mensonge et la calomnie, et elle s’en vante. «... Je lui ai demandé comment il s’expliquait que tante Ella ne vint jamais nous voir... Je lui ai fait croire que tu as honte de nous, que tu nous méprises. » Et elle conclut : « C’est moi maintenant qui suis nécessaire à Erhart, ce n’est pas toi. Il est mort pour toi, et toi pour lui. — Nous verrons bien », dit Ella.

Et tout cela encore est d’une clarté irréprochable.

Tandis que les deux sœurs s’affrontent, voici entrer Erhart et Mme Wilton. une femme de trente ans, belle, divorcée, chez qui le garçon fréquente depuis quelque temps. Tous deux doivent, à ce qu’ils disent, passer la soirée précisément chez cet Hinkel, qui a jadis dénoncé le père d’Erhart ; mais quoi ? c’est une maison où l’on s’amuse. Toutefois Mme Wilton elle-même juge convenable que Erharl reste ce soir-là auprès de sa tante. Mais, avant de se retirer, elle fait cette plaisanterie, de dire au jeune homme : « Écoutez-moi bien. En descendant la côte, je concentrerai toute ma volonté pour dire intérieurement : — Erhart Borkman, prenez votre chapeau, mettez votre pardessus et vos galoches, et venez. Et vous viendrez. » Et en effet, après avoir fait à sa tante la charité de quelques propos banalement affectueux, Erhart lui dit tout à coup : « Tante, tu devrais aller te coucher. Nous causerons demain. » Puis il prend son chapeau, son pardessus et ses galoches, et s’en va retrouver sa bonne amie. Et les deux vieilles sœurs, demeurées seules, comprennent sans difficulté qu’elles ne garderont ni l’une ni l’autre le grand enfant qu’elles se disputent, et que ce sera la belle et joyeuse Mme Wilton qui le leur prendra.

Et, dans tout cela encore, il n’y a rien de mystérieux.

Le deuxième acte nous introduit dans la chambre de Borkman. Une fillette de quinze ans, Frida, achève de lui jouer au piano la Danse macabre de Saint-Saëns. Il la congédie, puis il reçoit la visite de Foldal, le père de Frida. Ce Foldal est un bonhomme pauvre, chargé de famille, et qui se dit méprisé des siens parce qu’ils ne le comprennent pas. Il est poète, il a fait un drame dont il porte toujours le manuscrit dans sa poche, et qu’il espère faire représenter un jour. Il a été ruiné autrefois par la faillite de Berkman, mais il ne lui en veut pas du tout. Ces deux visionnaires s’aiment parce qu’ils sont tous deux des incompris. Ils causent entre eux, chacun suivant son idée... Borkman remâche son histoire ; il s’éblouit lui-même de ses rêves financiers, sans paraître d’ailleurs s’occuper des moyens par lesquels il les réalisera. Il se compare à Napoléon, à un aigle blessé, et jure qu’il prendra sa revanche. Foldal ne peut s’empêcher d’émettre un doute là-dessus. (Il faut dire que Borkman a eu le tort, auparavant, de traiter de « poétiques sornettes » les rêveries de Foldal.) — « Si tu doutes de mon génie, dit Borkman, il vaut mieux que tu ne reviennes plus ici. — Aussi longtemps que tu as eu foi en moi, répond Foldal, j’ai eu foi en toi. » Mais c’est fini maintenant. Les deux vieux amis se disent adieu, et déclarent qu’ils ne se verront plus.

La scène est jolie, et d’une limpidité qui ne laisse rien à désirer.

Ella Rentheim, alors, entre chez Borkman. Le cours naturel de la conversation les amène à s’expliquer sur le passé. Borkman confesse à Ella que, tout en la sacrifiant à son rêve de puissance, il l’a aimée, et que c’est pour cela qu’il n’a jamais touché à l’argent qu’elle lui avait remis. Cette révélation bouleverse Ella. La trahison sans amour, cela eût été pardonnable : mais le crime de Borkman est de ceux pour lesquels il n’y a plus de rémission. Elle lui dit : « Tu as commis le grand péché de mort... Que tu m’aies trahie pour Gunhild, je n’ai vu là qu’un cas d’inconstance ordinaire et que l’effet des artifices d’une femme sans cœur... Mais à présent je comprends tout ! Tu as trahi celle que tu aimais! moi, moi, moi !... Tu n’as pas craint de sacrifier à ta cupidité ce que tu avais de plus cher au monde. En cela tu as été doublement criminel. Tu as assassiné ta propre âme et la mienne ! » Elle n’a pas de peine à obtenir, après cela, que Borkman l’autorise à emmener Erhart, à lui léguer tout son bien et à lui donner son nom, le nom de Bentheim. Mais, à ce moment, la farouche Gunhild, qui écoutait derrière la porte, apparaît et dit : « Jamais Erhart ne portera ce nom... Et je ne lui veux pas d’autre mère que moi... Seule je posséderai le cœur de mon fils. Nulle autre que moi ne l’aura. »

Et certes il n’y a rien encore dans tout cela qui ne soit fort aisé à comprendre. Pas l’ombre de symbole, et pas la moindre mousseline de brume ou de brouillard. Il est seulement fâcheux, si l’on considère l’action, que nous ne soyons pas plus avancés qu’à la fin du premier acte.

Mais Ella a décidé Borkman à tenter une démarche auprès de sa femme. Pour la première fois depuis huit ans, il quitte la chambre haute et descend au rez-de-chaussée. Gunhild accable ce malheureux de sa haine et de son mépris. Il se justifie. Il explique imperturbablement qu’il s’est examiné à fond pendant ses cinq ans de prison cellulaire et pendant les huit années passées là-haut dans la grande salle, et qu’il s’est reconnu innocent. À ce mot de sa femme : « Personne n’aurait fait ce que tu as fait, » il répond : « Peut-être. C’est que personne n’avait mes facultés. Et ceux-là mêmes qui auraient agi comme moi l’auraient fait pour une autre fin. L’acte n’eût plus été le même. » Et cependant Gunhild reprend son antienne : elle ne cédera Erhart à personne ; elle le gardera pour le préparer à sa « mission » ; et le fils « vivra en pureté, en hauteur, en lumière, » et fera oublier la honte du père...

Et cela, si vous voulez, est vague en quelques points, mais nullement obscur. Et nous continuons donc à nager dans un air transparent comme le cristal et dans une clarté plus que tourangelle.

Erhart, que sa mère a envoyé chercher, rentre à ce moment; et la lutte recommence autour de lui, pour la troisième fois et toujours danles mêmes termes. « Je suis vieille et malade, dit Ella. Erhart, viens avec moi. » Il répond : « Tante, je t’aime bien, mais tu me demandes un sacrifice que je ne peux te faire. — Erhart, songe à ta mission, dit Gunhild, et reste avec moi. » Il répond sans ambages : « Mère, ça sent le renfermé ici… Je n’y tiens plus ! Je suis jeune, mère, il ne faut pas l’oublier. — Erhart, dit à son tour Borkman, veux-tu être avec moi et m’aider à refaire mon existence ? » Et le gars répond : « Je suis jeune, je ne veux pas travailler, je veux vivre, vivre, vivre ! vivre ma propre vie ! »

Et nous apprenons aussitôt comment il entend la vivre. Il ouvre la porte, et Mme Wilton paraît. Cette dame dit tranquillement : « Nous nous en allons très loin, Erhart et moi, pour être heureux. Notre traîneau nous attend à la porte. — J’aurais préféré, dit Erhart à sa mère, partir sans te dire adieu. Les malles étaient faites. Tout était arrangé. Mais on est venu me chercher, et alors… » Mme Wilton ajoute : « J’emmène avec nous la petite Frida Foldal. parce que je veux lui faire apprendre la musique. » Là-dessus les deux amoureux disent adieu à la compagnie et s’en vont. La bonne Ella dit : « Puisque ce garçon veut vivre sa vie, qu’il la vive ! » La farouche Gunhild murmure : « Je n’ai plus de fils ! » Et Borkman, un peu plus fou qu’auparavant, se précipite dehors en criant : « En avant donc ! Seul dans la tourmente ! »

Et tout cela peut vous sembler bizarre à force de simplicité. Mais tout cela encore est limpide, assurément…

… Et voici dehors, la nuit, marchant dans la neige, Borkman avec Ella. Il lui dit : « Je dois d’abord aller visiter mes trésors cachés. » En chemin, ils rencontrent le vieux Foldal, qui boitille. Le bonhomme a été renversé par le traîneau de Mme Wilton : mais il est heureux parce qu’il a reçu de Frida une lettre d’adieux, où elle lui disait que la belle dame l’emmenait avec elle pour lui faire apprendre la musique. Pourtant il voudrait bien revoir sa fille avant son départ. « Ta fille est déjà loin, lui dit Borkman, elle était dans le traîneau qui t’a passé sur la jambe. » Et Foldal, de plus en plus ravi : « Quand je pense que c’est ma petite Frida qu’on mène dans cette belle voiture ! »

Après quoi, par un sentier tortueux, Borkman emmène Ella vers un banc où ils avaient coutume de s’asseoir tous deux autrefois, et d’où l’on domine tout le pays. Il recommence ses divagations du deuxième acte sur les millions captifs dans la terre, dans la mer, dans les forêts, et qui attendent de lui la délivrance. Et, comme au deuxième acte, Ella lui répète : « Tu as tué la vie d’amour dans la femme qui t’aimait et que tu aimais aussi. Et c’est pourquoi tu ne toucheras jamais le prix du meurtre. Jamais tu n’entreras en triomphateur dans ton royaume de glace et de ténèbres. » Et en effet, quelques instans après, Borkman, qui n’est plus habitué au grand air, meurt, sur son banc, d’une congestion causée par le froid.

Et ce dernier acte non plus n’a rien d’énigmatique.

Bref, chaque réplique est claire, chaque scène est claire, chaque acte est clair : et le drame tout entier (lisez-le, je vous prie) laisse une impression d’obscurité étrange. Nous nous demandons malgré nous, subissant la fatalité de notre pauvre cerveau latin : « Mais enfin, qu’est-ce donc que l’auteur a voulu dire ? » et nous ne trouvons pas. Ou plutôt nous trouvons ceci, qui nous crève les yeux à chaque page : « Il ne faut pas sacrifier l’amour à l’ambition. C’est un crime, et c’est de ce crime que Borkman est puni. » Ella le répète à satiété ; et la petite Mme Wilton le redit à sa façon : « Il y a dans la vie humaine des forces qui obligent deux êtres à unir à jamais leurs destinées, quoi qu’il arrive. » Et ce serait parfait ; et nous suivrions avec plaisir le développement de cette vérité, qui n’a rien d’exorbitant, si le personnage chargé de l’appuyer et de l’éclairer par son propre exemple nous apparaissait digne de quelque sympathie et de quelque admiration. Par malheur, le représentant de l’amour et, subséquemment, de la fameuse « joie de vivre », c’est ce jeune niais d’Erhart, le greluchon de cette émancipée de Mme Wilton. Et ce couple est bien banal vraiment pour figurer de si grandes choses. Il nous est du reste difficile d’oublier qu’Erhart n’a guère le droit de se désintéresser à ce point de l’aventure de son père. Nous nous rappelons aussi tout ce qu’il doit à sa bonne tante : nous jugeons qu’il apporte, à revendiquer son indépendance, une férocité bien gratuite. Encore pourrions-nous être avec lui s’il sacrifiait quelque chose de son intérêt à son amour. Mais il n’y sacrifie que l’intérêt des autres, — et ses devoirs les moins contestables. Lorsqu’il lâche si tranquillement ses trois vieux pour une maîtresse riche, il est trop évident que la formule prétentieuse : « Vivre sa propre vie » est, pour ce garçon, exactement synonyme de « suivre sa pente » et se donner du plaisir, qui peut. Un « individualiste » peut être à la fois un pleutre et un bêta : le jeune Erhart nous le montre assez. Aucun romantique de chez nous n’a confondu plus bassement les « droits sacrés » de l’amour ou du « développement individuel » (deux choses d’ailleurs fort distinctes) avec les « droits » du pur instinct. En résumé, M. Ibsen part de cette maxime : « Ne tuez pas l’amour », et, sans le dire, aboutit à celle-ci : « Immolez à l’amour même le devoir », car le seul devoir, c’est d’exercer les « droits » conférés par l’amour, et l’amour est saint, fût-ce celui d’un benêt de vingt ans pour une vulgaire déclassée de trente. Et cette conséquence non prévue nous déconcerte un peu. On flaire dans tout le drame un cynique — ou très naïf — abus de mots. La liberté d’esprit dont l’auteur se pique nous semble d’espèce un peu humble et rudimentaire, quand nous voyons quels piètres personnages elle absout. La pièce nous parait obscure, parce que, bénévolement, nous la jugions d’avance toute nourrie d’idées sérieuses et profondes, et que nous finissons, — oh ! sans nul frémissement de scandale, mais non pas sans surprise — par l’entrevoir immorale jusqu’à l’ingénuité. Quand ces puritains se mettent à être païens, c’est terrible.

— Laissez cela, nous dit M. Georges Brandes. Vous faites fausse route. Ne cherchez pas le sens de cette histoire. M. Ibsen n’écrit pas des pièces à symboles, ni même des pièces à idées. Prenez tout bonnement la fable et les personnages pour ce qu’ils sont. Considérez Jean-Gabriel Borkman comme un drame, puisque c’en est un et que ce n’est point autre chose.

Soit ; mais alors notre chagrin redouble : car, de drame, il n’y en a pour ainsi dire point. Pas l’ombre de lutte, dans aucune de ces âmes, entre des sentimens contraires ; et pas l’ombre de progression dans la lutte qui est engagée entre les personnages. Trois fois, la mère et la tante se défient l’une l’autre ; deux fois elles réclament Erhart en sa présence ; deux fois il les envoie promener ; et la seconde fois, il part avec sa bonne amie ; voilà tout. — Chacun n’a qu’une idée, deux au plus, où il demeure figé. Gunhild répète : « Je veux garder mon fils pour mon relèvement. » (Notez qu’elle hait son mari, non pour son improbité, mais pour sa chute, et que personne, dans la pièce, ne paraît s’aviser que Borkman a peut-être agi comme un malhonnête homme. Oubli singulier, quand on songe aux belles « études de conscience » de tel autre drame de M. Ibsen.) Borkman va rabâchant : « Les esprits dormans de l’or attendent que je les réveille, » et : «Je triompherai un jour. » Ella : « Il ne faut pas tuer l’amour dans les autres ni en soi. » Erhart : « Vivre, vivre, vivre ! » Mme Wilton : « Aimer, aimer, aimer ! » Chacun ressasse les mêmes propos, et presque les mêmes formules, infatigablement, et sans daigner les expliquer jamais…

Cette monotonie est encore aggravée par un artifice qui rappelle les dialogues monostiques ou distiques des tragiques grecs. Sauf quelques « couplets », très clairsemés et assez courts, les « répliques » sont toutes de deux ou trois lignes, et alternent avec une régularité scrupuleuse. Le résultat, c’est qu’il y en a, forcément, beaucoup d’insignifiantes. Puis, tandis que les Grecs usaient de ce procédé avec choix et discrétion, M. Ibsen le prolonge pendant des vingt pages; et cela est accablant. Il est vrai aussi que la monotonie du rythme auquel s’asservissent les discours de ces figures immobiles finirait par donner, je ne sais comment, l’impression d’une « vie intérieure » extraordinairement intense — si, résumant leurs conversations, nous ne nous apercevions que toute cette vie intérieure consiste pour chacun d’eux dans l’obsession d’une idée, et que ces êtres n’ont failli nous sembler « profonds » que parce qu’ils sont presque tous des détraqués ou des maniaques.

— Mais pas du tout! dira M. Georges Brandes. Ces gens-là n’ont pour moi rien d’étrange. Tout le monde est comme ça chez nous, je vous l’apprends si vous ne le savez pas. Etes-vous protestant? Êtes-vous Norvégien? Êtes-vous du moins Danois? Avez-vous passé trente ans de votre vie à Bergen ou à Christiania, ou, plus modestement, à Copenhague? Alors, comment voulez-vous comprendre?

Vous avez lu, j’imagine, dans Cosmopolis, l’article froidement facétieux auquel je fais allusion. M. Brandes y affirme que nous ne saurions rien entendre aux personnages d’Ibsen, parce que nous n’en avons pas vu les modèles, n’étant pas du pays. J’ose croire que l’éminent critique ne parle pas bien sérieusement. Un Norvégien d’aujourd’hui (ou une Norvégienne) est-il vraiment un être impénétrable, sauf aux Norvégiens et aux Danois, et à part de tout le reste de l’humanité? Nous savons très bien, je le jure, même à Paris, même aux bords de la Loire, ce que c’est qu’un protestant et une conscience protestante, ce que c’est qu’un homme du Nord et un tempérament septentrional : car nous en avons parmi nos compatriotes. La France a fait la Réforme, presque autant que l’Allemagne. Par un bienfait singulier du ciel, nous avons en France des échantillons de toutes les sortes d’âmes, ou à peu près, comme nous en avons de toutes les espèces de paysages. Lorsque je me suis efforcé, il y a quelques années, de définir Mmes Alving, Norah, Hedda Gabier, Ellida et les autres, je ne me suis point senti en présence d’habitans d’une autre planète; j’ai eu conscience de les comprendre aussi bien que les personnages du théâtre grec, espagnol, anglais, japonais, hindou, aussi bien même, en vérité, que tel personnage particulièrement complexe du théâtre de Molière. Et si peut-être je ne les ai pas expliqués aussi parfaitement que j’eusse voulu, la faute en est à la faiblesse de ma plume, mais non pas du tout à leur nationalité. — Prétendre, comme parait le faire M. Brandes, que M. Ibsen, à force d’être Norvégien, n’est plus intelligible à des Français, c’est, au fond, prétendre qu’il n’est plus humain, et c’est donc lui faire un assez mauvais compliment, à lui et au peuple de Norvège. Ce qui ferait douter encore du sérieux de M. Brandes, c’est que, après nous avoir dit : « Je vous défends de comprendre les personnages d’Ibsen », il ajoute : « Oh ! ce n’est pas qu’il soit obscur le moins du monde. C’est un homme qui dit bonnement les choses. Son prétendu symbolisme n’a jamais existé que dans l’esprit fumeux des gens du pays de France. » — Eh bien, si c’est vrai, c’est dommage. Nous avions tant de bonne volonté, si sincère, si éperdue ! Je me suis donné tant de mal pour élucider le canard et le grenier du Canard sauvage, la femme aux rats du Petit Eyolf, l’étranger de la Dame de la Mer, la tour de Solness le constructeur. Quelle déception d’apprendre qu’il n’y avait rien à expliquer, que la femme aux rats n’est en effet qu’une femme qui noie les rats, que la tour de Solness n’est qu’une bâtisse, que l’étranger n’est qu’un brave capitaine au long cours, que ce canard et ce grenier sont tout naïvement un grenier et un canard !

Seulement que M. Brandes prenne garde! Si ce canard, cette tueuse de rats, ce capitaine et cette tour ne signifient pas quelque chose de plus que leur apparence extérieure, ils ne signifient donc rien du tout ; et c’est encore plus embarrassant. Et puis, voyez-vous, ces symboles nous amusaient. C’est eux qui ont fait chez nous la réputation de M. Ibsen. Si on nous les ôte, ils lui manqueront bien. Et qui sait si l’insignifiance de Jean-Gabriel Borkman, ne vient pas de ce que l’appareil symbolique s’y réduit à deux métaphores : « les esprits dormans de l’or » et le a froid » qui tue Borkman et qui figure « le froid du cœur » ?

Et voici une autre plaisanterie de M. Brandes. De ce qu’un jeune écrivain de la Suisse romande a traduit tout de travers et même, je l’avoue, dans un incompréhensible galimatias, une petite poésie de M. Ibsen (mais ce jeune homme n’a fait, paraît-il, que traduire une traduction allemande), M. Brandes conclut : « Ce n’est pas étonnant qu’en France on trouve quelquefois Ibsen fort obscur. » Je ne pense pas qu’aucun de mes sophismes, volontaires ou non, égale jamais celui-là; et je le livre, sans commentaire, au zélé M. Prozor.

Troisième badinage danois. M. Brandes nous raille d’avoir cru retrouver dans le théâtre de M. Ibsen quelques-unes des principales idées de nos romantiques et de George Sand en particulier, et, par surcroît, de Dumas fils... « fl est clair, dit-il ironiquement, que vous les y découvrirez en cherchant bien, n’faut bien qu’Ibsen soit quelque part. Cherchez et vous trouverez. » Je réponds : — Mais certainement nous avons trouvé! Ibsen est bel et bien dans nos romantiques, comme « Alfred de Musset est dans Byron » (ai-je dit le contraire?), comme nos romantiques sont dans les romantiques anglais et allemands, comme ceux-ci sont dans Jean-Jacques Rousseau; et ainsi de suite... Montrer que les idées d’Ibsen étaient déjà, avant lui, « quelque part », ce n’était pas difficile et ce n’était pas original, mais c’était peut-être opportun lorsque j’en fis la modeste entreprise. Que d’ailleurs le vieux solitaire de Bergen n’ait jamais lu une page de George Sand et qu’il ait peu et dédaigneusement pratiqué Dumas fils, là n’est pas la question, et M. Brandes lui-même le reconnaît. Il reste que le théâtre d’Ibsen est tout rempli d’idées fort analogues à celles qui furent abondamment exprimées chez nous entre 1828 et 18[[et dont quelques-unes l’ont encore été par delà, mais que nous avions laissées tomber en désuétude quand la Norvège nous les renvoya rajeunies. Il faut considérer en outre que l’article où je disais mon impression là-dessus était un article de polémique, — comme est aussi la réplique de M. Brandes. Et je rappelle enfin que, après les ressemblances, je notais avec soin les différences. Je disais que ce qui nous plaît, au bout du compte, dans les œuvres norvégiennes, c’est l’ « accent », l’accent nouveau d’idées, de sentimens et d’imaginations qui ne nous étaient point inconnus ; que l’individualisme romantique était plus révolutionnaire, plus humanitaire, plus oratoire, plus tourné aux réformes sociales; que l’individualisme des fiords était plus méditatif, plus préoccupé de perfectionnement, de liberté et de beauté intérieurs, que cela s’expliquait par le climat, par les habitudes que le protestantisme donne à l’esprit... et autres vérités communes, mais parfois bonnes à redire.

Je croyais pourtant avoir montré assez de zèle pour la gloire de M. Ibsen. Non seulement j’ai parlé des Revenans, de Maison de Poupée, de Rosmersholm, de manière à bien faire entendre que je regardais ces pièces comme égales, dans leur genre, aux plus belles œuvres du théâtre contemporain : mais j’ai pâli sur les symboles du Canard sauvage; j’ai, sur les planches d’un théâtre, « annoncé » Hedda Gabier, et j’ai donné de Solness une interprétation qui se tient! Si, depuis, j’ai osé quelques critiques, ou si j’ai insinué que quelque chose existait peut-être avant Ibsen, ou si j’ai dit tout haut que ni ses premières pièces ni ses dernières ne valaient Norah ou les Revenans, ce n’est point que mon amour pour ce grand poète ait décru; mais c’est que l’impertinence et l’intolérance de certaines admirations finissent par causer quelque agacement aux honnêtes esprits.

Je ne sais plus qui écrivait naguère je ne sais plus où que « Wagner, Tolstoï, Ibsen, voilà les trois génies du siècle. » Pour être sûr de cela, il y faudrait bien des conditions, dont je ne retiendrai qu’une : il faudrait savoir profondément l’allemand et la musique, et le russe, et le norvégien, — et toutes les autres langues européennes, même le français, afin de pouvoir comparer. Ce sont bien des affaires.

Et je m’aperçois ici que je suis en parfait accord avec M. Brandes, du moins sur un point. Nous pouvons comprendre et juger les idées, les caractères et les combinaisons dramatiques d’Ibsen : mais sa forme est presque toute hors de notre compétence, et cela quand même nous « saurions » sa langue, car nous ne la saurions jamais que très imparfaitement. Or le sûr jugement des œuvres d’art exige l’égale et pleine intelligence, et de la forme et du fond. Des divinations hasardeuses n’y suffisent point. On peut constater les emprunts d’idées que les peuples se font entre eux: et il peut donc y avoir une histoire de la littérature européenne. Une critique européenne, non pas. Un critique prétendu européen n’arrivera jamais qu’à porter, sur les œuvres particulières des écrivains étrangers à son pays, des jugemens sans finesse, à la fois outrés et incomplets. M. George Brandes est un critique européen.

Il y paraît. Et, à cause de cela, quand il nous refuse le pouvoir de comprendre Ibsen et presque le droit d’en parler, j’ai envie de lui renvoyer, en ce qui nous concerne, une interdiction semblable. Ce Danois polyglotte est-il certain de nous comprendre toujours? Toutes les fois que j’ai lu des pages de lui sur quelqu’un des nôtres, j’ai reconnu malgré moi, dans son esprit bien plus encore que dans son style, cet indéfinissable accent que la marchande d’herbes d’Athènes reconnaissait dans la prononciation du Béotien Théophraste. On m’a raconté que, lorsque M. Brandes vint à Paris, il y a sept ou huit ans, il regardait Edmond de Goncourt comme le premier des écrivains français! — Nous ne toucherons plus à son Ibsen, c’est dit : mais à charge de revanche !

... En y réfléchissant, je crains d’avoir répondu à ce galant homme avec cette inconsciente mauvaise foi qui ne manque dans aucune discussion. Mes argumens valent les siens, et ce n’est pas beaucoup dire. — Sans cet article de Cosmopolis, Jean-Gabriel Borkman m’eût très probablement paru meilleur. J’aurais sans doute pu penser que M. Ibsen a écrit Borkman, après Maison de poupée et Rosmersholm, pour les mêmes raisons mélancoliquement humaines et de la même manière que Victor Hugo écrivit l’Ane ou Corneille Suréna. Mais j’aurais ajouté que le bonhomme Foldal est un délicieux visionnaire, qu’Ella Rentheim, esprit libéré et cœur profond, n’est point une sœur indigne des Mme Alving et des Rébecca, et que je n’ai pas su résister partout à ce charme de rêve et de mystère dont le génie d’Ibsen enveloppe jusqu’à ses plus faibles créations.


Il me reste bien peu de place pour vous parler de la pièce de M. Auguste Germain. il Etranger a brillamment réussi. Le sujet est analogue à ceux qui furent chers aux dramaturges du second Empire : c’est une rivalité d’amour entre un fils vertueux et un père libertin. M. Germain l’a traité avec une franchise heureuse. Et le dénouement est ingénieux.

Deux détails montrent les progrès qu’a faits, chez le public, la liberté d’esprit. Les spectateurs n’ont bronché ni devant les injures redoublées dont le fils accable son père, — un peu pour le plaisir ou du moins sans grande nécessité dramatique, — ni devant le procédé hardi de la pure jeune fille, qui, pour dénouer l’action, devient la maîtresse de son fiancé. M. Germain s’est fait applaudir sans effort en jetant brusquement sur les planches ce qui, autrefois, n’y aurait pu être hasardé qu’avec mille précautions. De ce sang-froid et, si je puis dire, de cet « estomac » du public, les jeunes auteurs concluront, j’espère, que, s’il n’y a plus de danger, il n’y a plus d’intérêt maintenant à s’attarder sur certains sujets.

La partie comique de l’ouvrage est, à mon gré, un peu facile : mais elle a été goûtée comme le reste. C’est que M. Auguste Germain garde, à travers tout, un don précieux : le mouvement scénique.

La pièce est fort bien jouée par MM. Dieudonné, Léon Noël et Janvier; bien par M. Paul Roussel, et par Mlles Depoix et Grumbach.


JULES LEMAÎTRE.