Revue dramatique - 31 mai 1891

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Revue dramatique - 31 mai 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 699-704).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre-Français : Griselidis, mystère en 3 actes et un prologue, en vers libres, de MM. Armand Silvestre et Eugène Morand.

Il y avait une fois un jeune homme, de la maison des marquis de Salaces, qui s’appelait Gaultier. Longtemps il était demeuré sans prendre femme ; mais ses amis, par leurs conseils, et ses vassaux, par leurs prières, le décidèrent enfin au mariage. Or, le marquis ayant aperçu dans une ferme voisine de son château une paysanne de grande beauté, résolut de l’épouser. Il fit préparer les noces, auxquelles il invita tout le pays, et quand le jour fut venu, montant à cheval avec ses gentilshommes, il se rendit à la ferme où il avait vu la jeune fille. Elle revenait de la fontaine ; il l’appela et lui dit : « Griselidis, me veux-tu pour époux ? » — Elle répondit : « Oui, monseigneur, » et le suivit. Bientôt elle lui donna une fille, puis un fils. Alors s’empara de l’âme de Gaultier une bizarre et cruelle folie. Pour éprouver l’obéissance de sa femme, il imagina les plus atroces épreuves. D’abord il lui prit ses deux enfans, soi-disant pour les faire mourir, et la pauvre mère les donna sans résistance. Le père, cependant, envoya l’un et l’autre dans un pays éloigné, où il commanda qu’on prît soin d’eux. Quelques années plus tard, Gaultier annonça à sa femme qu’il avait l’intention de la répudier pour en épouser une autre; elle ne fît d’autre réponse que celle-ci : « Monseigneur, j’ai toujours pensé que ma basse condition ne convenait pas à votre haute naissance, et ce que je vous dois ainsi qu’à Dieu, ne l’ai jamais regardé comme don, mais comme prêt. Il vous plaît de me le retirer; il me plaît de vous le rendre. Quant à ma dot, il ne faudra, pour la remporter, ni besace ni bête de somme. Je n’ai point oublié que vous m’avez prise nue, et s’il vous semble honnête que ce corps, qui a porté vos deux enfans, soit exposé à tous les regards, nue aussi je m’en retournerai. Mais, si vous daignez accorder quelque prix à ma virginité, que je vous apportai jadis et que je ne remporterai pas, permettez au moins que je sois couverte d’une chemise. »

Et le marquis le permit. Il exigea seulement que pour quelques jours elle revînt, non plus comme femme, mais comme servante. Et l’épouse d’hier obéit à l’épouse de demain et prépara les noces adultères. Enfin le marquis jugeant l’épreuve décisive : « Cette toute jeune fille, dit-il à Griselidis, que tu crois ma fiancée, et celui-ci, qui est son frère, ce sont nos deux enfans que je t’ai pris et que je te rends. Et moi, je suis ton mari, plus qu’aucun autre content de sa femme. » Alors, il l’embrassa tendrement, l’honora désormais le plus qu’il fut en son pouvoir, et longtemps il vécut avec elle heureuse et consolée.

Voilà le récit de Boccace, que MM. Silvestre et Morand ont transporté, en le transformant, à la Comédie-Française. À cette apologie touchante d’une obéissance conjugale d’ailleurs excessive, ils ont ajouté l’apologie de la fidélité. De plus, au récit tout humain du conteur de Florence, ils ont mêlé une part de merveilleux: le diable et les saints, de rigueur dans tout mystère. Ce n’est plus de son mari, mais de Satan, que viennent à Griselidis les tentations et les épreuves. Oyez d’ailleurs le joli conte gothique, tel que l’autre soir il nous fut conté.

Le marquis de Saluées va partir pour la croisade. Sachant sa femme obéissante et fidèle, il la quitte à regret, mais sans peur. Il répond de Griselidis devant Dieu, devant sainte Agnès, dont la statue est là derrière un volet d’autel ; il en répondrait, dit-il, devant le diable, et voici que le diable, à peine bravé, paraît et tient la gageure.

Pour la gagner,-aidé d’une diablesse, sa femme, il use de maint stratagème. Déguisé d’abord en marchand d’esclaves, il feint d’avoir rencontré le marquis en Terre-Sainte, de lui avoir vendu une belle fille de Perse, que Saluées envoie prendre la place de Griselidis. Sans murmurer, la pauvre se soumet et détache de son col et de son front rang de perles et couronne. Le diable a perdu la première manche. A la seconde, maintenant. — Il ménage une rencontre entre Griselidis et le poète Alain qui l’aima jadis et l’aime encore. La jeune femme est près de succomber, mais son petit enfant accourt inopinément et la sauve. Pour se venger de ce second échec, Satan enlève l’enfant sauveur et le porte sur le vaisseau d’un corsaire. Loys ne sera rendu à sa mère qu’à certaines conditions. Hardiment, Griselidis va réclamer son fils ; elle arrive trop tard : le navire est parti. Le marquis cependant est revenu ; il retrouve sa femme obéissante et fidèle, mais auprès du berceau vide. Tous deux alors s’agenouillent ; contre le démon imprudemment défié, ils invoquent Dieu et sainte Agnès. La croix de l’autel resplendit et le triptyque s’ouvre, laissant voir aux pieds de la sainte le petit enfant endormi.

Voilà le fond un peu pâle sans doute, un peu monotone et immobile au point de vue dramatique, d’une œuvre dont la forme est belle; œuvre de théâtre, non pas, mais œuvre d’art et de poésie, de poésie lyrique surtout, d’où s’envolent les strophes exquises ou puissantes ; légende de foi et d’amour, pure, pieuse et douce comme une relique du moyen âge, vitrail d’église ou feuillet de missel. Griselidis, après le Noël de Maurice Bouchor, c’est encore un heureux écart du chemin, trop souvent boueux, où nous marchons; sous quelques fleurs de la rive, c’est une anse retirée à l’abri du courant et des impuretés qu’il roule. Il fait bon d’y boire en passant. Bénis soient les rêveurs qui regardent encore en arrière, fût-ce dans le vague, et que lassent à la longue deux mots et deux choses dont on abuse étrangement : réalisme et modernité. Un mystère, ce titre seul aujourd’hui délasse et console et c’est une rare jouissance d’entendre parler des choses merveilleuses, des choses pas vraies, les plus belles parfois ; des choses qu’on ne sait et ne démontre pas, mais qu’on sent, qu’on croit et qu’on aime.

Deux personnages malheureusement gâtent le charme de Griselidis: le diable et surtout sa femme. Je sais bien que dans un mystère le diable est pour ainsi dire de style ; il est tout à fait moyen âge, à sa place ici avec ses cornes et ses griffes comme sous un porche de cathédrale. Mais j’aurais voulu un autre diable : sinon pareil au Satan de Milton, du moins tragique et douloureux comme le Lucifer d’Eloa; ou bien, dans un genre opposé et plus conforme peut-être aux idées du temps, le véritable Malin, grimaçant et gouailleur, un Méphistophélès, avec moins de philosophie que dans Faust et plus d’amertume encore, le diable enfin avec l’esprit de Voltaire, l’homme qui peut-être lui a le plus ressemblé. Au lieu de cela, MM. Silvestre et Morand nous ont donné un diable de mauvais goût et de mauvais ton, fantoche d’opérette ou de mascarade, compère de revue, quelque chose comme le Pluton d’Orphée aux enfers égaré dans un tableau de Memling. El pour comble de malheur, ils ont marié cet insipide démon avec une Mme le diable (un rôle pour Mme Desclauzas), maîtresse femme et bonne enfant, plus vulgaire encore que son époux, qui le mène, le malmène et le trompe. Et vous devinez alors à quel comique glacial, à quelles plaisanteries usées peuvent prêter les querelles et les adultères du ménage infernal.

Une fois pourtant, une seule, le personnage s’ennoblit et le diable de MM. Silvestre et Morand égale presque ses illustres aînés. C’est au second acte, lorsque, vaincu par l’obéissance de Griselidis, il va s’attaquer à sa fidélité. Contre la vertu de la jeune femme il appelle à lui toutes les puissances de la nuit : les souffles, les parfums, les ombres, les étoiles, tous les conseillers d’amour, tous les complices des baisers. L’évocation entière est d’un lyrisme magnifique. Que le sentiment n’en soit pas très moyen âge, ni très nouveau non plus, qu’importe ? On est heureux de retrouver ici du moins un Satan grandiose, bien que déjà connu, celui de Vigny, de Berlioz et même de Gounod. « O nuit, étends sur eux ton ombre, » chante le diable à l’Opéra et vous vous rappelez en quels accords épanchés se répand la nuit, comme les fleurs s’ouvrent, comme l’âme inquiète et flottante des choses s’exhale et monte vers l’enfant tentée d’amour. Ici, la poésie correspond à la musique et l’égale. De l’un et de l’autre morceau le même sentiment se dégage, je dirais volontiers la même atmosphère de vie universelle, de panthéisme vague, mais enveloppant.


Toi qui mets un frisson dans tout ce qui respire,
Toi qui fais la nuit douce et perverse à la fois,
Toi par qui j’aurais fait du monde mon empire,
Ame des voluptés, obéis à ma voix!

Verse aux sens éperdus les mortelles rosées
Qui penchent vers le sol le front des lis voilés !
Mets l’ivresse adultère au cœur des épousées
Et gonfle de désirs les seins immaculés !


A la bonne heure, voilà un diable grandiose. Ce n’est plus le piètre farceur apparu d’abord, marié, battu et content. Ce n’est même plus le diable gothique avec ses cornes et ses griffes, le diable du moyen âge et de la théologie, diable personnel et concret, ou plutôt c’est celui-là encore, mais c’en est un autre aussi, auquel croit chacun de nous pour l’avoir entendu parler à son oreille : c’est l’éternel désir de l’homme et l’éternelle faiblesse de la femme ; c’est la tentation, le trouble et la fièvre, c’est l’esprit du mal épars dans l’azur des nuits d’été.

Cette belle nuit de Provence, où se déroule le second acte de Griselidis, a été particulièrement propice aux poètes. Douce est la voix d’Alain, le jeune rimeur pâle, modulant au clair de lune la plainte harmonieuse de ses dolentes amours :


Roses, dépouillez les couleurs
Qui vous faisaient ses sœurs vermeilles !
Vos grâces aux siennes pareilles
N’ont plus rien qui me charme, o fleurs,
D’où s’est enfui le vol en pleurs
Des papillons et des abeilles !

Griselidis, à son tour, mystérieusement troublée, descend les degrés du château. Elle entend soupirer, s’approche et reconnaît l’ami d’autrefois, le compagnon de ses jeunes années, celui qui dérobait pour elle les fraises aux buissons ; aux arbres, les nids. Pourquoi, demande-t-elle, ingénue, pourquoi m’avoir quittée? et les yeux lentement levés du jeune homme lui répondent. Alors elle comprend et veut fuir; il la retient, plus tremblante toujours entre ses bras toujours plus étroitement noués. Elle se trouble, elle a peur : « Seigneur, s’écrie-t-elle, Seigneur, contre l’amour, ayez pitié de moi ! » Et voilà le seul ressort dramatique, la seule péripétie morale de l’œuvre. Mais elle suffit pour que le mystère s’anime et s’humanise, pour que la sainte devienne femme et sente battre son cœur sous les plis amollis de son étole blanche. Son enfant tout à l’heure la sauvera, Griselidis ne sera pas flétrie; mais un instant, comme ses frères les lis, elle se sera penchée. Le passage sur ses lèvres d’un souffle brûlant, la révélation à son âme immaculée des souillures entrevues, l’interdit, l’épouvante et c’en est fait pour elle de l’ignorance et de la paix. Son fils même, qui va la garder du péché, ne la gardera plus de la tristesse. Charmante est l’arrivée du petit Loys, tenant un oiseau blessé, qu’il apporte à sa mère, frêle créature, elle aussi blessée. Celle-ci alors, soucieuse d’épargner à son enfant la vue seule de la souffrance, elle qui vient de souffrir, lui reprend le pauvre oiselet, et rien n’est plus attendrissant que ce tableau, dans lequel sont l’assemblées tant de grâces mélancoliques : l’innocence d’un enfant, la détresse d’une femme et l’agonie d’un passereau.

Que pourrions-nous ajouter? Subtiles et fuyantes sont les beautés d’une œuvre pareille. Elle a des grâces presque musicales, et de la musique des vers comme de l’autre, s’il est barbare de ne pas sentir le charme, il est difficile de l’expliquer. De ce joli rêve d’artiste et de poète nos yeux demeurent longtemps ravis, notre oreille caressée ; plus d’une strophe chante à notre mémoire : c’est tantôt l’amoureuse et triste ballade dont le refrain n’est fait que de ce nom mélodieux : Griselidis ! Griselidis ! ou le grand duo d’amour entre Griselidis et Alain, ou les adorables adieux du marquis à son petit enfant. Tout cela est beau, tout cela est pur; j’ajoute : tout cela est vrai, non pas selon les vues grossières du réalisme, mais selon les visions idéales de la vérité.

Et maintenant, plaise à M. Armand Silvestre de rester dans cette voie, qui fut la sienne d’abord, et qu’il a quittée depuis pour d’assez malpropres chemins. Souhaitons que le chroniqueur par trop gaulois du Gil Blas ou de l’Echo de Paris redevienne ainsi plus souvent le poète des Sonnets païens et des Ailes d’or. Ses ailes d’or! Vous savez où parfois il les laisse traîner. Étrange contradiction ! Griselidis et les Contes grassouillets! Choisir aujourd’hui Mlle Bartet pour interprète et pour héroïnes demain de grosses femmes aux noms rebondis et retentissans, dont j’oserais à peine rappeler la trop suggestive euphonie. On pourrait longtemps raisonner sur les deux manières de M. Silvestre : la manière antérieure, et l’autre. Incompatibles en apparence, il se flatte de les concilier. Il s’est même expliqué à ce sujet, nous priant de le croire dans l’une et dans l’autre de la meilleure foi du monde. De bonne foi, très volontiers ; de bonne compagnie, c’est différent. Enfin, il se peut, après tout, et on l’a dit, que l’œuvre à double face de M. Silvestre, sa poésie de troubadour et sa prose d’apothicaire soient le commentaire du mot célèbre de Pascal sur l’homme ange et bête. Une fois de plus, M. Silvestre vient de faire l’ange ; il convient de l’en féliciter.

La représentation de Griselidis à la Comédie-Française est presque parfaite pour les oreilles et pour les yeux. Je dis : presque seulement, car M. Coquelin cadet se démène dans le rôle fâcheux du diable, sans en alléger la lourde gaîté, et pour dire les beaux vers de l’évocation, la voix et le style lui manquent également. Mlle Bartet possède l’une et l’autre, avec l’aspect d’une vierge en argent fin et cette délicieuse faiblesse qu’eut jadis, aux jours de son talent, Sarah la voyageuse. Il faut louer aussi M. Silvain pour l’émotion qu’il mêle à sa gravité, et M. Albert Lambert fils pour son amoureuse mélancolie.

Dans la très artistique mise en scène, une toute petite tache seulement : la fresque de l’oratoire (Adam et Ève devant le Seigneur) a le tort de rappeler Michel-Ange, ou de l’annoncer ; c’est deux ou trois cents ans trop tôt. Mais avec ses orangers invraisemblables, dont les fruits et les feuillages d’or s’irisent au clair de lune, avec ses cyprès étoiles de fleurs rouges et bleues, le paysage du second acte est plus primitif et plus moderne en même temps, plus étrange et plus beau qu’un Puvis de Chavannes et un Besnard réunis.


CAMILLE BELLAIGUE.