Revue dramatique - 31 mai 1892

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Revue dramatique - 31 mai 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 704-706).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Reprise de Froufrou, pièce en 4 actes, de MM. Meilhac et Halévy.

Froufrou date d’une époque déjà lointaine, où les jeunes femmes ne commettaient qu’une faute, dont elles mouraient. Aujourd’hui, elles en commettent plusieurs et n’en meurent plus. Quelquefois même elles en vivent. Par là seulement la pièce de MM. Meilhac et Halévy a peut-être un peu vieilli. Mais elle n’a pas d’autres rides. On a suivi avec autant de plaisir qu’il y a vingt ans cette action très vraie, très attachante et conduite avec une rare dextérité. Les thèses hardies, les problèmes ardus peuvent avoir leur intérêt ; de plus simples histoires ont aussi le leur, et c’est vraiment une jolie histoire que celle de Gilberte de Sartorys.

Une jolie histoire et joliment contée : avec aisance, naturel, sur le ton de l’observation légère, ce qui ne veut pas dire superficielle, de l’indulgence sans faiblesse et de la mélancolie sans colère ni cruauté. J’apprécie fort en Froufrou cette discrétion, cette modestie de la morale ou de la moralité. Il n’est pas déplaisant, aujourd’hui que tout se porte au comble, de retrouver une œuvre ainsi moyenne et tempérée, exempte d’exagération comme d’obscurité, une œuvre dont tout se comprend et dont rien ne choque.

Et puis la pièce est admirablement faite. Elle obéit jusque dans le détail à la plus délicate logique. Des personnages et des événemens, tous les ressorts ont été réglés et jouent avec une précision minutieuse. Le mécanisme est parfait et je défie qu’on prenne en défaut nulle part ni les faits, ni les gens, ni l’intrigue, ni les caractères. Le premier acte pose avec soin des jalons qui seront par la suite relevés avec un soin pareil. Pas une fissure, pas le plus petit trou ; pas une maille rompue, ni une question possible sans réponse assurée. Pourquoi, par exemple, Valréas, qui serait beaucoup mieux que Sartorys le mari désigné de Gilberte, ne l’épouse-t-il pas ? Parce que le père de Gilberte répugne à marier sa fille avec son compagnon de vie joyeuse. Scrupule naturel, et qui fait quelque honneur à cet écervelé de Brigard. Si la frivole Gilberte accepte la main du grave et sombre Sartorys, c’est par ambition et dans l’espoir de devenir un jour ambassadrice. Et Louise, la généreuse petite sœur, eût-elle accepté la mission délicate qui cause tout le malheur, se fût-elle jamais assise au foyer délaissé par Gilberte, sans y être appelée et fixée pour ainsi dire de force par Gilberte elle-même ? Ainsi tous les incidens résultent des caractères, les manifestent et les confirment.

Voilà pour la facture de l’œuvre, pour les raisons de la raison. Les raisons du cœur sont ici également satisfaites. Il est un mot de Froufrou qui nous semble donner la note, une des notes au moins les plus justes et les plus profondes de cette comédie. Au quatrième acte, rejointe à Venise par son mari et apprenant de lui qu’il va sur le terrain, Gilberte se récrie avec épouvante : un duel, deux hommes qui se battront, un qui mourra pour elle, pour Froufrou ! Ce n’est pas possible ! Des colifichets, des chiffons, voilà pourquoi elle était née. « Oh ! Dieu, balbutie-t-elle, qui donc m’a jetée au milieu de toutes ces choses si terriblement sérieuses ? » Nous partageons presque la surprise et l’effroi de l’être léger et frivole, de l’écureuil ou du petit oiseau devant tout le mal qu’il a pu faire, devant ce contraste entre la futilité des causes et la gravité tragique des effets. « Une heure de colère, et voilà où j’en suis venue,  » murmure encore la pauvre Gilberte. Oui, pauvre Gilberte, qui n’était ni vicieuse, ni méchante et qui pourtant a failli, que nul n’a pu défendre et que ceux-là mêmes ont perdue qui l’auraient dû garder. Par là encore l’œuvre est mélancolique, par le péril trouvé dans ce qui pouvait être le secours, par je ne sais quelle fatale métamorphose des remèdes en poisons. La part du malheur est bien grande ici ; bien petite, celle du mal, et je ne sais pas au théâtre, dans l’histoire des faiblesses féminines, de faute aussi soigneusement, aussi tendrement excusée que celle-là. En son père d’abord, en son mari lui-même, Gilberte n’a-t-elle pas des excuses vivantes ? L’un, qui n’a pas su l’élever, l’autre, qui ne sait ni l’arrêter quand elle s’égare, ni l’accueillir quand elle revient. Rappelez-vous la scène du troisième acte, les maladresses de Sartorys et l’offre malencontreuse des chevaux. Le hasard des choses elles-mêmes et des moindres incidens tourne contre la pauvre Froufrou. Que son fils fût seulement sorti une heure plus tard, elle restait une honnête femme. Et tenez, quand on voit avec quelle indulgence, quel soin jaloux, MM. Meilhac et Halévy ont pallié la faute de leur héroïne, on comprend mieux le dénoûment de leur œuvre. Il s’explique, non plus par des raisons de mélodrame, mais par des raisons plus hautes de logique morale, de charité, voire de justice. En réalité, dit-on, la pièce est terminée au quatrième acte. Non pas : finir ainsi, c’eût été punir Gilberte avec trop de rigueur. Si coupable que fût la légère petite créature, elle n’avait pas mérité de vivre solitaire et maudite ; elle était digne au moins de mourir repentante et pardonnée.

L’interprétation de Froufrou à la Comédie-Française est inégale. Mlle Marsy n’a réussi que dans les scènes violentes d’un rôle trop complexe pour son très simple talent ; elle apporte dans les autres quelque chose de dur et de rêche. Mme Barretta montre, au contraire, et comme toujours, beaucoup de tendresse, de charme et de grâce vertueuse. M. Le Bargy marque finement le passage de la galanterie à la passion, et M. Worms est sans rival dans l’expression de la dignité souffrante et de la douleur maîtrisée.


CAMILLE BELLAIGUE.